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Et je ne sais quel est le théâtre qui oserait clouer ainsi et comme au naturel les affres d’une âme en proie aux phantasmes de l’Au-delà.

Antonin Artaud, Sur le théâtre balinais

Le mythe Antonin Artaud n’a cessé d’alimenter les discussions opposant les convaincus et les contestataires de sa lucidité. Les uns l’érigent en martyr des psychiatres[1] et de la tradition ; les autres posent la question de la valeur de son oeuvre ne se prêtant pas aux analyses littéraires et de l’applicabilité de ses idées théâtrales ; d’autres encore cherchent des compromis[2] entre la maladie de l’homme et celle de sa société. Cependant, en parlant de l’aliénation d’Artaud, personne ne semble penser celle-ci en termes de dépossession du poète dont le corps a servi de scène au conflit entre l’espace psychique et celui de la vie.

Pour faire cesser cette aliénation qu’il croit par ailleurs universelle, et qui commence dès l’engendrement installant l’homme dans une existence postiche et le détournant du véritable Être, Artaud décide d’agir par le théâtre : non pas celui, traditionnel, qui imite la vie, mais celui qui la retrouve en se débarrassant de tout ce qui l’assujettit – texte, mise en scène, goût du jour –, rejetant ainsi son enveloppe malade pour adopter un corps nouveau, impérissable, le double perfectionné de l’ancien. Pour le créateur-démiurge, il s’agit de réaliser une sorte de recréation totale de l’homme et de la réalité. À cette fin, il convient d’abord de refaire le corps, proscenium de celui du théâtre à venir, en invoquant la Peste dont l’autre nom est la Cruauté. D’un tel théâtre, l’action sera similaire au feu salvateur qui, liquidant la matière infectée, la purifiera de la corruption, transmutant le malade humain et ouvrant la voie à une vie exempte de la mort.

Appelé à restituer à l’homme la fonction du sujet de sa propre existence – non pas éternelle, figée dans le non-être par un esprit sain, mais celle sempiternelle qui, à chaque instant, se réinvente avec un corps à jamais incréé –, ce théâtre se fait double de son inventeur lequel anime seul, sur la scène de son esprit, le spectacle de sa recréation. Ainsi la magie du théâtre artaudien réconcilie-t-elle les antagonistes – le corps et ses deux espaces –, les transmutant en une indivisible unité rêvée par son auteur.

L’esprit disjoncteur dans le corps disjoncté

Le débat autour de la folie d’Antonin Artaud a commencé en août 1937, grâce à un concours de circonstances[3] qui amène le poète à séjourner, pendant neuf ans, dans des asiles psychiatriques. Cette expérience, qui fut un véritable supplice, Artaud l’évoquera dans plus d’un texte contemporain à son enfermement, à l’instar de ce témoignage poignant adressé à Pablo Picasso :

J’ai passé par neuf ans d’internement, de sous-alimentation et de famine, compliqués de trois ans de mise en secret, avec séquestration, molestations, cellule, camisole, et cinq mois d’empoisonnements systématiques à l’acide prussique et au cyanure de potassium, auxquels vinrent s’ajouter à Rodez deux ans d’électrochocs, ponctués de cinquante comas […]

Artaud, 2004 : 1144

Artaud déclare la médecine de son temps complice « de la plus sinistre et crapuleuse magie » (Artaud, 2004 : 1138) dont les asiles d’aliénés seraient des réceptacles « conscients et prémédités » (Artaud, 2004 : 1138), où la folie se fabrique artificiellement pour fermer la bouche à « certaines lucidités supérieures » (Artaud, 2001 : 26), gênantes pour la société, dont les psychiatres seraient les bourreaux exécuteurs. Peut-on, de nos jours, parler d’un acharnement thérapeutique certain contre Antonin Artaud ? Conviendrait-il de dissocier l’homme désocialisé et l’antisocial créateur, jugé inconscient pour avoir incarné le refus de ce qu’il appelait con-science, en butte au bon sens qu’il trouvait malade ? « Il y a dans tout dément un génie incompris dont l’idée qui luisait dans sa tête fit peur » (Artaud, 2001: 51), écrivait-il, non sans se comparer à Van Gogh auquel il rendait hommage. La peur de la société qu’il dénonce – la sortie de la poésie des tableaux, des livres, des scènes théâtrales – existerait-elle réellement ou serait-elle l’invention de l’esprit enflammé d’Artaud devenu, pour plusieurs de ses contemporains, l’« idiot sacré » (Roy, 1967 : 30) de la littérature et du théâtre français ?

Si pour Artaud lui-même, la question de son aliénation est également évidente, elle est pensée non pas comme déraison mais comme dépossession – par le carcan social que les hommes se seraient laissé imposer – du véritable Être qu’il tentera de retrouver au travers de sa création. Or cette réalité postiche « n’aurait pas dû exister » ; « condamnée d’avance », elle finirait par s’en aller, lit-on dans une lettre qu’il écrit à Arthur Adamov (Artaud, 1969 : 37). Pour précipiter cette fausse vie dans le néant, Artaud décide de lui inoculer le théâtre; non pas celui basé sur l’illusion, mais celui auquel sera rendu « le rang de réalité » (Artaud, 2004 : 227) par l’extraction de cette dernière du fin fond des esprits où elle se trouve reléguée par la culture occidentale. Combattre la vie théâtrale – faussée et forcée – par un théâtre vrai encore incréé, libre de conventions, d’illusion et d’asservissement au goût du jour, et qui serait sorti des profondeurs spirituelles des uns s’adressant à celles des autres – tous acteurs d’une nouvelle réalité – serait l’ultime folie de celui qui a décidé de vivre sa création au naturel, son impossible rêve de réveiller les hommes à la conscience de leur endormissement. À moins que la véritable aliénation d’Artaud ne consiste en un conflit d’espaces dans lequel son corps semble pris en otage.

Ces espaces en guerre seraient la réalité psychique d’Antonin Artaud et celle dite objective, toutes deux ayant pour champ de bataille le corps par elles martyrisé. Théâtre des hostilités et leur objet, le corps artaudien se trouve attaqué par ses deux agresseurs se faisant grief d’insanité. Dépossédé de sa fonction de sujet, ce corps semble aliéné par la soumission à un ordre de choses qui le domine : l’engendrement. N’acceptant pas de demeurer né, il dédaigne tout autant d’être inné, d’appartenir, à titre de dessein, à Dieu. Or ce dessein dit divin qu’est l’être, à la fois homme et fait d’exister, ne serait qu’une « préméditation de non-être », « une criminelle incitation de peut-être » (Artaud, 2004 : 1133) d’où viendrait la réalité matérielle de cette vie dans laquelle Artaud se croit propulsé contre son gré. D’où la nécessité, pour lui, de se forger son propre corps in-né, indemne de tout engendrement sexué contribuant à la marche de ce monde, un corps nouveau qui serait son propre et unique support.

L’Espace-Peste, suppôt du corps pestiféré

C’est le théâtre qui lui viendra en aide dans sa mission de résurrection de l’Être éclipsé par le non-être, et qui se servira des armes mêmes de la mort pour transfigurer la vie. Non pas le théâtre de Boulevard, lui-même corps fossilisé dans l’espace décadent, assujetti au texte mais celui, vivant et trépidant, qui investit pleinement la scène et qui fait naître en ce lieu concret l’apparition métaphysique du corps fantasmé, le double perfectionné du réel. Il s’agit, pour Artaud, de dépasser les limites ordinaires de l’art et de la parole, d’étendre les dimensions du corps dans l’espace en s’en appropriant une partie et en l’incorporant dans le but de réaliser une sorte de création totale où l’homme reprendrait sa place entre les rêves et les événements. Comment ne pas penser au corps propre qu’Artaud veut inscrire à la fois dans le rêve et la réalité, au dessein de l’auteur-démiurge qui, à la cruauté gratuite de l’espace vital, veut opposer celle purificatrice du théâtre qu’il invente ? Cruauté : non pas le sang versé, mais la soumission à la nécessité de revenir à la vraie vie en chassant les ténèbres de la mort qui a pris sa place.

Le théâtre traditionnel condamné par Artaud est un théâtre qui a perdu tout lien avec le réel et le rêve. « Des histoires d’argent […], d’arrivisme social, d’affres amoureuses où l’altruisme n’intervient jamais, de sexualités saupoudrées d’un érotisme sans mystère ne sont pas du théâtre » (Artaud, 1964 : 120), lit-on dans Le théâtre et son double où Artaud rejette en bloc Boulevard et Shakespeare, l’idée de l’art séparé de la vie et celle du théâtre incapable de poser les vrais problèmes. « Notre théâtre ne va jamais jusqu’à se demander si ce système social et moral ne serait par hasard pas inique » . À ce titre, il est « bon à détruire », car toutes ses préoccupations « puent l’homme provisoire et matériel », « l’homme-charogne » (Artaud, 1964 : 85). Le corps et l’esprit du théâtre occidental, disjoints et désagrégés, Artaud les assignera à la réfection comme ceux de l’homme moderne dont ce théâtre-là serait emblématique.

Le théâtre qu’il invente contribuerait à en finir avec l’état de scission de l’homme et à recréer l’espace extrinsèque au corps, celui de la réalité. Comment Artaud va-t-il s’atteler à la tâche? En invoquant la peste, corps étranger dont il fera le double de l’humain et de son espace vital pestiféré, leur ennemi complice qui, liquidant la matière fécalisée et dévastant ses régions infectées, les purifiera pour les rendre habitables et exemptes de corruption. La Peste serait l’autre nom du théâtre de la Cruauté dont l’ambition n’est autre que la Création par la re-création d’« une sorte d’équité passionnante entre l’Homme, la Société, la Nature et les Objets » (Artaud, 1964 : 139) perdue depuis que la soi-disant culture occidentale régente la vie.

La peste : métaphore multiple dans laquelle on reconnaît les images du théâtre, de l’imprécation, de la délivrance et d’Artaud lui-même, son objet et acteur, le pestiféré conscient dont le mal transfigurerait les vivants qui s’ignorent malades. Double image, celle du Mal sacralisé érigé en Bien suprême, retourné contre lui-même, trahissant sa vocation première de tout précipiter vers la mort, disjoint comme Satan le Feu, provoquant, par cette même disjonction, la conciliation avec l’Être, accélérant la découverte que le monde doit faire de lui-même pour ne plus se reconnaître. Satané Mal devenant Mal Saint, transformant le théâtre philistin en sacré, et avec lui le corps dans lequel il s’incarne. Comme le remarque Guy Scarpetta, le théâtre d’Artaud « dégage les conditions d’une nouvelle pratique du théâtre, à partir du terrain précis […] : le corps, le sujet. » (Scarpetta, 1973 : 265) Et ce corps et ce sujet sont d’abord ceux d’Artaud.

Le texte qui ouvre Le théâtre et son double débute par la description d’une épidémie de la peste apportée à Marseille, en 1720, par le vaisseau dont le nom, celui de Grand-Saint-Antoine, ne serait pas sans rappeler le prénom d’Artaud : Antonin, fils d’Antoine Roi Artaud, lui-même natif de cette ville. Un autre détail interpelle le lecteur : ce vaisseau vient d’Orient qui a vu naître les deux grands-mères de l’auteur. La naissance d’Artaud serait-elle due à l’inceste de ses parents, cousins germains ? Cette hypothèse expliquerait-elle son horreur de la sexualité à laquelle il refusera violemment tout droit d’exister ? Chez Artaud, l’évocation de l’inceste sert à dénoncer la libido en l’identifiant à la saleté, l’abjection, l’infamie, mais aussi à faire preuve d’une détermination absolue contre le destin préétabli par le vertige sexuel universel dans lequel l’homme est d’abord impliqué comme victime de la fornication des autres. Pour Artaud, le destin commandé par le sexe est la mort qu’une autre mort, apportée par la peste, déjoue. Or tuant la mort, on réaffirme la vie, et la peste supprimant la vie d’un corps malade ne fait qu’anéantir le mal à l’oeuvre dans le corps. Curieusement, ce mal emportant les vies humaines par milliers aurait toujours épargné les plus exposés et fustigé les lâches. Et les lâches – on le saura dans Pour en finir avec le jugement de dieu – sont précisément ceux qui se retirent devant la perspective de perdre la vie afin de gagner l’Être, ceux-là mêmes qui empêchent le Théâtre de la Cruauté d’exister et de mettre en oeuvre son action transfiguratrice.

L’action du théâtre déclarée par Artaud l’« image spirituelle de la peste » (Artaud, 1964 : 37) est pandémique en ce que, sans distinction de culture ni de niveau d’instruction, elle est capable d’atteindre l’humain en le libérant du carcan des convenances sociales, en réveillant en lui des personnages-doubles endormis. Cependant, là n’est pas son bienfait unique : « Car si le théâtre est comme la peste, ce n’est pas seulement parce qu’il agit sur d’importantes collectivités et qu’il les bouleverse dans un sens identique. Il y a dans le théâtre comme dans la peste quelque chose à la fois de victorieux et de vengeur. » (Artaud, 1964 : 39)

Or ce que le théâtre-peste génère, ce sont les mystérieuses altérations de l’esprit et du corps qu’il obtient en pressant l’âme et les gestes, en les poussant à bout, en refaisant la chaîne entre ce qui est et ce qui n’est pas, en restituant aux conflits mis en veille leur force tenue en servitude. « Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère l’inconscient comprimé, pousse à une sorte de révolte virtuelle […], impose aux collectivités rassemblées une attitude héroïque et difficile » (Artaud, 1964 : 40), poursuit Artaud. Le théâtre serait-il cet espace où le corps pestiféré de l’homme collectif et individuel reçoit l’initiation à la vraie vie enfin exempte du servage des institutions et de l’esprit, ses deux bourreaux associés ? Il l’est en tant qu’espace et temps où, mettant son fond de cruauté latente en évidence, vidant ses abcès et gonflant son personnage, l’agonisant qu’est le vivant devient un être grandiose et sur-tendu. Si le théâtre comme la peste est une crise qui se dénoue par la mort ou par la guérison ; si, comme la peste, il invite l’esprit à un délire qui exalte ses énergies, les amenant au paroxysme susceptible de se transformer au carnage ; s’il porte en lui le danger de la désagrégation du corps social, c’est par la faute de la vie dont la cruauté l’y contraint, et qu’il amortit par la sienne propre. C’est ce en quoi l’action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car

[…] poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie; elle secoue l’inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu’aux données les plus claires des sens; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eue sans cela

Artaud, 1964 : 46

L’espace théâtral assimilé à la peste qui liquide sans détruire le corps pestiféré procède donc à la transformation de l’homme d’objet en sujet de sa propre existence ; cette transformation s’accomplit par identification in fine à l’acteur, à son corps dont l’évolution sur scène – immédiatement désintéressée, mais dont l’écho retombe a posteriori sur la conscience de celui qui l’observe – engendre celle, violemment révolutionnaire, du spectateur pris dans un tourbillon de forces supérieures. Des forces externes et internes qui, associant le jeu de l’acteur à celui du spectateur, transmutent corps et espaces – ceux des hommes, du théâtre et de la vie – en une entité indivisible rêvée par Artaud.

De n’être à naître : la salvatrice cruauté d’Artaud

Quelle analogie entre le théâtre et le corps humain ? Tous deux sont des entités vivantes à l’essence double – corporelle et spatiale –, à mi-chemin entre geste et pensée, entourant d’autres espaces et corps qui évoluent dans leur sein ; tous deux possèdent les langages divers par l’intermédiaire desquels ils communiquent avec leur espace extrinsèque commun, la réalité. Le théâtre comme le corps est sujet aux diverses menaces venant de l’extérieur et de l’intérieur ; à la manière du corps, il peut être malade. L’un et l’autre recèlent des capacités de contaminer, de détruire ou de transfigurer l’espace du réel et d’autres corps. Il existe, entre le premier et le second, une relation métaphorico-métonymique dans laquelle l’un représente l’autre : ne parle-t-on pas du théâtre du corps comme du corps de théâtre, n’assimile-t-on pas tout théâtre aux corps des acteurs qui investissent son espace et le font apprécier ou critiquer par le public ? Enfin, l’un comme l’autre sont impliqués dans la genèse de la création qui est toujours celle de la recréation de la vie individuelle et collective, genèse dans laquelle l’espace théâtral et son double corporel, la psyché, ne font pas office d’aires de jeu mais représentent le lieu même de l’action.

Cette action est une authentique révolution de l’espace vital à travers le corps humain et du corps humain par l’espace théâtral. L’idée de cette révolution, Artaud la réitère dans plus d’un texte post-surréaliste : rendre le théâtre à sa véritable destination par l’invitation sur scène des forces, pures et naturelles, qui font que du simple jeu, le théâtre se transforme en « une aventure souveraine » :

[…] l’originalité d’une tentative semblable est d’intéresser non seulement le public lettré mais le gros de la foule à une aventure souveraine qui met en oeuvre toute la gamme possible des sentiments humains et collectifs. Tous les Grands Mythes du Passé dissimulent des forces pures. Ils n’ont été inventés que pour faire durer et manifester ces forces. Et hors de leur gangue scolaire et littéraire, Antonin Artaud veut tenter par le truchement d’une tragédie mythique d’en dire sur la scène les forces naturelles, et de rendre ainsi le théâtre à sa véritable destination

Évelyne Grossman, dans Artaud, 2004 : 479

Par la convocation sur scène des forces naturelles, le théâtre reprend la valeur de l’espace thérapeutique où les foules antiques venaient puiser le goût de vivre et la force de résister aux atteintes de la fatalité. Et s’il devient possible de se libérer du Mal omniprésent par le théâtre, c’est qu’il agit comme la peste en ce qu’il est « la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit » (Artaud, 1964 : 44). Un théâtre libérateur, noir dans son essence comme le sexe, l’anarchie ou la peste, mais dont l’action aboutit à une vertigineuse transmutation du malade qu’est l’humain : sa condition, son anatomie et sa conscience. Théâtre qui, à l’instar de l’acte sexuel, engendre la vie nouvelle exempte de l’appel de la sexualité remise en scène par le théâtre bourgeois.

Pour le Artaud des années 1930, jamais comme dans l’époque qu’il est en train de vivre « la nécessité ne s’est fait sentir d’un spectacle exaltant, nourricier, aux vertus profondes, qui dépasse les effets artistiques vulgaires, qui subjugue l’âme, et atteigne à une sorte de nouvelle réalité » (Artaud, 2004 : 479) : une véritable urgence de mettre fin au théâtre de Boulevard d’où le public rejoint le Vide de ce monde, où la scène est surinvestie par l’inaction de la psychologie, où pendant et après la représentation, le spectateur demeure dans un état d’insensibilité émotionnelle. Un tel théâtre est fait, conséquence et cause de l’homme provisoire ayant rompu avec la poésie et la vie. Dans un texte de la même époque, Artaud dit vouloir « cracher sur cette charogne qu’[il] habite et qui [l’]habite » (Artaud, 2004 : 490), et, comme la dépendance à l’opium, l’attachement du public au théâtre occidental est pour lui « un état hors la vie » (Artaud, 2004 : 491) dont il est impératif de se sortir.

S’en sortir en le détruisant « avec application et méchanceté » (Artaud, 1964 : 36) par le théâtre de la cruauté dont Artaud élabore l’idée en 1932, et qui consiste à remettre en cause « non seulement […] tous les aspects du monde objectif et descriptif externe, mais du monde interne, c’est-à-dire de l’homme, considéré métaphysiquement » (Artaud, 1964 : 142). Or,

ni l’Humour, ni la Poésie, ni l’Imagination, ne veulent rien dire, si par une destruction anarchique, productrice d’une prodigieuse volée de formes qui seront tout le spectacle, ils ne parviennent à remettre en cause organiquement l’homme, ses idées sur la réalité et sa place poétique dans la réalité

Artaud, 1964 : 142

proclame Artaud dans le Premier manifeste du théâtre de la cruauté. Ainsi, le théâtre cesse-t-il d’être le cimetière pour l’esprit et devient un corps vivant, s’incarnant dans la multitude des formes réunies dans le spectacle, jamais figées mais en constante évolution, capable de révolutionner l’essence périssable en l’immortelle poésie. Un théâtre qui se fait corps pour que l’homme quitte le sien.

C’est par le langage que le théâtre d’Artaud parvient à se corporaliser, à revêtir la forme matérielle pour se manifester tel un corps vivant dans son propre espace. Non pas un langage verbal mais celui des gestes, des sons, du feu et des cris qui rompent son confinement dans une forme inefficace. Ce corps est neuf d’une façon impossible à concevoir, car, comme le fait remarquer Serge Berna, « si l’on essaye de le concevoir l’on tombe à nouveau dans l’être ignoble des choses données, ce corps inouï qu’il voulait et qu’il n’avait pas, ce corps il [Artaud] a essayé au moins de le dire » (Artaud, 1953). Dire le corps au théâtre en évitant les dialogues constitués de mots dépossédés de leur sens authentique, adressés aux interlocuteurs qui, ressentant intérieurement leur fausseté, se refusent à leur effet. « Le dialogue – chose écrite et parlée – n’appartient pas spécifiquement à la scène, il appartient au livre » (Artaud, 1964 : 55), dit Artaud dans La mise en scène et la métaphysique. « Et la preuve, c’est que l’on réserve dans les manuels d’histoire littéraire une place au théâtre considéré comme une branche accessoire de l’histoire du langage articulé » (Artaud, 1964 : 55). Or pour Artaud, le concept même du théâtre est fondamental et primordial en ce qu’il est une manière d’exercer la vie le plus concrètement possible tout en l’abordant métaphysiquement par le langage auquel serait rendue sa force incantatoire, et qu’il serait à même de conjurer en extériorisant le drame essentiel de l’existence humaine. Le théâtre tel que le conçoit Artaud est le double de ce drame en ce qu’il le répète et le parfait :

Et ce drame essentiel […] est à l’image de quelque chose de plus subtil que la Création elle-même, qu’il faut bien se représenter comme le résultat d’une Volonté une – et sans conflit.

Il faut croire que le drame essentiel, celui qui était à la base de tous les Grands Mystères, épouse le second temps de la Création, celui de la difficulté et du Double, celui de la matière et l’épaississement de l’idée.

Artaud, 1964 : 77

Plus qu’il ne serait, comme le suggère Évelyne Grossman, « un indéfini de matière et d’esprit [et] un pré-corps » (dans Artaud, 2004 : 503), le Double – étant dans la pensée artaudienne à la base du théâtre qui s’inspire du drame et qui imite le corps humain dans sa communication avec l’espace de la vie – est également le fait et la nature de l’être : partant, il a pour autres noms drame, théâtre et corps. Corps à détruire et à refaire, non pas pour l’existence spirituelle, éternelle et arrêtée, mais celle sempiternelle, corporelle, qui se renouvelle perpétuellement comme le corps fantasmé d’Artaud :

Car je me veux sempiternel […] et non éternel, c’est-à-dire ayant un moi absolu et qui me commande toujours du haut de son éternité par l’esprit de tous les doubles qui ne veulent pas avancer, mais perdurer dans leur confiture inaliénable de bouddhas contemplatifs de je ne sais quel éternel esprit qui n’a jamais existé, quand c’est toujours le corps actuel de notre être immédiat dans le temps et l’espace sempiternel qui existe, et non les doubles du passé intitulés éternité

Artaud, 1948a : 41

Le théâtre et la poésie transforment le n’être du corps pestiféré d’Artaud en naître par la salvatrice cruauté du Corps-Peste dont la rigueur cosmique, conjuguée avec l’appétit de vie, sont deux implacables forces sans lesquelles la vie ne saurait s’exercer. Pour le Artaud du temps de la Cruauté, le théâtre et l’espace interne du corps – l’esprit, la conscience ou l’âme – semblent ne pas avoir d’utilité en dehors de l’action corporelle, par et sur le corps. Il s’agit de cette action par le langage théâtral qui se fait corps, et qui « aura fait gagner corporellement quelque chose aussi bien à celui qui joue qu’à celui qui vient voir jouer » (Artaud, 2003 : 104), écrit Artaud à Paule Thévenin. « D’ailleurs on ne joue pas, on agit » (Artaud, 2003 : 104), précise-t-il, car le vrai théâtre n’aurait rien à voir avec l’illusion et le mensonge. Et ce sur quoi on agit, c’est à proprement parler le corps et l’espace nouveaux en instance de création, à l’avènement desquels la création théâtrale prépare les corps et les espaces réels tous azimuts.

Artaud et ses Doubles : du carcan de la création à la liberté de l’in-créé

On réduit souvent Artaud au théâtre en oubliant l’existence d’un Artaud poète, acteur, penseur ou révolutionnaire de l’espace vital de l’homme. Pourtant, il conviendrait de rappeler, avec Guy Scarpetta, que « le théâtre, pour Artaud, c’est toujours beaucoup plus que “le théâtre” » :

[…] un foyer vital « innommé », à ce qui n’a pas été soumis à l’ordre symbolique, aux possibilités d’émergence d’un nouveau corps, d’un nouveau sujet, dans une pratique démultipliée-puissante, bouleversant de fond en comble l’espace physique où nous croyons vivre

Scarpetta, 1973 : 266

L’espace, en quelque sorte, de l’auto-recréation où les autres sont conviés en tant que futurs acteurs de l’Être auquel ils sont d’abord invités en spectateurs. À ces spectateurs, Artaud demande de constater que « la réalité n’est pas encore achevée », qu’« elle n’est pas encore construite » et de croire que « de son achèvement dépendra / dans le monde de la vie éternelle / le retour d’une éternelle santé » (Artaud, 1948c : 124). Pour que ce retour puisse se faire, il faudrait que l’homme apprenne à « danser à l’envers » (Artaud, 2003 : 61), ou plutôt qu’il réapprenne à danser à l’endroit. Et si cette injonction semble obscure – tout vrai langage n’est-il pas, selon Artaud, incompréhensible ? –, au moins une de ses significations serait claire : celle d’effectuer un ensemble de mouvements volontaires et rythmés du corps, de ce même corps en mouvement continu dont Artaud ne cesse de parler. Une telle danse, pour Artaud, et par conséquent le théâtre, n’a pas encore commencé à exister ; ils sont à venir, au même titre que le corps avec lequel Artaud déclare être en plein incréé. Incréé : en dehors de la finitude de la création, hors de ses limites dont le poète réclame la pulvérisation ; en dedans donc de l’espace sans frontières que le corps omniprésent investit sous dix mille aspects différents.

Ce leitmotiv de l’oeuvre artaudien date de l’époque des débuts de l’écrivain. « Quand je me pense, ma pensée se cherche dans l’éther d’un nouvel espace » (Artaud, 1956 : 126), écrit-il dans Le Pèse-Nerfs, entre 1924 et 1925. Ces paroles semblent être les prémices du processus de la spatialisation du corps, de son lancement et de sa dissolution dans l’espace qu’il mettra en place à partir des années 1930, période où il parlera, dans Le théâtre et son double, de son intention de refaire le corps humain sur la scène de théâtre, de le rendre Double, c’est-à-dire à la fois matière et espace, spectre d’âme et de chair. S’inspirant du théâtre balinais, Artaud conçoit un théâtre où l’espace de la scène acquiert une densité corporelle, où la matière corporelle des acteurs s’éparpille en signes, révélant l’identité métaphysique du concret et de l’abstrait, de l’Esprit et de son enveloppe physique. Le théâtre voulu par Artaud sera désormais celui du nouveau langage-corps évoluant dans l’espace à travers ses gestes, mouvements, cris : langage non figé dans une forme, n’ayant pas de sens en dehors de l’air scénique où il se matérialise et se dissout sans discontinuer. Il s’agit de retrouver le rituel sacré que connaissaient encore les Balinais qui, désorganisant le corps par l’instauration dans son sein du désordre naturel, procédaient au rétablissement de l’équilibre interne de la « Physique première, d’où l’Esprit ne s’est jamais détaché. » (Artaud, 1964 : 92) Équilibre qui déserte Artaud depuis que ce dernier est en mesure de se penser, et qui, autour de 1925, se pense comme la chair désertée de l’esprit et la pensée fuyant la matérialisation.

L’année 1925 où Artaud rédige les textes du Pèse-Nerfs est une année de résistance à l’effroyable maladie de l’esprit qui empêche la pensée de devenir corps, qui fait avorter toute tentative de sa retranscription en détruisant immédiatement l’idée dès qu’elle essaie de prendre forme. Artaud se dit alors imbécile par mal-formation de la pensée, vacant par stupéfaction de sa langue, pétrifié par les termes qu’il choisit – termes au sens propre de terminaisons dont le carcan, non content de le localiser, c’est-à-dire le limiter dans un réceptacle non extensible, le paralyse et menace d’annuler sa capacité de penser. Ce n’est qu’une décennie et demie plus tard qu’Artaud se résoudra à détruire méthodiquement le piège de la langue littéraire, bannière que brandissent certains confrères « conscients » et surtout conformes. Qu’a-t-il, à ce moment-là, à perdre, lui dont le corps et l’esprit sont morts une cinquantaine de fois en neuf ans ; que lui reste-t-il d’autre sinon refuser d’être dans l’espace de la langue dite normative, celle qui canalise le désordre des sens par la grammaire et la syntaxe, veilleurs rassurants du sens ? S’obstinant à demeurer hors le cadre – hors la loi –, Artaud refuse les mots comme il refuse ses maux, ou plutôt les emploie à cogner en en émiettant l’équilibre avec son propre déséquilibre. Le pressentiment, en 1925, de l’impossibilité d’être dans l’absence de l’espace pour la pensée, évolue en geste concret de creuser cet espace en-dessous des mots-corps pour permettre à la pensée corporalisée de surgir par ailleurs.

D’autre part, l’année 1925 fut encore marquée par la tentative d’Artaud de s’intégrer dans la société et ses corps de métiers. Ce fut l’époque des petits rôles au théâtre de la compagnie Pitoëff, de quelques rôles importants au cinéma, du refus de Jacques Rivière de publier ses poèmes dans La Nouvelle Revue française et de la collaboration avec le groupe surréaliste. Temps de l’espoir de survivre au quotidien contrecarré par la détresse de l’être, des douleurs corporelles auxquelles Artaud résiste par la drogue, le mysticisme et la fécondité créatrice. Durant cette période, il évoque avec regret l’esprit qui déserte la société et se dérobe à l’homme. Il est celui qui de sa vie fera une mise en scène, et de son oeuvre une mise en abyme. Réceptacle et processus du spectacle qu’il anime seul sur la scène de son esprit, et qui, dans l’espace du langage et celui de l’existence, sera le prototype du reste.

Sous ce « reste » entendons avant tout le corps propre mis en spectacle sur les scènes de théâtre et les écrans de cinéma. De nombreux témoignages relatent l’extravagance d’Artaud, ses spectaculaires crises de colère, sa propension à la provocation; un certain état de fureur dicté par des raisons extérieures et intérieures, coexistant avec une extraordinaire lucidité, notamment politique. Revenu, en 1926, du surréalisme qui fut une manière de passer outre la réalité et de rejoindre l’espace des rêves – tentative qui s’est soldée par l’échec à cause de l’annonce de l’intégration des surréalistes au Parti communiste –, révolté contre la société de son temps dont il se fait un critique virulent, Artaud veut transformer le réel et la communauté des hommes en un espace sain, sans toutefois passer par une révolution au sens politique du terme. « Pour moi, à le considérer dans son essence, le surréalisme a été une revendication de la vie contre toutes ses caricatures, et la révolution inventée par Marx est une caricature de la vie » (Artaud, 2004 : 693), dira Artaud dans ses Messages révolutionnaires. Il convient, néanmoins, de faire remarquer un versant contestataire du Théâtre et son double dans lequel est posée la question de l’incapacité du théâtre contemporain de soulever les problèmes sociaux. Et si Artaud n’adhère à aucun parti politique depuis son exclusion du groupe surréaliste, c’est qu’il se doute de l’inutilité de toute révolution, tant que l’homme lui-même ne sera pas entièrement refait. Le théâtre seul est capable de transfigurer l’imparfaite créature et de guérir la vie, car par les corps des acteurs il agit directement sur celui du spectateur dans lequel il fait renaître son véritable être. Comme le remarque Daniel Odier, « pour Artaud, le corps est la zone de naissance vibratoire de laquelle toute chose part et aboutit après avoir pénétré et laissé une place brûlée à l’intérieur de ceux qui ont été touchés » (Odier, 1971 : 19).

La création du corps universel au sein duquel esprit et chair seront réunifiés, restitués à la Nature et à tous les êtres, repeuplant toute la surface de l’univers, aurait été l’ultime ambition d’Artaud. Pour atteindre ce corps-là, il fallait briser son simulacre physique avec son pseudo-souffle abusivement nommé âme, principe de vie et de pensée détourné de son rôle premier de rendre vivant et intelligent son réceptacle charnel. Par ailleurs, à la destruction de ce corps-là, Artaud s’adonne avant même qu’il ne réalise l’enjeu principal de sa vie, refusant inconsciemment son corps dès l’enfance. À ce corps maltraité dont la déchéance sera accélérée par les privations de la guerre, les abominables traitements asilaires et le cancer final, il aurait toujours manqué l’anima, cette véritable respiration qui rend la matière aussi légère que l’air qui la supporte. À cette absence, Artaud répond par la réduction de la matière, sa pulvérisation dans l’espace de ses derniers poèmes qui sont l’ultime mise en spectacle de son être éclaté. Le dernier recueil de poésies, Suppôts et Suppliciations, est aussi la dernière représentation du corps qui subit d’incessantes fragmentations à l’instar des corps martyrisés des saints qui, avant de rejoindre l’infini de l’espace, subissent un test de résistance de leur âme, garante de la reconstruction d’un nouveau et impérissable corps.

À lire le Artaud des années 1940 invectivant toute entité non organique du corps et de l’espace – conscience, religion, science ou philosophie –, on a tendance à croire que cette dernière période de sa vie fut marquée par la répudiation définitive de toute spiritualité. Cependant, Philippe Sollers et Guy Scarpetta remarquent qu’« il n’est pas de mot qu’Artaud prononce plus souvent, ni avec plus d’obstination et de force que celui de pensée » (Scarpetta, 1973 : 276). La pensée d’Artaud serait-elle l’envers – et non l’inverse – du corps que le foisonnement des formes corporelles efface, mais qui, néanmoins, alimente les chaufferies de leur infatigable mécanique qui les maintient en action ? En tout cas, dans l’idée artaudienne de 1935-1936, l’âme au sens du latin animus – esprit, intelligence, jugement – est synonyme de la culture en ce qu’elle s’apparente à la vie qui évolue dans l’espace. « Culture dans l’espace veut dire culture d’un esprit qui ne cesse de respirer et de se sentir vivre dans l’espace, et qui appelle à lui les corps de l’espace comme objets mêmes de sa pensée […] » (Artaud, 2004 : 702), écrit Artaud dans Le théâtre et ses dieux :

La culture [la vie] est un mouvement de l’esprit qui va du vide vers les formes et des formes rentre dans le vide, dans le vide comme dans la mort. Être cultivé [vivant] c’est brûler des formes, brûler des formes pour gagner la vie. C’est apprendre à se tenir droit dans le mouvement incessant des formes qu’on détruit successivement.

Artaud, 2004 : 702

Or toute écriture littéraire est une forme figée et morte; écrire c’est empêcher l’esprit de bouger au milieu des formes comme une vaste respiration. C’est pourquoi l’écriture du dernier Artaud, volontairement lointaine du langage soigné, est plus vivante que toute autre, car elle se veut la scène de la reconstruction du corps réconcilié avec l’esprit qui l’empêche de prendre une forme définitive. Malgré les insultes faites à l’esprit dans ses derniers recueils – dont il renie surtout la connotation religieuse – Artaud sait que se soucier du corps et non de la conscience, c’est risquer la perte du corps. Et même s’il n’est pas à une contradiction près, même s’il ne parle que de son corps transfiguré et jamais de l’esprit, il revient encore, en 1948, à l’histoire des Tarahumaras dont il donne la culture en exemple à la civilisation occidentale en réaffirmant, dans ses derniers textes, la vérité de la vie psychique, celle de l’âme dont l’intelligence anime et guide la réfection du corps. Plus qu’un point mort de l’espace vers lequel tend ce corps, l’esprit – ou l’âme – serait donc le point de jonction des entités antagonistes que sont le corps et ses espaces, et que la magie du théâtre transmute en une indivisible unité.