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La mission d’intérêt général d’un service public théâtral consiste, en France, à articuler des exigences artistiques de haut niveau avec la recherche d’une démocratisation de l’accès aux spectacles. Sa mise en oeuvre requiert de la part des pouvoirs publics une reconnaissance symbolique de la singularité des oeuvres, mais aussi politique du rôle intégrateur joué par les artistes aidés. La notion polysémique de théâtre populaire est souvent mise en avant pour légitimer une intervention publique par les vertus émancipatrices prêtées à l’éducation artistique. Elle l’est par des metteurs en scène de différentes générations et par la politique culturelle du Parti Communiste Français (P.C.F.) dans les municipalités qu’il contrôle. Le cas d’Aubervilliers, une ville longtemps administrée par un maire communiste, est intéressant pour dégager les enjeux d’un projet d’ancrage d’un théâtre dans une cité populaire dans deux contextes sociétaux différents, les années 1960-1970 et la période actuelle.

En effet, le premier théâtre permanent de la banlieue parisienne a été ouvert dans cette ville le 25 janvier 1965. Il a été créé sous l’impulsion de Gabriel Garran qui portait un projet de théâtre populaire et souhaitait rendre ce lieu « aussi évident dans le paysage d’une cité qu’une école, un stade, un dispensaire[1] ». Fils d’immigrés polonais, passionné de cinéma, Garran a découvert le théâtre à l’âge de 18 ans en assistant à une représentation des Frères Karamazov à l’Athénée en 1947. Il a développé un parcours amateur en prenant goût à la mise en scène avant de tenter de se professionnaliser, entre 1956 et 1959, puis de réorienter son projet vers la décentralisation dramatique afin de renouveler les relations entre artistes et spectateurs[2]. À Aubervilliers, il est soutenu par Jack Ralite, responsable de la rubrique télévisuelle à l’Humanité-Dimanche et maire adjoint à l’enseignement et à la culture de cette municipalité communiste. Avant l’ouverture du théâtre, Garran a d’abord créé, de 1961 à 1964, un festival théâtral annuel qui se déroulait en juin dans le gymnase Guy Mocquet, aménagé par un dispositif scénique de 24 x 15 m, le Théâtroscope, construit par René Allio.

Le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers a servi d’exemple à une vague de décentralisation dramatique dans la banlieue parisienne, notamment en Seine-Saint-Denis. La reconnaissance de cette initiative artistique militante s’est traduite par l’octroi d’un label de centre dramatique national le 1er janvier 1971. Un contrat triennal type de décentralisation dramatique a homogénéisé en 1972 le cahier des charges de ce label national, créé à partir de 1946. L’objectif ambitieux est d’articuler des créations de « référence nationale et internationale », une diffusion « d’oeuvres théâtrales de haut niveau » et un élargissement sociodémographique du public. Des quotas minimaux sont fixés pour les productions du directeur et la diffusion des spectacles (Urrutiaguer, 2009 : 103) tandis qu’au moins la moitié du budget du centre doit être consacrée aux dépenses artistiques.

Le mandat de Garran n’ayant pas été renouvelé en 1984, Alfredo Arias lui a succédé jusqu’en 1990. Il a infléchi la programmation dans le sens de son goût pour la dérision et l’extravagance scénique, notamment avec les pièces de Copi et Kado Kostzer. Brigitte Jaques, ancienne élève d’Antoine Vitez, a ensuite dirigé le théâtre avec son dramaturge François Regnault pendant deux mandats, en s’intéressant à une stylisation plus austère. Face à la désaffection du public, Jack Ralite, devenu maire d’Aubervilliers en 1984, a souhaité la nomination de Didier Bezace en 1997. D’origine modeste, comme Garran, celui-ci a découvert la pratique de comédien tout en suivant un cursus d’études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle. Il a commencé à vivre de son métier de comédien après avoir intégré le Théâtre de l’Aquarium en 1970, au moment où cette troupe universitaire a amorcé sa professionnalisation sous la direction de Jacques Nichet, ancien élève de l’École Normale Supérieure (Cramesnil, 1985 : 74). Il s’est lancé dans l’écriture et la mise en scène à la fin des années 1970, puis est devenu, en 1986, codirecteur de l’Aquarium avec Jean-Louis Benoit.

Jack Ralite appréciait la qualité artistique des créations de Bezace, d’abord centrées sur des témoignages de malaise social puis basées, à partir des années 1980, sur l’adaptation de romans[3]. Il pressentait aussi sa capacité à renouer des liens plus étroits avec la population locale. À un moment où les routines organisationnelles de son théâtre commençaient à lui peser, Bezace a été tenté par la direction d’un lieu labellisé sans savoir si cette expérience serait durable puisqu’il ne connaissait pas le territoire d’implantation. Il a néanmoins annoncé lors de la présentation de la saison 2009-2010 le renouvellement d’un cinquième mandat.

La comparaison des directions de Gabriel Garran et de Didier Bezace, qui se reconnaissent une relation de filiation dans la volonté de développer un théâtre populaire en banlieue, avec le soutien de Jack Ralite, est l’occasion d’interroger les apports et limites d’un projet utopique. Celui d’une appropriation par les classes populaires d’une dramaturgie réflexive, tournée vers une critique du monde. Ce projet entrait en résonance avec la politisation d’une partie de la société dans les années 1960 et 1970. Il se heurte aujourd’hui à des rapports sociaux plus individualisés et à une plus grande diversité culturelle sur un territoire d’accueil de vagues d’immigration européenne, puis africaine et enfin asiatique.

Le projet de théâtre populaire et la politique culturelle du P.C.F.

Il n’y a pas eu d’intervention majeure de la part du P.C.F. dans le domaine de l’esthétique théâtrale au tournant des années 1950 à l’inverse des arts plastiques, où la tentative jdanovienne d’imposer un réalisme pictural s’est heurtée à la résistance de peintres du Parti comme Fernand Léger ou Édouard Pignon (Berthet, 1990 : 141-222). Le soutien de la municipalité d’Aubervilliers progressivement apporté au projet de Garran, par l’intermédiation de Jack Ralite, reflète une inflexion de la politique culturelle du P.C.F.

Le projet de Garran

Le désir de Garran de s’éloigner des théâtres parisiens en 1960 a été nourri d’une part par sa découverte d’une famille théâtrale avec le travail de Jean Vilar au Théâtre National Populaire et celui de futurs animateurs de la décentralisation dramatique comme Guy Rétoré à la Guilde de Ménilmontant, Jo Tréhard à Caen ou Roger Planchon à Lyon. Il a déclaré, dans l’entretien qu’il m’a accordé[4], avoir d’autre part été inspiré par la réflexion de Bernard Dort (1953) dans la revue Théâtre Populaire sur la rencontre à provoquer entre un « théâtre sans public », animé par de jeunes créateurs, et des « publics sans théâtre ». L’envoi de son avant-projet pour un théâtre populaire en banlieue dans plusieurs municipalités communistes de la couronne parisienne s’est heurté à une indifférence face aux conditions de vie difficiles des classes populaires et aux ressources limitées des villes.

Au moment où sa vie professionnelle aurait pu basculer dans l’assistanat cinématographique de Claude Berri, Garran a rencontré, par l’intermédiaire de l’écrivain Vladimir Pozner, Jack Ralite. Sans être immédiatement convaincu par l’ampleur de son projet théâtral face à un « désert culturel », celui-ci lui a confié l’animation théâtrale d’un groupe de sept moniteurs de colonies de vacances. Un projet d’école-théâtre critique a émergé des premières rencontres organisées à partir d’octobre 1960 et le groupe a adopté le nom de Firmin Gémier, natif d’Aubervilliers. La dynamique théâtrale de ce groupe d’amateurs, rapidement élargi à une cinquantaine de membres, a permis de former un noyau d’« agitateurs culturels » qui a rendu crédible aux yeux des élus la perspective d’ancrage d’un théâtre sur le territoire d’Aubervilliers (Garran, 1993 : 176-177). L’initiative militante innovante de Gabriel Garran a ainsi devancé le projet politique du P.C.F. d’ouvrir les voies à une appropriation de la culture lettrée par les classes populaires tout en garantissant une liberté de création aux artistes associés dans les théâtres de ville, projet plus particulièrement affirmé à partir du milieu des années 1960 (Ralite, 1969 : 182).

La nouvelle doctrine d’action culturelle du P.C.F.

Le XVIIe Congrès du P.C.F. en 1964 a proposé de s’ouvrir aux intellectuels en respectant leur autonomie de pensée ou de création tout en soulignant la similarité de leurs intérêts avec ceux de la classe ouvrière dans les rapports de production. Cette nouvelle orientation culturelle a été confirmée par le Comité Central d’Argenteuil – du 11 au 13 mars 1966 –, tandis que la journée d’études sur les « activités culturelles des municipalités communistes », organisée le 12 février 1966 à Vitry-sur-Seine avec 140 élus municipaux, a défini les orientations d’une action culturelle. Selon un programme, réaffirmé par Jack Ralite lors du Congrès de la Fédération Nationale des Centres Culturels Communaux, les 21 et 22 octobre 1966, il s’agit de créer un service culturel dans chaque municipalité. Celui-ci, dirigé par des cadres culturels, susceptibles d’opposer leur expertise à l’État, disposera d’une ligne budgétaire pour assurer le fonctionnement d’un centre culturel et soutenir des initiatives artistiques originales (Fayet, 1999 : 64-67, 77-78 ; Ralite, 1969 : 190).

La politique culturelle du P.C.F. s’inscrit ainsi dans une logique de préservation du patrimoine artistique, de soutien à la création contemporaine et de militantisme pour créer les conditions économiques et sociales d’une démocratisation culturelle. Sans leur demander une adhésion formelle au Parti, les artistes aidés deviennent des compagnons pour l’émancipation intellectuelle de la classe ouvrière, condition nécessaire à la transformation des rapports sociaux (Leroy, 1972 : 106). Cela requiert un effort budgétaire plus conséquent que celui du ministère des Affaires culturelles d’André Malraux.

La direction de Bezace et la politique culturelle du P.C.F.

Le déclin électoral du P.C.F., sensible depuis les années 1980 avec la désindustrialisation, s’est poursuivi au point de perdre en 2008 la présidence du conseil général de la Seine-Saint-Denis et la majorité municipale d’Aubervilliers au profit du Parti socialiste. Selon Alain Hayot, vice-président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, le P.C.F. continue aujourd’hui à défendre la revalorisation du budget culturel étatique, la liberté de création artistique, tout en inscrivant la culture dans un projet de transformation sociale, et non pas de réparation des liens sociaux, distendus par la crise (Hayot, 2009). Alors que le soutien à des initiatives culturelles destinées à fabriquer du « vivre ensemble » marque néanmoins la politique culturelle des municipalités et des conseils généraux communistes, Jack Ralite se singularise par les initiatives pour mobiliser des artistes. Après avoir convoqué en 1987 des « États généraux de la culture », inspirés des « États généraux de l’Intelligence française » réunis par le P.C.F. en 1937 (Tartakowsky, 2001 : 483), il continue, en tant que sénateur, à animer des rassemblements, notamment pour la défense des dépenses culturelles en Seine-Saint-Denis.

Dans un entretien au Monde, Didier Bezace se déclare sceptique sur cette capacité politique prêtée à l’art pour changer le monde. Sa référence au théâtre populaire en banlieue est conçue comme un antonyme de la « culture de paillettes » et associée à l’ouverture d’un espace de réflexion sur soi et sur le monde (Bezace, 2006). Les rapports sont cordiaux avec la municipalité et le conseil général qui l’incitent à développer des dispositifs d’action culturelle pour renforcer les liens du théâtre avec la population sans toutefois y affecter un budget conséquent.

Le financement public et la gouvernance interne

La rénovation d’une salle des fêtes, bâtie en 1899, pour construire, entre 1962 et 1965, le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers a fait l’objet d’un investissement de 61 millions d’euros par la municipalité sans l’aide de l’État, hostile à une dépense jugée somptuaire. Une cage de régie en verre a été dressée au-dessus des spectateurs[5], mais la modernisation du théâtre connaît des limites, encore soulignées par Didier Bezace lors de la présentation de la saison 2009-2010, avec un seul dégagement pour les entrées et des loges lointaines pour la grande salle.

Le sous-financement public

Un obstacle commun majeur réside dans le sous-financement public du théâtre. Sous les mandats de Gabriel Garran, il était initialement ténu. Le directeur a dû se contenter d’une aide de l’État aux « jeunes animateurs » de 15 000 euros alors qu’il dirigeait une concession de service public qui engageait sa responsabilité financière personnelle. Le ministère des Affaires culturelles n’a pas reconnu l’intérêt public d’investissements culturels dans la proche banlieue parisienne communiste et a préféré concentrer ses dotations publiques, limitées dans les années 1960, sur les centres dramatiques nationaux et les troupes permanentes en région (Goetschel, 2004 : 240, 251-259). Garran a dû ainsi réduire de moitié le nombre de créations en 1969[6]. L’aide a été revalorisée à la suite de l’attribution du label de centre dramatique national, après le refus de Garran de quitter en 1970 le Théâtre de la Commune pour diriger la Maison de la Culture « éclatée » en Seine-Saint-Denis[7].

En 2006, le financement public à hauteur de 2,7 millions d’euros est devenu comparable à la moyenne des centres dramatiques nationaux, la part de l’État (65%) étant néanmoins nettement plus élevée que la moyenne nationale (56%) (Direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles, 2008 : 11). Le nombre de représentations, en moyenne de 176 entre les saisons 1997-1998 et 2003-2004, a été porté à 281 en 2004-2005[8]. Cette hausse s’explique par un succès des tournées mais aussi par la volonté de Didier Bezace d’allonger le cycle d’exploitation des spectacles à cinq semaines afin de permettre un bouche-à-oreille comme dans le projet de Garran (1969 : 69). Le déficit structurel des exploitations au siège du théâtre a néanmoins provoqué mécaniquement une perte comptable assez importante, ce qui a nécessité une contraction de la programmation de la saison suivante avec son ouverture quasiment repoussée en novembre. Le nombre annuel de représentations a été ramené à 170, en dehors des spectacles hors les murs des Rencontres Ici et là. Cela illustre le coût d’une politique de démocratisation culturelle plus engagée, que les tutelles publiques ne peuvent assumer malgré un consensus politique sur l’importance de l’éducation artistique et culturelle pour élargir le public des théâtres.

Les relations de travail

Dans un rapport général daté du 5 septembre 1960 et dévoilé en présence des comédiens et de l’équipe administrative du TNP, Jean Vilar estimait que celle-ci était plus attachée à la cause populaire du théâtre que la plupart des artistes, en saluant son travail pour « amener dans nos salles, devant vous, devant nous, des femmes, des hommes, des jeunes gens qui, votre réputation fût-elle plus grande encore, n’y seraient, me semble-t-il, jamais venus » ([1975], 1986 : 320). Cette idée que l’équipe administrative forme l’appareil idéologique d’un théâtre populaire, et non les artistes associés, a été reprise par Garran. Elle a été la source de déceptions quand il a constaté des décalages entre son credo et les attitudes plus instrumentales de certains membres du personnel, plus attentifs à leur niveau de salaire qu’à l’objectif d’élargir le public[9].

Dans l’entretien qu’il m’a accordé[10], Didier Bezace est plus dubitatif sur les intentions de Vilar ; ambigües si on pense à ses rapports autocratiques avec le personnel. Il s’est retrouvé aussi dans une position différente de Garran puisqu’il a été amené à diriger une équipe qui a, en grande partie, une mémoire du lieu sous les directions antérieures. Les conflits sont inévitables dans les relations de travail, mais prendre le temps de discuter sur les objectifs, d’écouter les appréhensions des salariés lui paraît favoriser l’adhésion à son projet. Les risques de bureaucratisation transparaissent néanmoins à travers son insistance à rappeler constamment au personnel l’objectif premier, selon lui, d’un centre dramatique national : accompagner les artistes programmés.

L’ouverture à la population locale

Les « festivals d’Aubervilliers » ont été l’occasion d’engager un travail relationnel pour constituer un fonds de public albertivillarien dans un climat de fête[11]. Gabriel Garran a emprunté à Jean Vilar la suppression de signes intimidants, hérités des codes du « théâtre bourgeois », pour faciliter une appropriation populaire du théâtre, d’autant plus que le style architectural du Théâtre de la Commune est aussi assez imposant[12]. La différenciation des tarifs dépend ainsi des conditions sociodémographiques des spectateurs et non plus des catégories de places. Les officiants de vestiaire, les préposées aux toilettes, les pourboires accordés aux ouvreuses disparaissent ; des programmes pédagogiques sans publicité sont distribués gratuitement. Spectateur passionné de cinéma, Garran applique la même règle aux places de théâtre qui ne sont pas numérotées. Le théâtre n’étant pas encore desservi par les transports en commun, un service de car assure le retour aux portes de Paris après la représentation. Un espace pour la restauration avant le début des représentations est aménagé (Garran, 1969 : 62-63).

Les dispositifs de relations au public du théâtre

Ces dispositifs relationnels sont repris par Didier Bezace, à l’exception de la numérotation des places. Le bar-restaurant, géré en concession, devient notamment, sous sa direction, un lieu apprécié pour la qualité de sa cuisine et sa convivialité. La formule des dîners-théâtre a été instaurée à partir de la saison 2003-2004. Elle consiste à accueillir environ 80 personnes autour d’un apéritif au bar, suivi d’une lecture de textes ou de chansons pendant une heure, puis d’un dîner en présence des artistes. L’atmosphère détendue favorise la circulation des convives de table en table, les conversations avec les artistes et l’équipe du théâtre. La dernière partie est consacrée à un concert. Cela permet de réaliser des rencontres inter-artistiques parfois émouvantes et de créer des interactions entre des spectateurs appartenant à des générations et des milieux sociaux différents, même si les abonnés et les adhérents sont sur-représentés (Urrutiaguer, 2007 : 26). Le bar est maintenant utilisé comme un espace de rencontres avec les artistes après une représentation.

Une divergence entre Didier Bezace et Gabriel Garran concerne la politique tarifaire. Garran, en désaccord avec Ralite, refusait les abonnements[13], afin de laisser un libre arbitre aux spectateurs dans le choix des représentations. Il misait par contre sur les adhésions aux « Amis du Théâtre ». Chaque spectacle devait représenter ainsi un nouveau défi pour attirer un public non acquis à l’avance. L’apparition d’abonnements pour deux ou trois spectacles s’est faite au début des années 1980 sous l’influence de Stéphane Lissner, son secrétaire général. Celui-ci l’a convaincu de recourir à une formule offrant une dégressivité de tarifs à mesure que la fréquentation augmente. Le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers continue d’offrir une double possibilité de fidélisation : l’abonnement de trois spectacles, qui peut être ensuite complété, et l’adhésion de saison, qui permet d’accéder à un tarif très réduit par spectacle. Cette dernière remplace la « carte pass », équivalent d’un abonnement intégral, à partir de la saison 2002-2003.

L’immersion dans la ville conçue par Garran

La commune d’Aubervilliers était peuplée de 70 833 habitants en 1962, les ouvriers représentant 58,6% des actifs, les employés 18,3% et les non diplômés 63,1% des Albertivillariens de 15 ans et plus ayant achevé leurs études. Même si la part des ouvriers et des non diplômés a un peu reculé entre 1962 et 1968[14], la population d’Aubervilliers ne semblait pas a priori spontanément disposée à fréquenter le théâtre si on se réfère aux analyses de Pierre Bourdieu en termes de distribution socialement inégale des dispositions esthétiques (Bourdieu, 1979[15]). Garran s’est montré très volontariste dans sa doctrine d’action culturelle pour élargir le public local. La brochure de la seconde saison proclame ainsi en majuscules « L’avenir du théâtre appartient à ceux qui n’y vont pas », « Réussir le public nous importe autant que réussir une mise en scène ».

La mise en relation avec la population pour susciter un désir de théâtre est passée depuis l’organisation des festivals par de multiples canaux en amont des représentations : porte à porte, lecture de textes dans les foyers d’Habitations à Loyer Modéré, annonces sur des camionnettes devant les portes des usines, animations dans les cantines, travail avec les classes, envois de milliers de dossiers de présentation des spectacles aux correspondants dans les organisations populaires ou les lieux de travail. Des rencontres avec le public sont organisées au moins deux fois par semaine. Garran note que les débats sont plus riches dans des milieux socialement homogènes, car ils permettent de lever les inhibitions à l’égard des codes de la culture artistique (Garran, 1969 : 63). La part des ouvriers a été estimée à 14,1% du public en 1967 par Jack Ralite (Gaudibert, 1972 : 123)[16] et à 15,3% des « Amis du Théâtre » en 1966 (Garran, 1969 :73).

Des formes légères, appelées « créations-agitation », selon les principes d’un tréteau itinérant pour assurer la promotion des spectacles, ont été particulièrement foisonnantes au tournant des années 1970. Ces parades dans la ville ont suscité des attroupements de curieux sans forcément les décider à venir voir le spectacle au théâtre. Leur abandon à partir de 1972, parallèlement à celui des tournées de mini-spectacles dans les usines par les comédiens de l’Aquarium au milieu des années 1970 (Cramesnil, 200 : 154), reflète les difficultés de la démocratisation culturelle. La sous-représentation persistante des ouvriers dans le public théâtral d’après les enquêtes nationales sur les pratiques culturelles entre 1973 et 1988 (Donnat et Cogneau, 1990 : 109) laisse à penser qu’un élargissement du public local requiert un travail prolongé de mise en relation de personnes avec les artistes. La situation du théâtre au moment de la nomination de Bezace à sa direction le confirme.

La recherche de nouveaux publics sous les mandats de Bezace

L’hostilité des comités de quartier à un théâtre perçu, à la suite des mandats de Brigitte Jaques, comme un ghetto parisien à la programmation élitiste, injustement financé par les impôts locaux, a été une source de surprise pour la nouvelle équipe de direction. Hélène Bontemps, alors jeune attachée de relations publiques ayant travaillé pendant une saison au Théâtre de l’Aquarium, a découvert l’agressivité exprimée par des habitants lors de ces réunions. L’image d’un théâtre populaire en banlieue a été ainsi rapidement démythifiée. La direction a décidé de ne pas reculer sur les exigences artistiques d’un centre dramatique national et de s’engager dans un travail de transformation des représentations négatives. Hélène Bontemps a tissé un travail relationnel pour nouer patiemment les fils d’un dialogue susceptible de recréer les conditions d’une meilleure confiance pour que des responsables d’associations ou des animateurs de maisons de quartier relaient les informations du Théâtre. La relation de confiance nouée entre ces médiateurs et des habitants peu familiarisés avec la culture théâtrale est, selon elle, nécessaire pour attirer l’attention de ceux-ci sur des propositions artistiques et espérer éveiller un désir de fréquentation. Dans un entretien qu’elle m’a accordé[17], Hélène Bontemps reconnait néanmoins qu’un élément déclencheur a été la programmation à la fin de la première saison de la Baraque, une cantine musicale animée par la Volière Dromesko, installée dans le square Stalingrad, adjacent au théâtre. Le partage d’une ambiance de fête autour d’une soupe puis de danses spontanées, entraînées par une fanfare tsigane, a modifié les perceptions de certains Albertivillariens sur la sympathie du personnel et la convivialité potentielle du lieu. Les choix de programmation influent ainsi fortement sur la composition du public.

Ce défi permanent d’une articulation problématique entre les exigences artistiques et l’objectif de démocratisation culturelle, le sentiment de solidarité avec les conditions de vie difficiles de la population d’Aubervilliers (Bezace, 2006) et les aménagements progressifs du théâtre pour améliorer les conditions d’accueil des artistes et du public ont incité Didier Bezace à reconduire ses mandats de direction, en se découvrant des affinités avec l’oeuvre pionnière de son créateur. Un patient travail relationnel des chargés de relations avec le public, la mise en place d’une programmation thématique[18] et la notoriété cinématographique de Bezace ont semble-t-il permis d’accroître la part du public albertivillarien, sans qu’on puisse toutefois la connaître avec exactitude[19].

Les rapports entre le théâtre et les Albertivillariens se heurtent à la désindustrialisation, perceptible dès la fin des années 1960. Celle-ci a contribué en partie à augmenter le taux de chômage dans la ville, nettement supérieur à la moyenne francilienne, mais aussi à celle de la Seine-Saint-Denis, ainsi qu’à la paupérisation de la population[20]. Le nombre d’habitants a baissé à partir de 1975 pour atteindre 63 136 en 1999 avec un taux de population étrangère de 30%, qui est 2,5 fois plus élevé que la moyenne en Île-de-France. Les inégalités de revenus au sein de la ville se sont particulièrement accentuées[21]. Cette désindustrialisation est mise en avant comme source d’anomie et de repli sur son foyer. Cela rendrait aujourd’hui encore plus compliqué l’objectif de démocratisation culturelle : « La réalité de la vie éloigne les gens du partage de l’art […]. Quelque chose s’est défait, la perte d’une conscience collective dans la population » (Bezace, 2003 : 7). L’affaiblissement de la représentation syndicale s’accompagne d’une perte de relais dans les entreprises pour inciter les salariés à prendre le risque de se déplacer dans des théâtres afin de découvrir des auteurs contemporains ou des metteurs en scène non reconnus par le monde télévisuel. Les comités d’entreprises répondent plutôt à la demande des salariés d’accéder à des événements artistiques médiatisés ou à des comédies musicales à tarif réduit. La paupérisation d’une partie de la population la rend aussi très difficilement atteignable en raison des obstacles tarifaires[22], de la diversité des cultures et des langues, accentuée par les vagues d’immigration importantes dans la ville et des barrières sociales intériorisées. Didier Bezace reconnaît ainsi un élargissement du public du Théâtre de fait centré sur les classes moyennes mais se montre touché par la présence occasionnelle de personnes pauvres[23].

La politique de programmation

Les transformations sociétales sont interprétées dans le sens d’une individualisation des rapports sociaux selon deux courants principaux : les visions postmodernes de sociologues comme Michel Mafessoli (2009) qui insiste sur la pluralité des références culturelles dans la construction identitaire de personnes devenues mobiles en s’agrégeant provisoirement à des tribus affinitaires ; la radicalisation de la logique de rationalisation moderne qui condamnerait les individus à s’épuiser dans la recherche pulsionnelle de performances, comme dans la représentation de la « société hyper industrielle » formulée par Bernard Stiegler (2006[24]). Ces mutations sociales rendent cruciales les interrogations sur la programmation : quels spectacles pour parler du monde d’aujourd’hui et concerner une plus large part de la population, sollicitée par une offre de loisirs et de spectacles foisonnante ?

Un répertoire contemporain ouvert aux auteurs étrangers

Le projet de Garran de théâtre en banlieue parisienne a introduit une rupture majeure avec les acteurs de la première vague de décentralisation qui avaient privilégié la production de mises en scène de pièces classiques. Par exemple, Hubert Gignoux, directeur de la Comédie de l’Ouest, a expliqué que l’échec du Baladin du Monde occidental de Synge lors de la première saison avait obligé le centre dramatique à se replier sur des farces de Molière. Il estime qu’il a fallu faire un travail de « rattrapage des connaissances théâtrales » de la population pendant une dizaine d’années (Gignoux, 1992 : 99-100). De façon plus radicale, Garran a dénoncé une tendance à une programmation oecuménique dans le cadre d’un projet d’intégration nationale autour du patrimoine littéraire et artistique, conformément au voeu de Malraux d’un accès de tous aux « oeuvres capitales de l’humanité[25] ». Il est convaincu que le théâtre doit être le témoin du temps présent et le résonateur de questions contemporaines, sans dériver vers le didactisme. La joie doit être une dimension présente dans les pièces pour capter l’attention des travailleurs manuels.

Les « festivals d’Aubervilliers » ont porté d’abord sur des textes axés sur des clivages politiques (La Tragédie optimiste de Vichnievski en 1961, L’Étoile rouge se meurt d’O’Casey en 1962), puis plus orientés vers un recul historique (Charles XII de Strindberg en 1963, Coriolan de Shakespeare en 1964). L’asservissement de l’homme par l’homme était le thème des premières pièces créées au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. En 1965, après l’ouverture de la première saison par Andorra de Max Fritsch, La Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller est rapportée comme un immense succès auprès des spectateurs, mais aussi des critiques qui reconnaissent enfin une vie artistique exigeante en banlieue. Sur les 83 oeuvres montées entre 1961 et 1985, 65 étaient inédites (Ertel, 2008 : 603). Dans un entretien avec Émile Copfermann, Garran a souligné un paradoxe : la création d’Un Marchand de glaceest passé d’Eugène O’Neill lui est parue sa mise en scène la plus aboutie, mais lui a fait perdre la moitié du public, dérangé par le portrait nihiliste d’un groupe d’épaves alcooliques (Copfermann, 1971 : 15). Cela illustre les tensions entre la liberté artistique et l’horizon d’attente constaté des spectateurs. Celui-ci ne correspond guère à la vision mythifiée d’un peuple éclairé ou d’une classe ouvrière consciente de soi.

Une concession a, par ailleurs, été introduite dans la programmation pour la jeunesse avec un cycle classique à la demande des enseignants qui acceptaient de relayer les informations du théâtre à condition que des fenêtres soient laissées pour les pièces inscrites dans les programmes scolaires[26]. Un abonnement scolaire annuel de trois spectacles a été mis en place par l’unité de production enfance et jeunesse du centre dramatique. Garran a ainsi été obligé de composer avec la culture classiciste, légitimée par une majorité d’enseignants, ne serait-ce que pour des raisons pragmatiques induites par les obligations de programmes scolaires nationaux.

Le travail de Didier Bezace au Théâtre de l’Aquarium lui a aussi insufflé le goût pour les auteurs vivants. La programmation du théâtre est restée largement ouverte au répertoire contemporain sans exclure les pièces classiques[27]. Les créations de Didier Bezace ont occupé environ 30% de la programmation et se sont focalisées, comme celles de Garran, sur les auteurs vivants étrangers. Leurs textes ont été à l’origine de 47% des représentations qu’il a mises en scène. Daniel Keene est le seul auteur visité deux fois avec Avis aux intéressés en 2004, repris en 2005, et Objet perdu en 2006. Chère Elena Serguéiévna de Ludmilla Razoumovskaïa, créée en 2003, et le couplage de La Maman bohème et Médée de Dario Fo et Franca Rame en 2006, ont fait l’objet d’une reprise à la saison suivante. Bezace n’a créé que deux textes classiques au cours de ses mandats, L’École des femmes de Molière en 2002 et Les Fausses confidences de Marivaux en 2010 avec la participation de Pierre Arditi dans le rôle principal à chaque fois. Sous la direction de Bezace, le Théâtre de la Commune se distingue ainsi de la moyenne des centres dramatiques nationaux, qui accordent de fait un poids beaucoup plus important aux pièces classiques afin de limiter leurs risques de production, malgré le quota mentionné dans le contrat de décentralisation dramatique supposé imposer la création d’au moins une moitié de textes d’auteurs vivants de langue française (Urrutiaguer, 2004 : 43).

Les auteurs privilégiés sont éloignés de la vision postmoderne de la société. Leurs oeuvres mettent plutôt en avant les drames de vie de gens modestes, confrontés à la remise en cause de leurs valeurs morales face à une perte d’humanité dans les rapports sociaux, et habités par l’inquiétude ou, au contraire, une énergie combattante. Les metteurs en scène le plus souvent invités sont, selon une logique d’échanges internes, les anciens compagnons de l’Aquarium, Jacques Nichet, directeur du Centre dramatique national de Montpellier de 1986 à 1998, puis de Toulouse de 1998 à 2007 et Jean-Louis Benoît, directeur du Centre dramatique national de Marseille de 2002 à 2010, mais aussi des directeurs de compagnie, Laurent Hattat (cinq fois) puis Anne Théron et Ilka Schönbein (trois fois) qui ont des esthétiques bien différenciées.

La programmation hors les murs

Face à la segmentation sociale de l’habitat, aggravée par des discriminations ethniques dans l’accès aux emplois qui incitent à un repli communautaire, la décentralisation de la diffusion théâtrale doit être inventée à l’intérieur même de la ville. Cela est d’autant plus nécessaire que le service de bus nocturnes assure la liaison vers la capitale sans traverser latéralement les quartiers perçus comme peu sûrs. Tout comme la sympathie de spectateurs néophytes avait pu être gagnée par un cabaret musical festif dans le square Stalingrad au début du mandat de Bezace, la présentation de petites formes dans les centres sociaux est une condition pour espérer toucher des personnes populaires.

Le festival des Rencontres Ici et là a été créé à partir de la saison 2004-2005 avec une déambulation de spectacles de théâtre d’objets, de marionnettes, de jonglerie, de slam, des installations interactives, des pièces brèves ainsi que la présentation de travaux d’ateliers de pratique ou de pièces au théâtre. Les représentations dans le Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale La Main tendue, pour les femmes victimes de violences, ou dans la résidence sociale Prima concernent directement leurs résidents. Il en est de même pour les usagers de la Maison du bien-être et des pratiques de santé du Landy, de la Maison de l’Enfance Tony Lainé aux Quatre Chemins ou Saint-Exupéry à la Maladrerie, de la Maison des solidarités Épicéas, de la Paranthèque dans le quartier Villette qui organise des sorties familiales et culturelles, ou pour les patients du centre d’accueil thérapeutique à temps partiel, une antenne de l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard.

Ces actions, susceptibles d’éveiller un intérêt pour le spectacle vivant, sont cependant limitées en raison notamment du faible intérêt des tutelles publiques pour financer des dispositifs d’accès des adultes pauvres à la culture artistique ; la jeunesse étant perçue comme une cible plus porteuse en termes de retombées électorales. Elles dépendent aussi de l’engagement de relais pour accueillir les représentations et diffuser les informations sur la programmation. La passion théâtrale de la directrice de la médiathèque Henri Michaux à la Maladrerie a ainsi permis à cette structure de devenir un pilier de ce festival.

Pour conclure

Les liens entre Gabriel Garran et Didier Bezace autour d’un projet de théâtre permanent en banlieue, d’immersion dans la population, d’un aménagement d’espaces de sociabilité et d’un intérêt prononcé pour les auteurs vivants participent d’une filiation autour d’une vision émancipatrice du théâtre populaire. Tous deux estiment que le théâtre doit parler de son temps pour aider les gens à se réapproprier le monde de façon plus critique.

Le contexte sociétal a cependant évolué. Garran pouvait bénéficier de l’appui d’un réseau de militants politiques et syndicaux dans les entreprises pour tenter de convaincre une classe ouvrière, souvent mythifiée, d’élever sa conscience critique au contact des plateaux de théâtre. Ses initiatives ont devancé une politique culturelle municipale communiste qui s’affirme dans les années 1960 pour soutenir l’autonomie de la création artistique et élargir les conditions d’accès à la culture lettrée afin d’accélérer la transformation des rapports sociaux. Aujourd’hui le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers est plus aidé par l’État que par les collectivités territoriales. L’affaiblissement des syndicats déporte la recherche de relais vers le milieu scolaire essentiellement et, de façon plus périphérique, vers des animateurs de centres sociaux soucieux d’améliorer le bien-être de personnes marginalisées ou en voie de réinsertion sociale. Leur vision de la culture peut néanmoins créer des malentendus avec les attentes des artistes, préoccupés de la reconnaissance de leur autonomie.

L’élargissement de la base sociodémographique du public requiert de fait une énergie chronophage pour éveiller des consciences à l’art et pose la question de la diversification de la programmation. Des spectateurs néophytes sont ainsi facilement touchés par un cabaret musical ou par un spectacle de théâtre d’objets dans un lieu de vie quotidienne, sans que leur curiosité intellectuelle pour des mises en scène plus complexes soit forcément éveillée. Face au risque d’atomisation du monde social, la notion de théâtre populaire est invoquée pour ouvrir le champ des possibles des personnes et susciter un désir d’agir autrement que dans l’engourdissement de soi, dans des vies repliées sur elles-mêmes[28] ou soumises aux pulsions destructrices de la barbarie. Encore faut-il donner des moyens suffisants à une véritable décentralisation théâtrale dans la ville dont le caractère multiethnique s’est accentué, ce qui suppose aussi un effort d’adaptation de la part des artistes programmés.