Article body

Le théâtre est un art du concret, ancré dans la matérialité de la scène et de la perception sensible. Il est en même temps le lieu de toutes les projections et de toutes les illusions. Jouant à divers degrés du brouillage et du passage entre réalité et fiction, il constitue un champ propice à l’interrogation des rapports entre le réel et le rêve. La dramaturgie baroque a fait de cette interrogation un thème apparenté à celui du théâtre lui-même, « ce fantasme sans assises » (La tempête), en la mettant au service d’enjeux tantôt romanesques (Le songe d’une nuit d’été), tantôt métaphysiques (La vie est un songe). Se définissant essentiellement, selon le mot de Pierre Quillard, comme « un prétexte au rêve », le théâtre symboliste a sondé la scène mentale de l’invisible, de la suggestion, de l’intuition, du présage. Théoriquement hostiles au théâtre, dont ils rejetaient les conventions sclérosées, les surréalistes y ont pourtant aussi transposé à leur tour ce que Freud appelait « l’autre scène », celle de l’inconscient, marquée par le rêve et le fantasme.

Le présent dossier rend compte de ce double mouvement de sape et d’appropriation. S’inscrivant dans le prolongement de récentes études sur la scène surréaliste, il ouvre la réflexion aux rapports entre le théâtre et les autres arts du spectacle : ballet, concert, cinéma, marionnette. Rassemblés par les soins de Sophie Bastien, les articles qui constituent le dossier offrent ainsi des perspectives variées et stimulantes sur l’histoire et l’intermédialité de la scène surréaliste. Ils sont complétés par un texte inédit du regretté Michel Corvin qui, revenant plus spécifiquement au théâtre, s’intéresse à l’apport du surréalisme au théâtre contemporain.

Le rêve trouve aussi une place privilégiée dans la section « Recherche-création » de ce numéro, sous la plume du chercheur-créateur Florent Siaud. Intitulée « Dans la fabrique des songes », généreusement illustrée de croquis, de maquettes et de photos, cette contribution présente la réflexion conjointe du metteur en scène et de ses proches collaborateurs sur leur processus de création. Réunis au sein de la compagnie franco-québécoise Les songes turbulents, Florent Siaud et ses collaborateurs fondent en effet une bonne partie de leur travail sur cette « rêverie commune » qui permet l’émergence et le développement des idées dans un processus dialogique dynamique : une coordination des imaginaires guidée à la fois par le cadre d’une démarche et par l’ouverture à l’imprévu. C’est avec un rare mélange de limpidité et de sensibilité que Florent Siaud parvient dans ce texte à rendre compte de la mouvante complexité du processus de création et du travail à la fois idéel et matériel du metteur en scène. Deux notes de lecture complètent ce numéro : la première, consacrée à l’ouvrage de Jane Koustas sur Robert Lepage et la scène torontoise, est signée par Nicole Nolette; la seconde, consacrée à l’ouvrage collectif dirigé par Marie-Thérèse Lefebvre sur les chroniques des arts de la scène à Montréal durant l’entre-deux-guerres, est signée par Karine Cellard.

Rêver le théâtre, c’est aussi rêver cette revue que vous tenez entre vos mains. Il s’agit d’un rêve collectif, impossible à réaliser sans le concours de nombreux collaborateurs et partenaires. Les auteurs et responsables de numéros, bien sûr, qui fournissent avec leurs articles et dossiers la matière dont ce rêve est fait. Les évaluateurs dont l’expertise attentive et impartiale est indispensable à la bonne tenue d’une revue scientifique. La Société québécoise d’études théâtrales dont nous apprécions infiniment le soutien, ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada dont la subvention renouvelée nous permet de continuer de publier et de vous livrer des versions papier et électronique de qualité. Notre graphiste qui donne au rêve ses lignes, ses volumes, ses couleurs. Et enfin, le comité scientifique et le comité de rédaction, dont les membres participent à divers degrés aux processus de lecture, de gestion et d’édition.

J’aimerais cependant remercier plus spécifiquement deux personnes qui, ces dernières années, ont admirablement contribué à arrimer rêves et réalité. Une des particularités de L’Annuaire théâtral est de fonctionner en codirection, ce système permettant de mieux assurer une tâche entièrement bénévole et non compensée par des dégrèvements de cours ou autres types de reconnaissance institutionnelle. De 2014 à 2016, Hélène Jacques a été une codirectrice exemplaire, fiable, efficace, diligente et souriante, qui a assumé la responsabilité des sections « Pratiques et travaux », « Notes de lecture » et « Revue des revues », en plus de partager l’ensemble des décisions éditoriales et des étapes de production des numéros. Ce fut un plaisir et un privilège de travailler avec elle. Pendant la même période, la revue a aussi bénéficié de la présence essentielle d’Émilie Coulombe, qui a assuré avec une compétence, un talent et un dynamisme sans faille la fonction cruciale et exigeante de secrétaire de rédaction. Révision des textes et des épreuves, communications avec les auteurs, élaboration du protocole de rédaction, gestion des abonnements, c’est grâce à son implication soutenue dans toutes ces tâches et bien d’autres encore que L’Annuaire théâtral est demeuré non seulement une revue de qualité, mais aussi un milieu de travail chaleureux et stimulant. Elle est partie relever d’autres défis professionnels, notamment comme responsable des publications théâtrales du Groupe Nota bene; nous lui souhaitons de tout coeur le meilleur des succès.

C’est maintenant Catherine Cyr, professeure au Département d’études littéraires de l’UQÀM, qui partage avec moi la direction de la revue, et Marianne Côté-Beauregard, étudiante à la maîtrise au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, qui occupe le poste de secrétaire de rédaction; ce mot est donc aussi l’occasion de leur souhaiter à toutes les deux une très cordiale et reconnaissante bienvenue.