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Se mettre à l’écoute des chercheurs-créateurs, de leurs pratiques, de leurs discours et de leurs perceptions, semble nécessaire lorsqu’il s’agit de saisir le processus de création au coeur des projets interdisciplinaires. À cet égard, les études qui proposent une incursion au sein des pratiques et des conceptions des chercheurs-créateurs sont très peu nombreuses au Québec. Le présent article vise à explorer et à proposer des pistes de réflexion sur la multimodalité et l’hybridité de la diffusion de la recherche-création à partir des pratiques de deux chercheurs-créateurs en théâtre : Jean-Paul Quéinnec et Louis Patrick Leroux[1]. J’amorcerai donc cette réflexion en situant la recherche-création au sein du réseau universitaire. Je me pencherai ensuite sur la définition de la recherche-création et les recoupements possibles de cette définition avec les notions d’interdisciplinarité et d’interartialité. Je discuterai aussi de la multimodalité et de l’hybridité des pratiques des chercheurs-créateurs qui entraînent notamment un décloisonnement des publics et des espaces de la scène. J’aborderai particulièrement certaines pratiques numériques de diffusion. Enfin, de la même manière qu’il est possible de s’interroger sur le mélange des genres artistiques bien présent sur la scène contemporaine, on peut se demander comment la recherche-création s’insère dans un tel mouvement et comment ce type de recherche provoque un certain bouleversement des formes de diffusion de la recherche universitaire.

Contexte de l’étude

Ma démarche est basée sur une approche qualitative. Deux entrevues de fond ont été réalisées en novembre et décembre 2016 auprès de Jean-Paul Quéinnec, professeur au Département des arts et lettres de l’Université du Québec à Chicoutimi et titulaire de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre, et de Louis Patrick Leroux, professeur au Département d’études françaises et d’études anglaises de l’Université Concordia et spécialiste de théâtre et de cirque contemporain. Les entrevues avaient pour principal objectif de faire état de quelques pratiques de diffusion des chercheurs-créateurs rencontrés. Elles nous ont aussi permis d’explorer les aspects suivants : conception de la recherche-création, vision de la diffusion de la recherche universitaire (exigences, attentes, pratiques répandues), pratiques de diffusion, collaboration au sein des équipes, utilisation du numérique dans la diffusion, écriture de la recherche-création et intégration des données et composantes non discursives en contexte de recherche-création. Ainsi, dans cet article, les voix de Quéinnec et de Leroux s’entremêleront à la mienne. Cependant, il ne s’agit pas de tracer un portrait des deux chercheurs-créateurs, mais plutôt de dégager de ces rencontres une réflexion sur la diffusion de la recherche-création. Par conséquent, tout au long du texte, leurs oeuvres, leurs travaux et productions seront brièvement contextualisés[2].

J’ai retenu ces deux chercheurs-créateurs, car ils évoluent tous deux dans le milieu théâtral et ont mené des projets de nature interdisciplinaire. Jean-Paul Quéinnec propose un théâtre interdisciplinaire et performatif. Il s’intéresse particulièrement à la création sonore et à différents dispositifs d’écriture scénique et dramatique. Un des objectifs du titulaire de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre est de redonner au son toute sa place, et non de le subordonner au texte, à l’image, au jeu. Louis Patrick Leroux se définit d’abord comme un praticien du théâtre. Il a d’ailleurs fondé sa propre compagnie, le Théâtre la Catapulte, dans les années 1990. Il s’inscrit dans une démarche que l’on nomme pratice-based research dans l’univers de la recherche anglo-saxonne. Ce chercheur-créateur se dit très intéressé au processus de création, au travail collectif qui prend forme à plusieurs mains et à plusieurs voix. Ses productions mélangent autant la danse, l’installation, la vidéo que le théâtre. Ces dernières années, il a notamment travaillé à l’exploration d’une dramaturgie circassienne en collaboration avec des artisans du milieu du cirque.

La recherche-création au sein du réseau universitaire

L’expression « recherche-création » est apparue dans le paysage universitaire québécois il y a environ une vingtaine d’années. Ce nouveau type de recherche fait maintenant partie intégrante des programmes d’art de deuxième et troisième cycles de plusieurs universités québécoises. Des programmes universitaires de type practice-based ou practice-led research dans le domaine des arts ont aussi vu le jour en Europe, en Australie, aux États-Unis et ailleurs dans le monde[3]. Depuis les années 2000, de nombreux forums et colloques[4] témoignent de l’intérêt grandissant pour la recherche-création chez plusieurs chercheurs québécois. Des numéros spéciaux de revues au Québec et au Canada ont aussi été consacrés à la question et contribuent à la constitution d’un discours sur la recherche-création[5]. Des premières activités de recherche-création sont financées par les fonds subventionnaires. Cette période a été marquée par la définition de cette forme de recherche, engendrant de nombreuses discussions et des conceptions parfois divergentes[6]. Cette situation est similaire à ce qui se vit à l’échelle internationale. Par exemple, Julie Robson soutient qu’en Australie, malgré un essor de ce type de recherche, il n’existe pas de consensus en ce qui concerne sa définition (2013 : 130).

En effet, la recherche-création a été le sujet de nombreux débats, notamment en raison des difficultés à la conceptualiser. Comme l’évoque Henk Borgdorff (2012 : 45-53), l’émergence de la recherche-création soulève des questionnements de divers ordres : ontologique (l’objet d’étude est-il la création, l’oeuvre ou son processus?), méthodologique (quelles sont les approches méthodologiques employées? que signifie une méthodologie hybride?) et épistémologique (quelles formes de connaissances émanent de la pratique artistique?). Ajoutons à cela qu’au Québec, l’expression « recherche-création » est employée autant dans le milieu professionnel culturel par des organismes comme le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) et le Conseil des arts du Canada (CAC) que dans le milieu universitaire. Ces organismes subventionnent la recherche et la création par divers programmes de bourses. Dans plusieurs des programmes consultés[7], les termes de recherche, de création, d’exploration, de conception et de validation s’entremêlent. Selon Owen Chapman et Kim Sawchuk, ce qu’il importe de retenir des définitions de ces organismes, c’est qu’elles reposent sur les notions d’expérimentation et d’essai et ne réfèrent pas à l’investigation systématique que recouvre la notion de recherche universitaire (2012 : 9). Certes, la conception de la recherche-création du milieu professionnel diffère de celle du milieu universitaire. Même au sein du champ universitaire, les définitions sont nombreuses. S’agit-il d’une discipline (Stévance et Lacasse, 2013) ou d’une interdiscipline (Stévance, 2012), d’un champ de recherche (Arlander, 2013; Borgdorff, 2012), d’une méthodologie (Baxter, 2013) ou d’une autopoïétique (Gosselin et Le Coguiec, 2006), d’une approche de recherche (Conseil de recherche en sciences humaines du Canada [CRSH]), d’un paradigme (Haseman, 2006), d’un type de recherche (Candy, 2006), d’une pratique (Lancri, 2006), d’une démarche ou d’un processus (Arts and Humanities Research Council du Royaume-Uni)? Plusieurs chercheurs et auteurs utilisent ces termes dans une sorte de va-et-vient, comme si, à l’image des pratiques interdisciplinaires, la transgression des frontières et la navigation entre ces conceptions étaient la meilleure façon de définir la recherche-création et de saisir son modus operandi.

Recherche-création et zone de l’inter

Aujourd’hui, de nombreux artistes n’envisagent plus leur travail d’un point de vue uniquement disciplinaire, mais plutôt sous forme de thématiques et de problématiques esthétiques. On parle alors d’hybridité, de mélange des genres et d’entre-deux donnant lieu à des productions artistiques aux identités multiples, parfois bigarrées. Les pratiques interdisciplinaires sont bien présentes tant dans la recherche universitaire que dans les pratiques artistiques en milieu professionnel.

Or un fort mouvement beaucoup plus transversal, issu des milieux mêmes de la recherche comme de la création littéraire ou artistique […], insiste sur l’importance qu’il y a à passer outre les barrières disciplinaires, à inventer des liens et des synthèses, à la fois pour disposer d’un regard neuf et pour favoriser la germination d’espaces nouveaux de recherche et de création, et par là faciliter l’émergence de connaissances nouvelles

(Calenge, 2002 : 5).

En fait, s’attarder au préfixe « inter » dans les notions d’interdisciplinarité et d’interartialité, c’est se détacher d’une pensée classique selon laquelle on analyse les objets, les genres artistiques ou les disciplines de façon isolée. C’est aussi éviter de fixer notre analyse et notre interprétation de telles productions. Voilà un aspect qui rejoint la définition que donne Jean-Paul Quéinnec de la recherche-création :

C’est une définition qui passe son temps à se redéfinir, c’est très important, c’est une définition instable. J’y tiens beaucoup, c’est-à-dire que le contact de ces deux domaines [la recherche et la création] crée un troisième domaine, qui est un domaine instable. Un domaine qui est sans arrêt à être visité, limité, redéfini. Un domaine qui pose toujours la question de sa destination

(entrevue du 22 novembre 2016).

Lors des entrevues, en questionnant les chercheurs-créateurs sur leur conception et leur définition de la recherche-création, plusieurs mots apparentés ont surgi. Je pense notamment à des enjeux clés tels que la prise de risques, la rencontre, la découverte, la nouveauté, l’étonnement, le dépassement et le soulèvement. En fait, la recherche-création est une zone poreuse qui permet non seulement de créer, mais aussi de se tromper. Elle relève d’une logique de l’instable et du risque. « La recherche-création, c’est un bateau qui prend l’eau, qui est toujours sur le point de chavirer [et c’est] tant mieux s’il chavire » (idem). Ce type de recherche permet aussi se pencher sur les processus de création à l’oeuvre. Comme l’indique Louis Patrick Leroux, c’est « un espace essentiellement de liberté et de recherche, de contraintes formelles [qu’on se] donne afin de comprendre le fonctionnement, la poïétique du processus créateur » (entrevue du 6 décembre 2016). Dans un texte intitulé « L’autofiction et moi », Leroux précise que c’est justement cet examen du processus de création qui « nous plonge au coeur de cette zone de l’entre-deux du chercheur créateur » (2012 : 11). Cet aspect de sa définition de la recherche-création rejoint l’idée d’une autopoïétique (Gosselin, 2006 : 25).

Les oeuvres et expérimentations en recherche-création se fondent sur diverses rencontres dans lesquelles les savoirs et les techniques mobilisés invitent à des déplacements disciplinaires. À cet égard, Leroux s’intéresse depuis plusieurs années à la dramaturgie circassienne et collabore avec des partenaires professionnels du milieu du cirque. En entrevue, il a discuté de cette rencontre entre le théâtre, qui repose sur l’importance de la parole et du jeu, et le cirque, un univers très axé sur la performance physique et le corps. Concernant les formations et ateliers donnés aux étudiants de l’École nationale de cirque, il indique :

Il y a une préoccupation aussi pour une verbalisation qu’ils n’ont pas à l’école. Par exemple, on avait, autour de la projection, neuf types de projection : projection de la voix, propulsion, projection psychanalytique, etc. Et donc je leur demandais de développer des exercices verbaux, moteurs ensuite. Et ensuite, comment traduire certaines émotions, certaines idées, certaines images physiquement. Et comme ils sont d’abord physiques, comment on peut revenir vers la parole

(entrevue du 6 décembre 2016).

Il y a donc une volonté de travailler entre ces deux langages, celui du théâtre et celui du cirque : une zone dynamique et féconde à habiter. La mise en danger et la compromission sont aussi présentes dans cette démarche et dans ces rencontres interdisciplinaires. Comme l’indique Leroux : « étant donné que je suis profondément un praticien, […] j’apprends mieux […] en faisant, en me mettant en danger. Je dois traverser ça, moi. Pour comprendre essentiellement de quoi je cause » (idem). La traversée évoquée ici démontre une ouverture, un désir d’être en contact avec un mode de communication essentiellement physique.

Toutefois, on peut se demander s’il s’agit d’une réelle interdisciplinarité ou plutôt de deux disciplines qui s’apprivoisent, qui travaillent côte à côte. En fait, ce travail entre les disciplines ne va pas toujours de soi. Leroux le dira lui-même en entrevue, son intégration à l’école de cirque ne fut pas si aisée : « C’est un milieu très contrôlé, très contingenté, il faut faire très attention, avec raison, et ça a pris quelques années quand même pour que je puisse être de la famille » (idem). Ajoutons à cela qu’au sein de cet établissement règne une forte tradition axée sur le corps, la performance et l’exploit physique. Le théâtre, le jeu et son langage y sont parfois relégués au second plan. On sent donc bien ici qu’on a affaire à la rencontre de deux disciplines.

La diffusion de la recherche-création : entre exigence de la recherche et processus de création

Depuis sa reconnaissance officielle par les organismes subventionnaires et l’inauguration des premiers programmes universitaires, peu d’études ont porté spécifiquement sur la diffusion de la recherche-création. Quelques numéros de revue ont abordé directement ou indirectement la question des résultats[8]. Néanmoins, c’est comme si dans ce champ émergent il manquait, aux dires de Borgdorff, « un certain nombre de projets qui pourraient servir d’exemples ou qui pourraient être qualifiés de paradigmatiques[9] » (2012 : 8). Il faut savoir aussi que les premiers écrits québécois traitant de la recherche-création ont porté essentiellement sur sa définition et sur des préoccupations d’ordre méthodologique (Laurier et Gosselin, 2004; Bruneau et Villeneuve, 2007; Gosselin et Le Coguiec, 2006; Chapman et Sawchuk, 2012; Fortin et Houssa, 2012; Fortin et Gosselin, 2014). D’autres auteurs ont aussi écrit en fonction d’une discipline artistique, telle la musique ou la danse (Pinson, 2009; Stévance et Lacasse, 2013; Bienaise, 2016). Cependant, les études empiriques menées au Québec auprès de la communauté des chercheurs-créateurs sont plutôt rares : la recherche de Laurier et Lavoie (2013) constitue une des seules études récentes de ce type et porte notamment sur leur conception de la méthodologie[10].

Il n’en demeure pas moins que la recherche-création s’insère dans un système de recherche universitaire. Celui-ci repose sur plusieurs exigences, dont la diffusion et le partage des connaissances, qui sont une forme de contrat social. Toute personne s’engageant dans un processus de recherche universitaire doit donc répondre à ces exigences, et l’obligation de diffuser, communiquer, partager la recherche s’applique à toutes les disciplines universitaires. Comme l’indiquent Monik Bruneau et Sophia Burns :

[F]aire de la recherche création dans un contexte universitaire (pour y obtenir un diplôme) ou institutionnel (centres de recherche) impose l’application de certaines règles et conventions préalablement définies et acceptées par une communauté de chercheurs, précisément par l’enjeu public que l’on entend donner à la connaissance

(2007 : 19).

En fait, l’impératif de diffusion se pose aussi à l’art. Comme l’indiquent Sophie Stévance et Serge Lacasse : « on n’insistera jamais assez sur cette exigence de l’art et de toute démarche de recherche, de création et de recherche-création : la diffusion » (2013 : 122). S’il est une chose de reconnaître cet impératif de diffusion, il en est une autre de saisir et comprendre les pratiques et modalités de diffusion de la recherche-création. La publication d’articles, de livres ou de chapitres de livres demeure l’une des pratiques de diffusion les plus répandues, car les publications génèrent des données calculables et quantifiables. Pat Bazeley rappelle que l’évaluation de la productivité de la recherche en milieu universitaire a longtemps reposé sur les analyses bibliométriques, soit la production de publications savantes (articles de revue, de journaux, etc.) (2006 : 308). Cette méthode d’évaluation est encore bien présente dans bien des domaines de la recherche universitaire.

La publication écrite comme pratique de diffusion est encore prédominante dans de nombreux champs de recherche ou disciplines. Dans ces formes de publication, le processus de validation des contenus est basé sur des mécanismes d’édition et d’évaluation par les pairs. Or, cette vision particulière ne cadre pas toujours avec les pratiques de diffusion de la recherche-création. Selon Sean Lowry, non seulement les véhicules de diffusion sont sujets à de nombreux débats, mais également la nature des résultats en recherche-création. La transférabilité de ceux-ci demeure largement contestée (Lowry, 2015 : 41). En effet, on retrouve en recherche-création une variété de productions de nature non discursive (sons, images, images en mouvement, performances, etc.).

Multimodalité et hybridité des pratiques de diffusion

En regard de cette variété d’outputs, quelles pratiques de diffusion faut-il envisager en recherche-création? À cet égard, il est utile d’explorer la notion de pratiques multimodales ou de multimodalité et d’hybridité. Suivant Jean-François Boutin, « multimodal » signifie qu’« au traditionnel code alphabétique s’imbriquent désormais des codes visuels, voire des codes sonores et / ou gestuels » (2012 : 46). Cette idée semble plutôt porteuse en contexte de recherche-création. En effet, des formes d’expression plus poétiques, plus évocatrices, qui reflètent davantage la création et la matière première de la recherche, peuvent bien s’associer à cette notion de multimodalité[11]. Pour Brad Haseman, le nouveau paradigme de recherche qu’est le paradigme performatif (Performative Research) se distingue des paradigmes qualitatif et quantitatif. Dans ce paradigme émergent, les résultats s’expriment en formes symboliques autres que discursives, ce qui inclut des images, des sons, des dispositifs, etc. (Haseman, 2006 : 103). Le domaine des arts vivants implique en effet la transmission et la diffusion d’oeuvres parfois éphémères, évanescentes; la nature même de ce qui est partagé s’avère donc complexe. À mesure que les formes d’art et les possibilités de création sont en expansion, corollairement leurs modalités et pratiques de diffusion le sont aussi. C’est d’ailleurs pourquoi de nombreux chercheurs-créateurs se sont tournés vers le numérique afin de diffuser leurs recherches-créations. L’idée de multimodalité repose également sur la capacité des spectateurs ou récepteurs à mobiliser des ressources et des comportements sémiotiques multimodaux, c’est-à-dire notamment à recevoir, percevoir, décoder une multitude de signes, de symboles, de codes à la fois.

De plus, les pratiques de diffusion des chercheurs-créateurs se trouvent souvent à mi-chemin entre des pratiques discursives et des pratiques non discursives se rapprochant davantage d’expériences sensibles. C’est pourquoi on peut croire qu’en contexte de recherche-création s’exerce une forme d’hybridité entre les pratiques de diffusion du milieu universitaire et celles du milieu professionnel. L’hybridité repose sur une idée de croisement, que j’entends ici comme le croisement des formes, des publics, des collaborations, des lieux de diffusion de la recherche-création. Selon Emmanuel Molinet, l’hybride réfère aussi à l’instable, dans sa forme, son identité, son processus (2006). Il y a là encore des recoupements à faire avec les définitions de la recherche-création présentées plus haut; d’ailleurs, les notions de prise de risques, d’instabilité et de déplacement peuplent le discours des chercheurs-créateurs rencontrés.

Par exemple, pour Leroux, la publication littéraire comme pratique de diffusion témoigne d’une volonté d’inscrire l’oeuvre issue d’un processus de recherche-création dans la durée. Il raconte : « Je tenais à ce que Dialogues fantasques paraisse et que ce ne soit pas “une petite expérience marginale”. Je voulais qu’elle soit pérennisée. Je voulais que des traces de cette expérience-là perdurent » (entrevue du 6 décembre 2016), l’objectif étant pour ce chercheur-créateur de tisser un lien avec le milieu de la publication littéraire et non pas seulement avec les instances de publication dite savante. Par son design, sa mise en page, le livre comme objet artistique stimule également le processus créateur. En fait, la conception même de l’ouvrage était un exercice de recherche-création, un dialogue entre deux artistes universitaires cherchant à repenser les modes de diffusion d’une recherche à la fois analytique et esthétique, tant par son contenu que par sa forme.

Cette hybridité se manifeste aussi lorsque vient le temps de communiquer la recherche-création. Abordant la diffusion en milieu universitaire, Quéinnec déclare avec une pointe d’ironie : « L’une des expériences les plus conventionnelles qui ont lieu dans le milieu, [quand] je suis invité dans une autre université, c’est de faire une communication avec vidéo, donc je lance un petit film et le plus souvent j’ai des super haut-parleurs d’ordinateur… » (entrevue du 22 novembre 2016). Un tel dispositif minimaliste se prête mal à la compréhension d’une recherche qui se fonde sur des corps en mouvement, sur le son, l’image, la performance. Ajoutons, comme le dira Quéinnec, qu’« il y a toute une économie » derrière la diffusion de cette recherche (idem). Faire vivre et connaître la recherche-création au sein de l’université représente des frais importants (acteurs / performeurs, installation technique et scénographique, logistique en salle, concepteurs vidéo, techniciens, etc.). Dans ce contexte, quelle est la solution? « J’ai commencé à proposer de mettre côte à côte ce qu’on appelle une démonstration pratique avec une communication », affirme Quéinnec (idem) :

Car il faut reconnaître que, si la recherche-création en arts de la scène ne cesse de croître au sein des universités, les innovations – artistiques, méthodologiques, pédagogiques – auxquelles elle participe restent dans l’ombre et ne semblent pas atteindre les canaux de diffusion scientifique qui prévalent actuellement

(Quéinnec, 2014 : 29).

En outre, le milieu culturel professionnel et ses diffuseurs ne sont pas toujours enclins à accueillir des propositions émanant du milieu universitaire : « Il y a eu quand même des tensions, des vraies tensions entre les écoles professionnelles et certains milieux universitaires » (Leroux, entrevue du 6 décembre 2016). Il faut chercher des partenaires, établir des contacts, trouver des lieux de création et de diffusion parfois inusités. Par exemple, à l’invitation du Festival international des arts de la marionnette à Saguenay (FIAMS), une des étapes de recherche du projet Dragage de Quéinnec s’est déroulée à la Pulperie de Chicoutimi. Ce même lieu a été utilisé dans le cadre du colloque organisé par la Chaire de recherche, intitulé Les pratiques contemporaines de l’écriture textuelle pour la scène. Il faut donc non seulement trouver des lieux, des espaces féconds pour la création, mais s’inventer également un espace pour transmettre une recherche singulière.

Diffusion et spectateurs : expérience sensible et transmission

Parler de diffusion de la recherche-création en théâtre, c’est nécessairement parler de la place et de la vision du spectateur. Celles-ci doivent aussi être repensées à l’image de cette recherche « indisciplinée » (Hughes et Lafortune, 2001), avec ses parcours erratiques, ses pratiques artistiques protéiformes et ses « résultats » difficilement prévisibles. Puisque cette forme de recherche relève d’une expérience sensible, Jean-Paul Quéinnec parle d’ailleurs à ce propos de transmission :

Je renouvelle ma pratique parce que je sens que dans sa transmission quelque chose s’est fatigué. Que je suis moins accueilli […], que je suis moins intéressant pour ma société. Donc, pour moi, dès qu’il y a recherche-création, il y a la question de la transmission, qui est celle de la diffusion. Qui [n’]est pas la diffusion d’un savoir dans un milieu universitaire, mais la diffusion aussi d’une oeuvre dans un milieu public. Donc on [ne] peut pas dessouder la recherche-création du processus de création et de sa transmission

(entrevue du 22 novembre 2016).

Dans ce contexte, transmettre est en quelque sorte se relier à l’autre, aller à sa rencontre. Chez Quéinnec, la transmission vise également les participants de la recherche-création. Dans le cadre du projet Liaisons sonores, la participation et la collaboration avec les populations autochtones se sont avérées fondamentales. Ce projet s’apparente à une forme d’esthétique relationnelle (Bourriaud, 2001), c’est-à-dire que les échanges, les rencontres, le processus altéritaire (aller à la rencontre de l’autre) sont au coeur du processus de création. « Évidemment, c’est fondamentalement ce qui émerge, c’est la démarche collaborative. Donc, quand on va faire une expérience sensible, on s’engage à énoncer notre collaboration » (idem). Le chercheur-créateur soutient d’ailleurs que ses recherches-créations sont « tournées vers la société » (idem), qu’il s’agit en somme de recherches ancrées dans le social, le politique et le culturel qui favorisent des rencontres entre les arts, mais également entre les groupes sociaux et culturels.

Le son et l’écoute, qui sont au coeur des projets de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre, contribuent à enrichir l’expérience proposée au spectateur. Quéinnec exprime très clairement ses intentions de créer une oeuvre qui interpelle un spectateur actif :

Non pas un spectateur passif, c’est un peu fini cet endroit-là, mais un spectateur qui va rentrer dans l’oeuvre, qui va participer à l’oeuvre, qui [ne] va pas tout comprendre de l’oeuvre, mais qui va vivre une expérience, ce qu’on appelle le spectateur expérientiel. Eh bien, l’expérience de la perception de l’oeuvre, je ne vois pas une seule demande en recherche-création qui ne se pose pas la question

(idem).

Il est alors question d’un décloisonnement des espaces de diffusion et des publics visés. Si une grande partie des propositions interdisciplinaires contemporaines permettent de revisiter les genres et les formes artistiques, elles sont aussi l’occasion de se questionner sur de nouvelles formes de réception :

Tout de suite la question de la recherche-création comme perception et comme participation s’est posée. Et ça s’est agrandi. C’est un fil conducteur qui s’est vraiment développé dans le sens où on a cherché d’autres places pour le spectateur, de nouvelles places pour le spectateur. Comme on a cherché de nouveaux sons, de nouvelles méthodes de création et de nouveaux langages, on a cherché de nouvelles places pour le spectateur

(idem).

Dans le cadre d’un des projets de création issus de son programme de recherche en dramaturgie du cirque, Hamlet sur le fil, Leroux propose une rencontre entre le fil-de-fériste François Bouvier (sa voix, son corps, sa performance) et le texte de Shakespeare, ou plutôt une réécriture du texte, une appropriation en fonction de la performance. « “Être ou n’être pas”, avancer ou reculer, imposer au pauvre Danois qu’il se rende au bout de son soliloque, faute de quoi, il tomberait » (Leroux, 2016). On sent davantage dans ce projet une extension de la théâtralité vers l’univers circassien (figure 1). Il y a, comme le soutient Guy Scarpetta, un modèle théâtral « jusque dans les parages des arts de foire, du cirque » (Scarpetta, 2004 : 17). Cela se manifeste notamment par le travail sur le texte par le fil-de-fériste :

C’est allé de François qui jouait le texte à François qui disait le texte de manière très intime, très vraie, très livrée. Et on [ne] l’a pas projeté, mais on l’a fait jouer avec un système orthophonique encore, de sorte que […] ce que je visais, c’est que le spectateur se sente comme dans la tête de ce fil-de-fériste-là, que le son traverse le spectateur

(Leroux, entrevue du 6 décembre 2016).

On peut également se demander quels sont les effets sur le spectateur de cette théâtralité dans un univers où la mise en équilibre ne relève pas simplement du corps, mais également des mots.

Dans un autre projet, Milford Haven[12], dont l’histoire est inspirée de Cymbeline de Shakespeare et du Décaméron de Boccace, Leroux propose une installation / performance en trois écrans sur lesquels sont projetées trois performances de trois moments simultanés vécus par Imogen, fille du roi Cymbeline (figure 2). Par cette pièce, devenue plus tard installation vidéo performative tripartite, Leroux a tenté de créer un sentiment de chaleur. Le travail avec les technologies et les pratiques intermédiales soulève en effet de nombreuses questions, discutées par Leroux dans un récent numéro d’Aparté (voir Leroux, 2014). Comment conférer à l’écran une chaleur? Comment trouver avec ce dispositif l’expérience vécue du théâtre et son caractère événementiel? À propos de ce projet, le chercheur-créateur soutient :

Je pense que j’ai trouvé un certain moyen justement, surtout par l’installation sonore : on est allés chercher donc des fréquences qui affectaient viscéralement, littéralement, le spectateur. […] On faisait des tests : quelle fréquence va faire en sorte que tu aies envie d’avancer, quelle fréquence va faire en sorte que tu te sentes interpellé, que tu restes? Quelles fréquences vont te perturber? 

(Leroux, entrevue du 6 décembre 2016.)

Les projets brièvement décrits ci-dessus invitent le spectateur à se déplacer, à s’engager dans une expérience sensible. Il reste cependant beaucoup à faire afin de saisir la portée d’une telle diffusion et ses impacts possibles sur la réception des spectateurs. De plus, le contenu des recherches-créations diffusées reste parfois difficile à analyser. En fait, il s’avère complexe de départager la production artistique de la production scientifique, ainsi que les différentes formes de connaissances (professionnelles, tacites, techniques, scientifiques, etc.[13]) et d’expériences générées. Abordant la multimodalité, Monique Lebrun, Nathalie Lacelle et Jean-François Boutin soutiennent que plusieurs modes de communication dans la diffusion d’un message, d’une production, engendrent une complexification du sens des messages, de même qu’une augmentation du nombre d’informations et de codes (2013 : 74). À tout le moins, on peut se demander si les spectateurs et les participants de la recherche-création possèdent les clés de ces nouvelles modalités et supports de diffusion : sont-ils en mesure de mobiliser des ressources et des comportements de nature aussi multimodale afin de comprendre et recevoir ces productions?

Pratiques numériques : décloisonnement, ouverture et interactivité

Les dispositifs technologiques et numériques disponibles actuellement ont sans conteste un grand potentiel de création et de diffusion et contribuent largement à définir la notion de multimodalité. Comme le soutient lui-même Quéinnec : « Quelle est la création de la diffusion? À partir de l’objet numérique, elle est énorme » (entrevue du 22 novembre 2016). Il poursuit en soulignant que la scène actuelle est « hétérogène, interdisciplinaire, chaotique, [que] c’est une scène qui peut complètement se réagencer à travers le médium numérique qui en a complètement les outils » (idem).

Figure 1

Répétition de Hamlet sur le fil, avec François Bouvier. 1000 de la Gauchetière, Montréal, juin 2016.

Photographie de Clara Nencu

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Figure 2

Dispositif scénique de l’installation de Milford Haven. Université Concordia, Montréal, septembre 2012.

Photographie de Nika Khanjani

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Figure 3

Cartographies de l’attente, avec Andrée-Anne Giguère. Motel Parasol, Chicoutimi, 2014.

Photographie de Gisèle Cormier

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Figure 4

Cartographies de l’attente, avec Claudia Torres, Élaine Juteau et Andrée-Anne Giguère. Mapa Teatro, Bogotá, 2014.

Photographie de Santiago Sepuvelda

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Dans le cas de ce chercheur-créateur, on peut également parler d’un décloisonnement ou d’une reconfiguration de la temporalité de la diffusion par ses pratiques numériques et multimodales. Dans son projet Cartographies de l’attente[14], on assiste à une diffusion en direct. Cette diffusion est plus qu’une simple transmission ou transposition de l’événement scénique. En fait, le projet repose sur plusieurs « strates », dont la première met en scène quatre actrices qui occupent pendant quatre jours une chambre de motel, avec comme prétexte dramatique l’attente d’un homme qui ne viendra pas (figure 3). Grâce à un appareillage mis en réseau, les actions de ces quatre performeuses sont diffusées sur un site créé pour l’occasion. Leurs actions, leurs paroles, leurs gestes nourrissent l’écriture de trois auteurs, situés dans une autre chambre de motel sur le même site. « Il y a aussi dans ce projet une diffusion directe durant huit heures par jour, ce qui questionne complètement les méthodes de jeu, les discours. Ce mode de diffusion du direct intervient, interfère dans l’acte même de la création, de la performance » (idem). La deuxième strate du projet constitue une véritable fouille dans les archives et les traces de la première étape, afin d’en poursuivre l’écriture. La troisième strate se déroule à Bogotá, au Mapa Teatro (figure 4). C’est l’occasion de capter de nouveaux sons, de nouvelles images et de faire de nouvelles rencontres afin d’enrichir le travail de recherche-création amorcé. Enfin, la dernière strate consiste en des présentations publiques de ce travail de recherche sur « l’association entre le processus sonore et performatif au théâtre et l’écriture dramatique » (Chaire de recherche du Canada – Dramaturgie sonore au théâtre, 2015). Lors des présentations publiques, une diffusion en direct sur le web permettait également au spectateur d’assister au spectacle depuis son salon. Grâce à cette diffusion, il pouvait voir à la fois les quatre actrices sur scène, de même que certaines archives audio et vidéo des différentes étapes du projet (par exemple, la vidéo des chambres de motel, la diffusion en direct de la performance de l’une des actrices en Colombie). La diffusion web a aussi permis d’élargir le public et de mettre en valeur à l’échelle internationale les travaux de la Chaire[15].

Ce projet propose aussi une sorte de dédoublement de la notion d’expérience. En effet, au moment de la présentation publique du spectacle, le spectateur assiste à une performance d’acteurs qui revivent et revoient des expériences vécues présentées sous forme d’archives visuelles et sonores. Ici, le numérique a clairement ce que Quéinnec nomme un « potentiel de mutualisation » (entrevue du 22 novembre 2016), et ce, autant dans le faire de la recherche et de la création que dans sa transmission. Cependant, le travail investi (temps, dispositif, équipe) semble assez imposant alors que le nombre de spectateurs demeure imprévisible, à l’image de la nature erratique du processus de recherche-création : aux dires de Quéinnec, un soir de diffusion, il peut n’y avoir qu’une ou deux personnes en ligne et, le lendemain, une cinquantaine.

Les sites web des deux chercheurs-créateurs jouent aussi un rôle d’archive ouverte et interactive dans la diffusion. En effet, les collaborations et les rencontres, autant entre les individus qu’entre les disciplines au coeur des projets, créent un foisonnement d’idées, d’initiatives et d’expérimentations. « La forme processuelle de la recherche création demande une attention particulière à l’archivage. Pour restituer ces résultats, le chercheur créateur préservera la spécificité de sa démarche si, pour appuyer ses écrits, il peut exposer des extraits audio et / ou visuels » (Quéinnec, 2011-2012 : 209). À cet égard, autant le site Chaire de recherche du Canada – Dramaturgie sonore au théâtre que le site Résonance recèlent une panoplie d’extraits sonores et vidéo et de textes allant de la description de projets à des textes de création. Ainsi, un des enjeux dans la diffusion de la recherche-création est de savoir comment témoigner de la complexité des processus à l’oeuvre. Quoi archiver? Quelles traces conserver? Comment les présenter? Lors de la deuxième étape de travail de Cartographies de l’attente, devant la tâche particulièrement imposante de fouiller les archives, Quéinnec a avoué ne plus s’y retrouver. Il y a tant de traces et de documents audio et vidéo qui s’accumulent parfois que la seule façon de s’en sortir est de se fier à sa mémoire personnelle des événements :

C’est impossible donc, ça nous dépasse cette archive. C’est là qu’il faut compter sur notre mémoire ou sur notre besoin. Quand on s’est retrouvés à Montréal pour tout écouter, on avait quinze jours de résidence à l’Usine C. On a apporté tous les matériaux, les objets qu’on a utilisés, tout, tout, tout est dans des caisses, on a un énorme camion. Et tous les films qu’a faits Pierre. On a essayé de tout regarder, mais je t’assure c’était épuisant. On [ne] voyait même plus, on laissait passer […]. Qu’est-ce que toi tu te rappelles? De quoi tu te souviens de ce travail-là? Puis c’est comme ça qu’on est allés chercher dans l’archive

(Quéinnec, entrevue du 22 novembre 2016).

Abordant la création du site Résonance[16], Leroux précise que celui-ci est en soi un projet de création qui nécessite toute une équipe, avec sa logistique et ses impératifs.

Souvent on a des projets à la queue leu leu, je n’ai vraiment pas arrêté, un projet après l’autre se chevauchent. Un site web comme ça nécessite, pour qu’il soit bien fait, un temps d’arrêt, un véritable temps d’arrêt ou des grandes équipes ou encore une espèce de parrainage ou de partenariat avec quelqu’un qui fait de la diffusion son projet

(entrevue du 6 décembre 2016).

Si on peut se demander quelle est la principale fonction de ces plateformes, celles-ci demeurent à tout le moins une vitrine appropriée pour le travail des chercheurs-créateurs. Suivant René Audet, les blogues ou les sites web sont en quelque sorte des carnets scientifiques ayant une double fonction : celle de diffusion et celle de veille scientifique (2013 : 37). Les deux sites décrits ci-dessus font plutôt office de carnet de recherche. Les chercheurs-créateurs y diffusent également beaucoup d’information sur les projets en cours, sur l’équipe, sur les thèmes et sujets à l’oeuvre, sur les dates de prestations publiques à venir, sur la démarche artistique, etc. Dans le cas de Chaire de recherche du Canada – Dramaturgie sonore au théâtre, on constate que la mise en ligne des archives et des extraits d’expérimentations se fait presque automatiquement, ce qui donne l’impression de suivre en quelque sorte le processus de création pas à pas. Cela est aussi à l’image de la matière première de la Chaire : capter du son implique « de sortir dehors », de « se prendre le monde », comme l’affirme Quéinnec (entrevue du 22 novembre 2016). Il s’agit d’un travail in situ[17] dont la démarche est rendue visible justement par ces archives diffusées sur le site de la Chaire.

Il est clair aussi que de telles plateformes numériques demeurent des avenues prometteuses pour les projets en arts vivants, dont la matérialité et le caractère éphémère nécessitent des véhicules de diffusion autres que textuels. Ces sites peuvent également correspondre à ce que Lucy Amez, Binke Van Kerckhoven et Walter Ysebaert nomment la publication renforcée ou augmentée (2014 : 122), c’est-à-dire des formes de publication qui engendrent une modification du processus d’écriture, et dans lesquelles les sons, les images, les objets et les matériaux ne sont pas simplement accessoires, mais occupent une place centrale. Dans un contexte de recherche-création, la publication multimodale et augmentée invite à une écriture plus fluide, à une lecture non linéaire et interactive, à une expérience dynamique, ce qui correspond bien à l’expérience de navigation sur les deux sites des chercheurs-créateurs. Par exemple, dans le cas de Résonance, un lecteur peut naviguer par thèmes, par époques, par auteurs, selon un axe horizontal ou vertical, consulter des extraits vidéo ou sonores en cours de route, etc.

Dans ce contexte, comment discerner les outputs de la recherche des outputs de nature artistique? Est-il seulement possible de les différencier? Ces sites, blogues et autres plateformes du genre offrent un accès rapide à l’information; en revanche, une telle accessibilité n’est pas garante de l’organisation et de la cohérence du contenu présenté. Chose certaine, ces pratiques de diffusion ont été peu documentées ou analysées sous l’angle de la recherche. Les pratiques d’autoarchivage (blogues, sites web, open access) sous-jacentes à ces projets de recherche-création font en sorte que les mécanismes de validation de ces contenus semblent également différents et peu connus. Enfin, on note un paradoxe important en ce qui a trait au soutien et à la création de ces sites pour la diffusion de la recherche-création. En effet, plusieurs problèmes se posent lorsque vient le temps de les faire reconnaître comme pratiques de diffusion de la recherche universitaire. Leroux dira en entrevue qu’il soupçonne que c’est justement l’initiative de la plateforme web Résonance qui lui a valu l’obtention de sa subvention du FRQSC en recherche-création (entrevue du 6 décembre 2016). Or, que ce soit pour l’obtention de subventions de recherche subséquentes ou pour la reconnaissance du travail du chercheur-créateur au sein de son université, le site web comme pratique de diffusion semble ne pas ou très peu compter.

Mes rencontres avec ces deux chercheurs-créateurs ont favorisé une meilleure compréhension de la diffusion de la recherche-création en arts vivants. Elles furent l’occasion de m’intéresser à des propositions artistiques (et interartistiques) aux trajectoires sinueuses et de tenter de retracer dans les méandres de tels projets un réseau de relations entre les arts, les techniques, les individus, etc. Le discours des chercheurs-créateurs pour définir leurs activités de recherche-création résonne clairement avec cette zone de l’inter. Ces entrevues furent aussi l’occasion de comprendre comment certaines de leurs pratiques de diffusion s’inscrivent dans un processus créatif, favorisent un décloisonnement des publics et de la scène, mobilisent le numérique et reposent sur de nombreuses collaborations. À l’instar de Jean-Paul Fourmentraux, on peut affirmer que ce sont des oeuvres ou des expérimentations artistiques dans lesquelles s’exerce une forme d’« hybridation des objectifs » (2007 : 167). Les pratiques de diffusion numérique invitent quant à elles à repenser l’écriture, non plus seulement dans sa linéarité, mais aussi dans une variété de codes et de modes de communication. Sur cet aspect de la diffusion, les chercheurs-créateurs rencontrés ont aussi soulevé l’enjeu de la documentation et de l’archivage des traces, des mécanismes et processus à l’oeuvre dans leur démarche de recherche-création. Leurs sites web respectifs s’avèrent une des manières d’archiver et de témoigner de cette démarche. Ces initiatives permettent de rendre compte en partie de la recherche et de la création (de sa matérialité singulière) par des archives visuelles, sonores, interactives[18]. Cependant, il y aurait lieu de réfléchir encore sur l’organisation de telles infrastructures de recherche, notamment sur leurs fonctions, leurs finalités, leurs mécanismes de validation, etc. Plusieurs projets de recherche-création font état de produits non finis, de démos, d’expérimentations, d’extraits. Il y a là toute une « littérature grise[19] » de la recherche-création qui se déploie et qui mériterait qu’on s’y attarde davantage.

Ces rencontres ont aussi été l’occasion de se questionner sur l’usage même du terme diffusion. Jean-Paul Quéinnec a parlé à plusieurs reprises de transmission : « La transmission, elle a lieu à la fois dans un mouvement d’écriture, mais à la fois de perception. C’est une chaîne, [ce n’]est pas juste un instant, c’est une chaîne » (entrevue du 22 novembre 2016). Dans le contexte d’une recherche qui se fonde en grande partie sur l’expérience sensible et sur le vivant, on peut se demander si ce terme ne serait pas plus porteur, plus opérant pour la recherche-création. D’autres auteurs ont aussi proposé de revisiter la notion de diffusion. Michael Schwab et Henk Borgdorff parlent d’exposition de la recherche-création, l’exposition étant vue ici comme un opérateur entre l’oeuvre (l’art) et l’écriture (2014 : 15). On entend également par là une manière artistique de diffuser la recherche et de favoriser le passage de l’oeuvre à des propositions épistémiques. Enfin, Michael Biggs et Daniella Büchler parlent même d’expérience de diffusion (2013 : 15-17). En ce sens, expose-t-on, transmet-on, performe-t-on la recherche-création en arts vivants? L’hybridité et la multimodalité des pratiques discutées dans cet article ont permis d’y voir une zone féconde de potentialités, mais aussi certains écarts en regard des conventions relatives aux pratiques de diffusion du milieu universitaire. En conclusion, ces rencontres furent une occasion privilégiée de réfléchir à une recherche universitaire « indisciplinée » (Hughes et Lafortune, 2001), autant dans son faire que dans sa diffusion.