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Dans la lignée des fêtes dionysiaques, la musique, le chant, la danse, le corps, le récit sont au coeur de l’oeuvre théâtrale de Pol Pelletier. En véritable femme-orchestre, l’artiste prend en charge, dans ses solos, non seulement toutes les disciplines convoquées, toutes les voix invoquées, mais assume également toutes les fonctions au sein même de la création théâtrale : elle en est à la fois l’auteure, la metteure en scène et l’actrice. Au premier abord, tant l’hétéromorphie que la polyphonie semblent caractériser le théâtre de Pol Pelletier ; un théâtre dont le texte est issu des spectacles et semble avoir pour statut premier celui de témoigner de la représentation qui l’a précédé. En tant que trace textuelle d’une dramaturgie qui s’écrit au contact de la scène (répétitions et représentations), d’une dramaturgie qui, par conséquent, échappe à la logique – plus traditionnelle au théâtre – du devenir scénique d’un texte, les pièces solo de Pol Pelletier n’ont pas été mises en scène au sens premier des termes, mais elles en sont le fruit et, par conséquent, s’inscrivent à contre-courant, dans une logique autre, alternative : celle d’un devenir textuel de la représentation. Considérer cette particularité du travail de Pol Pelletier, c’est avant tout s’autoriser à emprunter des chemins d’analyse où le texte dramatique n’est ni l’unique centre d’intérêt ni le premier. Car il est des marques plus profondes encore de l’hétéromorphie dans l’esthétique même des spectacles de Pol Pelletier tout comme dans leur construction dramaturgique.

En développant une esthétique de la divergence, voire de la dissidence, l’hétéromorphie chez Pelletier ne se mesure pas uniquement à la surface de ses oeuvres, mais raisonne jusqu’aux fondements mêmes de tout ce qui y est dit, de tout ce qui y est montré, de tout ce qui y est joué. Et c’est aussi là que se révèle toute la complexité de son oeuvre : au sein même de chaque système d’énonciation, c’est-à-dire dans la mise en corps, la mise en discours et la mise en scène, partout, Pol Pelletier travaille sur l’écart, le clivage. Or, l’hétéromorphie n’a-t-elle pas ceci de particulier qu’elle révèle la différence (voire cette différance, chère à Derrida), le multiple comme l’alternatif, qu’elle marque précisément cet écart entre les disciplines, entre le singulier et le pluriel, entre l’inclusion et l’exclusion, entre soi et l’autre que soi, entre soi et l’autre en soi, entre l’unité et la fragmentation, le un et le multiple ?

L’esthétique de la dissidence dans laquelle les solos de Pol Pelletier s’inscrivent, se mesure tant dans les positions contestataires de l’artiste à travers sa résistance à l’ordre établi (sur le plan politique et sur le plan artistique par rapport aux enjeux féministes qui sous-tendent sa démarche) que dans sa volonté de subvertir ce cadre en privilégiant la performativité du corps et celle du discours au profit d’une identité en quête de devenir. Et la disjonction est là, toujours présente, toujours latente, dans l’oeuvre de Pelletier : disjonction entre un corps au bord du débordement et un dire, finement construit, élaboré selon les règles du discours épique ; disjonction encore des voix, entre celle de la narratrice, d’un personnage, de l’énonciatrice et celle de Pol Pelletier elle-même ; disjonction enfin entre un discours dominant et un discours revendicateur, subversif et on ne peut plus assumé par l’artiste.

Du corps en scène à la scène du corps : contestation et résistance

Discours littéraires, discours scientifiques, discours médiatiques, ces robes de mots taillées sur le corps des femmes gênent souvent aux entournures. Certes, les nouveaux habits de la moralité découvrent désormais sans problème ce sein que Tartuffe ne voulait voir. Mais, que ce soit par la reconduction à peine voilée des stéréotypes les plus éculés ou par la diffusion de normes morales, les corsets symboliques, visant à garder la femme dans le droit chemin du convenable, enserrent toujours les corps.[1].

Détrez et Simon, 2002 : 251

À travers le corps en scène se joue une « libération » dont les fondements résident dans la lutte féministe à laquelle Pol Pelletier prit part dès ses débuts dans les années 1970 et comme elle-même le souligne en 1979 en ces termes :

Il existe actuellement un théâtre permanent de femmes à Montréal qui a justement pour but d’innover : le Théâtre expérimental des femmes. Ce théâtre a ceci de particulier qu’il concilie une analyse féministe rigoureuse (et une volonté de conscientiser) avec une recherche théâtrale et esthétique. En d’autres mots, il veut illustrer et combattre l’oppression féminine, il veut redonner aux femmes une histoire, en créant de nouvelles formes et de nouveaux personnages féminins. Il fait appel à l’imaginaire, au mythe, à l’inconnu. (Nous utilisons beaucoup l’inconscient dans nos méthodes de travail et aussi un entrainement physique très poussé : notre théâtre est très physique et très peu sermonneux [sic.])[2].

L’identité féminine commençait alors, pour les femmes, par la réappropriation de leur propre corps et par la revendication d’un droit à la jouissance. Briser le carcan dans lequel elles se sentaient prisonnières constituait l’une des prémices de leur inscription dans l’histoire et dans le monde. Refusant de se soumettre aux règles du patriarcat, il leur fallait rompre le silence et oser dire « Je ». Se poser en tant que sujet d’énonciation exprimait métaphoriquement leur désir d’être le sujet de leur propre vie. Les solos de Pol Pelletier ont, à travers les époques, toujours reflété cette prise de position qui, comme le notent Christine Détrez et Anne Simon, en dépit de l’évolution des moeurs depuis les années 1970, reste au coeur de certaines démarches d’artistes femmes encore trente ans plus tard[3]. Pol Pelletier fait partie de ces artistes-là.

L’on comprend bien alors pourquoi dans la démarche de l’artiste, la corporéité a un sens fondamental : elle puise sa source dans le potentiel subversif que l’exposition d’un corps de femme peut avoir (et surtout pouvait avoir dans les années les plus marquées par la lutte féministe). Il s’agit d’une exposition du corps non pas en tant qu’objet de désir de l’homme, mais en tant que lieu de jouissance, dont la femme serait souveraine ; un corps en tant qu’instrument de libération aussi. En effet, d’après Pelletier, le corps est l’espace dans lequel – et à travers lequel – les pulsions, et tout ce qui est de l’ordre de l’irrationnel, peuvent s’exprimer librement, tandis que « le mental » est l’hôte de la raison, du contrôle, de l’ordre et des censures. Et c’est en tant que lieu des pulsions et de l’irrationnel que l’artiste attribue au corps le genre féminin, tandis qu’elle prête au mental, à la rationalité et à l’ordre, le genre masculin. Plus concrètement, laisser s’exprimer l’irrationnel ou encore « l’inconscient[4] » comme elle dit, relève d’une part féminine en soi, alors que se soumettre à l’ordre rationnel tient d’une dimension masculine. Cette dichotomie que Pelletier n’est ni la première ni la seule à énoncer permet d’éclairer sa position à l’égard du corps et d’expliquer cette part importante qu’il prend dans ses solos.

En effet, le corps, en tant que lieu de plaisir, de jouissance, fut longtemps considéré comme un no woman’s land, un espace interdit aux femmes. Selon les féministes, conquérir ce corps c’est, pour la femme, conquérir le droit au plaisir et s’affranchir du sentiment d’indécence et de honte qui « lui colle à la peau ». C’est aussi envisager que le corps puisse être un lieu d’épanouissement du sujet. C’est pourquoi l’investissement du corps dans les spectacles de Pelletier reflète ce désir de contestation et constitue en soi un acte de résistance face à une culture patriarcale contre laquelle l’artiste s’insurge depuis toujours. En outre, « laisser parler le corps », comme le fait Pelletier, ne relève pas uniquement de la performance sportive, mais participe d’un acte politique, dont l’enjeu est non seulement la réappropriation de son corps par la femme, mais aussi la « volonté d’introduire du féminin dans une structure patriarcale caractérisée par l’ordre rationnel auquel il obéit[5] ». C’est pourquoi, en passant par le corps, c’est à la voix des femmes que Pol Pelletier tente de frayer un chemin.

Corps en scène

Dans Joie (1992), cet investissement du corps passe par un investissement du lieu scénique qui se manifeste grâce au dispositif scénographique mis en place. Une passerelle installée au-dessus des spectateurs permet à l’artiste de rejoindre un échafaudage placé en face du public et ainsi de jouer sur toute la hauteur des murs. De plus, cette installation crée un espace circulaire non pas face aux spectateurs, mais dans un dispositif qui les englobe. Les courses effrénées de l’artiste sur la passerelle et le bruit qu’elles provoquent donnent alors l’impression d’un espace plein, rempli par le mouvement comme par le bruit. Paradoxalement, il semble qu’au centre se crée un espace vide, un appel d’air semblable à l’oeil d’un cyclone. Chez Pelletier, la force est toujours centrifuge, elle gravite autour d’un centre. D’ailleurs, le dispositif scénique du spectacle Océan le montre bien. Dans ce solo, l’artiste évolue sur un cercle tracé au sol dans lequel des rainures dessinent une spirale. Tout au long du spectacle se joue une lutte, dont l’enjeu pour la comédienne, au début cantonnée à la périphérie, est de rejoindre le centre du cercle. La dépense physique de Pelletier vient refléter cette volonté de dynamiter les normes, et métaphoriser l’engagement des forces qu’implique ce combat pour « abolir le cadre rationnel » dans lequel, d’après l’artiste, le patriarcat enferme les femmes.

Dans Nicole, c’est moi (2004), Pol Pelletier propose de voir le corps comme une caisse de résonance de la violence faite aux femmes. Si, dans l’ensemble de sa démarche, l’artiste met l’accent sur la libération du corps en tant que lieu d’une jouissance, il n’en demeure pas moins que celui-ci apparaît aussi comme le siège d’une violence. Dans Nicole, c’est moi, la thématique de la violence est centrale, qu’elle prenne la forme de l’autodestruction ou du sacrifice, qu’elle s’exerce moralement ou physiquement. Cette violence symbolique évoquée par les mots trouve écho sur scène dans celle, plus tangible, que véhicule le jeu de Pol Pelletier elle-même, mettant à l’épreuve son propre corps. Dans ce spectacle, Pol Pelletier porte sur son dos une croix géante, rappelant ainsi le calvaire du Christ, son Chemin de Croix, fait d’humiliations et de souffrances physiques. Les multiples allusions au sacrifice entrent en résonance avec le corps mis en scène, un corps au bord de l’épuisement. La force de ce dernier spectacle tient au fait que Pelletier réussit à y tenir, en même temps, un double discours. D’une part, elle dénonce la réalité de l’Histoire ; d’autre part, elle affirme sur scène la puissance de son verbe et de son jeu, montrant une artiste en pleine possession de ses moyens. Son corps, porteur tout à la fois de signes d’humiliation et de révolte, est l’expression même de cette dualité.

Empreint d’une volonté d’« échapper au contrôle de la raison[6] » et ainsi de se libérer des normes et des censures, le corps devient le siège d’une altération et acquiert par là même le statut de sujet. Désormais, il porte l’action en lui-même, à l’image de cette transe dans laquelle l’artiste entre littéralement dans Océan (1995), se laissant emporter par les rythmes d’une musique africaine.

Scène du corps

L’investissement de l’espace par le corps de l’artiste se double donc d’un investissement de l’espace du corps. Si Pol Pelletier parvient à tenir en haleine les spectateurs durant des monologues relativement longs, c’est qu’elle ne se contente pas de « réciter » une histoire, mais qu’elle la met en corps. La tension dramatique trouve son pendant dans la densité corporelle mise en oeuvre, dans une corporéité particulièrement accentuée. L’un des exemples les plus marquants de cette tension dramatique transposée sur « la scène du corps » de l’artiste est le passage d’Océan dans lequel Pol Pelletier évoque la mort de sa mère. À genoux au centre de la scène, l’artiste raconte cette mort en martelant le sol de sa main, de plus en plus fort et sur un rythme de plus en plus rapide, tel le bruit des sabots d’un cheval au galop, comme s’il s’agissait d’une chevauchée fantastique pour celle qui va s’éteindre. En conjuguant le débit de la parole au rythme des coups assénés au plancher, l’artiste parvient à créer une tension quasi palpable et à l’amener jusqu’à son paroxysme, jusqu’au point de rupture : l’instant où la vie de sa mère bascule dans la mort. Le corps de la comédienne agenouillée incorpore cette tension, comme si l’énergie s’y concentrait, de manière centrifuge – une fois encore -, faute de pouvoir être dépensée à travers des déplacements ou de tout autre mouvement dans l’espace. À ce moment-là, le mouvement ou, plus exactement, la tension se situe autant dans le corps de l’artiste que dans l’espace du théâtre.

La voix de Pol Pelletier prend alors une importance essentielle dans cette scène du corps, dans la mesure où elle cristallise en quelque sorte le rapport de ce corps au monde et, par extension, le rapport du sujet au monde. Dans les solos de l’artiste, la voix ne se réduit pas à être le médium des mots, mais elle tend à faire entendre aussi ce qu’ils échouent à dire. L’exemple le plus frappant est sans aucun doute celui du spectacle Joie dans lequel les enjeux féministes sont littéralement mis en voix et mis en corps. Dans ce solo, Pol Pelletier retrace l’histoire du Théâtre Expérimental des Femmes, telle une épopée basée sur quelques dates charnières. Depuis la scission du Théâtre Expérimental de Montréal en 1978 qu’elle avait fondé trois ans plus tôt avec Jean-Pierre Ronfard et Robert Gravel jusqu’à son départ du Théâtre Expérimental des Femmes en 1985, Pelletier se fait le témoin (et l’actrice) de son propre parcours dans la création théâtrale. Tout au long de son monologue, elle raconte les enjeux féministes de cette entreprise artistique parmi lesquels se trouve celui de « libérer » le corps de la femme.

C’est à travers l’exploration de la gamme offerte par ce prolongement corporel, du souffle au cri, des rires aux sanglots (sans impulsion d’ordre psychologique), que l’artiste parvient à faire place au corps sur scène. Au cours du spectacle, elle soulignera d’ailleurs l’importance de l’oralité dans l’origine de la création collective des femmes. En expliquant que « leur bouche », leur « parlage », leurs histoires personnelles avaient permis que la « vie transparaisse dans le travail » des artistes femmes et que cette vie ne fût rien d’autre que « du corps, des bruits du corps » (Pelletier, 1995 : 47). Ainsi, d’un corps qui dit par les sons qu’il produit et qui devient donc signifiant en lui-même, à un corps médiateur du récit, au service de la parole, Pol Pelletier fonde la dynamique de son spectacle sur les modulations de sa voix.

Non sans gommer les conséquences de cette implication physique, corporelle, Pelletier convoque ce corps qu’elle souhaite faire entendre, qu’elle souhaite faire parler[7]. Les « bruits du corps » sont alors mis en évidence et notamment la présence d’un souffle audible par les spectateurs. Cette caractéristique vient défier la conception traditionnelle d’une diction d’acteur qui se doit de n’être en aucun cas « haletante ». Sans aller jusqu’à cet extrême, l’essoufflement engendré par les « courses » de la comédienne tout au long de la représentation s’entend.

De plus, les variations de hauteur dans la voix de la comédienne lui permettent de passer du murmure au cri, comme si sa voix venait du fond du corps, basse, presque inaudible, cherchant à s’effacer pour finalement jaillir de ce corps, s’en extirper, s’en libérer et envahir l’espace alentour. Là se dit la colère, l’indignation, la revendication, la détermination, la douleur ou encore la jouissance, tandis que le murmure prend en charge des aspects plus intimes, sur le ton de la confidence, de l’aveu, du découragement, du désespoir, du renoncement ou, tout simplement, de la gravité. Lorsque surgit d’un discours posé le slogan « DIEU EST BRÉSILIENNE ! », tel un cri de joie auquel succèdent un éclat de rire et une danse sur des rythmes brésiliens, c’est l’affirmation du caractère festif et assumé d’une lutte féministe dépassant les frontières nationales qui est en jeu.

Ajoutons que Pol Pelletier joue sur les variations de rythme et de durée dans « l’évocation » et parvient ainsi à suggérer ce qui se joue au-delà du discours. C’est le cas des silences scandant certaines phrases et qui donnent une teneur signifiante aux propos (ironie, sérieux, tristesse, etc.), sans que la comédienne « joue l’émotion », dont il est question. Ou encore, le débit ralenti vient mettre en exergue d’autres émotions, telles que l’émerveillement ou l’admiration. C’est notamment le cas lorsque la comédienne relate sa jeunesse dans un flot incessant de paroles qu’accompagne un martèlement du pied jusqu’à ne plus laisser entendre ce qui est dit. Le spectateur comprend que le plus important n’est pas le contenu du discours mais son altération. Cette confrontation devient signifiante au-delà de ce qui peut être raconté verbalement. Ici est mis en valeur ce qui est entendu de ce corps agissant et de cette parole vaine, qui échoue à se faire entendre. Par le débit accéléré privant la parole de toute ponctuation et par les sons produits par le corps, Pol Pelletier met en scène un affrontement, un combat entre voix (« bruits du corps ») et parole, rendant impossible l’entendement (à la fois le fait d’entendre et celui de comprendre). L’inaudible voile ici l’indicible tout en le désignant comme « indicible ». En d’autres termes, il est question de montrer, d’offrir au regard, ce qui ne peut (ou ne doit pas) se dire sans avoir à le dire. Derrière ce qui ne s’entend pas se cache ce qui ne peut (ou ne doit pas) être dit, comme la douleur, l’incompréhension ou encore la colère.

Ici un clivage s’opère entre le dire du corps et celui du récit, entre ce que l’un parvient à faire entendre et ce que l’autre échoue à dire. Une première dualité est donc mise en scène par Pol Pelletier. Elle se situe entre ce qui, chez Julia Kristeva[8], relève du sémiotique – tout signe qui déborde le discours – (le corps) et ce que l’on attribue au symbolique (le langage). Pol Pelletier parvient à inscrire dans un même propos ces deux « manières » de dire, comme si l’artiste employait le vocabulaire de chacune – à la fois indépendamment et conjointement. Ainsi, la « mise en corps » ne vient pas illustrer littéralement le texte, mais propose une « partition » autonome qui va au-delà du récit.

Dans le même ordre d’idées, l’introduction de chants africains, anglais et espagnols (tango argentin) vient relayer une parole qui n’a plus rien à dire ou, du moins, dont les mots semblent ne plus suffire à dire. Le plus souvent, ils interviennent aux moments où Pol Pelletier, l’artiste, la femme, dévoile un moment de vulnérabilité dans son parcours artistique. Ainsi, lorsqu’elle évoque la période où les deux autres co-directrices du Théâtre Expérimental des Femmes ne souhaitaient plus travailler avec elle, elle avoue le sentiment de culpabilité qui l’a habitée à l’époque. Sans en dire davantage, elle entonne un chant a capella : « I’m lonely […] I feel so sad lonely ». Cette transition renforce l’idée d’une parole « en exil » que seul le chant parvient encore à soutenir. Là, la voix accompagne les mots, prévaut sur eux et du même coup semble se substituer à l’expression verbale du sujet (la parole) tout en maintenant une fonction expressive. De cette manière, Pol Pelletier échappe subtilement au mode de représentation lyrique (l’expression d’une subjectivité[9]) par l’introduction dans le monologue d’une partie proprement lyrique (destinée à être chantée).

De cette voix qui se fait entendre au-delà de la parole, rapprochons les rires et sanglots, les gémissements et lamentations de la comédienne. En introduisant ces « bruits du corps » dans son spectacle, en leur donnant une place, Pol Pelletier réaffirme sa volonté qu’une femme puisse « disposer de son corps ». Elle renverse ainsi – par le caractère honteux que peuvent avoir certains de ces bruits – l’image de la féminité que le théâtre, tel qu’il se faisait jusque dans les années 1970, avait tendance à véhiculer. En plus de ces sons corporels dont la valeur subversive s’inscrit dans le propos féministe de l’artiste, Pelletier reproduit à plusieurs reprises des bruits ou des mouvements d’animaux. Du piaillement au croassement en passant par le gloussement ou encore de la représentation d’une vache à celle d’une panthère, la comédienne s’efforce de déconstruire la vision traditionnelle de la femme « bien éduquée » en lui réattribuant sa part « instinctive », animale. Cette intégration d’éléments vocaux participe à une libération du corps que revendiquait Pol Pelletier en créant le Théâtre Expérimental des Femmes. En rappelant que la femme est un mammifère comme les autres et en reproduisant ces cris et mouvements d’animaux, l’artiste va chercher à atteindre dans cette part animale, « primaire », ce qui fonde l’espèce humaine hors de toute culture patriarcale, de tout carcan.

Voix, paroles, disjonction et dissidence

Pour raconter l’histoire, Pol Pelletier ne s’appuie pas tant sur une pluralité extérieure à laquelle correspond la construction de personnages fictionnels, mais elle met en voix une multiplicité d’instances narratives, linguistiques et locutoires. En d’autres termes, la prise en charge du récit s’opère dans le glissement d’une voix à une autre, tel que le permettent les modulations vocales de la comédienne.

La parole tient lieu d’action en plus des « illustrations actives » que la comédienne fait des moments historiques qu’elle évoque (l’artiste rejoue les situations ou les dialogues). C’est par glissement et rupture que s’opèrent les allées et venues entre l’annonce de l’événement (date du souvenir) et l’événement lui-même (l’action – (re) jouée), entre les commentaires de Pol Pelletier elle-même sur la situation remémorée (dont elle fut témoin ou participante) et ses adresses au public qui intègrent donc au monologue l’instant de la représentation. Ainsi apparaît la narratrice : celle qui date et présente l’événement. Le plus souvent la comédienne énonce son texte de manière solennelle, d’un ton posé qui souligne l’aspect factuel de ce qui est dit et le distancie de toute implication psychologique : « Automne 1978 : séparation du Nouveau Théâtre Expérimental[10] ». Puis, par l’intonation de sa voix, Pol Pelletier amène les spectateurs à la situation elle-même. Cela se fait par la prise en charge du discours des personnes évoquées dans le souvenir avec ce que ces voix ont de typique (accents, âge ou caractère « sexué ») ou par les variations dans le débit et les hauteurs opérant une rupture d’avec la voix annonciatrice de départ. La comédienne se met à jouer la scène dont il est question. Tout son corps participe à ce récit, illustre le souvenir par des mouvements, une gestuelle, un jeu d’actrice corroborant le discours. Pol Pelletier, sans incarner différents personnages, évoque différentes situations et propose diverses instances narratives permettant de faire progresser le discours. C’est pourquoi la mise en voix opérée par la comédienne constitue en soi l’événement scénique.

« Je est un Autre » ou le jeu de la polyphonie

D’un point de vue dramaturgique, il est également intéressant de voir comment la polyphonie mise en oeuvre par Pol Pelletier relève d’une disjonction au coeur même de l’identité narrative multipliant les instances locutoires et brouillant l’identification du sujet d’énonciation. En dévoilant dans son solo, Nicole, c’est moi, sa véritable identité (Nicole), l’artiste « met à mort » Pol Pelletier. Cette perte d’identité qui s’accompagne d’une renaissance, d’un retour à une autre identité - toutes deux nominales - vient alors mettre en lumière l’idée d’un sujet qui est foyer d’altérité, c’est-à-dire qui appelle une présence de l’Autre dans le même. Dans ce spectacle, la prise en charge du récit à la première personne du singulier - désignant la narratrice en tant que Pol Pelletier, en tant que Nicole, ou encore en tant qu’une Autre qui n’est aucune des précédentes (Pol et Nicole) -, invite à interroger ce « Je » qui dit « je », car Pol Pelletier n’incarne pas différents personnages. Bien qu’elle puisse prendre la voix de certains de ses anciens collaborateurs[11] ou, du moins, en adopter le timbre plus grave pour rapporter des paroles qu’ils auraient tenues, à aucun moment, l’artiste en scène « joue » un autre personnage. La protagoniste reste le seul sujet d’énonciation, tandis que ceux auxquels elle fait allusion demeurent objets du discours. Ils sont amenés à la scène par le biais du récit et d’un récit finement modelé selon le regard de l’artiste, Pol Pelletier. En d’autres termes, ils n’apparaissent qu’à travers la subjectivité de celle qui les évoque. L’altérité chez Pelletier ne se situe donc pas à l’extérieur du sujet, mais elle l’habite et donne lieu à cette polyphonie, au premier sens du terme.

Sortez-les de ma peau ! Sortez-les de ma peau ! C’est insupportable ! Ça se bouscule et ça se monte dessus : “ Pousse-toi, j’étais là avant ! ”, “ C’est moi la première ! ”, “ Non c’est moi ! ”, “ C’est moi la plus intéressante, la plus vivante, la plus urgente ! ” Personne n’a la priorité, toutes les voix s’annulent et la tempête rugit, la clameur est assourdissante ! Sortez-les de ma tête ! Sortez-les de ma tête ![12].

Pelletier, 1996

D’un point de vue dramaturgique, nous retrouvons dans Océan la présence de cet Autre qui hante le sujet à travers la lutte dans laquelle s’engage la protagoniste. Cette lutte met aux prises son image publique et son moi véritable, mais aussi d’un point de vue scénique, dans Joie, par exemple, alors que l’artiste prête sa voix à des tiers. En reprenant leurs propos, elle se fait en quelque sorte le médium de ces autres absents ou disparus, comme s’ils revenaient la hanter. Mais c’est dans Nicole, c’est moi que l’artiste va le plus loin dans le traitement de ces figures d’une altérité intérieure. Effectivement, dans ce solo, un écart se crée entre la figure présentée comme autobiographique (Pol Pelletier) et celle qui est désignée comme étant autobiographique dans l’ici et maintenant de la représentation puisqu’elle porte le prénom Nicole, c’est-à-dire le véritable prénom de l’artiste ; une identité nominale (et donc référentielle) qui participe de l’inscription du sujet dans le monde.

Le spectacle sera la dernière de Pol Pelletier. Vous savez, Pol Pelletier n’était pas son vrai nom. Pol c’est un prénom qu’elle a pris dans la vingtaine. Son nom de baptême, c’était... Nicole… C’est une histoire passionnante que je vous raconterai en temps voulu. Je suis venue vous raconter des histoires d’adieux. Du temps de son vivant, Pol Pelletier était une dinosaure reliée à une ancienne race vouée à la disparition. Voyez-vous les traces de ma crête et de ma longue queue ?[13].

Pelletier, 2005

Ce jeu avec les règles de l’autobiographie, avec le « pacte autobiographique », comme le nomme Philippe Lejeune (Lejeune, 1975), se manifeste dans le glissement des pronoms personnels, du « je » au « elle », et met ainsi en évidence une disjonction entre le sujet d’énonciation (celle qui prend la parole) et le sujet de l’énoncé (celle qui, en disant « je », se désigne elle-même). En d’autres termes, il y a Pol Pelletier qui, en disant « je », se désigne en tant que Pol Pelletier, et il y a un « Je » qui énonce, une instance locutoire non identifiée qui annonce la mort de Pol Pelletier et la renaissance de Nicole, sans véritablement se définir elle-même. En outre, lorsque la narratrice se met à distance des sujets de l’énoncé, qu’elle parle de Pol ou de Nicole à la troisième personne du singulier, elle se situe en tant que sujet d’énonciation et, ainsi, s’établit par le dire et agit par le discours. Son statut de sujet dépasse le récit dans la mesure où il s’édifie dans l’ici et maintenant de l’acte illocutoire. De la sorte, Pol Pelletier met en scène toute l’ambiguïté du « je » à travers cette disjonction qui altère l’unité du sujet et introduit dans le discours la figure d’un Autre en soi qui prend la parole et qui, par extension, permet au sujet de se présenter comme un Autre, en tant qu’Autre.

C’est pourquoi, dans Nicole, c’est moi, cette disjonction qui se joue au sein même du discours permet de mettre en avant l’idée que le sujet qui prend en charge le récit est partagé, divisé, hanté par plusieurs instances locutoires. Il émerge de cette tension entre moi dramatique et moi épique. En fait, cette structure énonciative, en articulant un moi dramatique (sujet de l’énoncé) et un moi épique (sujet d’énonciation), correspond précisément à celle qu’identifie Jean-Pierre Sarrazac dans les théâtres intimes. Celui-ci observe en effet que si « les dramaturgies de la subjectivité mettent en scène un moi divisé, en conflit avec lui-même et avec le monde » (Sarrazac, 1989 : 87), c’est parce qu’« elles se fondent sur cette quête d’équilibre entre un moi dramatique et un moi épique, un moi qui confère à la fable un statut supra-personnel » (Sarrazac, 1989 : 87).

Cette ambigüité trouve son pendant sur le plan scénique dans la mesure où, à travers ses monologues polyphoniques et autobiographiques, l’artiste complexifie sa propre présence et, par extension, déstabilise la perception des spectateurs. Le dédoublement des voix conjugué à la présence d’un seul corps problématise la distinction entre la narratrice (« protagoniste », « personnage » ou « voix ») et l’artiste (non seulement en tant qu’individu mais aussi en tant que personne connue du public). Ce phénomène que Marvin Carlson (2001) et Herbert Blau (1992) définissent sous le terme de ghosting se situe aux frontières du réel et de la fiction, dans la mesure où il émerge des frictions entre la figure de l’artiste – notamment les traces que ce dernier laisse dans la mémoire collective - et le personnage. C’est dans (ou grâce à) cet écart entre réel et fiction qu’il convoque différentes strates de sens à partir desquelles les spectateurs vont pouvoir construire ou compléter sémantiquement ce qui leur est donné à voir. Au-delà de la représentation théâtrale se joue donc un phénomène mnésique qui trouve son origine à la fois dans la présence de l’artiste et dans cette enveloppe fantomatique qui l’accompagne.

Le processus de réception est dominé par un jeu d’associations, d’intertextualité, voire « d’interthéâtralité » qui s’opère dans l’entrecroisement d’éléments préexistant à l’ici et maintenant de la représentation. Que ces éléments soient issus d’une mémoire collective (historique) ou de spectacles antérieurs (auxquels renvoient certaines allusions), un processus de reconnaissance vient enrichir la création de sens et, paradoxalement, suscite une certaine confusion dans la détermination de celui ou de celle qui prend la parole.

Ce jeu entre la persona publique (liée au paraître) et le moi véritable de l’artiste (lié à l’être) façonne l’identité narrative en place. Ce n’est pas le moi de l’artiste qui est en scène, mais une identité hybride construite à partir de son masque public et de son moi véritable. En cela, Pol Pelletier fait intervenir des éléments qui dépassent son Moi et permettent cette ouverture sur le monde que propose le théâtre intime. Et ce parti-pris artistique est d’autant plus frappant et porteur qu’il rejoint des enjeux politiques qui dépassent l’unique individualité de l’artiste. On peut même le voir comme un procédé, dont l’objectif est de restituer à la femme sa place dans le récit de l’histoire de l’espèce humaine.

Subversion : la performativité du discours

En effet, chez Pelletier, le recours à la mémoire constitue une plongée en soi et rappelle cette « ouverture sur le monde qui passe par l’intériorité des personnages » (Sarrazac, 1990 : 68) si caractéristique des théâtres intimes d’après Jean-Pierre Sarrazac et qui permet à l’artiste de proposer une lecture empreinte de sa propre subjectivité des événements passés. Dans Joie et dans Nicole, c’est moi, le travail de la mémoire a pour objectif d’inscrire l’histoire des femmes dans l’histoire collective. Ce travail mémoriel permet à Pol Pelletier d’introduire, au sens propre du terme, l’existence de la femme dans l’Histoire des Hommes (dans et par le discours) et de mettre en évidence le fait que la non-inscription des femmes dans cette Histoire – tout comme leur inscription d’ailleurs –, tient au récit qui en est fait[14]. Se joue donc un travail de réécriture de l’Histoire, d’une reconstruction du réel ou plutôt d’une réappropriation qui passe par le discours, mais également par un acte de résistance contre les « blancs[15] » de cette mémoire que Pelletier va jusqu’à matérialiser dans Joie par l’opposition entre un mouchoir blanc (métaphorisant le « blanc de mémoire ») et une main gantée de noir (métaphorisant la mémoire).

Dans chacun de ses solos, Pelletier cherche à créer des ponts entre les histoires, que celles-ci se rapportent à l’histoire individuelle (le plus souvent la sienne), à l’histoire nationale, à l’histoire de l’espèce ou encore à la mythologie (Océan). Dans Nicole, c’est moi, l’artiste met en parallèle la mise à mort de sa persona publique (Pol) avec le thème du sacrifice des femmes dans l’histoire de l’humanité. Dans Joie, nous l’avons dit, l’artiste tisse des liens entre son parcours dans la création théâtrale au Québec et le projet féministe. Certes, l’interprétation que fait l’artiste des événements passe par le filtre du féminisme et restitue, par son contenu, une vision du monde tout à fait singulière ; mais il est intéressant de voir que la structure même du récit, cette interpénétration des histoires, fait écho aux moyens mis en oeuvre par le mouvement féministe des années 1970 pour permettre aux femmes de se reconnaître entre elles et pour légitimer leur demande de reconnaissance. Ce faisant, le travail mémoriel semble être plus complexe que la simple évocation des souvenirs. La structure du récit en elle-même opère un acte mnésique, puisqu’elle porte en elle l’empreinte du passé et qu’elle ramène au présent le slogan féministe « la vie privée est politique ».

À travers le récit de soi dans lequel la vie quotidienne et la vie intime étaient exposées au grand jour, le courant féministe s’attaquait aux interdits et aux tabous sur lesquels l’éducation des filles et leur vie de femme étaient fondées. En établissant un espace d’expression dans lequel chaque femme pouvait se reconnaître dans son individualité, ces artistes participaient en quelque sorte au développement d’une conscience de soi en tant que sujet singulier[16]. En cela, le récit intime recouvrait, à l’époque, des enjeux politiques. L’artiste en parle de manière explicite dans Joie, lorsqu’elle aborde les créations collectives des femmes : « Chaque jour, puisqu’on ne peut pas se cacher derrière un texte, un metteur en scène, un rôle, on s’expose – qui on est, ce qu’on croit, ce qu’on aime, ce qu’on veut – et où, donc, on rencontre les autres vraiment, brutalement parfois. » (Pelletier, 1995 : 43) L’influence du récit intime et de sa teneur politique est notable dans le travail de Pelletier qui, dans ses solos, ne cesse de mettre en relief l’idée selon laquelle l’Histoire des femmes est indissociable des histoires particulières, personnelles et issues du quotidien. Mais le projet subversif chez Pelletier ne s’arrête pas là. Il passe par et dans le discours et se fonde sur le potentiel performatif du verbe.

Réécrire l’histoire : la performativité du discours

Dans Nicole, c’est moi, nous pouvons voir s’opérer une sorte de détournement de l’Histoire ou, plus exactement, une réappropriation du vocabulaire employé pour en faire le récit. À titre d’exemple, l’artiste introduit dans le discours des anthropologues sur l’évolution de l’espèce une femme aux côtés de l’homo erectus : « Femina ».

Il y a 70 mille ans, sur cette planète, vivait notre ancêtre qui était passé péniblement, à la suite d’une longue, longue évolution, de la position à quatre pattes à la position verticale. Les hommes de science l’ont appelé homo erectus, une expression latine qui signifie : “ l’homme debout ” (Je parle ici de l’espèce humaine dont je fais partie, moi, femme. Donc cette appellation “ d’homo erectus ” est inappropriée. Je corrige le terme des paléontologues et je reprends.) Il y a 70 mille ans, sur cette planète, vivaient nos ancêtres qui étaient passés péniblement, à la suite d’une longue, longue évolution, de la position à quatre pattes à la position verticale. J’ai nommé NOS ANCÊTRES : Femina et Homo erectus[17] .

Pelletier, 2005

Et Pol Pelletier va plus loin encore en renversant les règles du genre au sein de la langue française. Elle généralise l’emploi du féminin et l’affirme clairement :

Les rares survivantes étaient des mutantes. Veuillez noter qu’à partir de maintenant, je vais parfois utiliser le féminin pour signifier et le féminin et le masculin. Donc quand vous entendrez « les rares survivantes étaient des mutantes », il faut comprendre « les rares survivantes et survivants étaient des mutantes et des mutants. » Le féminin comprend le masculin.[18].

Pelletier, 2005

Or ce choix de renverser les règles du genre dans le discours s’inscrit pleinement dans l’idée féministe de renverser l’ordre établi et de substituer à un système de pensée fondé sur une conception « masculinisante » de l’humanité un système qui, par le discours, féminiserait cette pensée. En introduisant dans une structure normée qui obéit aux règles linguistiques un élément allant à l’encontre de ces normes, Pol Pelletier dérègle la structure. Elle met en crise le système symbolique du langage dans son usage traditionnel. Elle « défait le genre », pour reprendre les termes de Judith Butler (2006), et provoque par là un clivage au sein même de la structure linguistique, clivage entre la rationalité du discours, en ce qu’il est conforme aux règles d’usage (rappelons que, pour Pelletier, l’ordre rationnel est attribué au masculin) et cette non-rationalité (ou refus de la rationalité établie) qui met en procès les fondements traditionnels de la langue.

C’est pourquoi, dans les solos de Pelletier, le conflit, la divergence, la dissidence ou encore l’écart ne se jouent pas uniquement entre le corps et le verbe, mais il se situe – et c’est là toute la complexité, l’intérêt et la richesse de l’oeuvre –, au sein même de chaque système (corps et verbe) allant jusqu’à mettre en péril leur unité respective... Quand bien même ceux-ci composeraient le choeur polyphonique de la représentation en tant que « composants de la partition scénique[19] » (Danan, 1995 : 75-119).

L’on voit dès lors que, dans l’oeuvre de Pelletier, la conjugaison de ces éléments qui composent la représentation et s’inscrivent dans une esthétique de la dissidence (enjeux politiques de contestation et de subversion) à ceux qui relèvent d’une esthétique de la divergence (polyphonie et dialogues intérieurs) porte en elle un potentiel performatif difficilement réductible à la trace textuelle des spectacles. En d’autres termes, les solos de Pol Pelletier, en tant que compositions scéniques où le polymatiérisme[20] prévaut, sont marqués par une hétéromorphie constitutive, fondamentale, viscérale – pour reprendre le vocabulaire de l’anatomie – qui met à l’épreuve – ou au défi – le statut des textes qui en sont issus. Constituent-ils des textes dramatiques en tant que tels ou ne sont-ils pas plutôt un possible prolongement intermédiale de la représentation, c’est-à-dire son expression (en l’occurrence partielle) dans un médium différent que celui de la scène : le livre ? Car si tel est le cas, et au même titre qu’une oeuvre d’opéra (irréductible ni à sa partition musicale, ni à son livret) ou qu’une exposition en arts visuels (qui n’est ni l’ouvrage qu’on en tire ni son catalogue d’exposition), les spectacles de Pol Pelletier (parmi d’autres) invitent à penser l’hétéromorphie comme mise à l’épreuve d’une dramaturgie traditionnelle (soumise à l’autorité du texte et de son devenir scénique) ou, en d’autres termes, comme un procédé au service de la dissidence[21].