Article body

Le théâtre vit au-delà du dialogue, au-delà des personnages, de l’action, du spectacle. Il existait en tant que communication dia-logique avant les cris rituels. Il comprend le destin de l’humanité

Samara, 1996 : 45

Le théâtre contemporain, sensible à détecter et à mettre au jour les problèmes sociaux, avant même qu’ils ne soient saisis par la majorité, forme qui privilégie le spontané, le direct et le vivant et genre, non plus canonique, mais « a-canonique par excellence » (Sarrazac, 2005 : 19), a pressenti, perçu et représenté les grands changements qui allaient bouleverser le monde entier et influencer le destin des milliers de gens qui subirent, à partir des années 1990, les déplacements, la violence, la pauvreté. Le théâtre grec a fait preuve de la même promptitude, d’autant plus que le Grec garde dans sa mémoire historique des images de déracinement et d’émigration, politique et économique à la fois.

En 1896, Yannis Kambyssis, dans les Kurdes ― peuple considéré par l’auteur comme responsable du génocide arménien, l’identifiant aux Turcs ― traitait le sujet des refugiés politiques, faisant des Kurdes la métonymie de l’injustice et de la violence. Dans cette pièce, le dramaturge prend le parti du couple arménien et de leur cause, accordant leur défense à Petros, jeune homme honnête et intelligent qui expose ses arguments en leur faveur contre sa mère, représentante de l’opinion populaire, craintive et ignorante.

Les refugiés grecs de l’Asie mineure en 1922 alimentent la dramaturgie grecque des années 1950 et 1960 avec des personnages qui, ayant survécu à la catastrophe, ont emporté avec eux le souvenir de leur patrie, ce qui rend souvent difficile leur adaptation dans le nouveau milieu. Ils ont encore à affronter l’indigence et quelquefois l’hostilité des indigènes. Le vieil Iordanis de La Cour des miracles (I Avli ton thavmaton, 1957) de Iakovos Kambanellis est emblématique de ces refugiés grecs ayant gardé l’accent de leur patrie, refusant de s’intégrer dans un nouvel ordre et demeurant par conséquent quelque peu des parias.

L’image du refugié, de l’émigré, de l’immigré, de l’étranger et par conséquent de l’Autre préoccupe la dramaturgie néo-hellénique. Les dramaturges représentent ainsi volontiers l’émigré dans ses réactions avec son environnement et en insistant sur ce qu’ils vivent et éprouvent. Giorgos Pefanis a déjà étudié le sujet de l’émigration hellénique de la période 1945-1980 avec notamment une focalisation sur les pièces de Petros Markaris et de Loula Anagnostaki qui présentent le Grec en Allemagne en tant que travailleur immigré et refugié politique (Pefanis, 2007). Dans une autre étude, il élargit son champ de recherche et embrasse les étrangers, les exclus et les bannis, en associant la notion de l’étranger à la question de l’identité (Pefanis, 2008).

Les Gastarbeiters (Oi Philoxenoumenoi) de Markaris, pièce écrite en 1978, recouvre une longue période (de 1963 à 1971) ; elle décrit d’une part les conditions de vie et de travail des immigrés grecs dans des villes allemandes, et d’autre part les relations intracommunautaires, ainsi que celles des Grecs avec la société locale. L’auteur insiste surtout sur l’évolution de la communauté grecque et sur ses efforts d’intégration dans la société allemande, tenant compte du rôle et de l’influence politique exercée, directement ou indirectement, par le Régime des Colonels en Grèce. Sous l’impact brechtien, l’écriture dramatique de Markaris, spécialiste et traducteur du dramaturge allemand, s’avère réaliste dans une perspective marxiste.

La question de l’immigration dans les pièces de Loula Anagnostaki interroge la situation politique et sociale aussi bien dans le pays d’origine que dans le pays d’accueil. Par exemple, Antonio ou le message (Antonio i to minyma, 1971) se réfère aux Grecs, immigrés politiques, probablement en Angleterre, à côté d’une multitude de personnages de nationalités différentes, accordant ainsi au problème de l’immigration politique une dimension universelle. C’est la pièce la plus subjective du cycle de l’immigration, avec de nombreuses allusions, directes et indirectes à la fois.

La Victoire (I Niki, 1978) ne décrit pas tellement les problèmes financiers des immigrés en Allemagne − on n’est plus dans les années 1960. Vasso, l’héroïne, bien qu’indigente, y habite volontairement et insiste pour y rester et s’y intégrer, voulant fuir ainsi la réalité grecque, malgré le désir de retour exprimé par sa mère. Les problèmes des personnages et leurs relations sont en interdépendance avec la situation sociopolitique dans les deux pays, la Grèce et l’Allemagne. En fait c’est le politique qui régit toute la pièce.

Pour sa part, la pièce À vous qui m’entendez (Se esas pou me akoute, 2003) présente des étudiants grecs vivant en Allemagne chez une femme grecque qui a épousé un vieil Allemand. La question de l’immigration touche ici au problème de la réunification de l’Allemagne, de la mondialisation et de la politique.

Enfin, dans le monologue Le Ciel tout rouge (O ouranos katakokkinos, 1998), on est en Grèce et ce sont les immigrés, clandestins ou non, qui exploitent et trompent les Grecs. À travers sa pièce, Anagnostaki met en scène la nouvelle réalité datant des années 1990, avec l’arrivée massive d’immigrés en Grèce.

Selon Giorgos P. Pefanis, les personnages sur lesquels se focalisent ces deux auteurs sont représentatifs des immigrés et les exemples d’une totale intégration ou marginalisation sont prises en défaut (Pefanis, 2008 : 331). La priorité est accordée à la description des faits sociaux, la personnalité et l’identité des héros passant au second plan. C’est dans les années 1980, d’après Platon Mavromoustakos, que va se réaliser l’approfondissement des caractères (Mavromoustakos, 1999 : 30-31).

De fait, la présente étude vise à considérer comment la question de l’immigration se manifeste dans les pièces grecques après la chute du mur de Berlin, quand la Grèce devient une terre d’immigration pour les rapatriés de l’ex-Union Soviétique et pour les Albanais, d’origine hellénique y compris, ainsi que pour les étrangers venant des Balkans et cherchant du travail et une vie meilleure loin de leur patrie. La présente recherche, qui recouvre la période de 1990 à nos jours, nous amène à distinguer trois catégories. Dans la première, les Grecs sont en situation d’immigration économique ou politique ; dans la deuxième, c’est à la Grèce de recevoir des immigrés, et dans la dernière, l’accent est mis sur l’immigré en tant qu’Étranger et Autre. Le principe d’actualité régit les trois catégories, et selon Jean-Jacques Roubine, il s’agit peut-être d’abord du « besoin de montrer, par les moyens du théâtre, l’enchaînement des causes et des effets qu’on appelle l’Histoire, mais aussi leur retentissement sur la vie la plus quotidienne et la plus anonyme » (Roubine, 2006 : 175).

L’émigré grec

Les personnages de Loula Anagnostaki appartiennent à la première catégorie qui comprend des pièces antérieures à la période qui nous intéresse et qui ont déjà été étudiées par Walter Puchner, aussi ne sont-elles pas présentes dans cette étude.

Dans À vous qui m’entendez (2003), écrit pendant que le pays connaît une forte vague d’immigration, l’auteur préfère situer son histoire à l’étranger et parler de l’expérience des Grecs en Allemagne, mais cette fois ses héros sont en proie à des problèmes existentiels et non pas matériels. Ils ont des sensibilités politiques qui font écho à l’actualité et aux luttes contre la mondialisation. Le choix de l’Allemagne comme lieu scénique de l’action met en évidence la dualité intérieur / extérieur, non seulement au sens du dedans / dehors − commun dans ses pièces − mais aussi dans l’objectif de comparer la Grèce et l’Allemagne, soit le pays d’origine et le pays d’accueil (Tsatsoulis, 2007 : 288-289). A l’inverse de La Victoire dans laquelle Vasso veut demeurer en Allemagne, fuyant ainsi la honte causée par son frère assassin et évitant les malheurs professionnels, Maria de À vous qui m’entendez désire rentrer dans son pays, espérant être à l’abri des émeutes politiques.

Les immigrés en Grèce

La deuxième catégorie concerne les immigrés en Grèce et elle est divisée en deux parties selon le point de vue du regardant. Dans la première, l’immigré est observé par le regard des Grecs et dans la deuxième, la parole est donnée aux immigrés eux-mêmes qui se regardent, se jugent et s’expliquent.

Dans Le Ciel tout rouge (1998) de Loula Anagnostaki et dans Gueule mal rasée[1] (Axyrista pigounia, 2001) de Yannis Tsiros, l’immigré est un personnage diégétique[2] qui s’avère être le protagoniste, malgré son absence scénique. Dans les deux pièces, nous n’avons que le point de vue des Grecs sur les étrangers, la parole étant énoncée uniquement par eux. Le monologue écrit par Loula Anagnostaki, lorsque son héroïne contemple le ciel rouge de la terrasse de sa maison, tout en se rappelant sa vie, entremêlant sa petite histoire personnelle à la grande Histoire du pays, dévoile les préjugés des Grecs contre les étrangers. Le fils de Sophia Apostolou, emprisonné à Korydallos, a voulu exploiter une chanteuse russe qui collaborait avec une bande de Roumains. La dramaturge utilise des clichés, d’un coté sur les activités illégales des étrangers et d’un autre côté sur les impostures des indigènes pour les exploiter.

Si les questions de l’immigration et de l’exploitation de la femme sont indirectement suggérées dans Le Ciel tout rouge, elles ne constituent pas le noyau de la pièce, au contraire de la Gueule mal rasée. Cette pièce commence par la danse séduisante d’une stripteaseuse, comme une sorte de prologue, mais très vite la scène se déplace dans une morgue. Derrière un paravent, sur un brancard, se trouve un corps couvert d’un drap, d’où une chevelure riche apparaît à côté d’une paire de souliers rouges. Les deux travailleurs, le chef, Savas, et son assistant, Kyriakos, se trouvent dans l’embarras, la morte ayant eu des liens avec l’un et l’autre. Elle cohabitait avec l’assistant et était l’amie de la famille du chef. Une troisième personne, Marinakis, le brancardier, se mêle à l’histoire, étant lui aussi ami de la décédée et rival de l’assistant. Pendant cette nuit de permanence à l’hôpital, les rapports des trois personnages, d’une part avec la jeune immigrée, avérés ou secrets, et d’autre part entre eux, vont se clarifier et se régler, chacun d’eux possédant une vérité concernant les autres et un secret personnel.

La jeune femme, Irina, présente / absente, dotée d’un silence retentissant[3], régit le dialogue, revendique son droit et les accuse de sa mort. Le dramaturge n’insiste pas tellement sur sa condition d’immigrée, mais plutôt sur son sexe. Dans les didascalies, elle figure comme Femme, tout au long de la pièce elle n’a pas de nom − à l’hôpital, elle est anonyme, aucun des trois n’ayant l’audace d’avouer à l’administration qu’il la connaissait. C’est seulement à la fin, quand les comptes seront réglés, que Savas signale son identité.

Cette femme aurait pu être une Grecque, subissant le même comportement humiliant de la part des hommes. Kyriakos, qui l’a achetée à son patron, s’est mis lui aussi à l’exploiter financièrement. Les hommes ne la voyaient que comme un objet de plaisir (Savas l’a même violée). Seul Marinakis prenait soin d’elle. Le cas de Irina donne à Yannis Tsiros l’occasion de traiter et de stigmatiser la mentalité grecque envers les femmes et le manque de respect face à elles, de commenter l’attitude des indigènes contre les étrangères, et de révéler les problèmes de la nouvelle société néogrecque.

Dans les exemples appartenant à la deuxième catégorie, la parole est énoncée par les personnages d’immigrés, présents sur scène et protagonistes de l’action. Les dramaturges les mettent au premier plan, leur accordant la liberté d’exprimer leurs peurs, leurs chagrins, leurs sentiments. Là aussi on pourrait faire une distinction entre les pièces écrites par des Grecs, Le Lait (To Gala, 2003) de Vassilis Katsikonouris et Du feu et de l’eau (Fotia kai nero, 2006) de Chryssa Spilioti et celles écrites, mises en scène et interprétées par des immigrés, Un sur dix (Enas stous deka, 2007).

Les problèmes et les questions que posent les pièces Le Lait et Gueule mal rasée concernent différentes nationalités et sociétés. La mère du Lait avec ses deux fils a rejoint la Grèce, le pays d’origine de son mari russe. Le père, décédé depuis longtemps, a transmis à son fils cadet, Lefteris, sa maladie, une sorte de schizophrénie. La mère et l’aîné, Antonis, font d’admirables efforts d’intégration, ils ne parlent que le grec, la mère ne veut plus être appelée Irina mais Rina ou Irini, et ne fait que de la cuisine grecque. Antonis, quant à lui, évite les amitiés avec les Russes, et aspire avant tout à une réussite professionnelle et sociale. En revanche, Lefteris reste attaché au passé et à sa première patrie. Le changement de lieu de résidence le bouleverse ; cet état il l’assume comme un déracinement qui le pousse à chercher l’enracinement dans les bras et les seins de sa mère. Le secret répréhensible qu’il partage avec sa mère constitue le noyau de la pièce et petit à petit se dévoile : sa maladie lui fait avoir des hallucinations qu’il interprète comme des menaces réelles, ce qui le pousse à retourner à l’enfance et à l’allaitement maternel.

Le lait en russe s’appelle « malako » qui en grec signifie « doux », « tendre ». Selon l’auteur, le mot russe exprime mieux ce que le mot grec connote mais sans le prononcer. Le Lait dit la sensation de chaleur et de douceur que donne l’élément qu’il désigne, la sensation d’être nourri, protégé et surtout aimé : « Si cela manque, l’être se sent étranger, refugié, entre deux patries, toutes les deux considérées comme étrangères pour lui » (Katsikonouris, 2006 : 9). Le lait, en tant que symbole, représente l’abondance, la fertilité, l’immortalité et la connaissance (Chevalier – Gheerbrant, 1969), tout ce qui manque à Lefteris et qui justifie sa soif de l’allaitement. La mère se reproche de ne pas l’avoir allaité, son aîné « ayant bu tout le lait, et rien n’en était resté pour le petit » (Le Lait : 90-91). Quand la mère meurt, quand le « lait » maternel est tari, la situation de Lefteris s’aggrave et l’enfermement dans un asile devient inévitable.

Sachant que l’allaitement est anormal pour son âge, Lefteris fait des efforts pour s’en passer. Le transistor, collé à son oreille pour le « bercer » (Le Lait : 13) la nuit, remplace la mère et lui donne l’illusion de la compagnie. De plus, Lefteris, dans la mise en scène d’Anna Vagena[4] se trouve souvent dans son lit, probablement pour l’assimiler à un enfant couché, et mettre en valeur son isolement. Le lit est un décor permanent, à côté des bouleaux, arbres typiques de la Russie. Le bouleau, arbre sacré des populations sibériennes, qui assume les fonctions de l’Axis mundi, est parfois associé au mâle et à la femelle, au père et à la mère et il est symbole de protection (Chevalier-Gheerbrant, 1969). Rina est le pilier de la maison, son mari, malade et alcoolique, étant incapable de diriger la maison et de la protéger. Mais les bouleaux dans la mise en scène de Vagena représentent aussi la mémoire ; la Russie dont rêve Lefteris est constamment présente. La mère prétend qu’elle ne regrette pas sa patrie, cependant son cadet lui rappelle sans cesse le passé et déclenche ses souvenirs, si bien que le présent et le passé, la Grèce et la Russie, occupent la même place dans le texte, les héros parlant autant du présent que du passé.

Les réminiscences sont quelquefois gravées dans la psyché du héros et déterminent son avenir. À ce titre, il est important de nous arrêter sur un lieu de mémoire, un lac russe, commun à La Gueule et au Lait, associé à la mort et au départ / retour de / à la maison. Les lacs, souvent considérés comme des palais souterrains, peuvent aussi attirer les humains dans la mort et prendre la signification redoutable de paradis illusoires (Chevalier-Gheerbrant, 1969). Gaston Bachelard dans L’eau et les songes étudie l’eau à travers les complexes d’Ophélie et de Caron. L’eau pour le philosophe symbolise, notamment, le repos, la mort et la mère. Or à la fin de La Gueule, Kyriakos évoque un souvenir d’Irina, une promenade qu’elle avait faite avec son père, juste avant son départ pour la Grèce. Ces derniers sont allés voir leur village natal, enfoncé dans les eaux d’un lac artificiel. Ils ont loué une barque et ils se sont mis à la recherche de leur maison ; les eaux étaient tellement transparentes qu’ils l’ont trouvée et ils ont vu des poissons qui circulaient à travers les portes et les fenêtres. Ils y sont restés jusqu’au coucher du soleil, jusqu’à ce que l’eau devienne miroir. On pourrait interpréter la ville d’Irina comme « l’ophélisation d’une ville entière » (Bachelard, 1942 : 105). Pour Irina, la maison symbole de repos et de refuge, à jamais perdus, se mêle à l’image bachelardienne de l’eau et du voyage.

On retrouve la même image dans Le Lait. Juste avant de mourir, la mère qui porte le même nom que l’héroïne de Kyriakos voit dans une vision le lac de sa patrie, duquel son mari décédé sort pour l’accueillir et la faire passer de l’autre côté du lac, d’où ils contemplent ensemble leur cadet qui s’envole au-dessus de l’eau. Le cas de la mère peut être étudié par le biais du complexe de Caron qui, menant sa barque aux Enfers, présente l’image de la mort comme un voyage. « La mort est un voyage et le voyage est une mort » nous dit Bachelard (1942 : 89) et à Zoé Samara d’ajouter que « l’eau-mère et l’eau-mort nous donnent la mort-voyage » (Samara, 1987 : 88).

En outre, la question de la folie et des anamnèses qui reviennent et qui empêchent de vivre se trouve, une fois de plus, dans Du feu et de l’eau de Chryssa Spilioti. Là aussi l’histoire se déroule dans un foyer d’immigrés. Si dans Le Lait le lieu était bien indiqué −  il s’agissait de la Grèce − ici il s’agit de n’importe quel pays occidental. Les trois personnages, une Iranienne (Hayat), un Irakien (Saïd) et un indigène, appelé l’Étranger, mettent en scène le conflit et le fossé qui séparent l’Occident de l’Orient. Le feu et l’eau, « l’un qui dévore l’autre », selon les paroles de Saïd (Du feu et de l’eau : 63), renvoie au monde qui ne peut pas s’entendre, qui ne peut pas collaborer ni coexister.

Saïd, qui a perdu sa famille dans les bombardements de Bagdad, souffre de phobies : l’odeur de la pomme par exemple lui est insupportable : elle lui rappelle l’odeur des bombes. Il est soigné par Hayat, infirmière, qui a quitté son pays pour échapper aux brutalités de son mari et à la prison, laissant ses filles à leur père. La solitude et le manque d’amour unissent Saïd et Hayat. Toutefois, tout en ayant apparemment gardé sa liberté et son autonomie, Hayat semble volontairement soumise à Saïd.

La question de l’immigration est doublement traitée dans la pièce. Elle concerne d’abord le hic et nunc, à savoir les problèmes que les immigrés rencontrent dans le pays d’accueil par rapport à la population locale, leurs peurs, leurs efforts d’intégration, mais elle est aussi posée dans sa dimension géopolitique, par rapport à ses enjeux, aux différences culturelles et religieuses, aux questions de l’incompréhension, de la haine et de la crainte. Saïd est hanté par l’angoisse de l’expulsion. Il se sent comme la cible des voisins et ressent leur hostilité. Quand un modeste employé de poste frappe à sa porte, il le prend pour le représentant des voisins ou du propriétaire qui demandent son départ. Ses sentiments refoulés et son agressivité étouffée explosent, il saisit l’homme, l’Étranger, et « l’emprisonne ».

Saïd reproduit, malgré lui, le modèle des fanatiques qu’il rejette. Il voit dans l’inconnu le représentant des croisés qui ont conquis l’Orient, et reconnaît l’Occidental qui est venu envahir et détruire son pays. L’inconnu, un jeune homme, est étranger au sens aussi où il est porteur d’une civilisation différente, et surtout d’une mentalité qui ne respecte pas la civilisation arabe et la considère comme inférieure. Tout ce qui se passe au niveau politique est introduit dans la maison de Saïd et se manifeste dans ses relations avec l’Étranger, comme le jeu du pouvoir entre les États, et les désirs de domination. L’Histoire du passé et l’Histoire récente rencontrent de nouveau la petite histoire des gens, et le politique s’entremêle au privé.

De fait, la mémoire est à la fois personnelle et collective. Les héros essaient d’oublier leur passé traumatisant, ils veulent jeter de l’eau et éteindre le feu des souvenirs personnels, qui brûlent dans leur inconscient et qui explosent. En revanche, ils veulent garder vivante la mémoire collective, celle de leur Histoire et civilisation.

Enfin, le dernier exemple tiré de cette catégorie concerne les pièces écrites et représentées par des acteurs immigrés, dont Un sur dix, montée au Théâtre de Neos Kosmos en 2007-2008 et 2008-2009. Il s’agit d’un travail collectif d’immigrés des Balkans sur leurs propres expériences, dans la mise en scène de Laertis Vassiliou, grec d’Albanie. Un sur dix, dont le titre fait allusion à la proportion de la population étrangère par rapport à celle des Grecs, est très différente des pièces précédentes en tant que forme théâtrale et écriture dramatique puisqu’on a à faire à un collage de textes, parmi lesquels figurent des documents authentiques.

La génération de jeunes immigrés sans institutions, ni patrie, ni sécurité décrit des scènes de sa vie actuelle et de sa vie passée, en laissant entrevoir une certaine nostalgie pour la patrie. Elle critique, avec un humour amer et mordant, tout en prenant position, la politique de l’immigration, la bureaucratie, la xénophobie, l’exploitation. La mise en scène, dépouillée, utilisant un minimum d’objets scéniques, significatifs pour leur travail − un balai, un seau, un aspirateur – a recours aux projections d’images et fait intervenir des acteurs de langues diverses.

L’Étranger, identité et déguisement

Dans la dernière catégorie notre intérêt porte sur l’« immigré » en tant qu’Étranger et Autre. Dans toutes les pièces, l’immigré est considéré par la population locale ainsi que par lui-même comme la figure de l’étranger. L’originalité est que cette vision n’est pas uniquement liée à l’expatriation, puisque le personnage peut très bien se sentir étranger dans son pays natal, et cela concerne aussi bien les immigrés que les indigènes. D’ailleurs comme les auteurs expliquent souvent − Un sur dix, Du feu et de l’eau − les immigrés seront plus nombreux dans un avenir proche. Vasso de La Victoire, ainsi que la mère du Lait et l’Étranger-indigène du Feu et de l’eau avaient / ont le sentiment d’être étrangers dans leur propre pays. L’Étranger commente : « En fin de compte, je suis immigré, moi aussi » (51). Cela n’empêche pas, pour la majorité du moins, d’avoir un souvenir tendre du passé, et l’image de leur pays et foyer qu’ils essaient de transposer dans le pays d’accueil. Le petit appartement de Hayat et Saïd (Du feu et de l’eau) est meublé selon leur culture, leur nourriture est arabe; les activités et coutumes des Grecs dans La Victoire en Allemagne sont celles de leur pays d’origine.

Toutefois, il y a d’autres personnages qui, dans leur tentative d’intégration, s’adaptent aux habitudes du pays, à ses singularités, à sa cuisine. L’effort d’intégration est commun chez tous les héros, soit par l’apprentissage impeccable de la langue (Saïd du Feu, la mère et Antonis du Lait parlent parfaitement la langue du pays) soit par leur choix d’avoir des relations uniquement avec les gens du pays, comme Antonis, soit encore par le désir d’épouser un / une indigène, Antonis de nouveau secondé par sa mère sur ce sujet. Ce besoin d’intégration fonctionne comme un bouclier contre l’insécurité et l’angoisse du refoulement.

D’un point de vue dramaturgique, la figure de l’Étranger dans ces textes nous renvoie à celle véhiculée dans le théâtre européen de 1880 à 1910, et surtout au carrefour naturalo-symboliste. On observe ainsi que le personnage de l’Étranger dans la pièce de Chryssa Spilioti se rapproche de la catégorie introduite par Jean-Pierre Sarrazac, celle de « l’Étranger dans le drame » : « celui qui, par sa présence et sous son regard, met le drame en mouvement », celui qui, « dans la suite de l’action, peut devenir un agent ou un obstacle de ce même drame » (Sarrazac, 1999 : 53). Le personnage de l’Étranger de Spilioti, constamment présent sur la scène, est le témoin de la relation de Saïd et Hayat; il subit la vengeance de Saïd et provoque les interventions de Hayat qui prend son parti contre son mari, et ce faisant déclenche in fine le drame qui aboutira au départ de Hayat.

Il est aussi intéressant d’aborder la dramaturgie de l’immigration sous l’aspect de l’identité et du déguisement du personnage, en s’appuyant sur la théorie de Georges Forestier[5], afin de relier le personnage déguisé avec la notion de l’Autre et de détecter alors la présence ou non de la théâtralité dans les pièces en question. Selon Forestier, « le déguisement est une image symbolique de l’activité théâtrale, il représente la pénétration du théâtre par le théâtre : à tout le moins il est un rôle. Il est donc un des principaux vecteurs de […] théâtralité » (Forestier, 1988 : 15).

Les personnages des oeuvres étudiées semblent en apparence être eux-mêmes, leur déguisement, et par conséquent l’altération de leur identité sont inconscients. Le déguisement en général affecte le costume et la pensée (Forestier, 1988 : 11); dans notre cas il n’y a pas de modifications ostensibles de costumes, seulement une dissimulation de pensée. La mère et l’aîné du Lait dans leur tentative de s’intégrer dans la société grecque, de devenir « Griekoi », perdent leur propre identité ; ils acquièrent une identité usurpée et deviennent un Autre. Les patrons des immigrés de Un sur dix leur font changer de prénom pour des prénoms grecs ; la mère du Lait elle aussi a grécisé le sien. Il s’agit d’un déguisement réalisé par le biais de la langue puisque le grec impeccable de la majorité des héros est paradoxalement le signe d’une identité modifiée. « Se déguiser, c’est effectivement revêtir un moi d’emprunt et agir comme si l’on était ce moi, c’est-à-dire jouer un rôle ». Si le personnage ne veut pas jouer ce rôle et emprunter « un paraître fictif » (Forestier, 1988 : 15), s’il refuse ce jeu et cherche à demeurer lui-même, comme fait Lefteris dans Le Lait, il y a la punition de la folie et de l’internement.

Les points communs entre la plupart des pièces étudiées sont nombreux ; parmi eux, l’emploi de la langue maternelle du héros, au moins dans une partie du texte. La langue du héros est son ancrage dans le passé et à la patrie, son point de repère. D’une pièce à l’autre, le rôle que joue l’emploi de la langue étrangère est différent, il arrive même que sa fonction diffère dans la même pièce. Chez Anagnostaki, l’allemand donne une allure de vraisemblance au décor, il possède une fonction phatique. Dans Du feu et de l’eau, c’est surtout Saïd qui utilise sa langue maternelle, plutôt avec des mots simples qui dénotent son état d’âme ; dans Le Lait, le russe s’entend beaucoup, pas seulement par Lefteris, mais par la mère aussi, et il a une fonction émotive comme dans la pièce de Spilioti. Les immigrés de Un sur dix parlent des langues différentes, mais paradoxalement ils se comprennent ; ce qui les unit c’est leur situation d’étranger.

Une autre question pourrait se poser sur la catégorisation dramatique de ces pièces. Le fait qu’elles traitent d’un sujet de l’actualité et qu’elles prennent position, même indirectement, nous amène à dire qu’il s’agit d’un théâtre politique et plus précisément d’un nouveau type de théâtre-document. Chryssa Spilioti a fait des recherches, elle a demandé la contribution d’experts ; les acteurs de Un sur dix utilisent des documents et des textes authentiques, ainsi que des sondages. La différence avec le théâtre-document des années 1960, suivant la définition de Lila Maraka, est qu’à l’époque il s’agissait d’abord, et surtout pour le théâtre allemand, de situations et de personnages issus d’un passé récent et qui déterminait le présent, et seulement ensuite les dramaturges se servaient du matériau documenté historiquement (Maraka, 1993 : 35-36). Alors qu’aujourd’hui le présent domine en tant que cause et effet. La forme épique, telle qu’on l’a connue, n’existe pas dans les pièces mentionnées, elle a cédé sa place à la forme classique − Un sur dix en garde quelques traits, mais ceux-ci sont élaborés dans une optique tout à fait nouvelle et fraîche.

D’un point de vue général l’accent est mis sur le besoin d’amour et de tendresse, sur la peur et le refoulement, la maladie et la folie, soit des problèmes humains, détectables dans n’importe quelle société, mais qui acquièrent une autre signification, plus grave et plus intense dans le cas des immigrés. Le théâtre grec oppose ainsi « au langage violent de la mondialisation le langage dialectique de la particularité et de la coexistence » (Pefanis, 2008 : 329). Les dramaturges de ces pièces sont les intermédiaires entre la nouvelle société et l’ancienne en train de se modifier afin de pouvoir s’adapter à une réalité toute neuve. Ce nouveau théâtre de « l’exclusion », pour emprunter le terme à David Bradby (Bradby, 2007 : 648), donne de la voix aux tourmentés, aux opprimés, assumant ainsi le but du Théâtre qui est, d’après Aphrodite Sivetidou, « de parvenir à parler du monde, par la ‘‘ construction ’’ de celui-ci sur la petitesse de la scène » (Sivetidou, 2005 : 340).