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Figure majeure du théâtre contemporain, la metteure en scène Brigitte Haentjens poursuit, depuis plus de trente ans, une trajectoire marquée d’audace et de rigueur, où le discours scénique n’a de cesse de se réinventer. Directrice générale et artistique de la compagnie Sibyllines, qu’elle fonde en 1997, elle y approfondit une démarche reposant sur le croisement et la mise en résonance de « trois grands axes » ou « pôles d’attraction », soit l’identité, la sexualité et le pouvoir (Lépine, 2008 : 9). D’une production à l’autre, ces perspectives tracent un paysage théâtral singulier où se recoupent des thématiques, des enjeux ou des dispositifs qui font saillie. Comme l’exprime la créatrice,

Le corpus de Sibyllines s’est constitué de façon totalement organique. De Je ne sais plus qui je suis à Tout comme elle, en passant par Malina, La cloche de verre, Vivre, Blasté et Douleur exquise, un chemin féminin s’est tracé, sur fond de violence et de coercition. De la même manière, les spectacles Hamlet-machine, Médée-Matériau et Blasté sont liés par la thématique de la guerre des sexes, comme Hamlet-machine, Woyzeck, Le 20 novembre et L’Opéra de quat’sous forment un ensemble qui met en relief une réflexion sociale et politique enracinée dans la modernité

(Haentjens, 2014 : 76).

Au fil de l’élaboration de ce territoire théâtral tissé de rhizomes discursifs et habité de récurrences formelles – profération du texte, verticalité des corps, épure scénographique – qui n’ont de cesse de ricocher d’une pièce à l’autre s’est développé un langage scénique s’affinant ou se précisant chaque fois davantage sans, toutefois, se cristalliser en une « signature » par trop figée. Interpellé par cette esthétique radicale mais inassignable, de même que par l’acuité du regard que pose Haentjens sur les divers désordres du monde, un public toujours grandissant s’attache à suivre le travail de la metteure en scène. De même, la critique accorde une place de plus en plus importante à Sibyllines, chacune des productions de la compagnie faisant l’objet de comptes rendus critiques dans divers quotidiens ou entre les pages de différentes revues culturelles telles que Spirale ou Jeu. Deux ouvrages autoréflexifs abordent aussi la pratique de Haentjens et le trajet de la compagnie. Le premier, Sibyllines : un parcours pluriel (2008), est dirigé par Stéphane Lépine, qui a longtemps agi comme conseiller dramaturgique auprès de la metteure en scène, et s’attache à retracer les dix premières années de Sibyllines à travers un florilège de témoignages émanant d’artistes et de proches collaborateurs de Haentjens; le second, Un regard qui te fracasse : propos sur le théâtre et la mise en scène (2014), est signé par la créatrice et déplie une réflexion sensible sur son parcours et sur sa pratique artistique saisie et pensée au présent. Or, qu’en est-il du discours savant développé sur Haentjens? Étonnamment, celui-ci se révèle bien mince. Dans les dernières années, deux remarquables mémoires de maîtrise, élaborés par Emilie Jobin (2011) et Gabrielle Lalonde (2012), lui ont été consacrés. Ces recherches, s’appuyant sur des perspectives théoriques distinctes, abordent chacune la question du féminin, récurrente, voire lancinante, chez Haentjens, à travers le prisme de l’identité et du rapport au corps. Pour ma part, dans un chapitre de l’ouvrage collectif Loin des yeux, près du corps : entre théorie et création, dirigé par Thérèse St-Gelais, je me penche aussi sur des constructions du féminin, instables et ambivalentes, que le dispositif choral privilégié pour la pièce Tout comme elle met au jour (voir Cyr, 2011). Quelques articles, parmi lesquels une lumineuse réflexion d’Hervé Guay (2011) sur les rapports entre l’écriture, la folie et les verrous moraux et sociaux emprisonnant les écrivaines dans les spectacles Malina, La cloche de verre et Vivre, complètent ce modeste tableau.

Saisie par le décalage entre la place centrale occupée par Haentjens dans le paysage théâtral québécois et la ténuité du champ réflexif portant sur son travail, j’ai souhaité élaborer un dossier qui contribue au développement de cette pensée en marche sur le discours et la pratique de la metteure en scène. Deux aspects, récurrents et structurants, ont été retenus pour former le noyau organisateur de ce dossier : d’une part, le travail que déploie la créatrice autour du texte et de ses mouvances, notamment dans le rapport établi entre les mots et les corps, et, d’autre part, son exploration continue et plurielle de l’identité féminine.

Mouvances du texte, imaginaires du féminin

Le travail de Brigitte Haentjens participe d’une tendance actuelle du théâtre où, parallèlement à la déferlante postdramatique, s’actualise un certain retour au texte, notamment à travers la réinvention de la forme dramatique (voir Sarrazac et Naugrette, 2007) ou dans l’affirmation d’un « théâtre de texte » où l’écrit se fait la matière première de la mise en scène. Ici, le texte n’est pas effacé mais se trouve doublé, à travers la mise en scène, « d’une autre écriture, celle des corps et des voix dans l’espace et le temps de la représentation » (Biet et Triau, 2006 : 658). Au sein de cette tendance, la démarche de Haentjens se révèle singulière. La metteure en scène, qui a fait résonner sur les scènes québécoises les mots de Marguerite Duras, de Bernard-Marie Koltès et de Heiner Müller, entre autres, opère en effet souvent sur le texte dramatique (mais aussi poétique et romanesque) différentes transformations – coupures, greffes, décentrements – qui font de la matière textuelle un matériau souple, fluctuant, et qui font de l’écriture scénique un véritable processus de réécriture. « Elle est une lectrice qui réinvente les textes, les pille et les investit, qui les occupe et parfois même les dévaste », écrit Stéphane Lépine (2008 : 9). Chez elle, ce texte réécrit ou « dévasté » trouve sa forme et sa signification, notamment, à travers le tracé qui se déploie de l’écrit à l’interprétation, alors que le travail s’élabore autour de « corps engagés dans le texte et malmenés par lui » (Haentjens, 2014 : 93). Attentive « au sens des mots, et aux blessures qu’ils peuvent infliger » (Haentjens, citée dans Lépine, 2008 : 116), la metteure en scène traque, dans le corps à corps avec le texte, « un abandon total et charnel aux mots, à leur ravage intérieur » (Haentjens, 2014 : 93).

À côté de ce travail autour du texte ou, plutôt, s’entremêlant à lui, Haentjens nourrit aussi une réflexion soutenue sur le féminin, ses constructions discursives, ses représentations iconographiques, ses rapports avec les structures de pouvoir. « J’haïs ça, être une femme », lance une des actrices formant le choeur dissonant de Je ne sais plus qui je suis. Réplique inaugurale de la pièce – le premier spectacle que la créatrice signe en 1998 sous la bannière de la compagnie Sibyllines –, elle marque aussi l’amo’rce de ce que la metteure en scène désigne comme son « cycle féminin » (ibid. : 84). Au fil de son parcours, alternant formes chorales et spectacles solos, et visitant des territoires textuels aussi différents que ceux de Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann, Virginia Woolf, Sophie Calle, Louise Dupré ou Sarah Kane, elle s’est attachée, à travers diverses postures énonciatives et esthétiques, à sonder la question de l’identité féminine. Celle-ci est inséparable, chez elle, de réflexions liées au désir et à la sexualité, à l’expression de la colère et à la possibilité – ou à l’impossibilité – pour une femme de prendre sa place dans l’espace social, notamment à travers la pratique, souvent entravée, de l’écriture.

Les six articles qui composent le présent dossier investissent l’un ou l’autre de ces aspects, les faisant parfois s’entrecroiser. Un cadre conceptuel souple, où se rencontrent diverses perspectives méthodologiques et théoriques et où alternent des réflexions macroscopiques sur la trajectoire ou la pratique de la metteure en scène et de fines analyses portant sur un corpus restreint, a été privilégié. Il en résulte une saisie composite, diversifiée mais traversée d’échos, des axes qui structurent le travail de Haentjens. À travers cette mise en hétérogénéité des regards, un portrait de la metteure en scène, certes partiel, mais rigoureux et éclairant, se dessine.

En ouverture de dossier, Louis Patrick Leroux lève le voile sur une période quelque peu méconnue mais déterminante dans la carrière de Haentjens. Intitulé « Brigitte avant Haentjens : un engagement artistique en Ontario français », son article nous rappelle que la metteure en scène a investi la pratique – et le milieu – du théâtre bien avant son installation à Montréal. Adoptant une perspective essentiellement historiographique, s’appuyant sur le discours critique et les entretiens accordés par la créatrice aussi bien que sur les textes et billets que signe, au fil des ans, cette dernière, l’auteur retrace la trajectoire ontarienne de Haentjens de 1977 à 1990. De la direction du Théâtre du Nouvel-Ontario à la présidence de l’Association nationale des théâtres francophones hors-Québec, ce parcours se révèle marqué par l’implication communautaire et, surtout, par l’émergence d’une prise de parole exigeante, insoumise et de plus en plus affirmée. L’article met également en lumière la façon dont Haentjens, déjà, investit profondément le texte dramatique ou poétique, portant à la scène, notamment, les mots de Jean Marc Dalpé et de Patrice Desbiens.

L’article suivant, « L’émergence de Sibyllines : une construction collective », signé par Alexandre Cadieux, s’attache à la suite de ce parcours. À travers une fine analyse du discours médiatique et des prises de parole de l’artiste entourant la création de deux spectacles phares, Je ne sais plus qui je suis (1998) et Hamlet-machine (2001), le chercheur dégage les aspects philosophiques et esthétiques qui marquent les premières années de la compagnie fondée par Haentjens en 1997. En s’appuyant, entre autres, sur les notions d’ethos et de paratopie telles que développées par Dominique Maingueneau, il rend compte de la complexité des enjeux intimes et artistiques engagés dans l’émergence d’une identité créatrice singulière. Caractérisée par un investissement de la parole, notamment dans des matériaux textuels réputés « difficiles », marquée par une posture souvent ambivalente, en particulier à l’égard de la dimension féministe du discours qu’elle endosse pourtant, cette identité se révèle ici dans sa pluralité, ses nuances et ses contradictions.

Le troisième article qui compose ce dossier, « La performativité du corps féminin dans le théâtre de Haentjens : quatre illustrations », creuse davantage le sillon des imaginaires du féminin rencontrés chez la metteure en scène. Gabrielle Lalonde s’attache ici à un élément central du langage scénique de l’artiste, soit le corps féminin et sa représentation. Son analyse décortique la façon dont le corps performe et, peu à peu, déconstruit, un imaginaire de la normativité. S’appuyant, entre autres, sur la notion de performativité telle que l’entend Judith Butler, l’auteure de l’article se penche sur ce qui, dans la représentation, mène à cette déconstruction fondée sur une instabilité conflictuelle de l’image, toujours multiple et inassignable. Elle relève en particulier quatre manifestations de cette dynamique conflictuelle dans les pièces Hamlet-machine (2001), La cloche de verre (2003) et Médée-Matériau (2004).

Avec « Les chambres fermées dans Malina », Esther Laforce poursuit cette réflexion sur le personnage féminin et sa représentation en se penchant sur le spectacle, mais surtout sur un objet inusité : le cahier de régie de Brigitte Haentjens qui a adapté pour la scène le roman Malina de l’écrivaine autrichienne Ingeborg Bachmann. Attentive aux métamorphoses de la matière textuelle, la chercheuse relève les aspects de l’oeuvre originelle que le travail de la metteure en scène met en lumière, en particulier l’idée de l’enfermement. En s’appuyant sur des écrits éclairants de Virginia Woolf et d’Elfriede Jelinek, elle démontre que cet enfermement se présente sous la forme de trois chambres – chambre à coucher, chambre du monstrueux et « chambre à soi » – et dégage une minutieuse réflexion sur cet espace polysémique et sur ce qui, à l’écrit comme à la scène, y maintient la femme captive.

C’est à un parcours autoréflexif et sensible que nous convie Mélanie Dumont avec l’article suivant, « Accompagner Brigitte Haentjens : mouvements d’une dramaturge ». Celle qui, en alternance avec Florent Siaud, a pris le relais de Stéphane Lépine dans la fonction d’écoute et d’échange qui fonde le travail dramaturgique revient ici sur ses quelque dix années d’accompagnement à la création auprès de Haentjens, en s’attachant en particulier à l’élaboration des spectacles Molly Bloom (2014) et Richard III (2015). Avec précision, dans une forme quasi poétique, l’auteure, en répondant aux diverses questions que peut soulever la pratique du dramaturge, encore souvent nimbée de mystère, livre ici une précieuse mémoire des matériaux et des processus dramaturgiques, entendus ici au sens dortien d’un passage du texte à la scène. Ce faisant, elle nous invite à connaître, de l’intérieur, la démarche de création particulière de Haentjens.

Le dernier article, écrit par Sara Thibault et Hervé Guay, s’intéresse aux productions théâtrales où la metteure en scène s’extrait du cadre limitatif du théâtre ou de la dramaturgie pour explorer des espaces interartistiques. Dans « Sorties du théâtre : pratique de l’interartistique chez Brigitte Haentjens », les deux chercheurs se penchent sur les formes et les enjeux de ce travail d’imprégnation, d’hybridation et d’entrelacement des langages artistiques qui, dans plusieurs des oeuvres de la créatrice – Je ne sais plus qui je suis (1998), Malina (2000), Tout comme elle (2006), Woyzeck (2009), La nuit juste avant les forêts (2010; 2013), Le 20 novembre (2011), Ta douleur (2013), Une femme à Berlin (2016) –, convoquent le langage et les codes de la performance, de la danse, de la choralité ou du théâtre environnemental. Les auteurs mettent en lumière les possibles de ce dialogisme particulier, sa dimension oscillatoire et instable, comme sa portée configuratrice de sens.

En guise de conclusion à ce dossier, la section « Documents » est tout entière consacrée à la récente production Une femme à Berlin (2016). Proposés par Martine Delvaux, Evelyne de la Chenelière et Julie Charland, les matériaux iconographiques et textuels qui composent cette partie, élaborés en amont du spectacle, font écho aux analyses qui précèdent et nous font entrer, autrement, dans l’univers de Brigitte Haentjens. Le mot de la fin appartient à cette dernière. Livré par le biais d’un entretien accordé à Alexandre Cadieux, il boucle, avec profondeur et finesse, la trajectoire proposée ici.