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Le surréalisme a certes suscité une exégèse fort abondante, mais celle-ci s’est penchée principalement sur deux modes d’expression : les arts visuels et la littérature (prose et poésie). Le théâtre, qui est pourtant un champ très vaste de l’activité créatrice, s’est donc trouvé négligé par la critique du surréalisme. Il existe tout de même quelques ouvrages en cette matière. Les premiers à être publiés adoptent une approche historique. Le livre pionnier et cinquantenaire d’Henri Béhar, Le théâtre dada et surréaliste (1967), fournit une analyse de base, avec ses trois parties chronologiques consacrées aux « Précurseurs », à « Dada » et au « Surréalisme » ainsi que son corpus majoritairement français; il a permis les quelques travaux apparus par la suite. John H. Matthews en offre une quasi-transposition en anglais, comme l’annonce son titre : Theatre in Dada and Surrealism (1974), tandis qu’Annabelle Melzer scrute la pratique scénique, dans Dada and Surrealist Performance (1976). Puis Béhar réédite son livre en une version revue et augmentée (en 1979) qui dépasse le surréalisme historique – et qui demeure une référence.

D’autres critiques privilégient une approche plus théorique. Dans The Theater of the Marvelous: Surrealism and the Contemporary Stage (1975), Gloria Orenstein définit le surréalisme à la scène par une esthétique du merveilleux et de ses corollaires, la magie et l’alchimie. En outre, son terrain d’enquête accorde une place prépondérante à la dimension internationale du mouvement. Beaucoup plus récemment, dans Ludics in Surrealist Theatre and Beyond (2013), Vassiliki Rapti décèle un ludisme implicite dans la théorie d’André Breton, qui a donné lieu aux fameux jeux surréalistes. Elle en voit une mise en application dans les expériences du Théâtre Alfred-Jarry – les pièces de Roger Vitrac et le travail scénique d’Antonin Artaud – mais aussi chez les créateurs nord-américains Robert Wilson et Megan Terry.

À la différence de ces livres qui explorent des corpus variés, d’autres s’attachent à un seul dramaturge. Ainsi, sur Vitrac ont paru un essai de Béhar (1980) puis une monographie plus universitaire de Martine Antle (1988), avant que ne soient publiés des équivalents en anglais. Des metteurs en scène ont aussi fait l’objet de publications, notamment Artaud et Wilson, celui-ci étant considéré comme un héritier direct du surréalisme. Par ailleurs, certains ouvrages portant sur l’avant-garde à la scène traitent un peu de surréalisme. Celui de Didier Plassard, L’acteur en effigie : figures de l’homme artificiel dans le théâtre des avant-gardes historiques (1992), traverse successivement plusieurs courants pour aboutir au surréalisme, dont il étudie le personnage du mannequin et de l’automate. Quant à celui de Christopher Innes, Avant Garde Theatre: 1892-1992 (1993), il passe en revue un siècle de mise en scène en Occident pour postuler qu’un retour au primitivisme caractérise paradoxalement la modernité : c’est dans cette perspective qu’il s’arrête à son tour sur Artaud et Wilson.

Ces quelques ouvrages abordant la scène surréaliste sont monographiques et, à l’exception d’un seul (Ludics in Surrealist Theatre and Beyond, qui adopte un angle très pointu), ils datent de quelques décennies. Nourrie par mes réflexions de spectatrice autant que de lectrice, je sentais le besoin d’une initiative qui réunirait plusieurs études et qui refléterait les recherches actuelles; l’idée m’est alors venue de diriger le premier collectif sur le sujet. Le projet a d’abord débouché sur un gros dossier thématique, « Le surréalisme et les arts du spectacle », mené avec la collaboration d’Henri Béhar et paru en 2014 dans le numéro 34 de Mélusine, la revue annuelle de l’Association pour l’étude du surréalisme. Au cours de la préparation de ce numéro, un constat s’imposait comme une évidence : il s’agit là d’un thème extraordinairement stimulant et littéralement inépuisable. La raison en est double. Le premier facteur, assez circonscrit, se rapporte à la période officielle du courant surréaliste et à son berceau francocentré : à l’exception de ceux qui traitent de Vitrac et d’Artaud, peu de travaux se penchent sur le spectacle surréaliste de l’entre-deux-guerres, ce qui laisse des champs en friche. Le second facteur est plus ouvert et se rapporte aux décennies ultérieures : le surréalisme ne cesse de se régénérer, particulièrement sous des formes théâtrales. Qui plus est, cette perpétuelle fécondité s’observe à l’échelle mondiale.

Forts de ce constat, Henri Béhar et moi avons organisé, à l’occasion du lancement du numéro 34 de Mélusine, une journée d’étude qui prolongeait et permettait d’approfondir la réflexion enclenchée par le dossier « Le surréalisme et les arts du spectacle ». Cette journée s’est tenue à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) à Paris, sous les auspices de l’Association pour l’étude du surréalisme, que préside Henri Béhar et dont Françoise Py coordonne les activités. Nous avons eu le plaisir d’y voir nos observations préalables se corroborer, puisque non seulement les communications prononcées se démarquaient des connaissances déjà acquises (par exemple, elles ne revenaient pas sur Vitrac, Artaud, Wilson), mais elles ne doublaient aucunement les articles qui sortaient des presses : elles n’offraient que du neuf. Cette fraîcheur dans les contenus suscitait un vif intérêt : j’ai rarement vu un auditoire aussi captivé. D’où ma volonté résolue d’y donner suite : le dossier inédit publié ici est issu de quelques-unes des communications en cause, ainsi que d’articles qui se sont ajoutés pour constituer un ensemble de six textes.

La revue Mélusine visant à cerner le surréalisme dans ses multiples ramifications, le numéro 34 montre que le théâtre lui ajoute un mode d’expression; à l’inverse, le présent dossier montre ce que le surréalisme apporte au théâtre. Dans le cadre de L’Annuaire théâtral, précisément parce que cette revue est spécialisée en études théâtrales, il est intéressant de remarquer combien l’apport du courant surréaliste au monde de la scène a contribué à faire éclater le théâtre traditionnel. Plusieurs facteurs concourent à cette avancée et se reconnaissent dans les pratiques contemporaines. Premièrement, grâce entre autres à l’essai de Hans-Thies Lehmann Le théâtre postdramatique (paru originellement en allemand en 1999 et traduit en français en 2002), on sait bien que les schémas fondés sur l’action et la psychologie ne conviennent plus pour problématiser les questionnements actuels. Remonter l’amont de ce qu’on tient pour un fait acquis met inévitablement en lumière les auteurs surréalistes, dont le travail textuel prend le contre-pied des formes convenues. De plus, bien d’autres phénomènes, fréquents dans le spectacle surréaliste, se sont avérés déterminants pour l’évolution des pratiques. L’intermédialité en est certainement un : les surréalistes font participer divers media afin d’exploiter les influences et les va-et-vient entre ceux-ci. Selon Klemens Gruber (2006 : 181), leur usage profite encore aux manifestations intermédiales telles qu’elles se présentent de nos jours. Il en est de même de leur mise en oeuvre d’une symbiose interartistique, qui résulte en un art transversal. Un autre élément qu’on trouve chez les surréalistes, et dont hérite avec bonheur la scène contemporaine, est la performance, comme l’affirme Josette Féral (2011 : 183). Enfin, la dynamique de la réception fait partie de la dette actuelle du théâtre envers le surréalisme. S’il ne s’agit plus aujourd’hui de livrer une trame que le spectateur absorbe passivement, ni de susciter son adhésion, il faut reconnaître que la scène surréaliste a contribué à changer son attitude. Déroutante, elle ouvre de nouvelles dispositions chez lui, requiert une attention accrue, à la fois plus interrogative et inventive. Or, de nos jours, le spectacle intermédial et la création pluridisciplinaire interpellent de la sorte le récepteur. Les expériences dont il est question dans le présent dossier apparaissaient comme novatrices à leur époque, parce qu’on les comparait bien sûr à ce qui se faisait avant. Rétrospectivement, si l’on considère ce qui s’est fait depuis, elles ressortent comme très avant-gardistes : d’une part, l’essor florissant, ces dernières décennies, des études sur le postdramatique, l’intermédialité, la performance et les mécanismes de la réception met en relief l’acuité des expériences surréalistes; d’autre part, il devient évident que la scène contemporaine bénéficie du jalon important que représente le surréalisme.

La variété qui caractérise ce dossier s’apprécie sur quatre fronts. En fait d’étendue temporelle, il couvre 150 ans, de la seconde moitié du XIXe siècle à l’extrême contemporain. Il n’est pas moins vaste du point de vue géographique puisqu’il y est question d’artistes français, belges, allemands, autrichiens, espagnols, libanais et états-uniens. Sur le plan générique, il aborde des genres légers comme le boulevard aussi bien que sérieux comme l’opéra, mais souvent, c’est d’une esthétique hybride qu’il s’agit, qui fait interagir le théâtre avec d’autres arts. Quant aux approches et aux objets privilégiés, la réflexion théorique a sa place autant que l’analyse textuelle, mais elle la cède aussi parfois à l’étude de l’iconographie, du corps et de la gestuelle, de la marionnette, de l’accessoire et de la scénographie.

Les deux premiers articles du dossier se penchent sur l’incontournable fondateur et chef de file du surréalisme, André Breton, dont la relation au théâtre est pour le moins équivoque. Ils plongent dans la période réputée la plus fertile du mouvement, soit l’entre-deux-guerres. L’article inaugural, « S’il vous plaît : le théâtre de boulevard au filtre de l’image dialectique », se concentre sur un texte dramatique. Avec la pièce S’il vous plaît qu’ils ont écrite conjointement en 1920, André Breton et Philippe Soupault utilisent le genre du boulevard mais pour le saboter, reconduisent ses stéréotypes pour les déconstruire. Emmanuel Cohen montre qu’ils effectuent en fait une critique de la « pièce bien faite », du divertissement bourgeois et, plus largement, du théâtre – par le théâtre même. En fin de compte, ce sont les principes fondamentaux de la mimèsis et du dialogue qu’ils font déraper, en mettant en oeuvre une parole disloquée qui contredit l’action donnée à voir.

Si les protosurréalistes ne prisaient guère le théâtre, ils valorisaient en revanche le cinéma. Le second article du dossier, « De Musidora à Mad Souri : l’influence du cinéma sur Le trésor des Jésuites de Breton et Aragon », montre comment André Breton et Louis Aragon, fervents spectateurs de cinéma muet, ont rendu hommage au septième art en écrivant la pièce de théâtre Le trésor des Jésuites en 1928, leur dernière collaboration avant de rompre définitivement. Non seulement la nature de l’action et l’atmosphère reproduisent celles des films à épisodes en vogue dans la décennie précédente, mais aussi la protagoniste – par son nom, son costume, sa manière de se mouvoir… – ressuscite une vedette réelle de ce genre mineur. Léa Buisson fait de plus ressortir que le découpage avant-gardiste, marqué d’analepses et de prolepses, renvoie à la déchronologie alors propre au cinéma.

Le troisième article, « D’une expérience subversive du jeu théâtral à la création d’objets bouleversants par le groupe surréaliste de Bruxelles », nous transporte en Belgique où s’est constitué un groupe d’artistes surréalistes, dont le participant le plus connu demeure assurément le peintre René Magritte. Nathalie Gillain rend compte des expérimentations scéniques qui ont abouti à la constitution officielle du groupe en 1927. Elle met au jour l’hybridité de ces manifestations, puisque différents arts y étaient convoqués : théâtre, musique, poésie, danse… Elle s’arrête plus longuement sur la pièce Le dessous des cartes de Paul Nougé, pour y décortiquer les multiples procédés structurels et thématiques du théâtre dans le théâtre. Ceux-ci servent une intention parodique : une critique du langage et de la pensée qui ne reflètent pas les visées surréalistes.

Shirley Niclais enchaîne avec « Hans Bellmer : portrait du premier marionnettiste d’un théâtre énergétique » : elle relève les caractéristiques audacieuses de la Poupée inventée par le plasticien et marionnettiste allemand Hans Bellmer dans les années trente. Elle prend pour point de départ la lecture qu’en a proposée le philosophe Jean-François Lyotard, pour la compléter et la dépasser. Elle fait notamment ressortir les éléments profondément surréalistes du pantin de Bellmer : mobile à souhait, celui-ci acquiert une polyvalence qui recule les limites de l’imagination et qui sollicite l’inconscient. Niclais met également en relief sa nature théâtrale, en se référant aux notions définies par Féral : il s’agit d’une forme théâtrale libérée de tout schéma narratif mais qui reste plutôt méconnue dans l’histoire du théâtre.

Dans l’article suivant, « Du Metropolitan Opera à Broadway : Salvador Dalí à la conquête de la scène américaine », Mathilde Hamel souligne bien que c’est par les arts de la scène que le créateur catalan importe le surréalisme aux États-Unis quand il y réside dans les années 1940. Il saisit le goût américain pour le spectacle à grand déploiement, la comédie musicale, la chanson populaire et le cinéma comique, bref pour la culture de masse et le divertissement. En y alliant les genres sérieux de l’opéra et du ballet, il invente une configuration générique; et en intégrant l’onirisme et l’imagerie surréalistes à ce genre composite, il innove sur le plan scénographique. De surcroît, son champ d’action ne se limite pas à la scène proprement dite, puisqu’il investit aussi bien les vitrines et les périodiques à grand tirage. C’est également en Amérique qu’avec histrionisme, il construit son propre personnage, le Salvador Dalí qui deviendra légendaire.

L’éminent Michel Corvin nous a fait l’honneur de clore ce dossier, par un texte court mais dense, inséré dans la section « Documents » de la revue : « Une part d’héritage “objectif” du surréalisme au théâtre ». Il y élabore essentiellement un questionnement sur le personnage afin de définir le type surréaliste du personnage de théâtre. A priori théorique, sa démonstration n’en est pas moins celle d’un historien du théâtre : ses exemples, par ailleurs internationaux, remontent à la seconde moitié du XIXe siècle, donc à une dramaturgie pré-surréaliste, traversent le XXe siècle et puisent tout autant dans la production actuelle. Sans jamais avoir cessé ses activités fructueuses de chercheur, Michel Corvin s’est éteint en 2015, alors même que se construisait le présent numéro. En plus d’être fière de sa fidèle collaboration, la Société québécoise d’études théâtrales lui rend ici un hommage posthume.