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Au cours de la saison 2008-2009, le Théâtre d’Aujourd’hui de Montréal célébrait son quarantième anniversaire. Pour souligner en quelque sorte le mandat de ce théâtre, les programmes et affiches des productions ont été conçues afin de diriger l’attention du public vers les auteurs[1]. Pour ce faire, ces documents montraient le visage de l’auteur en gros plan. Or cette intention est aussi mise en relief par la typographie, puisque le nom de l’auteur figure même en caractères si gros sur les programmes et les affiches qu’il occupe davantage d’espace que le titre de la pièce. C’est le cas du programme de Bob où le nom de l’auteur (René-Daniel Dubois) attire davantage l’attention que le patronyme du metteur en scène (René-Richard Cyr) qui se retrouve sous ses noms et prénoms en caractères nettement plus petits. Les photographies de l’affiche et la couverture du programme de Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans[2] font toutefois exception à la règle. Ce sont les seules à présenter la metteure en scène (Carole Nadeau) en plus de l’auteur de la pièce (Normand Chaurette). Metteure en scène et auteur dramatique posent côte à côte sur la couverture du programme de ce spectacle. En comparaison, sur l’affiche de Bob, on voit surtout Dubois accompagné des trois acteurs principaux de la pièce, mais pas René Richard Cyr.

Affiches et programmes semblent ainsi préparer le public à assister à un spectacle, Bob, où l’auteur dramatique jouira de toute l’attention, alors que dans l’autre, Provincetown Playhouse, Chaurette devra partager la vedette avec la metteure en scène. Voyons voir si les attentes mises en place par le matériel promotionnel se sont avérées dans la mise en scène qui a été faite des deux pièces au Théâtre d’Aujourd’hui.

Extrait du programme de Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans, Théâtre d’Aujourd’hui, saison 2008-2009. Graphisme : Uniform. Photographe : Angelo Barsetti.

Source : Théâtre d’Aujourd’hui

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Souvent comparées, les oeuvres dramatiques de Normand Chaurette et de René-Daniel Dubois[3] suivent depuis trois décennies des destinées parallèles même si la polyphonie occupe une place importante chez l’un et chez l’autre. Cette polyphonie peut toutefois être tempérée selon Hervé Guay par le modèle dialogique adopté par la représentation. Pour lui, la représentation peut être gouvernée par un « modèle dialogique dominé par la figure de l’auteur [ou] du metteur en scène » (Guay, 2008 : 63). Le traitement réservé à la parole de l’auteur et à la polyphonie qu’il instaure dans le texte peut ainsi être grandement modifié ou amplifié par le processus d’écriture scénique privilégié par le metteur en scène.

Carole Nadeau a ainsi délibérément déconstruit le texte de Provincetown Playhouse de Chaurette afin d’en faire un spectacle éclaté où la vision du metteur en scène est plus importante que la voix de l’auteur, tandis que la mise en scène de René Richard Cyr s’est effacée pour que la parole de Dubois domine le modèle dialogique. Ce choix d’un modèle dialogique[4] différent par les deux metteurs en scène est d’autant plus frappant que les deux productions ont été présentées au cours de la saison 2008-2009 du Théâtre d’Aujourd’hui[5].

D’une part, Carole Nadeau a pris le parti de fragmenter le texte de Chaurette afin d’étendre la polyphonie du texte à une polyphonie de toutes les composantes de la production, réduisant alors la figure de l’auteur à un simple matériau textuel, alors que René-Richard Cyr a amplifié la pluralité des voix qui était déjà très présente dans la pièce de Dubois afin que l’auteur soit au centre de la représentation. Écrites à près de trente ans d’intervalle, les oeuvres de ces deux dramaturges qui, sur papier, offrent toutes deux un exemple de polyphonie centrée sur la figure de l’auteur, prendront forme sur scène dans deux productions qui s’opposeront dans leur esthétique théâtrale.

Extrait du programme de Bob, Théâtre d’Aujourd’hui, saison 2008-2009. Graphisme : Uniform. Photographe : Neil Mota.

Source : Théâtre d’Aujourd’hui

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Et en quoi les esthétiques des deux mises en scène s’opposent-elles ? L’une tendra à prendre ses distances du matériel textuel et en divergera à bien des égards ; l’autre tentera plutôt de faire converger toutes les composantes de la représentation vers le texte dramatique. Le traitement scénique de cette pluralité des voix inhérente aux deux textes démontre toute l’étendue possible de l’axe polyphonique dans une production théâtrale. Presque situées aux deux extrêmes de cet axe, les mises en scène de Provincetown Playhouse et de Bob permettent d’observer comment le dialogisme hétéromorphe, selon l’expression de Guay (2008 : 63), « fait place à une pluralité de voix et de langages ».

Cette polyphonie connait divers degrés selon l’importance du statut du texte dans une production. Arnaud Rykner (2008 : 98) propose deux extrémités à cet axe : « l’un[e] entièrement centré[e] sur la parole, l’autre évacuant toute parole de la représentation, mais nourrissant cette dernière d’un discours implicite ». Situées à deux endroits différents de l’axe, la polyphonie des composantes scéniques des productions de Provincetown Playhouse et Bob ne dialogue pas de la même manière et la représentation n’a alors pas le même impact sur le spectateur.

Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans, de Chaurette

Au Québec, les formes convenues de la représentation – texte, mise en scène, jeu – ont subi plusieurs mutations au cours des années 1970. De jeunes compagnies, comme Opéra-Fête et Zoopsie, ont provoqué une crise des codes spectaculaires en convoquant différentes formes artistiques et médiatiques sur scène[6] . Au cours des années 1980 et 1990, plusieurs compagnies adhèrent à cette nouvelle façon de penser l’esthétique théâtrale, dont Ex Machina et le Théâtre UBU qui intègrent l’utilisation de nouveaux langages scéniques à leur pratique. Ce mouvement prend alors diverses appellations : théâtre de création, théâtre multidisciplinaire, multimédia, théâtre « baroque », théâtre de l’image et théâtre postmoderne. Ces appellations font référence à certaines conceptions de l’écriture scénique faisant appel à plusieurs autres composantes en addition aux formes traditionnelles de la représentation. Depuis cette époque, d’autres compagnies, plus expérimentales, ont repoussé davantage les limites de cette esthétique théâtrale composite au nombre desquelles figurent Recto-Verso, Arbo Cyber et Le Pont Bridge.

Carole Nadeau appartient à cette mouvance. Avant de fonder le Pont Bridge en 1994, elle a oeuvré pendant quelques années au sein d’Arbo Cyber, une compagnie ayant une approche théâtrale axée sur le multimédia et celle-ci a eu une influence considérable sur son travail. Au Pont Bridge, les arts et les technologies qui peuvent paraître pour certains peu compatibles avec l’art dramatique, comme les arts visuels (peinture, installation, photographie, collage, etc.), la musique, la performance, des jeux d’optique, de la vidéo en direct ou préenregistrée et des environnements sonores immersifs, pour ne nommer que ceux-là, ont ainsi été intégrés à la représentation au même titre que la mise en scène, le jeu des acteurs et le texte dramatique.

Ces matériaux composites, selon l’expression de Marie-Christine Lesage (2001 : 359), dictent le processus de création ; « ces langages artistiques cohabitent et se répondent de façon à créer une synergie scénique nouvelle ». L’enchevêtrement des langages artistiques provoque alors une polyphonie, une pluralité des voix, qui détourne l’attention du texte et du jeu des acteurs qui servait traditionnellement au spectateur de point d’ancrage. Chez Nadeau, l’élaboration d’un nouveau spectacle ne débute pas avec le choix d’un texte dramatique ; le matériel textuel est, en fait, un élément secondaire qui se greffe au processus de création une fois que celui-ci est bien entamé. En 2003, Nadeau, qui jusque-là avait surtout présenté des collages, élabore pour la première fois un spectacle à partir d’un texte dramatique, soit Provincetown Playhouse de Chaurette, désormais considéré comme un classique de la dramaturgie québécoise. Le caractère fragmentaire du texte convenait parfaitement à l’écriture scénique de Nadeau et bien qu’il soit connu, le texte a rapidement été déconstruit et recomposé afin de faciliter l’intégration des autres médias ; il est alors devenu un matériau comme les autres. Le texte, lors des anciennes productions de Provincetown Playhouse [7] , était au centre des préoccupations des différents metteurs en scène. Jean-Cléo Godin avait même affirmé que « la primauté du texte par rapport à la représentation est ainsi affirmée de telle sorte que la pièce semble donnée à lire plutôt qu’à jouer. » (Godin, 1994 : 53). Le texte devint alors très important dans la représentation. Nadeau a fait le choix d’un texte fort qui pourrait résister à la déconstruction de sa polyphonie textuelle[8] pour s’incorporer à une polyphonie composite. Ces voix doivent ensuite dialoguer les unes avec les autres pour former un tout cohérent afin de constituer un spectacle qui dépassera le simple effet d’ensemble. Guay définit la notion de dialogisme comme étant « toute forme qui permet de faire entendre plusieurs voix, les invite à s’exprimer dans leur propre langue et à se répondre les unes aux autres » (Guay, 2008 : 64). Nadeau utilise ces différentes voix dans le but de déstabiliser le spectateur dans sa perception du texte dramatique et elle utilise différents arts et technologies pour y arriver.

Souhaitant créer un effet de miroir, Nadeau ajoute un personnage qui n’était pas dans la pièce de Chaurette et que l’équipe de production surnommait Bob ; la metteure en scène voulait ainsi incarner physiquement la folie et la cruauté du personnage principal, Charles Charles 38. Pour accentuer l’effet miroir, Nadeau a installé une planche de plexiglas au centre de la scène qui tantôt réfléchit comme un miroir, tantôt est transparent, ce qui permet à la metteure en scène de jouer sur les effets de perception[9]. « Carole Nadeau, selon Eza Paventi, s’intéresse particulièrement aux effets produits par la perception. Elle consacre entre autres une partie de ses recherches à l’exploitation des différentes propriétés du miroir dans la mise en scène » (Paventi, 1998 : 19). Les miroirs font alors partie du dispositif scénique ajoutant une voix supplémentaire à la « chorale » de matériaux composites qu’est l’écriture scénique de Nadeau.

La perception du spectateur est modifiée par les dispositifs scéniques qui se définissent, selon Arnaud Rykner, comme étant :

les enjeux visuels et plastiques de la scène, revenant en cela aux principes mêmes de cette dernière : le theatron, lieu d’où l’on voit, préfère la monstration à la démonstration, même si cette dernière n’est pas a priori exclue du processus. [... ]. Aux signes décodables de la représentation classique, le dispositif tend ainsi à préférer une certaine opacité du visible : le spectateur entre dans un espace sémantiquement ouvert, plutôt que de se voir proposer les clefs qui lui permettront de comprendre ce à quoi il va assister.

Rykner, 2008 : 93

Ce traitement de la perception amène le spectateur à concevoir le personnage de Charles Charles 19, uniquement visible grâce au miroir, comme s’il était quelque chose d’irréel, de métaphysique, provenant des souvenirs de Charles Charles 38. La présence de Bob à l’arrière de la feuille de plexiglas crée un nouvel effet de perception qui dérange le spectateur. « Sa présence permet de multiplier encore les jeux de réalité et de fiction. » (Hébert, 2009 : 34). De plus, l’effet tantôt de transparence, tantôt de réflexion rendu possible par le plexiglas permet de conférer différents degrés de folie aux personnages de Charles Charles, ce qui n’était pas forcément prévu dans le texte. Cette folie provient à la fois de l’effet d’étrangeté provoqué par l’incarnation double de Charles Charles, à deux âges différents, et par l’introduction de Bob qui s’avère davantage une silhouette[10] qu’un véritable personnage.

Ce dispositif scénique relève alors, comme l’explique Rykner, « d’un processus continu et non d’un système ou d’une structure » (Rykner, 2008 : 94). Nadeau instaure un processus de création qui concourt en quelque sorte à instaurer une esthétique de la divergence en détournant l’attention du spectateur du texte original au profit d’autres dimensions de la représentation. Le miroir, placé au centre de la scène, qui devient ainsi tout aussi important que le texte lui-même, ajoute une couche métaphysique supplémentaire à la trame narrative du texte.

Force est de constater que, dans la production du Pont Bridge, les éléments de l’écriture scénique de Nadeau ne convergent pas nécessairement vers le texte et ne dirigent pas particulièrement l’attention du spectateur vers les mots de Chaurette. En ce qui a trait à la focalisation sur la parole, le spectacle ne se situe pas à l’extrême voulant que la production n’utilise pas du tout d’échanges verbaux. Cependant, le fait que le matériel textuel soit considéré au même titre que les autres composantes du spectacle démontre que le travail de Nadeau vise davantage l’association d’idées, leur dialogue, que la narration linéaire d’une intrigue. Son choix de représenter le texte de Chaurette a pour objectif de créer un spectacle où la mise en scène est en osmose avec le texte, et sa structure éclatée et fragmentée fait du texte le choix idéal pour un tel projet. Ce faisant, Nadeau entre davantage en dialogue avec le texte de Chaurette qu’elle ne s’y soumet fidèlement, leurs voix s’entrechoquant et se déplaçant, ce qui entraîne au dire de Guay un nouveau type de spectacle qui fait, à partir du texte, s’écouler « le centre de gravité du dialogisme théâtral » (Guay, 2008 : 68) à l’intérieur d’une vision scénique, celle de la représentation.

Le théâtre passe ainsi d’un modèle dialogique sous l’autorité de l’auteur à un modèle dialogique spectaculaire, un temps sous la gouverne du metteur en scène, mais qui intègre peu à peu un nombre croissant de discours relativement autonomes par suite de l’émergence de nouvelles manières de concevoir un spectacle et de l’introduction de nouveaux médias.

Guay, 2008 : 68

On peut ainsi avancer que Nadeau a travaillé le texte de Chaurette selon une esthétique de la divergence, dans la mesure où l’interaction entre les arts, comme le cinéma, la musique, la danse, les nouveaux médias et le texte s’exprime dans le dialogue entre celui-ci et les autres composantes du spectacle. Cette conjugaison de moyens artistiques variés occupe dans la représentation une place comparable sinon supérieure à celle du texte. Cette absence de prépondérance du texte est également corroborée par les nombreuses modifications apportées au texte par Nadeau. Par conséquent, le caractère polyphonique de la production du Pont Bridge provient avant tout de l’hétéromorphie des composantes du spectacle qui partent du texte et s’en éloigne ensuite selon une esthétique de la divergence.

Si Nadeau a déconstruit l’oeuvre de Chaurette en la découpant et en la fragmentant à nouveau, la metteure en scène Alice Ronfard a, au contraire, été fidèle à chacune des virgules du texte de l’auteur dramatique lors de la production présentée à l’Espace GO en 1992. Sa mise en scène et le travail des concepteurs ont respecté les formes traditionnelles de la représentation, soit le texte et les didascalies de Provincetown Playhouse, la mise en scène et le jeu des acteurs[11]. Sans anachronisme, la scénographie et les costumes respectaient l’époque prescrite par l’auteur ; les protagonistes étaient tous habillés dans les tons de beige ou de blanc dans une volonté de représenter la pureté des personnages. La mise en scène de Ronfard évoquait toute la beauté que l’on retrouve dans la pièce de Chaurette, tandis que celle de Nadeau a plutôt souligné à grands traits toute la laideur et la noirceur du drame de Charles Charles. Dans sa critique de la pièce, lors de sa création en 2003, Guay soulignait d’ailleurs comment Nadeau avait révélé « la part de monstruosité et de folie [du personnage], ensevelie sous l’innocente beauté des jeux formels » (Guay, 2003 : B2).

Fait étonnant, les deux metteures en scène ont toutes les deux développé les thèmes qui les préoccupaient à travers le prisme de la perception. Tout ce qui a trait à la vision, au regard et au fait d’être vu était tout aussi important dans la mise en scène de Ronfard que cela l’a été dans celle de Nadeau. De plus, Ronfard a, elle aussi, utilisé les jeux de miroirs pour accorder de l’importance à la perception dans sa mise en scène. Rodrigue Villeneuve a décrit la scénographie de la production de Ronfard comme étant « une série de miroirs [qui] séparent la scène sur toute sa longueur. Selon l’éclairage, les miroirs peuvent n’être plus que des parois de verre découvrant un paysage maritime. » (Villeneuve, 1992 : 124) La paroi de verre dans la mise en scène de Ronfard devenait transparente pour permettre aux spectateurs de voir toute la beauté de l’océan, lieu de souvenirs idéalisés, alors que, chez Nadeau, le plexiglas transparent laissait voir le personnage du double maléfique de Charles Charles 38, incarnation de la laideur et de l’horreur.

Dans la mise en scène de Ronfard, tous les éléments de la production convergeaient vers le texte selon une conception très différente de l’esthétique de la divergence privilégiée par Nadeau. La pièce, donc la voix de Chaurette, a été à la base du travail scénique de Ronfard qui respectait un certain équilibre entre le texte, la mise en scène et le jeu des acteurs. Cette utilisation de la polyphonie se situe plutôt, sur l’axe polyphonique évoqué plus haut, à mi-chemin entre le spectacle où la parole serait complètement évacuée et la production qui mettrait la parole au centre de son processus de création. Le travail de Ronfard s’est surtout concentré à faire ressortir la beauté de la pièce de Chaurette, sa théâtralité et la polyphonie intrinsèque[12] du texte. En 1984, Pierre Fortin, dans sa mise en scène de la production des Têtes Heureuses (Chicoutimi), avait lui aussi voulu orienter l’attention du spectateur vers le texte de Chaurette en placardant le texte complet de la pièce sur les murs et le plafond de l’espace scénique de la Maison Carrée. Gilbert David soulignait alors que « ce spectacle jou[ait] ainsi dans et sur le texte, à la manière d’un palimpseste dont on verrait et l’écriture première et le texte scénique qui la recouvre peu à peu dans le temps de la représentation » (David, 1985 : 141).

Bob ou René-Daniel ?

Sur le même axe polyphonique, à l’opposé du théâtre de création de Nadeau, se trouve la mise en scène de René Richard Cyr de Bob, de René-Daniel Dubois[13]. Alors que Nadeau a utilisé le texte de Chaurette comme matériau de dialogue avec différentes composantes de la représentation, Cyr, dans une perspective de la convergence, s’est servi de toutes les composantes du spectacle pour mettre en relief la parole de Dubois. Godin souligne en 1985 dans son article « Deux dramaturges de l’avenir ? » que le retour au texte dans l’oeuvre de Dubois correspond à une « dramaturgie qui semble revenir à une valeur ancienne : le texte, omniprésent et englobant, texte souvent redoublé par la référence essentielle à un hors-texte ou à un intertexte qui l’informe et lui donne son sens plein » (Godin, 1985 : 113). L’auteur laisse ainsi entendre que la convergence vers le texte était déjà, en 1985, une esthétique scénique « ancienne » et que ce « retour » au texte différait beaucoup de ce qui se faisait sur les scènes québécoises des années 1980. Il n’en demeure pas moins que cette (sur)importance du texte surprend toujours aujourd’hui.

La représentation est ainsi mise au service de la voix de l’auteur, une voix qui transcende le texte de la pièce pour devenir la pensée même de Dubois. Les différentes composantes de la représentation ont donc pour but d’amener le spectateur à écouter et à rester toujours concentré sur le texte dramatique et la parole de Dubois. Alors que l’écriture scénique de Nadeau visait la multiplicité des formes, le metteur en scène René Richard Cyr a préféré orienter le travail des concepteurs de la production vers le texte. La scénographie, l’éclairage, les costumes et toutes les composantes de la production ont donc été conçus pour mettre en valeur la parole de Dubois. De ce fait, sur l’axe polyphonique, la mise en scène de Cyr se situe à la limite de l’axe correspondant aux productions centrées sur la parole et s’oppose à l’écriture scénique de Nadeau, à l’autre extrémité de l’axe polyphonique, qui utilise la parole de Chaurette uniquement comme matériau textuel.

Le trio de personnages principaux de la pièce de Dubois est bien différent du trio imaginé par Nadeau dans Provincetown Playhouse. Si la folie était le dénominateur commun des trois Charles Charles, les trois protagonistes de Bob sont unis par une quête de la beauté, sous trois formes différentes : l’amour, la magie et l’art. Dubois a déjà longuement écrit sur cette quête de la beauté dans ses oeuvres précédentes et il y revient dans ses Entretiens qu’il a écrits en même temps qu’il finalisait l’écriture de Bob [14]. Sur scène, la parole de Dubois est dans tous les personnages, mais cet enseignement touchant la quête de la beauté s’exprime surtout à travers le personnage de Madame Fryers. Très didactiques, les répliques du maître à penser de Bob transmettent les « enseignements » que Dubois veut inculquer au public.

Le texte de Dubois est, comme celui de Chaurette, dense, riche et morcelé. Véritable « théâtre de voix », Bob, comme le reste de l’oeuvre de Dubois, possède une architecture chorale qui est « plus partition musicale que texte dramatique [et] sa lisibilité est soumise à son interprétation scénique » (Lafon, 1994 : 51). Cyr privilégie dans sa mise en scène cette parole, construite telle une chorale dont les membres chantent la même chanson collectivement, mais chacun de manière différente, faisant ainsi encore une fois appel au dialogisme. Les parties du spectacle dialoguent ensemble, afin de « mettre en voix » la pensée de Dubois, et ce, à travers ce qui semble être une série de monologues, où les acteurs viennent à tour de rôle à l’avant-scène décrire, raconter, dire, lire, déclamer, chuchoter, réfléchir à haute voix, partager avec le public la parole de l’auteur. Lafon soulignait déjà en 1994 le caractère polyphonique de l’oeuvre de Dubois dans son article intitulé « René-Daniel Dubois, de la polyphonie comme masque ou porte-voix » (Lafon, 1994 : 51). Les acteurs, tantôt seuls, tantôt en choeur, se font dès lors, tout comme les autres concepteurs du spectacle, les « porte-voix » de Dubois.

La projection vidéo fait ainsi partie des différents éléments de l’écriture scénique utilisés dans le but de multiplier les modes narratifs et sans cesse renouveler l’écoute du public de manière à bien rendre tout le foisonnement du texte de Dubois. Pour contrer l’ennui du spectateur, selon l’expression de Cyr, sa mise en scène a pris le parti de solliciter le public de différentes façons. La convergence de l’écriture scénique vers le texte s’est donc faite en toute polyphonie et s’est exprimée à travers différents procédés qui dialoguent ensemble et que Guay a décrits très justement, à propos du spectacle Je voudrais me déposer la tête de Claude Poissant et qui s’applique très bien à Bob :

La relation créée entre les divers éléments, faite à la fois de distance et de proximité, de sensations brutes et de juxtapositions savantes, suscite des conditions de réception jouant sur plusieurs plans. Or, c’est justement ce jeu d’éloignement et de rapprochement de l’objet théâtral qui maintient l’attention du spectateur à l’égard de toutes les voix qui s’y font entendre, alors même que celles-ci produisent un objet complexe.

Guay, 2008 : 74

Cyr utilise ainsi un médium différent, la projection vidéo, pour transmettre la partie du texte qui correspond aux enseignements de Madame Fryers, ce qui provoque un effet de distanciation. Ce médium souligne le caractère particulier de Madame Fryers qui représente l’auteur dans le spectacle. La distanciation provoquée entre le spectateur et les propos de l’actrice a toutefois été perçue négativement par certains critiques[15], qui arguaient que les images vidéo entraînaient une perte d’intensité, que la parole de Dubois portait moins lorsque médiatisée par l’écran.

L’écriture scénique de Cyr tente de faire dialoguer les différentes voix du texte dramatique selon une esthétique de la convergence, et essaie ainsi « de monumentaliser le discours général » (Nassichuk, 1998 : 34) de la pensée de Dubois. Pour mettre en valeur cette parole, Cyr demande aux acteurs de lire certains extraits de la pièce sur des feuilles imprimées, cachées un peu partout sur la scène. Alors qu’il s’apprête à dévoiler ses émotions, Yves, interprété par Robert Lalonde, extrait une feuille de sous le matelas de la civière de Bob et se met à lire le texte au lieu de le jouer. Le spectateur comprend alors que ce qui vient d’être dit par le personnage ne provient pas tout à fait de lui mais d’une entité omnisciente qui tente de le rejoindre à travers le contexte de la représentation. Cyr répétera cette technique à quelques reprises et habituellement avec les monologues les plus lyriques du texte de Dubois. Après avoir lu le texte sur la feuille de papier, qui est l’incarnation même de la matérialité du texte, les acteurs chiffonnent la page pour la jeter négligemment. Le texte a été écrit, imprimé et exprimé, il semble alors ne plus avoir de raison d’être… ou du moins, il n’est plus nécessaire de le conserver.

Dans Bob, Dubois cite plusieurs auteurs, tels Albert Camus, Félix-Antoine Savard, Robert Lalonde, Alfred de Musset et Federico García Lorca, créant ainsi une choralité d’auteurs qui viennent ajouter leurs voix à celle du dramaturge. Lafon souligne que Dubois a utilisé ce procédé dans sa pièce non publiée Anne est morte (1991) en faisant ressortir la « tentative de l’auteur [de] théâtraliser le verbe de… l’auteur, le sien comme celui des autres. [Les personnages] ne sont que les voix mêlées d’un lyrisme intellectuel qui interroge compulsivement la culture à grand renfort de citations. » (Lafon, 1994 : 52) Ces passages qui sont intégrés au texte se distinguent malgré tout du reste par le procédé de livraison imaginé par Cyr qui consiste à les faire lire par les acteurs sur des feuilles de papier qui, cette fois-ci, ne sont pas cachées, mais bien placées sur un lutrin à l’avant-scène. Les acteurs, au moment de dire leur texte, se dirigent vers le lutrin et, tels des orateurs, interpellent le public avec la parole de ces auteurs. Encore une fois, après avoir lu leurs monologues, les interprètes chiffonnent leur feuille pour ensuite s’en débarrasser de façon nonchalante, l’extrait de Camus subissant ainsi le même sort que celui de Dubois.

D’autres modes narratifs ont été utilisés pour transmettre le sentiment d’urgence qui habite la parole de Dubois. Le metteur en scène a demandé au choeur de réciter une scène tout en faisant des allers-retours d’un côté à l’autre de la scène dépouillée. Le mouvement, créé par les dix acteurs qui ne courent pas tous au même rythme et dont la voix est modifiée par leur souffle de plus en plus court, touche le spectateur et transmet toute la fougue, l’impatience et l’impétuosité de la pensée de Dubois. Les membres du choeur incarnent alors physiquement le rythme de la pièce par leur course et leur voix. Le dispositif de dialogisme entre les voix des acteurs et le texte est ainsi décrit par Guay : « Loin d’être toujours convergentes, ces voix se juxtaposent les unes aux autres, entrent en concurrence, créent des contrastes marqués, nuancent, à d’autres moments, un aspect du spectacle ou encore entraînent […] des effets de choralité. » (2008 : 69). Les acteurs apportent ainsi chacun leur voix à l’ensemble créant alors un effet de choralité, les différentes façons de rendre le texte se juxtaposent et se veulent distinctes, afin de bien traduire toutes les facettes de la pensée de Dubois, mais surtout afin de captiver le spectateur qui aurait pu être ennuyé par la verbosité du spectacle.

Le choeur donne également une structure à la représentation en énonçant les didascalies et en manipulant les rares objets présents sur la scène. Toutefois, l’initiative de dire les didascalies ne provient pas de l’écriture scénique de Cyr, mais bien du texte puisque Dubois les avait déjà attribuées au choeur. L’intégration des didascalies au texte crée une confusion entre les dialogues et le texte didascalique qui appartient dès lors au domaine de la fiction et renforce la théâtralité de l’oeuvre (Riendeau, 1997 : 95). L’écriture scénique de Cyr utilise cependant ce procédé en poussant encore plus loin la théâtralisation des composantes qui ne sont habituellement pas associées à la représentation (lecture, accessoires figuratifs) et en créant de la métathéâtralité à partir d’éléments naturellement associés au théâtre, comme les didascalies. Cyr théâtralise les éléments que le spectateur ne devrait pas voir, comme la salle de répétition, le dispositif scénique et les costumes réduits, en apparence, à leur plus simple expression, ce qui laisse croire que les acteurs sont encore en processus de création. Cette impression est renforcée par la présence de fragments de la pièce sur scène, comme si les acteurs ne connaissaient pas encore leur texte par coeur et par le fait que les acteurs manipulent des objets (lutrin, chaises, lampe de poche) que l’on retrouve en salle de répétition pour évoquer d’autres objets.

Par exemple, alors que le texte mentionne que Bob et Andy marchent ensemble dans une rue bordée d’arbres, les membres du choeur suivent les acteurs avec des lutrins retournés de façon à ce que leurs pieds soient en haut et qu’ils évoquent les arbres de la rue de part et d’autre des amoureux. Ceux-ci demeurent presque immobiles pendant que le mouvement des lutrins/arbres fait croire aux spectateurs qu’ils avancent. Plutôt que sur un décor, Bob compte sur un dispositif scénique, notion que Rykner (2008 : 94) décrit ainsi :

L’espace du drame est un espace autonome, en théorie non destiné au regard public, et qui s’édifie sur cette exclusion d’un tiers. À l’inverse, le dispositif postule l’existence de ce tiers qui le fait tenir et qui, en retour, le constitue comme dispositif. Contrairement au décor, qui dénote ou qui connote, le dispositif n’apporte en effet aucune information qui contiendrait, ne fût-ce qu’en germe, les significations majeures de la représentation et qui permettrait à cette dernière de tenir le spectateur en respect (de lui réserver le rôle de voyeur). Dans le dispositif, les significations ne sont jamais données, mais restent à élaborer, individuellement autant que collectivement.

L’imagination du spectateur est avant tout stimulée par l’inventivité avec laquelle le choeur utilise le dispositif scénique et manipule les rares accessoires. Le dépouillement rempli de naïveté de la mise en scène, ainsi que le souligne Odile Tremblay (2008 : E2), « dévoile les ficelles du théâtre pour ensuite mieux nous les faire oublier » et cherche à mettre le texte en valeur en démontrant que les aspects techniques à grand déploiement ne sont pas nécessaires à la magie de l’art théâtral.

Le metteur en scène a multiplié les modes narratifs afin de traduire toute la polyphonie d’un texte que l’on pourrait qualifier, selon l’expression de Bernard Dort (1988 : 97), de « parlerie où les mots l’emportent sur les personnages ». Les mots, la parole, la voix, la pensée de Dubois sont le moteur de la production et se révèlent au centre des préoccupations des concepteurs qui ont opté pour une esthétique de la convergence conférant ainsi à la pièce de Dubois l’aspect d’une véritable mise en lecture de texte – en un peu plus élaborée – si l’on fait exception des scènes filmées.

Pour conclure, sur l’axe polyphonique qui a été la trame de notre analyse, la pluralité des voix de l’écriture scénique de Cyr diffère sensiblement de celle de Nadeau. La première prend la forme d’une polyphonie au sens choral du terme où toutes les voix convergent pour transmettre une même parole, celle de Dubois, alors que la seconde multiplie les formes dans une polyphonie que l’on pourrait qualifier d’hétéromorphe en ce qu’elle fait appel à des éléments qui divergent du texte de Chaurette pour créer un ensemble diffracté.

Nos analyses semblent ainsi confirmer ce qui était déjà présent dans les affiches et les programmes commandés par le Théâtre d’Aujourd’hui pour les deux spectacles, à savoir, que, dans Bob, la primauté allait au texte – vers lequel tous les éléments de la production convergeaient –, alors que Carole Nadeau a produit une sorte de dialogue multisensoriel avec Chaurette, notamment en proposant un nouveau montage scénique de Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans à partir d’une matrice fournie par Normand Chaurette auquel elle a superposé des effets empruntés à des formes aussi diverses que le film policier et les jeux de miroirs. La multiplicité des voix présentes dans les deux pièces aura donc été exprimée de façon diamétralement opposée, l’une divergente et l’autre convergente ; les deux metteurs en scène partageant le même souci de nous faire découvrir toutes les facettes du texte dramatique.