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Vagues flamandes

Peut-on vraiment parler d’une vague flamande? C’est l’une des questions abordées par Marianne Van Kerkhoven au sein d’un article paru en 1987 dans Etcetera, revue dédiée aux arts du spectacle en Flandre. Van Kerkhoven, dramaturge renommée et influente, y effectue une analyse du phénomène à l’aide d’entretiens avec des metteurs en scène et des acteurs flamands. À cette époque, la Flandre fait soudainement son apparition sur la scène mondiale du théâtre et de la danse. Les créations des metteurs en scène et chorégraphes flamands, aujourd’hui identifiés un peu partout comme les figures de proue de la « vague flamande », sont appréciées par la presse internationale pour leur « grand pouvoir d’évocation » ou leur « caractère fortement visuel » (Gielen et Laermans, 1998 : 331). De Keersmaeker, Fabre, Vandekeybus, Lauwers, Decorte, Cassiers, Perceval, van Hove, Platel, etc., nous les connaissons tous maintenant. Ils occupent actuellement des positions importantes dans les maisons de théâtre et compagnies internationales. Cet article a pour projet de remettre en question la notion de « vague » dominante, parce que l’adjectif flamand suggère une homogénéité qui n’existe pas. La première partie de l’article repose sur la réception critique du théâtre flamand au cours des années 1980. La deuxième expose le travail de quelques jeunes créateurs flamands contemporains qui, tout comme leurs prédécesseurs influents, sont à la recherche d’un langage théâtral qui leur est propre. Ancrés dans la réalité historique, sociale et politique, les projets de Elly Van Eeghem, de Thomas Bellinck et des frères Chokri et Zouzou Ben Chikha tentent de nouer des rapports explicites avec cette réalité en privilégiant le dialogue entre fiction et non-fiction. Ainsi, cet article présente deux générations de créateurs de théâtre en Flandre dont l’esthétique et le rapport au réel diffèrent fondamentalement.

Le théâtre flamand des années 1980

On ignore aujourd’hui par qui et à quel moment la métaphore de la vague a été lancée pour la première fois, mais il est certain que l’idée d’une soi-disant « vague flamande », née au cours des années 1980, vient initialement des Pays-Bas. À cette époque, les productions flamandes étaient nombreuses à être programmées aux Pays-Bas et y obtenaient un franc succès. Pour la saison 1986-1987, le jury du premier Festival de théâtre d’expression néerlandaise a mis en nomination pas moins de cinq spectacles flamands sur un total de neuf. En outre, nombre de créateurs flamands talentueux travaillaient à cette époque aux Pays-Bas où les conditions de travail étaient présumées meilleures[1]. Le public et les critiques néerlandais voyaient dans le théâtre flamand un art débordant d’émotions, doté d’une grande puissance d’expression et interprété par des acteurs qui s’exprimaient dans un langage concret et comique.

En 1985, le critique néerlandais Robert Steijn a recouru à la métaphore orgasmique pour décrire le dynamisme énergétique du renouvellement théâtral en Flandre en comparaison avec ce qu’il observait dans son propre pays. D’après le critique, le théâtre néerlandais de cette époque était avant tout un théâtre de tête : « la tête sans corps s’étonne de l’abondance d’interprétations du réel et se perd dans la toile de ses propres associations[2] » (Steijn, cité dans Van Den Berg et Hillaert, 2009). Rien de tel en Flandre où une génération de créateurs, après la faillite du drame classique, a fait de la réalité du corps son cheval de bataille. Ces créateurs se concentrèrent sur de nouvelles formes de théâtre caractérisées par la force de l’imagination et par une grande sensorialité. D’après Steijn, une production flamande ressemblait à une expérience physique où la tête et le coeur se battaient contre l’univers impitoyable de la scène pour finir par céder à la puissance de l’extase : « Dans le corps du spectateur, les irritations, l’incompréhension et les fausses émotions explosent pour se détourner de la représentation. Progressivement, le corps se rend et le spectateur atteint un état d’extase physique[3] » (idem).

Fidèles à leur nature modeste, les critiques flamands estimaient que l’engouement des Hollandais serait de nature passagère et qu’il disparaîtrait rapidement : « Cette vague ne tiendra pas deux ans[4] », annonçait l’actrice Viviane De Muynck (citée dans Van Kerkhoven, 1987 : 5). Le metteur en scène Luk Perceval était, quant à lui, persuadé que, pour l’essentiel, cet effet s’expliquait par le fait que les créateurs flamands étaient inconnus aux Pays-Bas et que leur langage comique y générait un effet d’aliénation considéré comme fort sympathique. L’on s’accordait pour relativiser l’établissement d’une « tendance », car en Flandre, personne n’osait se leurrer à propos du rôle joué par la critique théâtrale néerlandaise dans la montée en épingle de ce phénomène, ni de l’impact direct des critiques sur la vente des billets. Thomas Crombez a pourtant démontré, au moyen d’une analyse de fréquence, que les critiques flamands, notamment les rédacteurs d’Etcetera, ont activement contribué à la consécration de cette génération de metteurs en scène de théâtre expérimental[5] (Crombez, 2014). La popularité de ces derniers s’est étendue rapidement à d’autres pays de l’Europe et de l’Amérique, notamment en France et au Canada où les créateurs ont rencontré un accueil enthousiaste[6].

Aujourd’hui, nous savons que la vague a été moins passagère que les acteurs de l’époque le croyaient. L’influence de la génération des « Tachtigers » (celle des années 1980) au-delà des frontières des pays d’expression néerlandaise peut difficilement être surestimée et continue de se faire sentir jusqu’à nos jours. Grâce à leur énergie et à leur dramaturgie innovatrice, des artistes tels que Jan Lauwers, Jan Fabre, Jan Decorte (les « trois Jan »), Luk Perceval, Ivo van Hove, Guy Cassiers, ou, en danse, Anne Teresa De Keersmaeker, Alain Platel et Wim Vandekeybus ont su introduire le théâtre flamand au sein du circuit international des arts du spectacle. Le dramaturge Erwin Jans a fait remarquer que cette énumération se termine généralement par des points de suspension[7]. La liste est toujours incomplète et exclut d’ailleurs un certain nombre de créateurs. La question est de savoir à qui renvoient ces points de suspension et qui en est exclu. Il est probablement plus judicieux, comme le fait remarquer Toon Brouwers dans son ouvrage récent sur l’histoire du théâtre anversois (2015), de parler de plusieurs « vagues flamandes » ayant généré des créateurs et des compagnies de tout genre qui ont atteint un renom international. Du point de vue local, l’essor des collectifs d’acteurs (tg STAN, De Koe, De Roovers, Skagen) dans les années 1990 constitue pour le paysage flamand une deuxième vague, dont les méthodes et les esthétiques diffèrent de la première, mais ne sont pas aussi connues à l’étranger[8].

Travaillant en périphérie du théâtre officiel au cours des dix premières années, la génération des années 1980 a rapidement pu compter sur une reconnaissance internationale. En témoigne, entre autres, la publication, en 1999, de l’ouvrage influent de Hans-Thies Lehmann intitulé Postdramatisches Theater. Cet ouvrage se concentre sur quelques créateurs flamands tels que Fabre et Lauwers, reconnus comme des fleurons d’une pratique théâtrale remplaçant le « drame comme action » (« drama-als-handeling ») par la « théâtralité comme moment » (« theatraliteit-als-moment ») (Tindemans, 2012). Il s’agit de compagnies théâtrales qui, depuis les années 1980, ont transformé de fond en comble le théâtre européen. En bref, Lehmann s’est largement inspiré des artistes flamands pour élaborer son lexique et sa théorie.

Le terme « vague flamande » mis à profit pour caractériser cette nouvelle génération de créateurs postdramatiques mérite cependant d’être utilisé avec prudence[9]. La référence aux années 1980 pour situer le début chronologique d’une nouvelle ère au théâtre relève également d’un processus de mythification (Jans, 2010; Vanhaesebrouck, 2014). En somme, la caractéristique essentielle de ce mouvement est de ne pas en être un, comme l’affirmait Van Kerkhoven dès 1987. L’immense diversité de créateurs – d’artistes autonomes – ne peut pas être captée, résumée par un seul dénominateur commun. La recherche d’un langage formel propre et la mobilisation originale des ressources théâtrales constituent probablement le seul vrai ciment liant la diversité de spectacles provenant du Nord et définis comme appartenant à la vague flamande. Il se passait quelque chose au sein du paysage théâtral flamand. Personne ne pouvait le nier. Mais la nature de ce mouvement échappe aux catégorisations temporelles, esthétiques ou géographiques. Des spectacles tels que Maria Magdalena (1981) de Jan Decorte, Theater zoals het te verwachten en te voorzien was (C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir) (1982) de Jan Fabre et la mise en scène de Médée de Müller (1987) par Anne Teresa De Keersmaeker répondent non seulement à des poétiques différentes, mais s’appuient sur des conceptions différentes du théâtre et de la société.

Dans le même ordre d’idées, Luk Van den Dries préfère considérer le mouvement comme une individualisation du théâtre et du langage théâtral (Van den Dries, 2009). Le sociologue Rudi Laermans refuse également d’assimiler les « Tachtigers » à un mouvement homogène : « Il s’agit d’oeuvres et non pas d’artistes, de prestations et non pas de générations[10] » (Laermans, 1999 : 3). Il ajoute que, somme toute, le dénominateur commun des « Tachtigers » n’est rien d’autre que le parcours institutionnel similaire qu’ils ont eu au sein du paysage théâtral de la Flandre. La consécration de ce destin commun a eu lieu en 1993 avec le nouveau « Décret sur les arts du spectacle » qui a reconnu les compagnies et centres artistiques créés au cours des années 1980 comme des acteurs clés du renouvellement artistique, ce qui a eu pour effet d’exclure du discours critique un certain nombre de pratiques théâtrales établies de l’époque qui n’avaient pas leur place au sein de ce mouvement novateur. Celles-ci risquent d’ailleurs de passer à la trappe dans les reconstructions historiques. En réalité, l’époque est caractérisée par un vif débat sur la relation entre les pratiques théâtrales des grandes institutions et les expérimentations formelles de la nouvelle génération de créateurs.

Entre centre et marge

Afin de mieux comprendre la multitude et la diversité de pratiques artistiques ayant atteint l’âge de maturité au cours des années 1980, il faut inscrire ces pratiques dans leur contexte et situer la génération des « Tachtigers » dans l’arrière-fond du climat culturel de l’époque en Flandre. Le théâtre politique et le théâtre de formation des années 1970 semblaient avoir perdu leur élan de créativité. Parallèlement, le moteur du théâtre de répertoire dans les grandes institutions commençait à s’essouffler. Ce qui se passait au théâtre était déconnecté de l’actualité et de l’univers des jeunes. Marianne Van Kerkhoven a souligné l’impact de ce fossé entre le grand théâtre établi, sclérosé, s’enlisant toujours davantage dans la routine et dans les tentatives de démolition des compétences, et les soi-disant « groupes marginalisés » qui, en refusant de jouer dans les grandes salles et faute de soutien financier, étaient contraints de chercher de nouvelles formes d’expression (Van Kerkhoven, 1987 : 4). D’après la dramaturge, ces derniers ont apporté une contribution essentielle à une approche plus professionnelle du théâtre en Flandre en mettant à plat et en reconfigurant les différents aspects d’un spectacle (manière de jouer, mise en scène, scénographie, dramaturgie, etc.). Bref, la professionnalisation du théâtre flamand est née dans la périphérie et elle est allée de pair avec l’institutionnalisation progressive du champ artistique[11].

L’histoire est de nos jours connue. Les artistes expérimentaux, identifiés sur la scène internationale comme les figures de proue de la « vague flamande », occupent aujourd’hui des positions clés dans les maisons de théâtre. Anne Teresa De Keersmaeker a fondé à Bruxelles l’école de danse P.A.R.T.S. (Performing Arts Research and Training Studios), une référence internationale qui a ouvert ses portes en 1995. Ivo van Hove, Luk Perceval et Jan Lauwers sont des directeurs artistiques de compagnies de théâtre internationalement renommées. Cela vaut également pour Alain Platel, Jan Fabre, Guy Cassiers et d’autres. Ce sont les compagnies les mieux subventionnées et leurs créations sont à l’affiche des maisons de théâtre et des opéras les plus prestigieux. Bref, les créateurs avant-gardistes des années 1980 ont quitté la périphérie et occupent aujourd’hui les positions tant convoitées à l’époque où ils étaient des jeunes créateurs marginaux. Le résultat est qu’il existe actuellement en Flandre une relation tout à fait différente entre la soi-disant périphérie et le centre. La distance y est plus réduite, surtout en comparaison avec les pays voisins tels que la France, les Pays-Bas ou l’Angleterre qui ont tous une tradition théâtrale importante. Des grandes institutions de théâtre y pérennisent apparemment certaines traditions comme le répertoire de Molière en France ou celui de Shakespeare en Angleterre. La Flandre ne possède pas de véritable tradition théâtrale. Cela explique en partie la facilité avec laquelle, au début des années 1980, les pratiques expérimentales ont su prendre racine par rapport à un centre ankylosé, ce que réfléchit Alain Platel en ces termes : « Nous n’avions aucun père à tuer. Il n’y avait qu’un terrain en friche et pas un sou en poche. Tout était donc possible » (cité dans Maes et Hillaert, 2009b).

La relation changée entre le centre et la marge fait que le concept d’avant-garde est vidé de l’intérieur. L’expérimentation, le caractère inattendu ou choquant d’une pièce suscitent maintenant un sentiment de déjà-vu. Cela ne facilite pas le travail des jeunes créateurs qui veulent se positionner vis-à-vis de cette génération influente toujours en vogue sur le plan international. Dans ce qui suit, nous nous concentrerons sur un certain nombre d’artistes flamands contemporains. Tout comme leurs prédécesseurs influents, ils sont à la recherche d’un langage théâtral autonome ou, plutôt, d’une forme théâtrale bien à eux. Il est remarquable que ces créateurs contemporains tentent d’établir à nouveau des rapports explicites avec la réalité historique, sociale et politique en se positionnant en plein coeur de cette réalité et en amorçant un dialogue avec celle-ci. Nous étudierons un certain nombre de praticiens qui choisissent d’installer leur atelier dans l’espace public plutôt qu’au théâtre ou dans les studios d’enregistrement. Une deuxième caractéristique commune à ces créateurs est qu’ils prennent de la distance par rapport au format théâtral habituel et développent des formes empruntées au contexte social au sein duquel ils se situent.

Elly Van Eeghem est fascinée par le développement urbain. Elle dresse des parallèles entre les quartiers urbains de Paris, de Berlin et de Montréal et ceux de la ville de Gand, sa ville natale. Actuellement, elle étudie à la loupe les plans ainsi que les projets d’urbanisme existants et, avec les riverains et les architectes, elle travaille à des modèles de futurs logements alternatifs. Son oeuvre brouille les frontières entre la réalité et la fiction et génère clairement un impact sur le plan social et urbanistique. De son côté, Thomas Bellinck a transformé une maison, située au coeur du quartier européen de Bruxelles, en « musée de l’avenir » (Coussens, 2013 : 24). Le Domo de Eŭropa Historio en Ekzilo invite le visiteur à un voyage à travers le temps qui lui fait faire un bond d’un demi-siècle dans le futur afin qu’il puisse jeter depuis cette époque un regard rétrospectif sur le début du XXIe siècle. Le créateur de l’exposition jette un regard critique particulièrement désarçonnant sur l’Europe contemporaine, de laquelle le visiteur n’aura plus jamais la même image. Malgré sa critique explicite du projet européen contemporain, l’exposition souligne également à quel point il est aujourd’hui impératif de défendre l’idéal européen. Chokri et Zouzou Ben Chikha instaurent quant à eux une Commission de vérité en 2013 dans l’ancien palais de justice de Gand et y dénoncent l’impact du passé colonial sur le temps présent.

Loin de nous l’intention de prétendre que ces artistes sont représentatifs d’une nouvelle « vague » artistique en Flandre. Il s’agit plutôt d’une génération de créateurs qui soumettent le concept de théâtre à une extension maximale et s’autorisent la plus grande liberté au sein de ses habituelles limites. Cette méthode n’est pas sans avoir des conséquences importantes sur les formes artistiques qu’ils adoptent. Il s’agit de projets hybrides caractérisés par une grande complexité formelle. Toute tentative de réduction de leurs pratiques diverses à quelques caractéristiques communes ne saurait respecter la particularité de leur travail et de leur identité, mais il nous semble néanmoins possible de dégager dans le paysage théâtral contemporain un certain nombre de constantes.

Redéfinir l’espace public

« L’intervention artistique peut-elle traduire les tensions sociales en récits qui, à leur tour, interviennent sur le paysage imaginaire d’un lieu[12]? » (Alÿs, 2007) Cette question, posée par Francis Alÿs, artiste belge qui vit et travaille depuis plusieurs décennies au Mexique, formule de manière pertinente l’engagement à tâtons qui caractérise toute une génération de jeunes artistes contemporains. Comme Alÿs, ils élisent la ville – et par extension l’espace public – comme leur terrain de travail privilégié et y examinent les possibilités de traduction artistique de leur engagement social. Ils construisent – parfois littéralement – une plateforme, un espace permettant de remettre en question, de mettre en oeuvre et de documenter, toujours en interaction avec l’environnement, des concepts tels que la citadinité, l’espace public, l’action et le militantisme. Il est frappant de constater qu’ils sont tous à la recherche de formes propres leur permettant de s’ancrer dans la société à partir d’une pratique artistique. Leur recherche explore les traces artistiques qu’ils sont capables de laisser dans le cadre d’un exercice de réflexion sur le monde dans lequel ils souhaitent vivre. L’option de travailler dans l’espace public est donc un choix logique et ne leur sert pas à échapper aux frontières institutionnelles des structures établies – à l’instar des artistes avant-gardistes des années 1920, 1960 et 1980. La génération contemporaine préfère plutôt exploiter de manière utile l’encadrement qu’on lui offre sur le plan de la production et du contenu pour ensuite s’installer, à bon escient, dans des espaces sociaux voisins, souvent semi-publics. On verra d’ailleurs fréquemment les grandes maisons culturelles subventionnées participer activement au développement de ce cadre sociocritique.

Le Kunstencentrum Vooruit et le Campo à Gand ont ainsi organisé, en mars 2015, (IM)POSSIBLE FUTURES, un festival qui se concentre sur le rôle de l’imagination dans le cadre de la réflexion sur les modèles d’avenir alternatifs. Le festival propose un éventail d’interventions : théâtre, musique, danse, mais également des ateliers de création et des groupes de discussion au sein desquels scientifiques, étudiants et grand public entrent en dialogue les uns avec les autres afin de tirer des leçons de cet échange d’idées. Le festival se présente comme une tentative de déterminer le rôle de l’art et des idées à une époque où le pouvoir de changer le monde semble manquer.

C’est dans ce cadre que s’inscrit le nouveau projet d’Elly Van Eeghem. Van Eeghem fait partie des cinq « résidents urbains » soutenus par le Kunstencentrum Vooruit depuis le mois d’août 2012. Il s’agit d’un groupe de jeunes artistes qui considèrent la ville comme leur atelier. En proposant différents parcours artistiques visant à engager le dialogue dans l’espace public, ces artistes ont l’ambition de développer un discours commun sur l’art et la société. Dans son projet (DIS)PLACED INTERVENTIONS, Elly Van Eeghem examine le processus du développement urbain ainsi que ses conséquences. Elle se concentre sur des lieux nationaux et internationaux qui subissent une transformation physique et sociale, et cherche à les transformer en de nouveaux modèles sociaux. Elle s’intéresse notamment aux problèmes qui découlent du développement urbain, étudie l’historique des lieux et engage le dialogue avec les résidents de ces lieux. Le résultat de ces recherches lui permet de monter des spectacles qui établissent des rapports systématiques avec le temps présent. En collaboration avec un groupe d’habitants du quartier horticole gantois de Malem, elle élabore des formes d’habitation alternatives pour ce quartier menacé par la montée des eaux. Dans un geste magnanime, les habitants ont opté pour l’inondation de leur quartier, qu’ils sacrifient pour pouvoir sauver le centre-ville. Qui plus est, en collaboration avec une équipe d’architectes, les habitants préparent l’élaboration de nouveaux modèles d’habitation pour la ville de demain dans un Laboratorium voor de ontwikkeling van het nieuwe wonen (LOW). Dans ce laboratoire pour le développement de nouveaux logements, les habitants et les architectes interviennent en tant que maîtres d’oeuvre et cherchent des investisseurs potentiels pour le développement d’un prototype. Au cours du festival, les gens intéressés peuvent, sur rendez-vous, se rendre à Malem pour une visite guidée dans l’atelier de LOW. Les visiteurs découvrent différents modèles d’habitation, peuvent soutenir le projet financièrement et, en tant qu’actionnaires, préserver leur propre avenir.

Elly Van Eeghem montre aux habitants du quartier horticole gantois de Malem Siedlung, une performance audiovisuelle sur le Hufeisensiedlung, un lotissement en forme de fer à cheval situé à Berlin et développé par l’architecte et urbaniste Bruno Taut.

Photographie de Matthias Boudry

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Le Koninklijke Vlaamse Schouwburg (KVS) à Bruxelles a également développé, au cours des dernières décennies, de nombreux projets extra-muros. Ces projets nouent volontairement le dialogue avec la ville multiculturelle. Au cours de la dernière saison, le KVS a concrétisé ce mode opératoire dans le cadre du festival Tok Toc Knock. En collaboration avec une équipe d’artistes, le théâtre de la ville a pris contact avec les résidents de trois quartiers de Bruxelles. Le but était d’amener l’art au coeur des quartiers. Il s’agissait de lieux qui furent jadis ou sont encore de nos jours animés par une utopie. Les résultats de ces recherches artistiques ont systématiquement été présentés dans le cadre d’un festival. Il ne s’agissait pas tant de projets socioartistiques dont le point de départ repose avant tout sur une composante sociale, mais bien de projets d’abord artistiques, mis sur pied par des artistes individuels ou des collectifs, destinés à acquérir une dimension sociale par la suite.

Dans un certain sens, ces créateurs renouent avec une longue tradition d’artistes dont l’objectif était d’explorer, par l’entremise d’interventions théâtrales dans l’espace public, la frontière entre l’art et la réalité et, ce faisant, d’aiguiser le lien entre l’art et la vie. Pour les artistes, la rue a toujours constitué un terrain d’action et une source d’inspiration privilégiés. Pendant les années 1960, Guy Debord ne visait rien de moins, avec son Internationale situationniste, que la poétisation de l’univers au moyen de ses dérives; des errances à travers Paris le long de terrains en friche, de faubourgs et de cafés; des vagabondages voués à mettre au jour un autre visage, chaotique et imprévisible, de la ville. La conscience renforcée des influences exercées par l’environnement urbain devait enclencher une remise en question critique des conditions sociales existantes. Aussi les objectifs étaient-ils explicitement politiques. Dans le même ordre d’idées, on peut citer le projet du théâtre invisible que le créateur brésilien Augusto Boal a proposé dans les années 1970, projet qui était principalement didactique. Par le truchement d’actions « invisibles » inscrites dans l’espace public, Boal voulait susciter des réactions chez son public, sans que ce dernier prenne conscience de la nature ludique de l’événement. À l’inverse de leurs prédécesseurs radicaux, les artistes d’aujourd’hui sont nuancés dans leurs stratégies militantes. Leur objectif n’est pas tant de poursuivre une révolution sociale ou l’émancipation de la classe ouvrière. Ils cherchent plutôt des formes d’expression capables de remettre en question le système actuel par la proposition d’imaginaires alternatifs.

Un jeu de cadres

Dans le cadre du Tok Toc Knock évoqué précédemment, le créateur Thomas Bellinck a mis sur pied le Domo de Eŭropa Historio en Ekzilo. L’exposition a rencontré des échos très favorables dans la presse flamande et internationale : « Visitez aujourd’hui l’exposition fantastique de Thomas Bellinck – je la conseille à tous!![13] », s’écria par tweet l’ancien premier ministre Guy Verhofstadt le 29 mai 2013. Grâce à ces commentaires élogieux de Verhofstadt, aujourd’hui membre du Parlement européen, le projet a pu bénéficier de beaucoup d’attention médiatique. Mais Bellinck pouvait compter sur d’autres réactions enthousiastes : « Un plaidoyer intelligent contre la montée en force du nationalisme et du scepticisme européen sans donner dans la propagande[14] », écrivit DeVolkskrant (Vervaeke, 2013 : 15). Après Bruxelles, l’exposition fut également installée à Rotterdam dans le cadre du Festival international du cinéma (2014) et à Vienne dans le cadre du Wiener Festwochen (2014). Depuis ces événements, plusieurs organisations culturelles européennes ont contacté le KVS pour signaler leur intérêt.

L’exposition était installée dans un pensionnat abandonné situé dans un quartier européen de Bruxelles, à proximité du parc Léopold, où la vraie Maison de l’Europe, un musée dédié à l’histoire de l’Union européenne, devait ouvrir ses portes en 2015. Bellinck n’a pas attendu l’ouverture pour donner sa version des faits et il l’a fait de manière très convaincante. À travers un parcours de plusieurs étapes successives, respectant les conventions d’un musée commémoratif de l’Europe de l’Est tombé en désuétude, l’exposition esquisse la naissance, le sommet et le déclin de l’Union européenne. Le visiteur passe en revue des vitrines obsolètes remplies de vieilles poupées, d’anciennes cartes, de maquettes et de gadgets qui le plongent dans l’univers de l’époque où l’Europe était unifiée. En espéranto, en anglais, en français et en néerlandais, Bellinck analyse de manière très raffinée comment la période de l’Union européenne de la Longue paix a été dominée par la corruption, le lobbying commercial et le calcul. Malgré les tentatives acharnées des politiciens européens de rassembler l’Union au moyen de traités de commerce, de législations et de directives – qui doivent être traduits en trente langues différentes –, l’Union commence à se lézarder et finit, dans l’historique proposé par le musée de l’avenir de Bellinck, par éclater pendant les années 2060. À cette époque, les « amis de l’Europe réunifiée » décident de créer le musée en commémoration de ce projet européen utopique.

Domo de Eŭropa Historio en Ekzilo, une exposition de Thomas Bellinck, 2013. Avec Thomas Bellinck.

Photographie de Danny Willems

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Ce que fait Bellinck dans son exposition est très simple : en racontant l’histoire de sa genèse, il montre comment l’Europe actuelle est en transition. Il commence par le passé, arrive à l’époque contemporaine et termine par un scénario d’avenir qui ne manque pas de crédibilité. Ce faisant, le metteur en scène montre ce qui pourrait arriver si nous refusons aujourd’hui de nous battre pour l’Europe. Il propose également une réflexion critique sur le caractère inhumain de la politique de la migration européenne – pour ne mentionner qu’un des sujets abordés. Il rappelle les vieux idéaux tout en montrant comment ils se sont transformés en des réalités grotesques aux conséquences dévastatrices telles que le consumérisme européen. L’exposition se tient loin de toute forme de propagande. Bellinck montre avec intelligence comment l’Europe actuelle se situe à un point crucial de son histoire. Il incombe au visiteur de tirer lui-même ses conclusions. Voulons-nous nous battre pour une Europe unifiée ou acceptons-nous avec résignation la faillite de l’Europe? Voilà la question que Bellinck pose aux visiteurs.

Tout comme Elly Van Eeghem, Thomas Bellinck choisit un contexte social qui devient le cadre théâtral dans lequel il inscrit son projet. Ces deux artistes font partie d’une série de créateurs tels que Benjamin Verdonck, Jozef Wouters, Simon Allemeersch, Chokri et Zouzou Ben Chikha, qui prennent le pari de quitter le cadre théâtral traditionnel. À la place, ils empruntent leurs formes théâtrales à d’autres domaines sociaux : le modèle du musée, du développement urbain, du tribunal, etc. Or leur oeuvre ne doit pas être confondue avec le théâtre in situ devenu populaire au cours des années 1990. Un lieu découvert spontanément y faisait office de décor ou, plus précisément, de scénographie et servait ainsi à introduire la réalité et l’histoire d’un lieu au sein de la fiction et de la représentation. Van Eeghem et Bellinck développent, quant à eux, une pratique artistique inspirée d’autres projets sociaux. Ils jouent sur les attentes du spectateur en brouillant délibérément les cadres sociaux. D’une part, ils glissent un cadre théâtral devant une réalité sociale. D’autre part, ils prennent la liberté de fictionnaliser cette réalité sociale, historique et politique.

Le dramaturge Sébastien Hendrickx parle d’une « stratégie de la feinte » (« alsof-strategie »). Dans son texte intitulé « L’art qui se fait passer pour autre chose que de l’art » (« Kunst die zich voordoet alsof ze iets anders is dan kunst ») (Hendrickx, 2013), l’auteur traite d’un certain nombre de projets artistiques qui s’alignent sur ce qu’il appelle une avant-garde sociale, un mouvement social global qui critique le statu quo et propose une expérimentation intense d’autres représentations d’avenir alternatives. Pour ce faire, les artistes de ces projets utilisent la stratégie de la feinte. D’après Hendrickx, celle-ci s’appuie sur un double mouvement. D’une part, un artiste investit de manière ludique une pratique sociale spécifique en imitant une batterie de rôles, activités, procédures, discours, attributs et espaces propres à cette pratique – juste assez pour en faire la métaphore filée de l’oeuvre. D’autre part, la pratique est intégrée dans le domaine de l’art où, libérée de ses propres conventions, elle peut être manipulée et remise en question[15]. Au moyen de la stratégie de la feinte, les possibilités formelles s’accroissent : les artistes embrassent l’hétéronomie et puisent à coeur joie dans les rôles, activités, procédures, discours, attributs et espaces caractéristiques de ces autres pratiques sociales. La vie devient un terrain de jeu pour l’art.

Théâtre socioartistique ou documentaire?

Le travail effectué dans la rue ou en ville à travers la mobilisation du quartier présente des parallèles formels avec l’approche socioartistique. Pourtant, les créateurs dont il est question ici refusent souvent cette dénomination. Le terme a été lancé par l’ancien ministre flamand de la culture, Bert Anciaux (en exercice de 2004 à 2009), qui a libéré pour ce faire les budgets nécessaires et prévu les dispositifs légaux dans le « Décret sur les arts ». Par des initiatives comme la participation du public et l’interculturalité, cette approche a jeté les bases d’une professionnalisation et d’une extension progressive de la pratique socioartistique. En plus, Anciaux a ouvert un débat permanent sur la tension entre le social et l’artistique, notamment quant à la position socioartistique de l’artiste qui ne manque pas d’ambiguïté. Le terme suggère que, dans l’intérêt de la collectivité, l’artiste est prêt à céder une partie de son autonomie artistique. Le rôle de l’artiste socioartistique est d’intervenir en tant que médiateur, collectionneur, traducteur ou interprète pour aider à valoriser, au moyen d’une intervention artistique, un quartier défavorisé. Du moins, voilà le rôle que les autorités aimeraient lui confier. À ce titre, le constat du sociologue Pascal Gielen est révélateur :

Il est remarquable que les « community arts » (de nature davantage consensuelle) connaissent une remontée en puissance dans les pays dominés par des régimes explicitement néolibéraux, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne et à présent également les Pays-Bas. L’on dirait une tentative de compenser par des opérations artistiques l’absence ou la lente démolition d’une infrastructure sociale performante, typique de l’État-providence. [...] Les « community arts » deviennent une forme moins chère d’oeuvres sociales[16]

Gielen, cité dans Van de Vyvere et al., 2012

Or, comment les artistes peuvent-ils garder leur autonomie tout en étant engagés dans une société qui connaît des changements rapides? Comment peuvent-ils assumer cet engagement social sans être instrumentalisés? La résistance est-elle toujours possible ou est-elle devenue superflue? L’art engagé connaît de nombreuses manifestations et porte de nombreux noms : outre l’oeuvre socioartistique, il est désigné par des termes tels que l’art politique, le théâtre communautaire, l’esthétique relationnelle, le community art, l’environmental art. Voilà des désignations qui se rapportent toutes à une forme d’art visant à créer une différence sociale. Une autre constante paraît être que ces artistes mettent systématiquement en place un processus impliquant une communauté. Le Centre d’expertise néerlandais pour l’éducation artistique considère les community arts comme « une forme artistique où un ou plusieurs artistes rencontrent des membres d’une communauté donnée afin de produire une oeuvre d’art[17] » (cité dans Anthonissen, 2012 : 54). Dans ce contexte, ce n’est pas seulement l’aspect social qui est mis en évidence, affirment Paul De Bruyne et Pascal Gielen (2011). Les projets de community arts consolident ou ébranlent l’identité de la communauté qui les accueille et contribuent à y instaurer le changement et la cohésion. En se basant sur des contacts directs avec l’environnement, ils sont capables de produire des effets thérapeutiques ou, au contraire, subversifs et d’exercer une influence tant esthétique que politique.

Un troisième et dernier exemple montre la capacité de ce type de théâtre d’exercer un impact direct sur la réalité et sur l’histoire auxquelles il est lié. Le 10 avril 2013, dans un message vidéo remarquable, le bourgmestre de Gand a présenté ses excuses pour l’exhibition de Sénégalais et de Philippins lors de l’Exposition universelle qui s’est tenue à Gand en 1913. Pas moins de 128 Sénégalais et 60 Philippins y avaient été mis en scène comme une curiosité exotique dans des imitations de villages africains. Les Sénégalais et les Philippins faisaient partie d’un cirque ambulant visant à divertir les Blancs de l’Occident. À la suite de l’exposition, ces individus ont erré pendant encore un mois à Gand. En guise de remerciements pour les services rendus, ils ont touché dix francs belges, soit environ le tiers du salaire mensuel d’un ouvrier à cette époque. Cyriel Buysse, un célèbre écrivain flamand, les décrivait à l’époque comme un mélange de singes et de Mongols[18].

Les excuses du bourgmestre présentées aux familles des victimes avaient été commandées par la Commission de vérité, instaurée par les créateurs Chokri et Zouzou Ben Chikha, exactement un siècle après les faits. En collaboration avec les familles de Madi Diali, un Sénégalais décédé à la suite de ce « zoo humain », la Commission se proposait d’examiner l’impact de notre passé colonial sur le temps présent à travers une tentative de retracer ce qu’il s’était passé exactement. Pendant une période donnée, il était possible de suivre les travaux de la Commission installée dans le vieux palais de justice à Gand. Le spectacle était monté sous la forme d’une séance de tribunal présidée par l’ancien gouverneur de la province.

Le dramaturge Ivo Kuyl a analysé en profondeur le rapport entre la réalité et la mise en scène (2013). D’après Kuyl, d’une part, le décor du palais de justice est on ne peut plus réaliste; la pièce bénéficie de la participation de vrais politiciens, de vrais Sénégalais et de vrais experts et tout est mis en oeuvre pour faire oublier aux spectateurs qu’il s’agit d’une oeuvre de fiction. D’autre part, l’attention des spectateurs est en permanence attirée par tous les aspects mis en scène. Tout d’abord, les frères Ben Chikha interviennent non seulement en tant que gardiens, mais se présentent également comme les metteurs en scène de la pièce. Ensuite, Mourade Zeguendi s’écrie : « Mais pourquoi leur demandez-vous [aux Sénégalais] de danser pendant la pause? » L’actrice Marijke Pinoy, de son côté, accuse le chorégraphe Koen Augustijnen de participer au projet par calcul artistique. En demandant à la danseuse africaine Chantal Loial de danser derrière une paroi vitrée, on la présente de nouveau dans une perspective coloniale. Ces interventions dramaturgiques invitent à réfléchir à la manière dont la réalité se présente à nous dans et par le truchement de sa mise en scène.

De Waarheidscommissie, une performance de la compagnie Action Zoo Humain, 2013. Avec la danseuse Chantal Loial.

Photographie de Kurt Van der Elst

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Voilà ce qui dote le spectacle, toujours selon Kuyl, d’une importante dimension autoréflexive. Chaque voix est contrebalancée par une autre voix, obligeant ainsi le public à envisager une série de perspectives différentes. Au dénouement de la pièce, après la présentation par la Commission de ses recommandations, les frères Ben Chikha soumettent un dilemme au public. Avant de regagner leur pays natal, les Sénégalais resteront encore quelques jours à Gand pour visiter la ville. Les gardiens hésitent à leur rendre leurs cartes d’identité, car ils savent que les Sénégalais risquent de disparaître dans la nature. Ils confient la responsabilité de cette décision au public, invité à se prononcer sur la question au moyen d’un vote.

Tout comme pour les projets d’Elly Van Eeghem et de Thomas Bellinck, la frontière entre la réalité et la fiction, entre la réalité et la mise en scène, apparaît très poreuse. Les créateurs tentent même volontairement de brouiller ces frontières et en font sciemment le sujet de leur projet. En ce sens, leur travail peut être considéré comme une forme de ce que Carol Martin a appelé « le théâtre du réel » (« theatre of the real », Martin, 2013). Dans sa plus récente publication, Martin étend ses analyses précédentes du théâtre documentaire à des modèles théâtraux qui, à travers différentes pratiques, nouent des rapports avec le réel. Martin aborde un grand nombre d’exemples dont l’enjeu principal est la volonté « d’engager [les spectateurs] à reconsidérer le réel sur la base d’expériences diverses[19] » (ibid. : 175) que ces pièces leur proposent. Les créateurs n’ambitionnent pas de faire du théâtre documentaire avec pour seul objectif d’offrir un reflet véridique d’un passé donné, d’un lieu ou d’une communauté. Ils enrichissent l’expérience théâtrale de souvenirs épars et de futurs possibles et ils proposent au public une vision du réel sous un nouveau jour. Le théâtre et la performance deviennent ainsi des sources d’informations politiquement pertinentes qui, d’après Martin, peuvent influencer positivement la manière dont nous encadrons, observons et réabordons le réel, et ce, à travers des « actes d’imagination sous forme de réitérations, représentations et narrations[20] » (ibid. : 74). Le « théâtre du réel » aborde ainsi la réalité en utilisant et en manipulant consciemment aussi bien la fiction que la non-fiction.

L’imagination du réel

Cet article a tenté de dresser un panorama du théâtre en Flandre en présentant deux générations de créateurs dont l’esthétique et le rapport au réel diffèrent. La génération des années 1980, connue sur la scène internationale comme la « vague flamande », a fait de la réalité du corps son cheval de bataille. Malgré la singularité de l’évolution de leur parcours artistique individuel, il se dégage de l’ensemble de ces créateurs un certain nombre de tendances caractéristiques. On voit par exemple l’épanouissement des metteurs en scène aboutir à une innovation formelle poussée et à une mise en évidence de l’autonomie de la pratique théâtrale. Par ailleurs, leur théâtre se caractérise par ses emprunts à la performance : en s’adressant directement au public, en intégrant au spectacle des acteurs issus du monde réel et en mettant l’accent sur la présence du corps sur scène.

Cependant, cette génération a été accusée d’accorder trop peu d’attention aux réalités historiques, sociales et politiques. Le troisième numéro « Toneelstof III: The Wonder Years » de la revue de théâtre Documenta (2009a) – un numéro thématique sur les années 1980 – contient un article plutôt acerbe de Paul De Bruyne, l’un des cofondateurs de Etcetera. De Bruyne reconnaît la valeur de ces créateurs innovateurs et rafraîchissants, mais il leur reproche une interprétation dogmatique du concept de l’autonomie artistique vouée, d’après lui, à aboutir à une indifférence face aux évolutions s’accomplissant à cette époque dans le monde (De Bruyne, 2009). L’adhésion sans réserve au néolibéralisme, à la globalisation politique et économique depuis la chute du mur de Berlin ou la médiatisation suspecte de guerres civiles et de génocides : la génération des années 1980 en a été témoin, mais s’est abstenue de commentaires.

Elly Van Eeghem, Thomas Bellinck et les frères Ben Chikha, en revanche, choisissent explicitement d’intervenir dans la réalité historique, sociale et politique. Leurs projets se caractérisent par une ouverture sur le monde et par un réinvestissement du champ sociopolitique. Ils tentent de nouer des rapports explicites avec le réel en privilégiant le dialogue entre fiction et non-fiction. Au regard de la richesse des sources authentiques qu’on y découvre, il s’avère possible d’affirmer que leurs projets contiennent une dimension documentaire importante. Pourtant, il ne s’agit pas de théâtre documentaire au sens strict du terme. Les créateurs dont il est question traduisent leurs sources (qu’il s’agisse de témoignages oraux, d’archives ou de plans historiques) en fonction d’un univers artistique et les transposent dans un cadre fictionnel. Leur mouvement possède un potentiel critique explicite, mais ne poursuit pas de vérité objective ni de représentation historique fidèle au passé. Ils encouragent la réflexion critique à propos de la réalité qui les entoure et essaient, par leurs interventions, de faire une différence afin de provoquer un impact sociétal, si minime soit-il. Ainsi, les projets de Elly Van Eeghem, de Thomas Bellinck et des frères Ben Chikha montrent la capacité de ce genre de théâtre d’exercer un impact direct sur la réalité et sur l’histoire auxquelles il est lié par le truchement de l’imagination.