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Comment l’espace prend sens : « Moi je pars toujours du sens ».

Guy-Claude François, cité dans Boucris, 2009 : 138

Les ouvrages sur la scénographie contemporaine ne sont pas nombreux et ceux sur les scénographes le sont encore moins – d’où l’intérêt de cette publication de Luc Boucris, qui cherche à donner leur place aux études portant sur les enjeux des pratiques contemporaines de l’espace théâtral. Comme le précise l’auteur, il ne s’agit pas d’une monographie, mais plutôt d’une réflexion sur les façons d’appréhender l’imaginaire spatial contemporain : en effet, il affirme vouloir « comprendre ce que scénographier veut dire » (p. 117). Ainsi, l’itinéraire emblématique du scénographe Guy-Claude François illustre les différentes questions posées par la pratique de la scénographie contemporaine.

Le travail de François est replacé dans le contexte particulier des années 1970, durant lesquelles on a cherché – et rien de moins – à réinventer le théâtre, ce qui comprenait déjà la volonté d’investir d’autres lieux pour échapper à l’institution. Ce mouvement voit l’émergence du personnage scénographe.

François fait ainsi partie de ces scénographes du xxe siècle qui, à partir de la fin des années 1960, ont complètement renouvelé l’approche du lieu théâtral et l’organisation de l’espace scénique en lien étroit avec le metteur en scène et le travail des comédiens. Si on ne peut le dissocier ni du Théâtre du Soleil, ni de la Cartoucherie, ni de sa collaboration avec Ariane Mnouchkine – qui s’amorce dès 1968 – on ne peut oublier, non plus, qu’il a aussi travaillé avec d’autres metteurs en scène (comme Otomar Krejca et Jean-Claude Penchenat), des réalisateurs de cinéma (comme Bertrand Tavernier et James Ivory) ou des architectes (comme Renzo Piano). Cofondateur, avec Jean-Hugues Manoury, de la société Scène en 1988, il a conçu, en collaboration avec des architectes, plus d’une centaine de salles de spectacles et autres lieux d’exposition ou d’événements. Sa vision de la scénographie s’accorde de près avec celle de Luc Boucris, et c’est ensemble qu’ils en ont rédigé la définition qui figure dans Le dictionnaire encyclopédique du théâtre qu’a dirigé Michel Corvin :

La scénographie peut se définir comme l’art de la mise en forme de l’espace de la représentation. De la conception d’un décor pour une mise en scène donnée à celle d’un lieu de spectacle, en passant par l’aménagement de tout un espace pour un spectacle, l’intervention du scénographe peut prendre des formes et une importance extrêmement diverses. À travers son origine historique, ce terme souligne la nécessité d’un travail d’invention conceptuel permettant de penser l’espace.

[1991] 1995 : 139

Si chaque spectacle est unique, les solutions proposées par François forment une sorte de manuel du parfait scénographe. Boucris utilise l’exemple de la pratique de François pour cerner la pratique de la scénographie contemporaine. Ce choix est judicieux et particulièrement intéressant en regard de la conception ouverte de la scénographie pratiquée par l’artiste.

L’ouvrage propose quatre grands chapitres : « Le texte », « Les lieux », « Jouer avec l’espace » et « Interpréter l’espace ? » Chaque chapitre propose des pistes de réflexion sur la scénographie que Boucris décrit comme « cette pratique qui redonne de la souplesse aux espaces » (p. 18).

Le texte reste le point de départ fondamental pour Boucris, qui refuse de l’opposer à la représentation, et qui affirme que tout spectacle repose sur un texte – même minimal –, y compris le théâtre sans paroles. Il commence par présenter d’une façon très détaillée les pièces et les personnages d’Anton Tchekhov, en particulier Les trois soeurs et Oncle Vania. Il s’attarde ensuite sur la collaboration de François avec le metteur en scène Otomar Krejca. Les approches scénographiques sont longuement détaillées et illustrées avec des croquis de travail et même des plans techniques comme des plans au sol et des élévations. Puis, le travail avec Mnouchkine est évoqué à travers les pièces Norodom Sihanouk, L’indiade, La ville parjure, Le tartuffe et le cycle Shakespeare. Boucris évoque « le vide splendide » (p. 45) et s’attache à nous faire comprendre ce que Mnouchkine veut dire lorsqu’elle demande au décor de voyager. Le volet cinéma est évoqué par le Molière de Mnouchkine et La passion Béatrice de Bertrand Tavernier. François estime que le cinéma pose les mêmes questions que le théâtre, et se plaît à dire qu’il ne voit aucune différence (conceptuelle ou pratique) entre son travail et celui du cinéaste.

Le rapport aux lieux est abordé par des sous-chapitres aux titres évocateurs : « Avec ou contre » (p. 54) – L’âge d’or à la Cartoucherie ; Madame Butterfly au Théâtre d’Orange –, « Bâtir, rêver » (p. 59) – Molière ; Norodom Sihanouk –, « Changer le regard » (p. 81) – les musées et autres lieux inusités. Aux yeux de Boucris les lieux ne sont jamais neutres : « Un lieu représente toujours un point de vue sur le monde, le travail du scénographe une tentative pour entrer en relation avec ce rapport au monde » (p. 52). L’artiste peut s’y fondre ou décider d’y résister, s’y plier ou le transformer. Avec le temps, François aurait appris à naviguer entre ces attitudes extrêmes.

Boucris explore également les transformations multiples d’espace en revendiquant très judicieusement l’emploi du terme « jeu », réservé le plus souvent au jeu de l’acteur. Ainsi, on retrouve des développements thématiques comme « Visiteur ou spectateur » (p. 89), « Les jeux de l’innovation et de la tradition » (p. 95), « Jeux de genre » (p. 101). Comme chez les enfants, le jeu est une répétition, un art de la variation qui transforme les matériaux, les couleurs et les sons. Boucris voit, dans la liberté revendiquée par la mise en scène et la scénographie au xxe siècle, la « volonté d’élargir la marge de jeu laissée aux praticiens de la scène » (p. 87).

Le chapitre sur l’interprétation de l’espace fait appel à des notions plus complexes : la présence, le signe, la métaphorisation du spectateur, l’espace métonymique, la théâtralité, le risque du spectaculaire et le jeu de la séduction. De nombreux autres spectacles sont appelés à la barre pour illustrer une réflexion toujours fine et très vivante. Parmi ceux-là, nous retrouvons : Le dernier caravansérail, Méphisto, Les acteurs de bonne foi, Le passe-muraille, et d’autres lieux comme le Musée d’Alésia et la cour d’honneur du palais des Papes.

Chaque spectacle est résumé soigneusement et présenté dans son contexte pour bien souligner les choix artistiques et techniques du scénographe. Certains aspects techniques et pratiques du métier sont méticuleusement recensés et illustrés, comme dans la page écrite par François lui-même, où il explique les difficultés techniques et esthétiques rencontrées et résolues lors du passage du cycle Shakespeare de la salle de la Cartoucherie de Vincennes à la cour du palais des Papes à Avignon.

Boucris souligne aussi l’importance des étapes préparatoires à la représentation, du processus créateur, et ne se contente pas – comme le font souvent les artistes – de décrire le résultat final de son entreprise. Il insiste sur le va-et-vient dans le travail et la réflexion, les chemins de traverse, les renoncements, et les images qui n’aboutissent pas, mais qui font avancer l’équipe des concepteurs. C’est bien Mnouchkine qui disait que la difficulté n’était pas d’avoir des idées, mais d’en garder une seule. Plusieurs esquisses préliminaires du scénographe sont d’ailleurs reproduites dans le corps de l’ouvrage. Contrairement aux photographies très connues des spectacles, ces croquis de travail – précieux pour la compréhension de la genèse théâtrale – sont rarement montrés. Ainsi, Boucris redonne son importance au dessin, qui est à la fois outil d’exploration et début de réalisation. On apprécie l’accès privilégié de Boucris à des informations qui ne sortent pas souvent des cartables du scénographe, ainsi que son souci de faire comprendre l’enchevêtrement des idées et des liens qui se sont tissés, fil par fil, dans le travail entre le metteur en scène et le scénographe.

Illustrées par des exemples de spectacles ou de films, les différentes sections s’ouvrent sur des questions multiples et se terminent par une analyse plus théorique de la pratique scénique contemporaine. Les spectacles sont donc évoqués comme des « spectacles-mémoire » (p. 54), hors chronologie, et les allusions que l’on y fait s’insèrent dans les différents chapitres pour rendre le discours analytique plus clair et plus vivant. C’est ce va-et-vient constant entre, d’une part, les descriptions concrètes et précises des dispositifs scéniques, et, d’autre part, l’analyse et les questions qu’elle pose qui font l’intérêt de l’ouvrage de Luc Boucris, qui, par ailleurs, s’avère bien illustré. Le livre contient un cahier central de seize pages d’illustrations en couleurs, et de nombreuses images en noir et blanc – photographies et dessins – parsèment le texte. Ces images sont certes des traces précieuses, car, comme l’énonce si joliment Boucris : « Quand il est réussi, le spectacle imprime sa marque, et s’évapore » (p. 138).

Voilà donc un livre didactique touchant à tous les aspects de la réflexion sur la démarche du scénographe de théâtre contemporain, et dont les descriptions minutieuses sont toujours bien contextualisées. On y trouve une volonté de préciser un vocabulaire spécialisé, tant concret qu’abstrait, tout en proposant des pistes de réflexion, ce qui sera apprécié des professeurs, mais aussi des passionnés de la représentation théâtrale.