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Le théâtre classique français est souvent considéré par les spectateurs et étudiants contemporains – surtout en Amérique du Nord – comme inaccessible. Les conventions sociales et théâtrales du xviie siècle sont maintenant si lointaines qu’il est souvent difficile de comprendre la langue et les enjeux des pièces de théâtre de cette période. Or on sait qu’il est, en général, plus satisfaisant de lire ou d’assister à la représentation de ces pièces quand on comprend le contexte social, historique et esthétique dans lequel ces pièces ont été rédigées. Acquérir une telle connaissance de la période nécessite cependant de faire de longues études, et d’avoir accès à un corpus important de textes non théâtraux : gazettes, relations, ouvrages théoriques, etc. Seuls les spécialistes et les spectateurs les plus cultivés ont accès à ces ressources et font l’effort de les parcourir. Il existe cependant une autre source de renseignements d’ordre esthétique et même pratique sur le théâtre de cette période. Elle fait partie intégrante de la représentation et est donc accessible à tout spectateur attentif, surtout si le metteur en scène sait en faire bon usage. Il s’agit des spectacles parathéâtraux – prologues, épilogues, intermèdes et choeurs – qui encadrent plus de 150 pièces de théâtre du xviie siècle[1].

Grâce aux travaux de Gérard Genette, nous connaissons maintenant les encadrements textuels sous le nom de « paratextes ». Dans Seuils, Genette a montré l’abondance et l’importance des paratextes dans les ouvrages littéraires. Selon lui, « le paratexte n’a pas pour principal enjeu de “faire joli” autour du texte, mais bien de lui assurer un sort conforme au dessein de l’auteur » ([1987] 2002 : 411). Autrement dit, le paratexte permet à l’auteur (de façon plus ou moins ouverte) de se justifier, d’attirer l’attention du lecteur sur les aspects du texte qui semble nécessiter des explications, ou mériter une attention particulière. Son but, en somme, est de guider – voire d’influencer – l’interprétation du lecteur. Le paratexte est donc une sorte de cadre autour du texte, mais un cadre qui est plus qu’ornemental : il est censé diriger l’interprétation de l’oeuvre qu’il encadre.

Or le texte n’est que la forme secondaire du théâtre. Au xviie siècle, aussitôt qu’une pièce est publiée, elle entre dans le domaine public. Afin de conserver le monopole de leur pièce pour leur troupe, les écrivains dramatiques ne publient habituellement une oeuvre qu’un ou deux ans après sa création. Même si ce délai est considérablement raccourci dans la deuxième moitié du siècle, la seule forme écrite de la pièce au moment de sa création consiste en des manuscrits vus seulement par l’auteur et les comédiens. Ainsi, les spectateurs découvrent et apprécient la pièce pour la première fois sous forme de spectacle et non de texte. Les auteurs et les acteurs sont donc obligés de trouver un moyen performatif d’exprimer les « desseins de l’auteur », ou de la troupe. Le moyen le plus couramment employé par ceux-ci est de substituer au paratexte un équivalent parathéâtral. Un encadrement théâtral est donc un spectacle associé ou incorporé à une pièce qui, comme le paratexte, influence l’interprétation de l’oeuvre principale.

Ces encadrements théâtraux prennent quatre formes de base : le prologue/épilogue, l’intermède, le choeur, et le grand divertissement d’État. Nous n’étudierons, ici, que les deux premières de ces formes. Les pièces à choeurs du xviie siècle ne sont pratiquement jamais représentées de nos jours. De surcroît, la façon dont elles étaient réalisées est le sujet de polémiques et d’hypothèses si variées qu’il faudrait consacrer, à ce seul sujet, des développements substantiels[2]. Un certain nombre de spécialistes maintiennent même que les choeurs du xviie siècle n’étaient jamais destinés à être représentés. Nous ne partageons pas cet avis, mais ce problème d’ordre pratique est hors des propos de cet article. Nous laissons également de côté les divertissements, grandes fêtes composées de plusieurs formes d’amusement, dont des promenades, collations, feux d’artifice, courses de bague et – presque toujours – de ballets, de pièces de théâtre ou d’opéras. Ces fêtes, quoique spectaculaires, ne sont plus représentables. En revanche, plusieurs pièces de théâtre furent conçues, à l’origine, pour servir de spectacle à ces fêtes, notamment La princesse d’Élide, La comtesse d’Escarbagnas et George Dandin de Molière. Nous étudierons la dernière de ces pièces (avec ses intermèdes) plus bas.

Outre la forme d’un encadrement, sa fonction herméneutique peut être classée dans deux catégories. D’une part, il existe des encadrements qu’on pourrait qualifier d’intérieurs ; ceux qui aident ou qui poussent le spectateur à réfléchir sur une des idées centrales de la pièce. La majorité des choeurs sont des encadrements intérieurs, mais nous verrons que les intermèdes de George Dandin le sont aussi. D’autre part, les encadrements extérieurs conditionnent la façon dont le spectateur perçoit la pièce en tant qu’ouvrage artistique. Ils expliquent souvent le contexte social ou politique de la pièce ainsi que l’influence qu’a ce contexte sur son sens (généralement sous forme d’allégorie). C’est également grâce à ce type d’encadrement que les auteurs justifient les aspects stylistiques et génériques de leurs pièces qui, selon eux, nécessitent une explication (lors de l’invention d’un nouveau genre, par exemple). Le prologue opératique est l’exemple le plus frappant et le plus sophistiqué de ce type d’encadrement.

Tous les encadrements ne tombent pas nettement dans une catégorie ou l’autre. Les auteurs expliquent et justifient les particularités stylistiques de leurs pièces (fonction extérieure) pour aider le spectateur à mieux comprendre ces pièces (fonction intérieure). Néanmoins, certains encadrements illustrent de façon particulièrement frappante la fonction dramatique de chaque catégorie. C’est le cas des deux pièces étudiées dans cet article. Passons donc à l’analyse de ces pièces, afin de mieux comprendre l’utilité herméneutique des encadrements.

George Dandin et ses intermèdes

George Dandin est aujourd’hui une pièce bien connue et assez souvent jouée. La pièce est cependant rarement représentée avec ses intermèdes, peut-être parce que ceux-ci, avec leurs récits en musique, symphonies et entrées de ballet, sont difficiles et coûteux à monter. Cette tendance à supprimer les intermèdes doit tenir à plus que cela, toutefois, puisque la majorité des éditeurs suppriment également les intermèdes de leur version du texte. Cette pratique est, certes, justifiable selon un raisonnement historique. Les intermèdes furent composés pour orner la pièce lors de sa création dans le cadre du Grand Divertissement royal de Versailles en 1668, mais, lors des représentations ultérieures de la comédie à Paris, la pièce fut presque certainement représentée sans ces ornements. Ceci n’est pourtant pas la raison avancée par les éditeurs. Dans son édition pour la maison Livre de Poche, Jacques Morel suggère que son choix de supprimer les intermèdes tient au fait que c’est sous cette forme-là que ses lecteurs connaissent déjà la pièce. La justesse de cette décision serait confirmée par la nette séparation structurelle des actes et des intermèdes, car « le dialogue récité [dans la pièce] […] est même autonome [, par rapport aux intermèdes,] à un point tel que ses lecteurs ou ses spectateurs d’aujourd’hui peuvent s’étonner que Molière y ait introduit des intermèdes pastoraux » (1999 : 9). Il découle de l’argument de Morel que les spectateurs n’ont rien raté pour avoir ignoré l’existence de ces intermèdes et donc que leur présence, à la représentation ou dans le texte, ne contribue en rien au sens de la pièce. Nous proposons de réévaluer cette supposition en analysant de près le rapport et l’éventuelle complémentarité entre action et intermèdes.

Dans la version de 1668, l’ouverture de la pièce

est faite par quatre illustres bergers déguisés en valets de fêtes ; lesquels accompagnés de quatre autres bergers qui jouent de la flûte, font une danse qui interrompt les rêveries du paysan marié [George Dandin], et l’oblige à se retirer après quelque contrainte.

Anonyme, [1668] 1971 : 453

Cette scène entre les bergers et Dandin semble avoir été improvisée, puisque le dialogue n’est pas donné par le livret. Après que Dandin se retire, « Climène et Cloris, deux bergères amies, s’avisent au son de ces flûtes de chanter [une] / CHANSONNETTE » (p. 453) à deux couplets. À la fin de la chansonnette, « Tircis et Philène, amants de ces deux bergères, les abordent pour leur parler de leur passion, et font avec elles une / SCÈNE EN MUSIQUE » (p. 453). Dans cette scène, les deux bergers déclarent chacun leur amour à l’une des deux bergères, mais sont tous deux repoussés et « s’en vont désespérés, suivant la coutume des anciens amants qui se désespéraient de peu de chose » (p. 456).

C’est alors que commence le premier acte de la pièce. Dandin, riche paysan, se plaint d’avoir épousé une femme noble. Le mariage est sans amour et Dandin est méprisé autant par sa femme que par sa belle-famille. Il rencontre par hasard un valet inconnu qui sort de sa maison. Le valet est gêné d’avoir été vu, mais, comme il ignore l’identité de son interlocuteur, il avoue à Dandin qu’il sert les projets amoureux de son maître, qui courtise la maîtresse de la maison. Dandin s’en plaint à ses beaux-parents, mais Angélique et Clitandre (respectivement la femme et le rival de Dandin) nient les accusations. Dandin est donc obligé par son beau-père de demander pardon à son rival. Laissé seul, il se résout à trouver des preuves pour appuyer son accusation.

À ce moment, « il est interrompu par une bergère qui lui vient faire le récit du désespoir des deux bergers ; il la quitte en colère, et fait place à Cloris, qui sur la mort de son amant vient faire une / PLAINTE EN MUSIQUE » (p. 456).

Au deuxième acte, Clitandre réussit à pénétrer dans la maison de Dandin pour parler à Angélique. Dandin, au courant de leurs activités, fait venir les parents de sa femme comme témoins. Mais, à leur arrivée, Angélique fait semblant de repousser violemment Clitandre, ce qui, aux yeux de ses parents, est preuve de sa vertu. Dandin se trouve donc encore une fois humilié.

C’est alors que

la même bergère [Cloris] ne manque pas de venir encore l’interrompre dans sa douleur. Elle lui raconte comme Tircis et Philène ne sont point morts, et lui montre six bateliers qui les ont sauvés ; il ne veut point s’arrêter à les voir, et les bateliers ravis de la récompense qu’ils ont reçue, dansent avec leurs crocs et se jouent ensemble.

p. 457

Au troisième acte, Dandin réussit enfin à piéger sa femme. Il s’enferme dans la maison pendant qu’Angélique est sortie avec Clitandre et ne la laisse plus rentrer. Elle avoue son tort et demande pardon, mais, quand Dandin refuse de la laisser rentrer parce qu’il veut absolument que ses parents soient témoins de la faute de leur fille, elle fait semblant de se suicider. Quand le mari sort pour vérifier si sa femme est vraiment morte, elle entre dans la maison et ferme la porte derrière elle. Ainsi, à l’arrivée des parents, Angélique prétend qu’elle a mis dehors son mari parce qu’il était ivre. Dandin abandonne alors tout espoir de prouver sa cause et se résout à se suicider pour de vrai.

Telle est la fin de la pièce connue des spectateurs d’aujourd’hui, mais le dernier intermède nous apprend que Dandin est sauvé par un ami, qui

lui conseille de noyer dans le vin toutes ses inquiétudes, et part avec lui pour joindre sa troupe, voyant venir toute la foule des bergers amoureux, qui à la manière des anciens bergers, commencent à célébrer par des chants et des danses le pouvoir de l’Amour.

p. 457

Une autre troupe de bergers, les suivants de Bacchus, vient interrompre ces fêtes. Suit un débat où les mérites des deux divinités sont comparés. Ce débat s’intensifie, jusqu’à ce qu’un berger propose un compromis :

C’est trop, c’est trop, bergers, hé pourquoi ces débats
Souffrons qu’en un parti la raison nous assemble,
L’Amour a des douceurs, Bacchus a des appas,
Ce sont deux déités qui sont fort bien ensemble,
Ne les séparons pas.

p. 461

Les deux choeurs sont ainsi réconciliés et, pour clore le spectacle, chantent ensemble :

 Mêlons donc leurs douceurs aimables,
 Mêlons nos voix dans ces lieux agréables,
Et faisons répéter aux Échos d’alentour
Qu’il n’est rien de plus doux que Bacchus et l’Amour.

p. 461

Il est vrai qu’il n’y a pas de lien logique ou causal entre l’action des intermèdes et l’action de la comédie, et que ces deux formes de spectacle ne semblent pas entretenir de rapport ensemble. Le style et même le genre de ces deux formes de spectacle sont aussi complètement divergents. Mettons de côté ces contrastes stylistiques et abordons la question d’une autre façon. Quel est le problème central de George Dandin ? Tous les personnages sont malheureux, car obstinés. Dandin épouse celle qui deviendra sa femme pour son titre, mais ne la connaît pas et ne l’aime pas particulièrement en tant que femme. Il veut néanmoins qu’elle l’aime ou, du moins, qu’elle n’ait aucun autre amant. Angélique, pour sa part, est sans doute sincère quand elle dit que ses aventures avec Clitandre sont des « emportements de jeune personne qui n’a encore rien vu, et ne fait que d’entrer au monde » (Molière, [1668] 1971b : 498). Il est naturel d’avoir de la sympathie pour elle, car ses parents l’ont visiblement mariée à Dandin pour leur propre profit, sans prendre ses sentiments en considération. Mais, à leur exemple, elle se sent autorisée à mépriser son mari quoi qu’il fasse. Son repentir vient trop tard pour être sincère, et Dandin a raison de ne pas la croire quand elle dit qu’un peu d’indulgence de sa part « touchera tout à fait [son] coeur, et y fera naître pour [lui] ce que tout le pouvoir de [ses] parents et les liens du mariage n’avaient pu y jeter » (p. 498). Ce mariage est sans amour et il n’y a pas de solution possible ; les Dandin-Sotenville ne seront jamais une famille heureuse et soudée. C’est pourquoi la pièce n’a pas de dénouement, car aucune résolution n’est possible faute de sincérité, d’amour et de compromis.

L’utilité dramatique des intermèdes devient évidente à la lumière de ce manque de résolution de l’intrigue. Ils constituent un spectacle parallèle, contrastant et complémentaire à l’intrigue. De surcroît, l’intrigue pastorale, à la différence de l’intrigue comique, est complète et se conclut heureusement ; à la fin, les bergers gagnent le coeur de leurs bergères, et tout se termine sur des réjouissances générales. Ainsi, si les intermèdes ne contribuent pas directement à l’intrigue principale, ils permettent à celle-ci de ne pas se résoudre, soutenant ainsi le réalisme de la comédie, tout en conférant une impression de finalité et d’harmonie à la fin du spectacle.

Mais, s’ils empêchent le spectacle global d’être trop amer, ils contribuent en même temps à humilier Dandin davantage. Car les scènes pastorales représentent une sorte de monde parallèle à celui de la comédie – un monde où l’on souffre des mêmes problèmes, mais où il est possible de les surmonter. Comme Dandin, Tircis et Philène sont méprisés par leurs maîtresses. Mais, plutôt que de faire violence aux prétendus objets de leur amour afin de se faire aimer (comme le fait Dandin), ils renoncent à leur propre bonheur et à leur propre vie. Les bergères sont touchées et véritablement affligées par la générosité de ces actions. C’est ainsi que les bergers réussissent à se faire aimer, comme le prouve la plainte de Cloris. Cette intrigue galante sert donc d’illustration de l’erreur de Dandin et de la futilité de ses machinations.

L’intermède final avec sa dispute entre les suivants de l’Amour et de Bacchus y joue un rôle aussi. Nous venons de voir que l’impossibilité de résoudre les problèmes de la comédie est la conséquence du refus de la part de tous les personnages à accepter le compromis. Cette intrigue sans dénouement est suivie directement par la dispute entre les deux troupes de bergers ; dispute qui, grâce au compromis proposé par un des bergers, est résolue. Il semble même que les deux troupes de bergers représentent les deux personnages principaux de la comédie, Dandin et Angélique, et que leur réconciliation serve d’illustration d’une situation idéalisée où l’entente est possible. Car Dandin est souvent traité d’ivrogne par les autres – et particulièrement par sa femme –, ce qui l’apparente au camp de Bacchus. Angélique, quant à elle, n’aime rien de plus qu’être courtisée, et ce penchant pour la galanterie la range certainement dans le camp de l’Amour. Cette dispute entre bergers semble donc représenter une situation parallèle à celle d’Angélique et de Dandin, mais dans le registre pastoral. Cette dispute peut être résolue, non seulement parce que les bergers acceptent le compromis, mais aussi parce que les enjeux sont beaucoup moins sérieux que ceux de la dispute entre Dandin et Angélique. Il est plus facile d’accepter le compromis quand les termes du débat sont si frivoles. Il est beaucoup moins facile de l’accepter quand on a subi les humiliations d’être trompé par sa femme, ou d’être mariée à un vieux paysan contre sa volonté. Ainsi, le divertissement des suivants de l’Amour et de Bacchus souligne le fait que l’incapacité de Dandin à résoudre son problème tient à son refus du compromis. Mais, en même temps, il montre que le compromis n’est pas si facile – voire impossible – dans le cadre triste et malhonnête où vivent Dandin et sa famille.

Néanmoins, si Dandin s’est emprisonné dans un monde plein de soucis, de méchancetés et d’hypocrisie, c’est de sa propre faute. Il le reconnaît lui-même dès le début de la pièce et le réitère au début de chaque acte. Il commence la pièce avec les propos suivants :

Ah ! qu’une femme demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! […] George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde.

p. 465-466

Et, à la fin du même acte, après être contraint de demander pardon à son rival de l’avoir soupçonné, il déclare ceci :

Vous l’avez voulu, vous l’avez voulu, George Dandin, vous l’avez voulu, cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté comme il faut ; vous avez justement ce que vous méritez.

p. 478

Il est pourtant invité à plusieurs reprises à participer et à s’intégrer à ce monde pastoral – plus sincère et plus heureux – qui l’entoure. Mais, comme il est insensible autant au bonheur qu’au malheur des autres, il refuse à chaque fois. Ainsi, dès le premier intermède, il fuit les quatre bergers qui font l’ouverture. Quand Cloris, après le premier acte, vient se plaindre de la mort de son amant, Dandin la « quitte en colère » (Anonyme, [1668] 1971 : 456). Enfin, quand on apprend, à l’issue du deuxième acte, que Tircis et Philène ne sont pas morts et que les bateliers qui les ont sauvés se réjouissent, Dandin « ne veut point s’arrêter à les voir » (p. 457). En somme, les intermèdes servent à illustrer que l’incapacité de Dandin à résoudre sa situation et à devenir plus heureux tient à sa propre méchanceté. Il se cantonne volontairement à son petit monde comique où il est pourtant le personnage le plus ridicule. Il le semble d’autant plus qu’il est suffisamment bête pour manquer, à plusieurs reprises, l’occasion de s’échapper de ce monde.

La discordance générique entre l’action et les intermèdes sert même à amplifier la dérision dont Dandin fait l’objet dès lors que son incapacité à surmonter son sort fâcheux devient évidente. Les images du bonheur et de la sincérité que Dandin voit dans les intermèdes pastoraux sont comme des images de bonheur qu’on fait voir à un prisonnier à travers une fenêtre close. Les intermèdes sont donc charmants pour les spectateurs, mais servent à tourmenter Dandin en lui proposant une image d’une situation plus heureuse que la sienne, mais inaccessible. La différence de genre entre l’action et les intermèdes renforce ce sentiment d’inaccessibilité.

Cette dérision de Dandin sert également le message politique de l’oeuvre qui, à en croire le livret, ressortait comme la principale idée de la pièce : « Le sujet est un paysan qui s’est marié à la fille d’un gentilhomme, et qui dans tout le cours de la comédie se trouve puni de son ambition » (p. 452). Car les bergers, eux aussi, sont des paysans ; très idéalisés, certes, mais des paysans tout de même. En rejetant sa condition, Dandin a rejeté les plaisirs du genre pastoral pour se transformer. Il est ainsi passé de berger bachique à paysan ambitieux et ridicule.

En somme, les intermèdes de George Dandin servent à aider le spectateur à comprendre la signification qui se dégage de l’absence de dénouement de la pièce. Ils aident ainsi à mieux comprendre la dramaturgie particulière de la pièce, et à souligner son sens moral. Ainsi, si Jacques Morel n’a pas tort de remarquer que les spectateurs d’aujourd’hui peuvent s’étonner que Molière y ait introduit des intermèdes pastoraux, nous venons de voir que ces intermèdes ne sont pas aussi autonomes par rapport au dialogue récité qu’il ne le prétend. Certes, il est possible de représenter George Dandin sans ses intermèdes. Toutefois, en les supprimant, on enlève bien plus que du spectacle gratuit ; on supprime un outil dramatique qui souligne à la fois le sens de la pièce tout comme le rapport entre sa structure et ses idées.

Il est intéressant de noter que le théâtre construit sur mesure pour la création de George Dandin dans le cadre du Grand Divertissement royal de Versailles de 1668 était conçu pour préparer le spectateur à ce jeu de contrastes entre les intermèdes pastoraux enjoués et la comédie grinçante. Ce grand divertissement fut composé de six différents amusements – promenade, collation, comédie, souper, bal et feux d’artifice – dont la pièce de Molière n’en constitua qu’un. Cette pièce s’accorde, d’ailleurs, assez mal à l’atmosphère générale de la fête. Le divertissement célèbre la reprise de la Franche-Comté, c’est-à-dire une grande victoire militaire et politique. Selon la relation de Félibien, il sert également à « réparer en quelque sorte ce que la Cour avait perdu dans le carnaval pendant l’absence du roi » (1668 : 3). Mais quel rapport peut-il y avoir entre ces grands desseins politiques et le sujet de la pièce elle-même ? Aucun ne saute aux yeux.

Dans le livret distribué aux spectateurs, l’auteur anonyme semble justifier ce manque de rapport en disant que le temps manquait pour créer un spectacle plus cohérent :

Je dirai seulement qu’il serait à souhaiter pour lui [Molière] que chacun eût les yeux qu’il faut pour tous les impromptus de comédie, et que l’honneur d’obéir promptement au Roi pût faire dans les esprits des auditeurs une partie du mérite de ces sortes d’ouvrages[3].

Anonyme, [1668] 1971 : 452

Mais c’est précisément en raison de ce manque de rapport (visible) entre le thème de la fête et de la pièce que Molière semble avoir tant joué sur les discordances entre comédie et intermèdes. Selon Georges Couton, Molière emboîte sa pièce dans le divertissement afin d’éloigner l’action théâtrale du cadre dans lequel elle est représentée :

On voit ces curieux emboîtements : le jardin de théâtre dans des jardins vrais, ou presque vrais seulement, tant l’art avait contraint la nature ; les évolutions des personnages irréels d’une pastorale, en quoi est sertie une comédie de moeurs bourgeoises assez amère, comme un grain de réalité au centre d’un rêve d’architectures, de végétations, voire de confiserie. Dandin et les Sotenville devaient apparaître comme des marionnettes dans un renfoncement, rendues plus burlesques encore par le cadre.

Molière, [1668] 1971b : 446-447

Couton fait allusion, dans cette remarque, aux décors et au théâtre construits sur mesure par Carlo Vigarani. En étudiant de près le rapport entre le cadre conçu par Vigarani et la pièce encadrée, on se rend compte que ce système d’encadrement physique met effectivement à distance le contenu de la pièce, éloignant ces petits nobles de campagne de ces grands seigneurs qui sont les spectateurs[4]. Ce système d’emboîtements et de contrastes oriente également l’interprétation de la pièce en préparant le spectateur à la dramaturgie singulière de celle-ci et de son alternance inattendue entre intermèdes pastoraux et scènes comiques. Mais il n’est possible de pleinement se rendre compte de l’importance des décors qu’en les étudiant en détail. Il est donc curieux de constater que Couton n’a pas inclus la description du théâtre dans son édition, d’autant plus qu’il y fait allusion dans son analyse de la pièce.

Les décors de Vigarani sont très minutieusement décrits dans la Relation de Félibien. Ce dernier explique que ce théâtre, de proportions absolument monumentales, était érigé dans le jardin de Versailles. En voici sa description de l’intérieur :

L’exhaussement de ce Salon estoit de trente pieds jusques à la corniche, d’où les costez du plat-fond s’élevoient encore de huit pieds jusques au dernier enfoncement. Il estoit couvert de feüillée par dehors, & par dedans paré de riches tapisseries que le sieur du Mets Intendant des meubles de la Couronne avoit pris soin de disposer de la maniere la plus belle & la plus convenable pour la decoration de ce lieu. Du haut du plat-fond pendoient trente-deux chandeliers de crystal portant chacun dix bougies de cire blanche. Autour de la Sale estoient plusieurs sieges disposez en amphitheatre remplis de plus de douze cent personnes ; & dans le parterre il y avoit encore sur des bancs une plus grande quantité de monde. Cette Sale estoit percée par deux grandes arcades dont l’une estoit vis-à-vis du Theatre & l’autre du costé qui va vers la grande allée. L’ouverture du Theatre estoit de trente-six pieds, & de chaque costé il y avoit deux grandes colomnes torses de bronze & de lapis environnées de branches & de feüilles de vigne d’or : Elles estoient posées sur des pieds d’estaux de marbre, & portoient une grande corniche aussi de marbre dans le milieu de laquelle on voyoit les armes du Roy sur un cartouche doré accompagné de trophées ; l’architecture estoit d’ordre Ionique. Entre chaque colomne il y avoit une figure : Celle qui estoit à droit representoit la Paix, & celle qui estoit à gauche figuroit la Victoire, pour monstrer que sa Majesté est toûjours en estat de faire que ses peuples joüissent d’une paix heureuse & pleine d’abondance, en établissant le repos dans l’Europe, Où [sic] d’une victoire glorieuse & remplie de joye, quand Elle est obligée de prendre les armes pour soûtenir ses droits.

Lors que leurs Majestez furent arrivées dans ce lieu dont la grandeur & la magnificence surprit toute la Cour ; & quand Elles eurent pris leurs places sur le haut Dais qui estoit au milieu du parterre, on leva la toile qui cachoit la decoration du Theatre : & alors les yeux se trouvant tout-à-fait trompez, l’on crut voir effectivement un jardin d’une beauté extraordinaire.

A l’entrée de ce jardin l’on découvroit deux palissades si ingenieusement moulées qu’elles formoient un ordre d’architecture, dont la corniche estoit soûtenuë par quatre termes qui representoient des Satyres. La partie d’en-bas de ces termes, & ce qu’on appelle guaine estoit de jaspe & le reste de bronze doré. Ces Satyres portoient sur leurs testes des corbeilles pleines de fleurs : Et sur les pieds d’estaux de marbre qui soûtenoient ces mesmes termes, il y avoit de grands vases dorez aussi remplis de fleurs.

Un peu plus loin paroissoient deux terrasses revestuës de marbre blanc qui environnoient un long canal. Aux bords de ces terrasses il y avoit des masques dorez qui vomissoient de l’eau dans le canal, & au dessus de ces masques on voyoit des vases de bronze doré d’où sortoient aussi autant de veritables jets d’eau.

On montoit sur ces terrasses par trois degrez, & sur la mesme ligne où estoient rangez les termes il y avoit d’un costé & d’autre une allée de grands arbres entre lesquels paroissoient des cabinets d’une architecture rustique : Chaque cabinet couvroit un grand bassin de marbre soûtenu sur un pied d’estail de mesme matiere & de ces bassins sortoient autant de jets d’eau.

Le bout du canal le plus proche estoit bordé de douze jets d’eau qui formoient autant de chandeliers, & à l’autre extremité on voyoit un superbe édifice en forme de dôme. Il estoit percé de trois grands portiques au travers desquels on découvroit une grande étenduë de païs.

Félibien, 1668 : 12-15

Pour refléter la dichotomie entre le monde bas de Dandin et le monde idéalisé de la pastorale, Vigarani met en relief le naturel et l’artificiel dans tous les aspects de son décor. Le théâtre lui-même est, selon Félibien, « couvert de feüillée par dehors, & par dedans paré de riches tapisseries ». Autrement dit, l’extérieur du théâtre est en feuillage vivant, alors que l’intérieur est décoré par un des plus fins produits de la société humaine. De même, les colonnes et les statues qui forment le proscenium sont inspirées par l’architecture de la société antique. Mais les colonnes sont entourées de « branches & de feüilles de vigne d’or » et encadrent le décor qui représente un jardin. Dans ce sens, les décors de Vigarani préparent la principale dichotomie structurelle et générique entre le monde de la comédie et celui des intermèdes. Le monde de la petite société, plein d’hypocrisie, de problèmes et de soucis, serait représenté par l’architectural, l’artificiel. Le monde pastoral, quant à lui, où l’homme est éloigné des contraintes de la société et peut pleinement profiter de la liberté de la nature serait représenté par tout ce qui est végétal dans le décor.

Mais cette dichotomie entre l’artificiel et le naturel est nuancée. Si les décors de la scène représentent un jardin, ce jardin est d’une magnificence que la nature ne saurait produire. De plus, les spectateurs, pour entrer dans le théâtre, viennent de quitter un vrai jardin. Ils doivent donc être pleinement conscients de l’artificialité du jardin sur scène (c’est à cet aspect du décor que fait allusion Couton). De même, les feuilles de vigne en or qui grimpent aux colonnes, malgré leur forme végétale, ne sont en substance nullement plus naturelles que les colonnes qu’elles entourent. Enfin, si l’on peut croire la gravure de Lepautre, même les tapisseries qui recouvrent les murs du théâtre représentent des scènes pastorales et sont composées principalement d’arbres et de feuillage et, vraisemblablement, teintes principalement en vert.

Quelle est la signification de cette nuance ? D’une part, il semblerait qu’il s’agisse d’une métaphore de l’art mimétique. L’art cherche à imiter la nature, mais, quoiqu’il puisse parfois la dépasser en splendeur, il ne peut jamais la dépasser en vérité. C’est du moins ce que suggérerait le contraste de l’artificiel et du faux-naturel. Cette juxtaposition de différents niveaux de l’artificiel met à distance le monde de la comédie par rapport au monde des spectateurs (au détriment de la comédie). Si le décor invite le spectateur à comparer le réel et l’artificiel, on ne peut que conclure, après réflexion, que la seule chose qui n’est pas artificielle est l’extérieur du théâtre. Ainsi, tout dans le théâtre est faux. Le spectateur est cependant invité à examiner les couches successives de l’artificiel. Le théâtre encadre un proscenium qui à son tour juxtapose le naturel et l’artificiel. Ce proscenium encadre un décor de scène qui représente l’image d’un jardin. Dans ce décor est représentée une pastorale, idéalisée, chantée, dansée ; une pastorale où l’on agit de façon tout à fait stylisée. C’est enfin cette pastorale en musique qui encadre George Dandin. Ce que la pièce peut avoir de grinçant est donc à la fois dilué par les quatre niveaux d’artificiel qui l’entourent et directement contrebalancé par la pastorale en musique. L’encadrement physique participe ainsi à établir un registre acceptable à l’atmosphère insouciante d’un divertissement royal.

Ces contrastes et ces emboîtements ont donc une fonction double : une fonction d’encadrement extérieur et une fonction d’encadrement intérieur. La fonction extérieure est sa fonction politique, qui consiste, ici, à éloigner l’action des spectateurs et à brouiller tout rapport possible entre le monde représenté et la réalité dans laquelle vit l’auditoire. La fonction intérieure est de préparer le spectateur à l’interprétation de la pièce, avec sa dramaturgie singulière et son jeu des contrastes apparemment irréconciliables. Ce qui importe à notre étude est de voir que les intermèdes de George Dandin, malgré leur rapport discordant vis-à-vis de l’intrigue, n’ont rien d’arbitraire, mais ont été conçus, au contraire, avec une fonction dramatique très précise en vue. Les décors de Vigarani le prouvent, car ils sont conçus pour être complémentaires à cette dramaturgie de l’emboîtement qui ne ressort que lorsque les intermèdes sont représentés. Les intermèdes enrichissent considérablement la comédie de Molière, non seulement en la rendant plus spectaculaire, mais aussi en augmentant sa puissance et sa complexité herméneutiques. Même si les metteurs en scène jugent qu’il est plus pratique de monter la pièce sans ses intermèdes, il serait bon que les éditeurs préservent le texte intégral comprenant les intermèdes, afin que les lecteurs puissent y avoir accès et en profitent pleinement.

L’allégorie générique dans le prologue de Cadmus et Hermione

Le style du prologue dramatique a considérablement changé au cours du xviie siècle. Les harangues burlesques, rendues célèbres par Bruscambille et courantes au début du siècle, ont peu de rapport stylistique avec les grands prologues allégoriques qui sont devenus, dès les années 1650, partie obligée de toute pièce à machines et de toute tragédie en musique. La présence systématique de prologues allégoriques dans les pièces à grand spectacle n’est pas un hasard. Une des fonctions principales du prologue est d’expliquer et de défendre les particularités stylistiques de la pièce. Cette défense se fait verbalement dans les prologues comiques, à l’imitation des prologues de Térence. Dans les prologues de pièces à machines et d’opéras, par contre, elle se fait sous forme d’allégorie.

Dans les prologues allégoriques, le discours d’ordre stylistique se prononce conventionnellement par l’entremise de muses ou d’autres divinités qui président à une forme artistique particulière (Apollon ou Momus par exemple). Il semblerait que cette convention soit l’adaptation d’une pratique italienne[5]. Au début du xviie siècle, les prologues italiens adoptent souvent la forme d’une dispute entre plusieurs divinités qui représentent des valeurs morales (la Vertu, la Fortune ou l’Amour, par exemple). Au cours du prologue, on détermine généralement laquelle de ces divinités est gagnante et la pièce principale illustre sa puissance sur ses rivales. C’est ainsi que le prologue explique, par le biais de l’allégorie, le sens moral du spectacle.

Plutôt que d’expliquer le sens moral de la pièce, il est possible également d’expliquer ou de défendre son style, toujours par le biais de l’allégorie. Il suffit de remplacer les divinités morales par des muses. Claude Boyer est le premier poète français à employer cette technique dans sa tragédie à machines, Les amours de Jupiter et de Sémélé (1666)[6]. Dans le prologue de cette pièce, Melpomène, muse de la tragédie, prétend être la plus puissante des muses. Sa soeur Thalie, muse de la comédie, lui dispute ce titre. Incapables de résoudre leur querelle, Melpomène et Thalie font appel à leur soeur Euterpe, présentée ici comme la Muse de la pastorale, qu’elles présument impartiale. À leur grand étonnement, Euterpe prétend être supérieure à l’une et à l’autre. Jusqu’ici, le prologue n’est rien de plus qu’un rappel des principales qualités et attraits des différents genres dramatiques. Apollon descend enfin réconcilier les trois soeurs. La symphonie qui se joue lors de sa descente annonce avant même son arrivée l’esprit de coopération qu’il proposera. Alors que l’arrivée de Melpomène avait été annoncée par une symphonie de trompettes et de clairons, celle de Thalie par un tambour basque et des violons et celle d’Euterpe par des musettes et des hautbois, une didascalie nous apprend que « [d]urant qu’Apollon descend on entend un concert de tous les instrumens des trois Deesses »[7] (p. 20). Par une rhétorique jusqu’alors entièrement musicale, le concert d’Apollon montre que la combinaison des différents genres théâtraux est non seulement harmonieuse, mais plus éclatante que leurs formes individuelles et répond à la majesté du grand dieu qui la promeut. C’est pourquoi, après que chaque muse chante un récit en louange du genre qu’elle représente, Apollon est indécis et déclare que :

Le prix est incertain pour des beautez pareilles,
Et cette égalité suspend mon jugement.
Aussi ne voulant pas qu’une ait tout l’avantage,
Par un art qui vous mesle & ne vous détruit pas,
Le theatre aujourd’huy va produire un ouvrage,
Qui doit unir vos appas,
Et sans juger sur qui doit tomber la victoire,
Par un meslange heureux confonde votre gloire.
Vivez sans jalousie & n’ayez d’autre soin
Que de plaire à Loüis & d’avoir son suffrage :
Travaillez à l’envy pour ce grand avantage ;
Qu’il soit de vos travaux le juge & le témoin.
Sur ses soins genereux tout vostre espoir se fonde ;
Par luy vos differents cesseront desormais,
Et pour comble de ses bien-faits,
Son equitable arrest vous va donner la paix,
Qu’il a donnée à tout le monde.

p. 23

La volonté et l’autorité du roi justifient le genre nouveau dont relève la pièce de Boyer. L’auteur confond l’autorité temporelle et l’autorité critique du roi. C’est une variation intéressante sur le thème récurrent selon lequel le roi est la source de la paix et de la prospérité dans laquelle l’art est né, et donc source de l’art. Plus encore, plaire à Louis XIV est l’ultime but du spectacle, ce qui fait du roi le suprême arbitre des disputes stylistiques. Dans ce prologue, la volonté du roi, outre qu’elle donne naissance à l’oeuvre, sait également résoudre des conflits stylistiques. Autrement dit, le roi est présenté comme protecteur non seulement de l’institution théâtrale, mais aussi du genre de la tragédie à machines.

Contrairement à ses soeurs, Melpomène ne se contente pas de l’arrêt d’Apollon et reste sur scène après leur départ. Seule, elle récite les vers suivants :

Vous spectacles pompeux venez parler pour moy.
Venez justifier l’honneur de mon employ.
Venez me seconder, vous sçavantes fureurs,
Vous, qui communiquez ces divines chaleurs,
Ces glorieux transports, dont le pouvoir supréme,
Peut élever l’esprit au delà de luy-même.

p. 24

Cette dernière scène semble justifier le titre de la pièce. En effet, si Boyer confond les genres dans les pièces à machines et cherche à légitimer cette pratique dans son prologue, il choisit néanmoins de qualifier sa pièce de tragédie. La condition des personnages (rois, reines, princesses et dieux) et la gravité du sujet légitiment ce choix. Cependant, il est important de ne pas voir dans les derniers vers une contradiction par rapport à l’arrêt d’Apollon. Les paroles de Melpomène ne sont pas subversives et ne cherchent pas à renverser l’autorité royale. Elles cherchent plutôt à donner plus de splendeur aux « spectacles pompeux » de la pièce à machines en insistant sur le fait que leur but n’est pas d’éblouir vainement, mais de servir la gravité tragique.

Boyer, en adaptant le prologue allégorique italien à la culture artistique de la cour de Louis XIV, plaide essentiellement en faveur du genre relativement nouveau qu’est la pièce à machines. Pour la première fois, l’autorité et la puissance royales sont présentées non seulement comme source de l’oeuvre mais également comme justification d’un genre ; l’autorité de Louis XIV s’étend au domaine de la critique et sert à trancher des débats stylistiques et génériques. C’est pourquoi Boyer doit élever le genre qu’il défend à la hauteur de son protecteur et doit chercher à donner à la pièce à machines la gravité de la tragédie. En ce sens, ce prologue-traité prépare le terrain pour l’opéra, ou – selon la terminologie de l’époque – la tragédie en musique.

On ne doit donc pas s’étonner que Cadmus et Hermione, la première tragédie en musique française, soit accompagnée d’un prologue qui souligne les principaux traits stylistiques du nouveau genre de la tragédie lyrique, tout en signalant ses différences par rapport à la pastorale en musique, son prédécesseur. Le sujet de ce prologue est

la mort du monstrueux Serpent Python, que le Soleil fit naître par sa chaleur du limon bourbeux qui était resté sur la Terre après le déluge, et qui devint un monstre si terrible, qu’Apollon lui-même fut obligé de le détruire.

Quinault, 1999 : 7

On voit aisément le sens politico-allégorique de ce prologue qui, selon Quinault,

est si clair, qu’il est inutile de l’expliquer. Il suffit de dire que le Roi s’est mis au-dessus des louanges ordinaires, et que, pour former quelque idée de la grandeur et de l’éclat de sa gloire, il a fallu s’élever jusqu’à la Divinité même de la lumière, qui est le corps de sa devise.

p. 7

Le rapport symbolique entre le foudroiement de Python au prologue et le combat entre Cadmus et le dragon dans l’opéra est également évident. Ce rapport renforce le lien entre le roi, le Soleil et Cadmus, ainsi que les connotations politiques qui en découlent. Mais ce spectacle pompeux ne fait qu’une partie du prologue et de son sens. Cet épisode épique est entouré par des fêtes rustiques qui sont interrompues par l’arrivée de l’Envie et du Python, et qui recommencent après la destruction du monstre. En d’autres mots, on pourrait dire que le prologue de Cadmus et Hermione représente l’interruption de la vie pastorale par un désastre aux proportions épiques, propres à celles du genre tragique[8].

Vu sous cet angle, le prologue se donne à voir non seulement comme une allégorie des victoires du roi, mais aussi comme une allégorie de l’avènement de la tragédie lyrique… et de la disparition de la pastorale en musique[9]. Il ne faut pas oublier que tous les opéras français avaient été, jusqu’alors, des pastorales. Le spectateur, en voyant le cadre rustique du prologue de Cadmus et Hermione, n’avait donc aucune raison d’imaginer que les réjouissances des bergers pourraient céder à des combats entre dieux et monstres. Bien que l’intervention des dieux soit courante dans les prologues, on s’attendrait plus, dans Cadmus et Hermione, à l’intervention de divinités bocagères (Nymphes, Dryades, Sylvains, Flore, Palemon…) qu’à celle de monstres maléfiques. L’arrivée de l’Envie et de Python était donc totalement inattendue et contribuait à donner à l’action des proportions beaucoup plus larges que celles qui étaient conventionnellement associées au genre pastoral. En somme, ce combat transmuait, de cette façon, le registre pastoral en registre tragique (dans la mesure où les intrigues héroïques et mythologiques sont alors conventionnellement associées à ce genre).

Le message politique du prologue explique le pourquoi de cette usurpation de l’opéra par le genre tragique. Dans la majorité des opéras de Jean-Baptiste Lully, le roi est le véritable héros (ou, du moins, ce héros incarne une des vertus du roi). Dans le cas de Cadmus et Hermione, le roi (sous l’aspect du Soleil) est également le héros du prologue. La pastorale ne convient évidemment pas à la représentation des actions qui sont « au-dessus des louanges ordinaires » ; seul le genre tragique est digne de les représenter. L’insuffisance du genre est représentée dans le prologue par la fuite des bergers face aux monstres qui sont non seulement dangereux, mais également étrangers au genre. Le registre pastoral est cependant moins corrompu que relevé, et si l’arrivée du monstre constitue un spectacle effroyable, son terrassement par le Soleil permet le retour à l’ordre et un retour au cadre pastoral après le conflit.

Ainsi, la tragédie n’anéantit pas la pastorale. Simplement, Quinault annonce que la nouvelle tragédie lyrique alternera entre deux types d’action : l’action proprement dramatique de l’intrigue (le tragique) et l’action recueillie – et plus hautement figurée – des divertissements (le pastoral). Cela est le reflet non seulement de la structure de l’opéra, mais aussi de la place de ce spectacle dans la société. Il dépend de la protection du roi, qui est le véritable modèle des grands exploits qui y sont représentés. En même temps, il est pour le peuple un divertissement agréable. Le peuple est représenté par les bergers qui sont, comme l’auditoire, des spectateurs de l’action héroïque de l’intrigue et qui la commentent par le biais de leurs chants et de leurs danses. La structure et le style du prologue, ainsi que la hiérarchie des genres, indiquent également l’importance relative de ces deux composants de l’opéra. Ce qui importe le plus est la gloire du roi, le protecteur de l’Académie, ce qui est représenté par l’action principale (ou dans le prologue, par le combat entre le Soleil et Python). Les divertissements sont subordonnés à cette action principale et ne font qu’y réagir.

En plus de cette explication de la structure globale de l’opéra, chacune des deux parties du prologue (tragique et pastorale) expose les traits stylistiques essentiels qui lui sont propres. Ainsi, la partie tragique, par sa machinerie et par son action hautement allégorique, annonce l’action grave, éclatante et symbolique, de l’intrigue principale. La partie pastorale sert de premier exemple d’un divertissement d’opéra et elle est plus détaillée dans sa façon d’exposer les traits stylistiques de la partie de l’opéra qu’elle représente. Le prologue s’ouvre sur les chants de joie de Palès, de Mélisse et d’une troupe de Nymphes et de Pasteurs. Ce choeur se résout à admirer et à chanter la gloire du Soleil, qui « fait [leurs] beaux jours » (Quinault, 1999 : 8). On fournit ensuite des exemples des types de divertissements qui conviennent à ce genre de célébration : airs instrumentaux, danses et, pour finir, un air chanté par Pan. Cet air soulève à son tour une nouvelle dimension de la dramaturgie opératique, soit la place de l’humour :

 PAN
 Que chacun se ressente
 De la douceur charmante
Que le Soleil répand sur ces heureux climats ;
 Il n’est rien qui n’enchante
 Dans ces lieux pleins d’appas,
 Tout y rit, tout y chante,
 Et pourquoi ne rirons-nous pas[10] ?

p. 8

La question de Pan n’est pas anodine : l’humour occupait une place importante dans la pastorale en musique. Il est donc important, pour Quinault, de bien délimiter son rôle dans ce nouveau genre qui prétend être tragique. À la question de Pan, « pourquoi ne rirons-nous pas ? », on pourrait répondre : « parce que ceci est une tragédie (en musique) ». Le fait même que Quinault pose la question montre qu’il n’a pas voulu entièrement supprimer le comique de ses opéras. Simplement, il le sépare de l’action principale, ce qui est représenté dans le prologue par le cantonnement des épisodes enjoués aux parties pastorales. On constate que, dans l’opéra lui-même, le comique est réservé aux personnages secondaires et à des scènes purement divertissantes, non essentielles à l’avancement de l’intrigue. Ces scènes comiques peuvent s’approcher de très près des scènes sérieuses. Juste avant le combat entre Cadmus et le dragon, par exemple, Arbas s’efforce de s’enfuir du lieu du combat, mais il est tellement paralysé par la peur qu’il ne réussit ni à secourir son maître ni à s’enfuir. Étant caché et ayant les yeux fermés, il ne se rend même pas compte de la victoire de Cadmus. Mais ces scènes comiques, quoiqu’elles frôlent le sérieux, restent toujours distinctes des scènes « nécessaires » (au sens cornélien)[11] et sont sans répercussion sur la progression de l’intrigue. Cette caractéristique dramaturgique trouve aussi son reflet au prologue : la remarque de Pan sur l’humour est la dernière réplique enjouée avant que la tempête ne commence et que les bergers ne s’enfuient. L’humour a donc une place dans la tragédie en musique, mais cette place est ornementale. La règle aristotélicienne qui veut que les moeurs des personnages soient « égales »[12], c’est-à-dire les mêmes tout au long de la pièce, est ainsi respectée. C’est une différence majeure par rapport aux pastorales en musique, et notamment par rapport à la Pomone de Perrin, où le héros, le dieu Vertumne, malgré son statut de héros galant, tombe incessamment dans des situations ridicules[13].

Il ne faut donc pas se laisser éblouir par la dimension politique du prologue de Cadmus et Hermione, ni de celle des prologues opératiques en général. Le politique ne constitue qu’un aspect de l’allégorie, et les louanges de Louis XIV ne sont pas l’ultime but des prologues d’opéra. Cependant, comprendre la fonction politique et sociale de l’opéra permet de comprendre la poétique du genre, qui s’aligne sur sa fonction. C’est justement la fonction politique de l’opéra qui le hisse au-dessus de la simple fantaisie de la pastorale et qui le rend véritablement tragique. Les différents niveaux d’allégorie sont donc liés. Ensemble, ils expliquent subtilement la nature de l’action qui doit suivre dans l’intrigue. Pour nous, qui redécouvrons ces anciennes oeuvres tout comme pour les spectateurs du xviie siècle qui découvraient un nouveau genre, les prologues sont des indices laissés par les auteurs qui nous permettent de comprendre les règles et la logique qui gouvernent le genre.

Les encadrements sont un outil précieux pour les chercheurs modernes qui souhaitent comprendre les conventions stylistiques et génériques du Grand Siècle. Si le parathéâtre, comme les paratextes, sert à assurer à l’oeuvre un sort conforme au dessein de l’auteur, comme le dit Genette, il est particulièrement utile pour nous, chercheurs, lecteurs et spectateurs du xxie siècle de pouvoir connaître ces desseins. Ils nous permettent de reconstituer le climat artistique, théorique et social que le passage des siècles a obscurci. Les encadrements théâtraux ont l’avantage supplémentaire d’être des spectacles très éclatants et divertissants, et donc agréables à voir et à lire, quoique parfois chers à réaliser.

Il est vrai que les ornements parathéâtraux vont, en quelque sorte, à l’encontre de l’esthétique dominante de l’époque, dite classique. Les encadrements extérieurs, en poussant le spectateur à considérer la pièce en tant qu’ouvrage artistique, minent, de par leur métathéâtralité, l’illusion parfaite recherchée par l’esthétique classique. De même, certains encadrements intérieurs comme les intermèdes de George Dandin, spectaculaires et sans rapport logique avec l’intrigue principale, violent ouvertement l’unité de l’action. Mais le sens d’une pièce de théâtre va bien au-delà des frontières de son intrigue. Quelque technique qu’il emploie, tout encadrement a le même objectif : susciter une réflexion de la part du spectateur. Les encadrements nous permettent ainsi de savoir quelles étaient les idées les plus chères aux auteurs, et sur quels aspects de leurs pièces ils voulaient attirer notre attention. Profitons donc de ces clés que les auteurs du Grand Siècle nous ont laissées afin de saisir pleinement le sens de leurs ouvrages.