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Sur la carte géopolitique des langues et des civilisations, le théâtre grec contemporain se situe dans une zone éloignée des grands pôles de diffusion culturels. Si son influence à l’étranger en souffre grandement, sa présence sur la scène internationale ne saurait être considérée pour autant comme méprisable ou insignifiante, tant au niveau de la production de nouvelles pièces qu’à celui de la représentativité des troupes grecques en dehors de l’espace national.
L’ensemble des articles présentés dans ce numéro de L’Annuaire théâtral vise à dégager différents aspects du théâtre grec contemporain, de la période suivant le rétablissement de la démocratie (1975) jusqu’à nos jours, avec la conviction que celui-ci ne se limite pas à l’héritage du théâtre grecque antique ou à son inscription dans la culture grecque actuelle.
Deux éléments doivent être signalés d’entrée de jeu concernant la vie théâtrale en Grèce. D’une part, le grand nombre des spectacles – plus de deux cents par an (théâtre, performances, pantomime, théâtre de rue, théâtre musical), présentés à Athènes seulement, ce qui en fait une métropole théâtrale européenne importante – ; et d’autre part, une grande production dramaturgique, nourrie chaque année par l’arrivée de nouveaux auteurs, qui se manifeste dans une pluralité de tendances et de courants esthétiques.
Il est à noter que les titres des pièces qui figurent dans les études du présent dossier constituent une infime partie de la production contemporaine. En présentant cet aperçu, notre espoir est de susciter la curiosité du lecteur étranger et peut-être aussi d’en faire le point de départ d’une étude plus exhaustive. Parmi les thèmes abordés par les auteurs figurent les styles et les formes qui caractérisent le théâtre d’aujourd’hui, l’héritage que constitue le théâtre antique et la diffusion de la dramaturgie grecque à l’étranger.
Walter Puchner, dans son étude intitulée « Le tournant vers l’intérieur. La dramaturgie grecque après le retour à la démocratie (1974-1985) », parcourt le corpus dramaturgique grec en insistant sur la période entre 1974 et 1982 ; il identifie les changements les plus importants à l’échelle des pratiques et des formes d’écriture qu’il met en relation avec les progrès survenus aussi bien sur le plan politique que dans le domaine du théâtre. Prenant appui sur une tradition tantôt réaliste, tantôt poétique, la critique de la petite bourgeoisie grecque et de ses valeurs aux relents d’absolutisme n’a pas disparu de nos scènes, et force est de constater qu’à la faveur du tournant démocratique, cette dramaturgie caractérisée par l’analyse politique et sociale est passée à l’introspection psychanalytique en abordant des sujets plus intimes (autobiographiques) qui instaurent de fait une rupture avec l’écriture réaliste. Désormais, la situation dramatique apparaît de moins en moins reconnaissable ; son traitement kaléidoscopique se présente sous forme de réminiscences, de pressentiments, de rêveries fragmentaires, énoncés dans un espace-temps indécis. Bref, si l’esthétique n’est plus soumise au politique, la dramaturgie ne développe pas moins des méthodes et des stratégies dont l’ambition critique et même autocritique réaffirme des enjeux éthiques personnels. En ce sens, on peut dire qu’elle se situe à un nouveau stade de créativité qui donne lieu à des oeuvres universelles, pour emprunter l’expression de Goethe.
Dans « Les chemins de mémoire dans la dramaturgie grecque contemporaine », Georges P. Pefanis recentre la discussion sur la question de la mémoire qui ne constitue pas, dans la dramaturgie grecque moderne, un acte statique de rappel, mais une opération complexe et évolutive de reconstitution du passé à la lumière du présent et d’une réalité sociale. Depuis l’abolition de la junte (1974), ces différentes versions de la mémoire dramatique ramènent les sujets à des situations antérieures qui peuvent révéler les causes d’une vie ratée, ébranler les certitudes d’une conscience rationnelle, déconstruire, en définitive, la présence et l’identité dans les ombres de l’absence et de l’altérité. L’auteur affirme que de ces reconstructions du passé se dégage une force négative de la mémoire qui bloque le déroulement du temps et en bouleverse la cohérence. D’autre part, il observe une force positive qui travaille à reconstituer les morceaux, à rétablir des points de repère et un horizon temporel servant de guide à une conscience éthique du présent, tout en créant une « appartenance au monde et à son histoire ». Cette dialectique semble également opérer à l’échelle de la mémoire théâtrale. Là aussi des forces positives et négatives produisent un tableau où des références à la tradition sont mises en contraste avec des perspectives ou des interprétations nouvelles.
Le théâtre néo-hellénique a toujours affirmé son intérêt pour les sujets sociaux et politiques comme en témoigne aujourd’hui le traitement qu’il réserve aux réfugiés et immigrés politiques et économiques. Avec la mémoire historique récente du déracinement et de l’émigration de plusieurs générations de Grecs, il est naturel que les dramaturges s’intéressent aux immigrés et à leurs difficultés quand la Grèce d’aujourd’hui, tant urbaine que rurale, devient à son tour un lieu d’accueil pour les ouvriers étrangers, les bannis et les exclus. Plusieurs auteurs ont épinglé les comportements et les attitudes de leurs compatriotes à l’égard des étrangers, en prenant le parti de ces derniers. L’étude de Sophia Felopoulou, « L’immigré dans la dramaturgie grecque contemporaine », couvre la période de 1990 à nos jours et comprend trois axes. Dans le premier, les Grecs sont présentés en situation d’immigration économique ou politique ; dans le deuxième, l’auteur s’intéresse à la Grèce comme terre d’accueil ; dans le dernier axe, l’attention est tournée vers l’immigré vu sous l’angle des théories qui cherchent à penser les relations entre Étranger et Identité.
Pour sa part, Kaiti Diamantakou-Agathou (« Les épigones modernes de la dramaturgie grecque ancienne ») étudie l’influence de l’Antiquité sur la production scénique et dramaturgique. Celle-ci constate que par rapport au passé, la production actuelle manifeste une attitude critique envers la référence antique, et qu’elle a une tendance à la recréation ou reformulation de mythes, soit par le biais d’une combinaison de différents hypotextes, soit au moyen d’un palimpseste de paroles où les hypotextes se croisent pour produire une variété intertextuelle.
La critique fait l’objet de la deuxième étude de Georges P. Pefanis présentée dans ce dossier (« Le critique et la scène »). L’élargissement du canon théâtral, son adaptation aux nouvelles données culturelles, les transformations esthétiques provoquées par l’usage de matériaux hybrides, enfin l’autonomisation de divers arts sur la scène, sont quelques-uns des facteurs, parmi les plus importants, qui ont contribué à introduire, non seulement dans la représentation théâtrale, mais aussi dans les perceptions du spectateur spécialiste, des changements importants que l’auteur se donne pour tâche de mettre en lumière. La critique de théâtre dans la Grèce contemporaine est, à certains égards, peu étudiée dans les universités ainsi que dans les milieux intellectuels. Ceci explique en partie pourquoi elle semble être enfermée dans de vieux modèles, hérités d’une époque révolue, et qu’elle se trouve aujourd’hui dans une impasse caractérisée soit par un empirisme inconstant, sinon arbitraire, soit par un relativisme sans issue. Cette étude plaide en faveur d’une interpénétration de la déontologie scientifique et de l’actualité au sein de la critique théâtrale, phénomènes pouvant contribuer à améliorer considérablement la situation au niveau de la perception de la représentation, et lever progressivement les incompréhensions qui freinent le dialogue entre discours scientifique, spéculation théorique et création artistique.
Kyriaki Petrakou présente, pour sa part, les résultats d’une recherche sur les traductions et les représentations de pièces grecques en Europe et aux États-Unis. Elle commente et analyse la présence des dramaturges néo-grecs à l’étranger, du point de vue de la langue, de l’espace et du temps, et, s’appuyant sur la théorie de la réception, elle examine également leur accueil restreint mais aussi les perspectives nouvelles qui s’ouvrent pour le théâtre grec.
Appendices
Note biographique
Georges P. Pefanis est professeur assistant au Département d’Études Théâtrales de l’Université d’Athènes où il enseigne la théorie et la critique du théâtre et du drame. Il est l’auteur d’environ 180 articles (Annuaire Théâtral, Journal of Modern Greek Studies, Revue des Études Néo-Helléniques, Parabasis, Bulletin de liaison Néo-hellénique, etc) et de nombreux ouvrages dont Le théâtral. Esquisse d’une théâtrologie phénoménologique (Athènes, Dodoni, 1991), Jean-Paul Sartre. Quatre études sur son théâtre (Athènes, Aigokeros, 1996), Le théâtre et les symboles. Des processus de symbolisation de la raison dramatique (Athènes, Hellenica Grammata, 1999), Iakovos Kambanellis. Approches et dépistages dans sa dramaturgie (Athènes, Kedros, 2000), Sujets du théâtre grec moderne d’après-guerre et contemporain (Athènes, Kedros, 2001), Des textes et des significations. Études et articles sur le théâtre (Athènes, Sokolis, 2005), Le Royaume d’Eugena. Intertextes littéraires et contenus anthropologiques dans Eugena de Théodore Montselese (Athènes, Alexandria, 2005), Scènes de la théorie. Champs ouverts dans la théorie et la critique du théâtre (Athènes, Papazisis, 2007), Le sable des textes. Des sujets esthétiques et dramatologiques dans le théâtre néo-hellénique (Athènes, Papazisis, 2008), Le sourire du saltimbanque. Essais et articles sur le théâtre (Athènes, Aigokeros, 2009).