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Donatien-Alphonse-François marquis de Sade a écrit plus d’une vingtaine de pièces de théâtre. Toute sa vie, il fut passionné par la dramaturgie : en plus d’être auteur, Sade fut « comédien, chef de troupe, décorateur, metteur en scène, et même souffleur par nécessité » (Lever, 2000  : 11). Ajoutons qu’il fut aussi l’amant de nombreuses actrices qu’il mettait à l’ouvrage, dont la célèbre Beauvoisin, qu’il fit passer pour sa femme à Lacoste pendant l’été 1765 (Lever, 1995 : 141-146). Jusqu’à récemment, il y avait peu ou pas d’études sur le théâtre de Sade ; le marquis a certes été le sujet de nombreuses pièces, mais c’est faisant fi de toute son oeuvre dramaturgique et en s’inspirant ou bien de la légende, ou bien de ses romans clandestins, qu’il fut porté sur les planches[1].

Dans les pages qui suivent, nous tracerons les pourtours de la (non-)réception du théâtre de Sade. Nous commenterons brièvement chacune des pièces, d’abord en replaçant l’écriture théâtrale dans son contexte biographique, puis en explorant les différentes thématiques et leurs échos dans les romans de Sade. Nous avancerons ensuite la thèse selon laquelle l’écriture préfacielle du Sade dramaturge (« Avant-propos » de quatre pièces de théâtre : Le capricieux, Les jumelles, Le prévaricateur et Le misanthrope) nous éclaire sur les modalités d’écriture de son théâtre mais peut aussi nous permettre de jeter une lumière nouvelle sur l’ensemble de l’oeuvre du marquis – pour ce faire nous reviendrons aussi sur le petit traité « Idée sur les romans » (Sade, 1966 : 3-22) ainsi que sur la « Lettre de l’auteur des Crimes de l’amour à Villeterque, folliculaire » (Sade, 1966b : 507-515). Nous proposerons ici que Sade est un peintre de caractères, attentif au coeur de l’homme, peignant le plus souvent à l’excès, dans le but de faire vaciller l’autorité de ses personnages.

Sade dramaturge, victime d’une exégèse partielle?

Prétextant du soi-disant manque d’intérêt du théâtre de Sade, nombre d’exégètes font peu de cas, voire ignorent cette partie de son oeuvre et ce, malgré la vocation de dramaturge de génie à laquelle il prétend. Sade écrit en effet en 1784 :

Il m’est absolument impossible de résister à mon génie ; il m’entraîne dans cette carrière-là malgré moi, et quelque chose qu’on puisse y faire, on ne m’en détournera pas. J’ai dans mon portefeuille plus de pièces que n’en ont fait une grande partie des auteurs vantés de nos jours et des canevas préparés pour plus du double de ce que j’ai fait

Sade, 1966c : 441-442

Gilbert Lely, le premier à publier les Oeuvres complètes de Sade, soutient qu’on ne voit dans cet extrait que « l’image aberrante qu’il [Sade] s’est forgée de son génie d’auteur dramatique » (Lely, 1966, t. 2  : 232). Le jugement de Lely, que nous ne chercherons pas ici à contester, a une effectivité telle qu’elle se fait ressentir encore aujourd’hui ; il décida en outre de ne pas inclure le théâtre dans les Oeuvres complètes et ce, même s’il affirmait dans la brève section consacrée au théâtre – douce ironie –, que « la plus chétive production d’un créateur comme M. de Sade peut devenir révélatrice au gré d’un détail biographique ou bien servir à déceler dans tel autre de ses ouvrages majeurs une irisation inconnue » (205). On observe le même geste en ce qui concerne les Oeuvres complètes de Sade chez Jean-Jacques Pauvert qui choisit aussi de ne pas joindre le théâtre à la somme des ouvrages du marquis. Cependant, l’éditeur se ravisera en 1970 et publiera, avec une préface de Jean-Jacques Brochier, ces « dangereux suppléments » (Phillips, 1997 : 50)[2]. Ajoutons qu’aucune pièce de Sade ne sera montée au théâtre après sa mort, à l’exception de la pièce Le boudoir mise en scène par Anne Degrémont au Théâtre de Nesle à Paris et au Festival d’Avignon en 1995 (Kozul, 2005 : 201).

Il est vrai que l’univers théâtral de Sade diffère de celui auquel nous avait habitué sa verve romanesque ; c’est d’ailleurs ce que relève Maurice Lever qui souligne qu’il n’y a rien d’obscène dans le théâtre de Sade, rien de pornographique : « [point] de lubricité, point d’hystérie, point d’imprécations, aucun de ces supplices par lesquels Sade exorcise nos consciences » (Lever, 2000 : 12). Anne Lacombe nous rappelle que « le nom de dieu [y] est évoqué avec respect, la société avec vénérations et tout est très convenable » (Lacombe, 1975 : 117). Disons seulement pour l’instant que Sade ne va pas aussi loin dans son théâtre que dans ses romans, mais, nous le verrons, les mêmes considérations (les mêmes thématiques, la même manière de peindre des caractères) semblent guider l’auteur.

Si l’on suit Sylvie Dangeville, le théâtre de Sade est le plus souvent victime d’un « véritable ostracisme » (Dangeville, 2000 : 28) : l’on dit qu’il est conservateur, aristocratique, moraliste et d’une écriture médiocre. De fait, pour un Lely, parler du théâtre de Sade, c’est « pénétrer dans un domaine où l’on ne cesse de s’étonner que l’auteur d’Aline et Valcour dont les moindres billets témoignent à l’envie de la main géniale qui les a tracés, ait pu se montrer constamment d’une aussi inconsciente médiocrité » (Lely, 1966, t. 2  : 205). Il ajoutera que tout ce qu’on retrouve dans le théâtre de Sade, c’est « la maladresse du style et l’indigence des plaisanteries » (211) ; et l’écho de Lely se fait entendre chez un Jean Fabre qui, dans sa préface à l’ouvrage Les crimes de l’amour, avance que c’est avec « une obstination dans l’erreur […] [que] Sade s’est imaginé que le théâtre ferait un jour sa gloire  » (Fabre, 1966 : XIII). Notons aussi qu’André Guyaux, dans l’un des premiers articles portant sur le théâtre de Sade, abondera dans le même sens : l’échec de Sade au théâtre allait de soi puisque c’était « à la fois du mauvais Sade et du mauvais théâtre, du théâtre d’imitation  » (Guyaux, 1979 : 57)[3]. Ce n’est pas tant la critique sévère envers le théâtre de Sade que nous chercherons à remettre en question ici, mais plutôt ses conséquences, soit l’oblitération d’une partie significative de son oeuvre.

Il importe de se poser la question suivante : à l’aune de quoi pouvons-nous – devons-nous – voir, entendre, le théâtre de Sade? Si le lecteur s’y montre déçu, est-ce parce qu’il y a cherché ce qu’il n’y a point trouvé? C’est ce que laisse entendre cette remarque de Thomas Wynn et Caroline Garant :

Bien avant de trouver sa propre voix auctoriale dans des ouvrages comme le Dialogue entre un prêtre et un moribond, Les 120 journées de Sodome ou l’école du libertinage et le poème « La Vérité » (écrits entre 1782 et 1787), Sade composa plusieurs compliments qu’il joua avec ses proches

Wynn et Garant, 2007 : 9

Or, qu’est-ce qui permet d’affirmer que le roman Les cent vingt journées (par exemple) est ce qui constitue la « propre voix auctoriale » du marquis? Ne croirait-on pas lire là un désir de trouver – à tout prix – dans les écrits de celui qui verra son nom associé au sadisme, les traces d’une perversion? Il est vrai que la singularité des romans de Sade fera sa renommée ; cependant, Sade se considérait comme un dramaturge et il serait plus conséquent en ce sens d’affirmer que sa voix auctoriale se trouvait dans son théâtre, aussi décevante cette affirmation puisse-t-elle être. Là réside pour nous l’écueil récurrent des études sadiennes : à trop vouloir déceler une image donnée, on en vient à ne plus ouïr la polyphonie de son oeuvre.

Citons à titre d’exemple ce passage de Brochier qui réécrit (peut-être inconsciemment) un extrait de la correspondance du marquis. En effet, nous décelons un malentendu qui trouve sa source dans la préface des premières oeuvres complètes du théâtre. Brochier cite cet extrait de la correspondance de Sade :

Ce sera avec une bien vive satisfaction que, me relivrant à mon seul génie, je quitterai les pinceaux de L’Arétin pour ceux de Molière. Les premiers, comme on le voit, ne m’ont valu qu’un peu de vent dans la capitale de la Guyenne [ville de Bordeaux] ; les seconds ont payé six mois mes menus plaisirs dans une des premières villes du royaume, et m’ont fait voyager deux mois en Hollande sans y dépenser un sol du mien. Quelle différence.

Sade dans Brochier, 1970 : 21-22

De cette citation, Brochier conclut que Sade délaisse les romans (l’Arétin) pour le théâtre (Molière), ce qui lui assurera une gloire plus rapide, et donc, plus d’argent. Sade n’aurait donc d’attachement au théâtre que lucratif. Il est vrai, comme le souligne Lever, qu’une pièce à succès rapporte plus qu’un livre et plus vite (Lever, 2000 : 12). Cependant, si l’on retourne à la lettre telle que citée dans les Oeuvres complètes publiées par Lely, on lit plutôt ceci : « Ce sera avec une bien vive satisfaction que, me relivrant à mon seul gene [sic], je quitterai les pinceaux de Molière pour ceux de l’Arétin » (Sade, 1966d : 347, nous soulignons). L’Arétin et Molière auraient donc été substitués l’un à l’autre? Que doit-on tirer de cet extrait sachant que l’Arétin est aussi auteur de théâtre ?

En retournant au catalogue de la bibliothèque de Sade, on remarque que Sade possédait deux volumes des romans de l’Arétin (Lever, 2003, t. 2 : 629, 687). Tout bien pesé, il semble que si tant est que l’Arétin inspira Sade, ce le fut davantage en regard de ses romans que de son théâtre et ce serait en ce sens que Sade se targuait d’en être l’« émule » (Laborde, 1991 : 55). À défaut d’avoir trouvé une explication satisfaisante chez les commentateurs, voici la lecture que nous proposons de cet extrait. Sade quitte le théâtre (temporairement s’entend) pour écrire les romans que l’on connaît pour subvenir à ses besoins[4]. Cette lecture paraît la plus plausible et la tendance à y voir autre chose apparaît alors comme le témoignage d’un rapport plutôt mimétique (conscient ou non) des commentaires sur le théâtre de Sade, ce dont témoignent exemplairement ces propos de Fabre : « [On] n’a aucune peine à croire M. Gilbert Lely qui, en possession du très abondant théâtre inédit de Sade, estime qu’il serait affligeant de le publier. » (Fabre, 1966 : XIV)

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C’est d’abord par le détour de la correspondance de Sade qu’on s’est intéressé à son théâtre (Apollinaire sera le premier en 1912 à faire ressortir les liens de Sade avec la Comédie-Française), puis par le biais de la théâtralité des romans sadiens : lieu clos, déguisements, mise en scène, didascalies (voir Lefort, 1995 : 93, 97). En fait, les premières études sur la théâtralité chez Sade tiennent peu compte de son théâtre et l’ouvrage le plus éloquent à cet égard est, et demeure, le collectif dirigé par Annie Lebrun (1989) : Petits et Grands théâtres du marquis de Sade qui consacre la forte majorité de son entreprise aux romans et non aux pièces du marquis.

La première étude sérieuse à paraître sur le théâtre de Sade est vraisemblablement la préface faite par Brochier des oeuvres publiées chez Pauvert en 1970. Son analyse est en vérité peu généreuse ; l’introduction du théâtre de Sade dans les Oeuvres complètes s’accomplit dans la continuité d’une certaine volonté de mise à distance de cette partie imposante de l’oeuvre. La thèse de Brochier se résume à ceci : on retrouve dans le théâtre la négation du mal contenue dans les romans. On assisterait donc au « renversement humoristique de cette négativité scandaleuse que représentent La Nouvelle Justine et l’Histoire de Juliette » (Brochier, 1970 : 29).

Suivent les articles d’Anne Lacombe en 1975 et de Pierre Frantz en 1983 qui étudient l’ensemble du corpus théâtral du marquis, en interrogeant ou bien les liens avec l’oeuvre dans son entier, ou bien les dispositifs scéniques. Notons qu’il existe à notre connaissance deux articles portant précisément sur deux pièces de Sade. Le premier, en 1970, par Jean-Jacques Roubine, étudie la pièce Oxtiern ou les dangers du libertinage ou Le comte Oxtiern ou les effets du libertinage (1791)[5] tandis que le second, publié bien des années plus tard, en 2007, par Michel Delon, interroge la pièce Jeanne Laisné ou le siège de Beauvais ou Jeanne Laisné ou les héroïnes de Beauvais (1783). Ajoutons à ceci l’ouvrage de Dietmar Rieger, publié en 1997, qui consacre un chapitre au théâtre de Sade rédigé pendant la période révolutionnaire[6].

En 2000, Sylvie Dangeville publiera la première thèse entièrement consacrée au théâtre de Sade : Le théâtre change et représente : lecture critique des oeuvres dramatiques du marquis de Sade préfacée par Maurice Lever. En 2005, Mladen Kozul consacrera toute la troisième partie de son livre Le corps dans le monde, récits et espaces sadiens au théâtre de Sade et publiera en annexe une version inédite de la pièce La ruse de l’amour ou les six spectacles (1783 ; un manuscrit de 1810 s’intitulant L’union des arts reprend sensiblement la même trame). En 2007, Thomas Wynn consacrera la première étude en anglais au théâtre du marquis. Cette recension ne saurait être complète, si tant est qu’elle le soit, sans souligner le travail exemplaire du dossier de L’Annuaire théâtral « Sade au théâtre : la scène et l’obscène », largement consacré au corpus dramaturgique du marquis[7].

Le théâtre et la biographie

Au registre des premières pièces de Sade on compte entre autres : Le philosophe soi-disant (écrit entre 1758 et 1769) qui marie humour et philosophie : on y retrouve un couple demandant conseil à un philosophe, qui au premier abord paraît escroc mais qui, au terme de l’histoire, permettra à l’intrigue de bien se dénouer ; Le mariage du siècle (1772), pièce incomplète dans laquelle on lit l’histoire d’un homme tourmenté par ses anciennes femmes ; ainsi que Les antiquaires (1776) où se déroule, dans une maison de campagne près de Paris, une comédie au langage savant dans laquelle un amant use d’un stratagème douteux, se faisant passer pour un grand antiquaire, afin de convaincre le père de sa bien-aimée de lui offrir la main de sa fille.

Sade composera la majorité de ses pièces pendant ses premières années de détention pour affaires de moeurs[8] notamment à Vincennes (1778-1790) ; tout porte à croire qu’il voyait dans le théâtre la possibilité de se racheter socialement (Lever, 2000 : 11)[9]. Aussitôt libéré, en 1790, Sade s’empresse de proposer ses pièces à plusieurs théâtres ; il essuiera de nombreux refus. Néanmoins, deux pièces seront portées sur les planches : Le suborneur (L’homme immoral ou le faux ami) (1783) ainsi qu’Oxtiern[10].

La révolution bat son plein. Les salles de théâtre se démultiplient, on passe de trois grands théâtres privilégiés aux débuts de la Révolution à plus de trente-six salles en 1792 (Nadeau, 2002 : 58). Sade s’engage auprès de la Section révolutionnaire des Piques (où il côtoiera Robespierre et Saint-Just). Le marquis (qui se fait désormais appeler citoyen) fera de son mieux pour user de cette nouvelle donne à son avantage. Il écrira même aux autorités, les enjoignant à contraindre les comédiens du Théâtre français à représenter sa pièce Jeanne Laisné, cet ouvrage capable « d’échauffer dans tous les coeurs l’amour de la patrie » (Sade, 1970, t. 1 : 129), préfigurant « le théâtre comme école du peuple » tel qu’il sera promu par le Comité d’instruction publique en mai 1792 (Nadeau, 2002 : 57) :

Vous êtes tous d’avis, citoyens représentants, et tous les bons républicains pensent de même, qu’une des choses la plus essentielle est de ranimer l’esprit public par de bons exemples et par de bons écrits. On dit que ma plume a quelque énergie, mon roman philosophique [Aline et Valcour] l’a prouvé : j’offre donc mes moyens à la République, et les lui offre du meilleur de mon coeur

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Jeanne Laisné raconte l’histoire de cette femme qui défendit la ville de Beauvais en juillet 1472 contre Charles le Téméraire[11]. Cette pièce, quoi qu’à saveur monarchiste, repose sur l’idée qu’il faut sauver à la fois l’honneur de la patrie, des citoyens et de la famille ; son propos transcende le type de régime politique ; une forme de patriotisme sous un régime peut aussi servir sous un autre. Sade composera aussi pendant la période révolutionnaire Franchise et trahison (non datée, corrigée en 1808) où l’action, se déroulant sous le règne de Louis XV, présente une critique des lettres de cachet.

Ce bref survol ne saurait être complet sans interroger le passage de Sade à Charenton, lieu où il rendit l’âme. Les dernières années de sa vie, passées dans cet hospice, furent largement consacrées à la mise en scène de pièces en ces lieux, Sade y fera même jouer des malades. Rappelons que ce dernier n’y était pas détenu pour aliénation mais plutôt, sur ordre de Napoléon, pour avoir écrit Justine[12]. Il est difficile de penser à cette époque de la vie de Sade sans avoir en tête la célèbre pièce de Peter Weiss portée à l’écran par Peter Brook, Marat-Sade. Or, aussi magnifique soit cette pièce, elle paraît « bien éloignée de la réalité » (Lacombe, 1975 : 116) et contribue elle aussi à forger le mythe de Sade[13] ; en effet, « [i]l y a bien loin entre les spectacles qu’il montait et la pièce de Peter Weiss. » (Brochier, 1970 : 18) Selon les mots de Dangeville, Charenton sera le seul lieu de réalisation de la « gloire théâtrale [que Sade] avait toujours ambitionnée. » (2000 : 55) Guyaux nous dit au sujet de cette période :

Sade, à Charenton, est un peu l’inventeur d’une médecine. Il se passe, grâce à lui, entre le théâtre, la prison et la folie, quelque chose qui nous fascine encore. L’idée du théâtre comme remède apparaît d’ailleurs dans l’oeuvre théâtrale du marquis de Sade : dans L’Union des arts ou Les ruses de l’amour […] [où] l’argument principal est la séduction par le théâtre

1979 : 46

Mais il faut prendre garde ici de ne pas céder à une lecture trop médicale du marquis. Sade n’est pas l’inventeur de la médecine, non plus qu’un médecin dans les murs de l’hospice. Ajoutons une fois pour toutes que ses pièces en elles-mêmes n’ont pas de vertu curative. Une telle lecture de Sade semble brouiller la distance entre le pensionnaire et son directeur, François Simonet de Coulmier, qui réussit à voir en Sade un allié dans son entreprise. Le ministère de police qui enquêtera à Charenton écrira au sujet de Coulmier : « [Il] a beaucoup d’obligation à de Sade, parce que regardant la comédie comme un moyen curatif de l’aliénation d’esprit, il se trouve heureux d’avoir dans son hospice un homme capable de former à la scène les aliénés qu’il [Coulmier] veut guérir par ce genre de remède. » (Brochier, 1970 : 18-20)

Pendant sa période de détention à Charenton, Sade composera La fête de l’amitié (entre 1810 et 1812), ainsi que des Couplets et pièces de circonstances. La fête de l’amitié est une pièce écrite en l’honneur du directeur de Charenton et jouée en son enceinte (Brochier, 1970 : 19) ; en témoigne, entre autres choses, l’acrostiche du personnage principal nommé Meilcour. Un extrait de la pièce semble décrire l’état des lieux en la demeure de l’hospice :

Orphanis − Cette maison, vous le savez, contient des individus de l’un et de l’autre sexes, mais dans le cours des traitements, ils ne se voient, ni ne se connaissent. Ah ! Rien de ce que la pudeur exige n’échappe à l’oeil vigilant de cet administrateur ; si, quand leur guérison se déclare, sa bonté leur permet d’être ensemble pour l’accélérer, c’est sous les regards éclairés et sévères des sages surveillants qui coopèrent à ses vues, qu’ont lieu ces réunions rares et décentes, dont le but moral est de goûter ensemble des plaisirs honnêtes qui tournent toujours au profit de leur guérison, quelques danses, un spectacle exécuté par eux-mêmes, des promenades ; voilà les dissipations qui perfectionnent les cures et qui nous mettent promptement en l’état où vous me voyez

Sade, 1970 : 434

On peut affirmer qu’au terme de son séjour, Coulmier aura su faire de Sade un allié plus qu’un ennemi, le théâtre ayant joué un grand rôle dans cette entreprise (Lever, 1995 : 606).

Les grandes thématiques du théâtre de Sade et les variations sur un même thème

On dit souvent que le théâtre de Sade est la partie de son oeuvre la plus classique, qu’on y dénote de la convention, du conformisme (Lebrun, 1986 : 132), le tout à l’image d’un aristocrate des plus respectables (Wynn et Garand, 2007 : 9). Classique, il l’était certes plus dans ses pièces que dans ses romans. Il n’empêche que ces affirmations méritent d’être nuancées, et Kozul nous rappelle à ce titre que les pièces de Sade sont « trop investies de l’adversité qui les fait naître pour n’être que conventionnelles. » (Kozul, 2005 : 183) En effet, bien que le marquis fût conscient des principes dictant l’art d’écrire de l’époque, cela ne l’empêcha pas, à l’instar de plusieurs de ses contemporains (Diderot, Beaumarchais), de les contourner à quelques reprises. Cet état de fait, on le doit en grande partie à l’obsession du marquis pour un théâtre de grandeur. En conséquence, et contrairement à ce qui est largement véhiculé, le théâtre de Sade n’en est pas un de retenue ou de modération. À titre d’exemple, l’Union des arts, aussi nommée : Ruse de l’amour, met en acte un procédé qui deviendra classique, celui du « théâtre dans le théâtre » où sont réunis tragédie, drame anglais, haute comédie, comédie-féérie et opéra comique. La première version, composée en 1792, durait plus de trois heures. Sade réécrira mainte fois cette pièce, la proposant en version plus courte, ou de manière détachée, faisant des deux derniers récits, La tour mystérieuse et Le suborneur, des pièces autonomes. Ce projet est l’exemplum de cette non-retenue :

Quels que soient les moyens dont il dispose [écrit Chantal Thomas au sujet de cette pièce] Sade n’a jamais à l’esprit un théâtre pauvre. Le minimalisme ne l’a jamais tenté. Son désir d’écriture pour le théâtre est lié à la mise en place de grands appareils visuels, où les décors, les éclairages, l’espace scénique ont un rôle décisif

Thomas, 1994 : 214

On note la même observation chez Wynn qui écrit :

Le même désir extrême [que dans Justine] (quoique d’ordre constructif plus que destructif) inspire le théâtre imaginaire de Sade, et l’effort à refaire l’univers selon la volonté individuelle est sublime, au sens postclassique du terme qui privilégie l’énergie et l’excès, l’individu et l’imagination sans tenir compte des implications morales

Wynn, 2007 : 36

Énergie, excès, ne sont-ce pas les mots dont on use généralement pour qualifier le roman sadien et l’époque révolutionnaire? Kozul ajoute : « Sa passion du théâtre est jugée excessive même par ceux qui partagent ses privilèges de caste [notamment sa belle-mère] : elle déborde un cadre dont la fixité fait coïncider le protocole de la représentation avec l’immobilité de la hiérarchie sociale. » (Kozul, 2005 : 181)

Sade prendra vraisemblablement plaisir, comme nombre de ses contemporains, à jouer des différentes possibilités qu’offre la mise en scène, en intégrant certaines « innovation[s] technique[s] » (Lacombe, 1975 : 118) sur des scènes à grands déploiements. Par exemple, dans Le misanthrope par amour ou Sophie et Desfrancs ou Sujet de Zélonide (1782), Sade insère des pantomimes entre les actes afin de meubler les enchaînements, ce qui a pour effet de maintenir le mouvement de la pièce. Puis, dans Fanni ou les effets du désespoir, Sade introduit plusieurs passages chantés. Aussi, dans La ruse de l’amour (une pièce qui dure plus de cinq heures), il n’hésite pas à emboîter plusieurs pièces (comédie, tragédie, drame), usant du prologue comme d’un fil conducteur dans lequel un jeune homme démontre à son futur beau-père l’amour qu’il porte à sa fille et use du théâtre pour le convaincre de cette alliance souhaitable.

On sait que Sade retravaillera ses pièces tout au long de sa vie, en témoignent les différents titres dont il use pour les nommer. Notons que la réécriture est aussi présente dans ses romans, nous pensons ici aux trois Justine[14]. Cependant, alors qu’on observe une amplification du discours dans Justine, on remarque avec la pièce La ruse de l’amour un parcours différent. Il est en effet intéressant de noter que la première version de cette oeuvre était composée, en plus de la trame principale, de cinq courtes pièces ; tandis que dans la dernière version que nous possédons, on en dénombre trois. Ajoutons à ceci – et c’est là tout l’intérêt du travail de Mladen Kozul qui publie en annexe de sa thèse une des premières versions des Ruses, inédite jusqu’alors – qu’on y note des différences majeures de contenu en regard de la trame principale de l’action. La première, écrite à Vincennes, est largement plus subversive : le metteur en scène enlève la jeune fille dont il est amoureux contre son gré ; alors que dans la seconde, il agit de connivence avec celle-ci pour convaincre le père de leur amour réciproque (Kozul, 2005 : 234-235). On observe un travail similaire de l’auteur dans le passage d’Ernestine (une nouvelle du recueil Les crimes de l’amour) à la pièce Oxtiern qui reprend essentiellement la même trame dramatique mais d’une manière beaucoup plus sobre. Alors que dans la première, Ernestine, violée par Oxtiern, meurt fusillée par son père (qui croyait tuer Oxtiern), dans la seconde (qui s’exécute dans un temps considérablement plus court), elle se voit miraculeusement sauvée par son fiancé Herman, tout juste libéré de prison, qui met fin aux jours d’Oxtiern et se marie avec Ernestine[15]. Bref, on constate que Sade réécrit les mêmes histoires, mais lorsque celles-ci s’inscrivent dans le registre de la dramaturgie, le récit semble plus « convenable » aux bonnes moeurs, s’apparentant au drame bourgeois tel que le conçoit Diderot.

Cet écart entre les romans et le théâtre de Sade pourrait être la résultante de la contrainte qu’impose la représentation. Ce que Sade écrit là doit pouvoir être mis en scène, sur les planches, dans une durée de temps raisonnable (La ruse de l’amour durait plus de cinq heures). Sade semble intégrer ici, non sans violence, les règles de la dramaturgie classique (unité de temps, de lieu et d’action). Il écrit dans l’« Avant-propos » du Capricieux ou L’Homme inégal ou Le Métamiste ou L’Homme changeant (1781, corrigé en 1811) :

C’est une entrave terrible que ces vingt-quatre heures! Et en général une chose bien ridicule que des règles, où l’on ne veut que de l’amusement. C’est exiger d’un voltigeur de danser sur la corde en bottes fortes et quoi qu’on en puisse dire une petite tyrannie qui n’aura jamais d’autres résultats que de diminuer le plaisir

Sade, 1970, t. 3 : 335

Pourtant, Sade se soumettra plus souvent qu’autrement à cette règle qu’on retrouve entre autres énoncée dans le traité L’art poétique de Boileau composé en 1674, dont Sade possédait une copie dans sa bibliothèque (Laborde, 1991 : 81).

***

Ce qui nous intéresse le plus est que le théâtre de Sade n’est pas aussi étranger au reste de son oeuvre qu’on voudrait bien nous le faire croire. À y regarder de plus près, on remarque que cette partie de l’oeuvre semble procéder plutôt d’une variation sur un même thème, où notre auteur intègre à sa façon et dans une certaine mesure les règles de la dramaturgie pour dire autrement. Cette modalité de compréhension de l’oeuvre sadienne prend le contrepied d’une lecture qui ou bien verrait dans le théâtre de Sade une anomalie, une étrangeté, ou encore, un simple renversement, une logique en tout point contraire à celle mise en place dans ses romans (Brochier, 1970 : 33). À l’instar de Pierre Frantz, nous affirmons plutôt que « le théâtre de Sade n’est ni logiquement ni chronologiquement une première étape dans la création sadienne […]. [C’est le] jeu libre des conflits entre les différentes pratiques de l’écriture. » (Frantz, 1983 : 214-215)

Dans le théâtre de Sade, il est le plus souvent question de mariage de convenance, de jeune fille éprise d’un amant perdu, d’un père peu conciliant, de valets et de bonnes complices, de ruses et de fin heureuse, à l’exception de Fanni ou les effets du désespoir (1790) où la jeune fille se suicide (Lacombe, 1975 : 117). Que l’histoire se déroule à Londres ou à Paris, dans la campagne française ou dans un sérail ; en prose, en vers libres ou comptés, la trame est sensiblement la même. Le théâtre de Sade serait la preuve qu’il maîtrisait les règles et normes de la société dans laquelle il vivait, ce qui lui permettait de les transgresser ; le scandale ne pouvant arriver qu’à partir d’une norme, comme le disait Brochier (1970 : 31).

Reprenons ici quelques-unes des thématiques que l’on retrouve dans le théâtre et qui font écho au reste de l’oeuvre. L’inceste manifeste dans un roman comme Les cent vingt journées de Sodome est la matière centrale de trois des pièces du marquis : Les jumelles ou le choix difficile (1780-1781), Le misanthrope, ainsi que Henriette et St-Clair ou la force du sang ou Henriette ou la voix de la nature ou Henriette et Sainville (entre 1781 et 1789). Par ailleurs, notons que dans le théâtre, la mise en scène permet toujours un dénouement heureux où le fait d’inceste apparent n’en est pas vraiment un. Les jumelles trouvent chacune leur époux, Desfrancs n’est pas le père de Sophie et Sainville n’est pas le frère de Henriette ; leurs amours réciproques peuvent donc se consumer en tout respect des « principes de la nature ».

Qui plus est, il est souvent question de corruption dans le théâtre : Le prévaricateur et Oxtiern en sont probablement les deux plus grands témoignages. Martin Nadeau écrit, au sujet de la pièce Oxtiern : « La représentation de la corruption inhérente à la “puissance de l’or”, et plus généralement aux hautes fonctions politiques et judiciaires, est cruciale dans cette pièce : elle scande l’ouverture des deux premiers actes et caractérise le développement de toute la pièce. » (Nadeau, 2007 : 3) On retrouve cette thématique dans Les cent vingt journées de Sodome, dans La philosophie dans le boudoir ainsi que dans Aline et Valcour.

Sade a aussi une grande fascination pour l’histoire. Notons qu’en plus de Jeanne Laisné – cette pièce sur l’héroïsme patriotique féminin dont on sait qu’il intrigue Sade (lui même l’auteur de trois romans historiques : La marquise de Gange (Sade, 1966e), Adélaïde de Brunswick (Sade, 1966f), Isabelle de Bavière (Sade, 1966g) –, deux autres pièces peuvent être considérées à caractère historique : Tancrède (1784, retravaillée en 1800), qui se déroule à Jérusalem et met en scène l’histoire d’un chevalier français mourant sur le champ de bataille songeant à sa bien-aimée, ainsi que Le prévaricateur faisant le récit d’un juge corrompu.

De surcroît, l’intrigue de l’Égarement de l’infortune ou Criminel par vertu (probablement en 1772, certainement avant 1788, corrigée en 1808) n’est pas sans nous rappeler les aventures de la vertueuse Justine. L’Égarement se déroule à Londres dans un milieu pauvre décrivant au mieux la misère humaine où un homme, Derval, commet un crime pour nourrir sa famille.

Ajoutons, comme dernier exemple de cette variation sur un même thème, la critique du despotisme, constante dans l’ensemble de l’oeuvre sadienne (Paquette, 2012). Dans Les antiquaires, Sade fait dire à Capitolin, qui s’exprime la majeure partie du temps en langue vernaculaire : « L’effigie des tyrans paraît cent fois plus affreuse quand l’homme affranchi de ses fers respire enfin sous un bon maître. » (Sade, 1970, t. 3 : 365) N’est-il pas intéressant de soulever ici que ce n’est pas d’un aristocrate éclairé que l’on tire ce propos, mais de la bouche d’un personnage du peuple, ce qui est en soi considérablement différent de La philosophie dans le boudoir où l’on fait sortir le jardinier lorsqu’il est question de politique (Lefort, 1995 : 95)?

L’extrait de la main de Sade qui explique probablement le mieux ces variations autour de thèmes récurrents se lit dans l’« Avant-propos » du Capricieux : « Le fond des moeurs ne varie point. » (Sade, 1970, t. 3 : 326) Il y aurait donc différentes manières de dire, de faire, différents modes d’expression et différentes époques. Mais tout se passe comme s’il y avait quelque chose qui permettait de penser le coeur de l’homme, au-delà des simples conventions de l’art d’écrire, au-delà des régimes politiques, ce qui expliquerait par exemple la volonté de Sade de mettre en scène une pièce monarchiste comme Jeanne Laisné en plein coeur de la Révolution. En ce sens, il nous paraît difficile de soutenir que les rapprochements entre ses romans et son théâtre soient de nature « involontaire » comme l’affirmait Brochier (1970 : 49).

Sade caractérologue : étude des avant-propos

Comment pourrait-on qualifier le geste de création du marquis? Dans « Idée sur les romans », Sade utilise le vocabulaire de la peinture pour qualifier son art : les romans « servent à vous peindre tels que vous êtes. Orgueilleux individus qui voulez vous soustraire au pinceau, parce que vous en redoutez les effets » (Sade, 1966 : 15) ; ou encore « le pinceau du roman, […] saisit [l’homme] dans son intérieur […] et l’esquisse, bien plus intéressante, est en même temps bien plus vraie. » (Sade, 1966 : 15-16) On retrouve les mêmes réflexions dans les avant-propos des pièces Le capricieux, Les jumelles ainsi que Le prévaricateur : « Le personnage que l’on a peint » (Sade, 1970, t. 3 : 328) ; « je me suis contenté d’une […] esquisse » (Sade, 1970 : 386) ; il faut « noirc[ir] de ses pinceaux » (Sade, 1970, t. 4 : 273), etc. Le peintre Sade se prend à ce point au jeu de son art que ceux qui ne comprennent pas son geste ne sont pour lui que des vulgaires « gribouilleur[s] » ou des « barbouilleur[s] » (Sade, 1966b : 515 n.1, 514).

Mais que s’agit-il de peindre? Sade explique que pour se livrer à l’écriture, il faut posséder « la connaissance la plus essentielle […] [,] celle du coeur de l’homme. » (Sade, 1966 : 16) Cette idée, Sade en expose le sens, en empruntant à deux romanciers anglais :

C’est Richardson, c’est Fielding qui nous ont appris que l’étude profonde du coeur de l’homme, véritable dédale de la nature, peut seule inspirer le romancier, dont l’ouvrage doit nous faire voir l’homme, non pas seulement ce qu’il est, ou ce qu’il se montre, c’est le devoir de l’historien, mais tel qu’il peut être

Sade, 1966 : 12

Plutôt que d’en arriver à une mimétique du réel, il s’agit d’explorer les potentialités de l’homme (le peindre tel qu’il peut être). Tout ce que Sade peint n’est rien d’autre – insistons sur ce point – que ce que renferme le coeur de l’homme.

C’est en ce sens que Sade définit le roman comme ce qui est « composé d’après les plus singulières aventures des hommes. »[16] (Sade, 1966 : 3) Ce qui lui importe est le caractère vraisemblable de ses personnages[17]. Pour le marquis, est vraisemblable tout ce qu’autorise apparemment la nature avec laquelle il noue une relation privilégiée : « Le romancier est l’homme de la nature, elle l’a créé pour être son peintre. » (Sade, 1966 : 16) Cette manière de peindre se manifeste dans le théâtre par la mise en forme de caractères. Il est éloquent de voir tout le travail mené par Sade afin de bien saisir une humeur, un trait de personnalité dans un personnage pour le confronter ensuite à une situation particulière. Il nous explique à cet effet dans l’« Avant-propos » de la pièce Les jumelles que c’est de l’inégalité entre les caractères, de ce contraste d’humeur, que l’on tire le plus grand agrément d’une pièce (Sade, 1970, t. 4 : 288). Même discours dans l’« Avant-propos » du Capricieux : « Ce n’est que par les oppositions [de caractères] qu’on parvient à nuancer. » (Sade, 1970, t. 3 : 337)

Selon le classement des oeuvres proposé par Dangeville, il existerait dans le corpus sadien deux « pièces à caractères » rédigées pendant la période de détention de Sade à Vincennes : Le capricieux ainsi que Le boudoir ou Le mari crédule ou L’école des Jaloux ou La folle épreuve (1783, corrigée en 1808). Selon nous, quatre autres pièces pourraient aussi s’inscrire dans cette catégorie : Les jumelles aussi intitulée Le choix difficile (1780-1781) (Sade, 1970 : 113-280), Tancrède (1784, retravaillée en 1800) (Sade, 1970, t. 2 : 161-202), Le misanthrope par amour aussi intitulée Sophie et Desfrancs ou Sujet de Zélonide (1782) (Sade, 1970, t. 3 : 9-140) ainsi que L’homme dangereux (Sade, 1970, t. 3 : 189-241). Évoquons d’abord quelques passages qui permettront de bien saisir l’importance des caractères dans l’oeuvre dramaturgique du marquis. Dans Le boudoir, on trouve la didascalie suivante au sujet du personnage de Sérigny : « contraint, sérieux, embarrassé presque pendant toute une scène dans laquelle il est si loin de son caractère » (Sade 1970, t. 2 : 147)[18]. L’exergue de Tancrède – qui est une citation tirée de Zaïre de Voltaire – se lit comme suit : « Des chevaliers français, tel est le caractère. » (Sade, 1970, t. 2 : 173) La pièce L’homme dangereux est annoncée par Belval dans L’Union des arts comme « une pièce de caractères » (Sade, 1970, t. 3 : 140). Dans Le misanthrope, une note de bas de page au sujet de Desfrancs précise qu’« il faut que l’acteur se souvienne ici que la douceur est un des attributs du caractère de Desfrancs et que cette vertu peut s’allier avec la misanthropie mais non pas avec la dureté de l’humeur. » (Sade, 1970, t. 4 : 54)

Sade procède, selon nous, de la façon suivante : il met en scène dans ses pièces une pluralité de caractères, dotés chacun d’un trait particulier qu’il exacerbe et pousse à sa limite, et autour duquel se déploie l’ensemble de leurs faits et gestes. À titre d’exemple, dans l’« Avant-propos » de la pièce Le capricieux, Sade tente de distinguer son personnage principal du caractère de l’« irrésolu »[19] (s’interrogeant sur la distinction entre ces deux types humains) :

L’irrésolu est un homme qui ne peut se décider à rien ; le capricieux, un homme qui ne peut tenir à l’objet pour lequel il se décide. L’un veut et ne veut pas ; l’autre veut et ne veut plus. L’un balance longtemps sur le parti qui lui convient ; s’il ne s’y tient pas, c’est qu’un parti différent lui paraît meilleur. L’autre prend assez vite son parti, la seule difficulté l’irrite, seule elle suffit à le déterminer, et, s’il varie, c’est que l’objet se rapproche et que la difficulté cesse. L’un, toujours guidé par la raison, ne balance que dans la crainte de mal choisir. Le choix est bien égal à l’autre, pourvu qu’un plaisir difficile puisse s’y rencontrer, et que les épines surtout soutiennent l’illusion ; car elle disparaît dès que les pointes s’émoussent.

Sade, 1970, t. 3 : 328-329

Le capricieux est le récit d’un homme prisonnier de son caractère, qui ne sait ce qu’il désire, qu’il s’agisse d’un geste aussi banal que ce qu’il veut boire (tantôt il veut du thé ; une fois le thé arrivé, il désire du chocolat) ou qu’il s’agisse de la femme qu’il doit prendre pour épouse (désire-t-il Célénie un instant qu’il jette son dévolu sur la Baronne de Florange). Tel est le caractère de Fonrose. Au terme de la pièce, il se retrouve seul (ou presque, son valet, ayant pitié, demeure auprès de lui), prisonnier de son caprice.

Dans le théâtre de Sade on reconnaît à titre d’exemples : le capricieux (Fonrose), le misanthrope (Desfrancs), le jaloux (Dolcour), le vertueux (Derval), la patriote (Jeanne Laisné)… Fait intéressant, on retrouve cette même méthode dans les romans : l’ingénue (Eugénie), la vertueuse (Justine), la vicieuse (Juliette). Même méthode dans les opuscules politiques : le monarque (Louis XVI), le héros (Marat), l’Incorruptible (Robespierre). Cela ne vaut pas seulement pour les personnages ; les sociétés dont le tracé est défini par le pinceau de Sade ont elles aussi un caractère propre. À titre d’exemples, dans Aline et Valcour, la société du bien (Tamoé) est juxtaposée à la société du mal (Butua).

Ces caractères que peint Sade doivent être compris comme des types humains ; pour le dire autrement, un personnage équivaut à un type particulier, on entend là l’écho du Dictionnaire d’art dramatique de Chamfort et La Porte (1776 : 201-202)[20]. Il s’agit donc, dans un premier temps, de déterminer une idée, ou un principe d’action, qui s’inscrira dans un personnage. Dans l’« Avant-propos » de la pièce Le capricieux, Sade écrit : « il est impossible de former aucun terme collectif de deux contraires parce qu’il ne serait plus distinct à l’entendement ; une des premières leçons de logique est qu’il faut dans le composé que les parties expressives n’offrent qu’une idée… qu’un sens fixe et déterminé. » (Sade, 1970, t. 3 : 327) Il ajoute : « un caractère inégal et discordant ne [peut] jamais attacher. » (336) En ce sens, l’écriture typologique de Sade est effectivement classique et nie toute la possibilité d’une pluralité à l’intérieur d’un personnage. Le caractère sadien n’évolue pas dans le temps. Il est figé sous un trait et c’est en le mettant en scène avec d’autres que se déploie une possible polyphonie : nulle singularité ici.

Cette méthode d’écriture – si peu originale soit-elle à cette époque – interdit, comme on le fait pourtant souvent, de réduire la pensée de Sade à l’un de ses personnages. Sade le précise lui-même. Dans Le prévaricateur aussi intitulé Le magistrat du temps passé (1783) – qui met en scène le procès du « plus dangereux fripon qu’il y ait à Paris » (Sade, 1970, t. 4 : 293), présidé par un juge corrompu –, il prévient le spectateur : « Beaucoup de gens diront – l’auteur de cette pièce est un homme qui a perdu son procès, il se venge. Ces gens-là se tromperont[21] » (279). Plus loin, il ajoute : « On avait dit de Molière qu’il était athée parce qu’il avait fait le Tartuffe – mais c’étaient les tartuffes qui le disaient » (279). Cette règle vaut aussi pour les romans de Sade. C’est dans la « Lettre à Villeterque » qu’on trouve le commentaire le plus éloquent à cet effet :

Je suis en contradiction avec moi-même, ajoute le pédagogue Villeterque, quand je fais parler un de mes héros d’une manière opposée à celle dont j’ai parlé dans ma préface. Mais détestable ignorant, apprends donc que chaque acteur d’un ouvrage dramatique doit y parler le langage établi par le caractère qu’il porte, qu’alors c’est le personnage qui parle et non l’auteur et qu’il est on ne saurait plus simple, dans ce cas, que ce personnage absolument inspiré par son rôle, dise des choses totalement contraires à ce que dit l’auteur quand c’est lui-même qui parle.

Sade, 1966b : 513, en italiques dans le texte

Mais peindre des caractères ne consiste pas seulement à circonscrire un type humain, encore faut-il le mettre en scène de manière à l’« exalter » (16). Pour ce faire, Sade mise sur une amplification des traits : les coups de pinceau sont vifs, les contours sont prononcés, les couleurs sont éclatantes. On semble ici entendre encore une fois les résonances de La Porte et Chamfort:

[Il] faut toujours peindre les caractères dans un degré élevé. Rien de médiocre. […] Les vices ont aussi leur perfection. Un demi Tyran serait indigne d’être regardé ; mais l’ambition, la cruauté, la perfidie, poussés à leur plus haut point, deviennent de grands objets. […] Le théâtre n’est pas ennemi de ce qui est vicieux mais de ce qui est bas et petit

Chamfort et La Porte, 1776 : 211

Ce qu’il faudrait, écrit Sade, c’est toujours peindre de telle façon que les traits les plus « saillants » (Sade, 1970, t. 3 : 335) ressortent sous la plume de l’auteur. Il faut pousser chacun des types humains à sa limite, les peindre avec des traits si prononcés que l’effet premier est de créer une espèce d’aura autour d’un caractère donné. Cette manière de peindre est susceptible de créer l’impression d’une réification et donc d’une adhésion de Sade aux propos de ses personnages ; cependant, s’arrêter à cette lecture, ce serait dénier tout l’effet résultant de sa méthode. C’est en peignant avec excès que Sade arrive à produire un effet sur le réel. Nous posons que lorsque Sade peint de manière à édifier des caractères colossaux, le résultat de son entreprise n’est rien d’autre que le vacillement de leur aura ou de l’autorité dont ils sont revêtus.

Le geste de Sade (que nous avons pu théoriser grâce à l’écriture préfacielle du marquis dramaturge) s’apparente dès lors à celui d’un « laboureur inquiet[22] », image développée par lui-même dans l’« Avant-propos » de la pièce Le capricieux :

Le coeur de l’homme est une espèce de terrain propre à toutes sortes de plantes. Il doit en produire nécessairement, mais ces plantes tiendront du sol qui leur donne existence, elles seront plus ou moins parfumées dans un climat que dans l’autre, […] arrosées des larmes du laboureur inquiet

Sade, 1970, t. 3 : 326

Le laboureur creuse la terre, il remue le terreau dans lequel prennent racine tous les végétaux. Ce terreau déporte Sade du naturalisme biologique vers une forme de culturalisme sociologique (Merleau-Ponty, 2010 : 322, n. 1) : la nature porte la possibilité de production des types humains, mais le coeur de l’homme se développera de telle ou de telle manière selon qu’il se déploiera dans tel ou tel milieu. En fouillant ce terreau, le laboureur révèle ainsi le socle sur lequel les caractères sont édifiés ; par là, il en montre la fragilité, l’absence de fondement ultime ; ce par quoi il suscite une inquiétude. En termes phénoménologiques, l’écriture de Sade met entre parenthèses les caractères ou les types humains qu’elle met inlassablement en scène. Ce faisant, elle empêche de les réifier et, plus encore, de les déifier, d’en faire des absolus ou des idoles ; il semble que l’on puisse appliquer cela tant à l’écriture dramatique que romanesque.

La peinture de caractères permettrait donc, en ciblant un trait particulier d’un personnage, de le mettre à nu, de le montrer dans toute sa vérité et, conséquemment, d’illustrer comment, une fois poussé à l’extrême, absolutisé, ce trait renferme des écueils qu’il est conseillé d’éviter. Telle est la pédagogie sadienne. Sade travaillerait avec effort à faire ressortir les travers de l’homme pour le peindre « dans toute la vérité de sa nature », loin de l’hypocrisie et de la bienséance. Une vérité de la nature hypertrophiée certes, mais non moins efficace dans sa volonté de faire tomber les masques. Là est peut-être la leçon de Sade sur son écriture et c’est du théâtre que cette leçon provient. Une leçon qu’il conviendrait de prendre au sérieux.