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Mon texte se veut le témoignage d’un auteur d’expression française qui, de par son parcours professionnel et artistique, se retrouve depuis plus de dix ans au coeur d’une problématique que résume bien le titre de cet article : « Comment fait-on du théâtre en français dans cette partie caribéenne du continent américain, largement dominé par les langues anglaise et hispanophone ? »

J’ai fait ce choix du témoignage pour deux raisons :

Premièrement, la perspective d’une adresse de cette importance est assez paralysante pour l’ancien universitaire que je suis et qui n’a pas eu le temps de se remettre à l’école de la précision scientifique.

Deuxièmement, le champ ouvert par la thématique est vaste. Jugez-en plutôt. « Faire du théâtre… » : De quelle pratique théâtrale s’agit-il dans un continent héritier à la fois des traditions aristotélicienne, africaine, indienne et même hollywoodienne par l’influence du music-hall ? « Faire du théâtre en français… » : De quelle langue française est-il question ? Du français hérité de Molière ? De celui poétisé par Aimé Césaire ? De celui qui s’invente tous les jours dans les rues de Pointe-à-Pitre ou de Port-au-Prince et qui mélange sans complexe expressions anglophones, créolophones ou hispanophones ? Et puisqu’on est au théâtre, cette langue française ne doit-elle exister que par le verbe ? S’il existe un corps théâtral qui a son langage propre et autonome qui passe par l’imaginaire, peut-on se poser la question de l’existence d’une langue du corps et des esthétiques qui puiseraient dans l’imaginaire français ou francophone ? Quel serait alors cet imaginaire ? « Faire du théâtre en français, en continent dominé » : La question géographique se pose : l’Amérique ou les Amériques ? Elle vient bientôt se heurter au poétique : selon Édouard Glissant, les îles de la Caraïbe excèdent le continent américain : par leur peuplement et leur histoire, par leurs langues transversales et surtout par leurs imaginaires, elles s’inventent dans un mouvement ininterrompu un nouveau continent, un nouveau monde, un « tout-monde[1]» où les questions anciennes, celles des vieux continents — dont fait partie l’Amérique — n’existent plus ; des questions comme celle que pose centralement mon texte : celle de la domination.

Il s’agit, on l’aura compris, d’une liste non exhaustive des questionnements sociologique, anthropologique, linguistique, magico-religieux, historique, politique et esthétique qu’une approche « universitaire » m’aurait amené à aborder. On en devine les difficultés… Aussi, qu’on me permette de ne proposer ici que diverses observations d’un acteur sur le terrain, en espérant que celles-ci alimenteront la réflexion et susciteront le désir de poursuivre la discussion à partir de ces pistes-là.

À travers quatre îles françaises et francophones de la Caraïbe — la Dominique, Haïti, la Guadeloupe et la Martinique —, je vais faire état de mon expérience de ces dix dernières années, d’une des pratiques théâtrales qui existe dans ce continent géographiquement délimité qu’il est convenu d’appeler l’Amérique : texte en français ou en langue francophone, interprété par des comédiens et des comédiennes (amateurs ou professionnels) qui sont dirigés par un metteur en scène. Le résultat de leur travail, communément nommé « spectacle », était représenté sur une scène face à un public.

La Dominique, première étape d’un questionnement sur la langue française dominée

La Dominique est une toute petite île de 85 000 habitants, située entre la Martinique et la Guadeloupe. Elle est indépendante. Elle fait partie du Commonwealth. Ancienne colonie britannique, on y écrit et on y parle à cent pour cent en anglais.

J’ai été nommé directeur de l’Alliance française de Roseau, la capitale, en 1998 par le ministère français des Affaires étrangères. J’avais pour mission principale de développer les cours de langue française aux adultes et aux enfants non francophones. Le ministère me demandait aussi, vu mon parcours artistique, d’amplifier les actions culturelles francophones : gastronomie, cinéma, musique et théâtre. J’ai mis en place un atelier de jeu en français pour les étudiants et, en 2000, j’ai créé le premier festival de théâtre de la Dominique. Qui dit festival, dit a priori troupes invitées.

L’Alliance française défend et promeut la langue française. Les troupes de théâtre dominiquaises, à l’exception de celle des étudiants de l’Alliance, jouent en anglais. Les troupes de théâtre des îles voisines, Martinique et Guadeloupe, jouent en français, mais le public devant lequel elles joueraient à la Dominique ne comprend que l’anglais. Je me retrouvais devant un dilemme politique, artistique et pratique : une Alliance française ne peut pas organiser un festival de théâtre en anglais ; un programmateur aux modestes moyens – sans le secours, entre autres, du surtitrage – ne peut pas faire jouer des acteurs en français devant un public anglophone.

C’est rendu à ce point de mon questionnement que j’ai pris la pleine mesure, la mesure concrète de ce que la langue française qui est mienne depuis l’enfance, par mon parcours universitaire, par ma pratique littéraire dramatique, par mes voyages en vase clos entre la France et l’Afrique francophone, cette langue française qui a toujours, pour moi, relevé de l’évidence, trouvait là un coup d’arrêt à son hégémonie.

Je n’étais pas en France. Je n’étais pas en francophonie, malgré l’appartenance politique de la Dominique à l’Organisation internationale de la Francophonie. J’avais déjà voyagé et même vécu dans des pays non francophones, je vivais dans un pays anglophone, je parlais l’anglais au quotidien — sauf à l’Alliance française –—, je connaissais la juste place statistique de la pratique du français sur l’échiquier mondial. Mais c’est par le théâtre et ma volonté de fonder ce festival que je m’interrogeais pour la première fois sur le « comment faire malgré tout ? »

Et, par une belle ironie de l’histoire, je me suis surpris à utiliser la rhétorique césairienne sur les peuples opprimés dont l’histoire n’est pas finie et qui eux aussi participent à l’édification du monde, pour défendre, non pas la langue de ceux qui oppressaient, mais mon festival de théâtre en français dans une île dominée par l’anglais.

La solution est venue par une troisième voix : ni en anglais, ni exclusivement en français, ce festival est devenu le « premier festival de théâtre franco-créole de la Dominique ». Des troupes sont venues de Sainte-Lucie, de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Dominique, et aujourd’hui encore elles viennent de la Réunion, d’Haïti, de la Louisiane et elles ont toutes en commun la langue créole et, malgré les différences et les spécificités, ce qui permet au spectateur dominiquais de comprendre les histoires d’auteurs jouées par les acteurs, c’est la racine française commune à cette nouvelle langue qu’est le créole. Les pièces présentées sont parfois traduites — par exemple, de Bernard-Marie Koltès ou de Jean-Marie Le Clézio) ou directement écrites en créole. Et une fois de plus l’ironie est belle de voir la langue ancestralement dominée venir au secours de la langue nouvellement dominée. C’est en tout cas le fruit concret d’une pratique théâtrale qui cherche à exister et qui, pour se montrer, trouve les voies et les moyens de son expression dans l’écrin confortable de la francophonie.

sourcils, de l’action des mains et de l’attitude d’ensemble du corps. Aussi existe-t-il au XVIIe siècle des ouvrages présentant une série de prescriptions où le jeu codifié est comparable à celui de l’orateur, de l’avocat ou du prédicateur : la voix et la mimique étant soumises aux règles de la déclamation. Les ouvrages de Grimarest4 (1659-1713), de Michel Le Faucheur5 (1585-1657) et de René Bary6 (16…-1680) soulignent l’influence considérable que les règles et les conventions de l’actio oratoire exercent sur l’orateur et le jeu de l’acteur. En somme, à cette époque, les fondements mêmes de l’art de l’acteur, se réclamant de savoirs et de codes associés à l’art de l’orateur, définissent et soulignent le dynamisme de l’interprétation.

Haïti ou l’exemple d’une émancipation de la langue française et des pratiques théâtrales

Je ne suis jamais allé en Haïti. C’est pourtant le théâtre caribéen que je connais le mieux. C’est un théâtre en continuelle vitalité, des pièces sont écrites, elles circulent, des troupes comme celle du regretté Hervé Denis ou les mises en scène d’un Syto Cavé ont beaucoup tourné. Que peut nous dire Haïti à propos du sujet qui nous intéresse ici ?

Ancienne colonie française, pays francophone, la première république noire a très tôt pris un autre titre : celui du premier pays créolophone au monde. À la fois par le nombre d’habitants — 8 millions — et par la généralisation du créole comme langue parlée. C’est ainsi que la littérature haïtienne a été la première au monde à donner ses lettres de noblesse au créole.

C’est à un homme de théâtre que l’on doit cette consécration : le romancier, poète, plasticien, comédien et dramaturge Frankétienne, qu’on a pu voir à Montréal il y a quelques années au Festival de théâtre des Amériques avec Kasélézo, écrit, mis en scène et joué dans un créole littéraire où toute référence à des expressions françaises a quasiment disparu. Au théâtre, c’est une langue belle, forte et autonome qui, n’empruntant presque plus rien à l’étymologie française, développe son imaginaire propre, ses propres codes de jeu, son phrasé, son théâtre.

Il faut avoir vu Frankétienne lui-même jouer ce théâtre du spiralisme[2], comme dans Foukifoura, pour comprendre qu’on a affaire à un théâtre de l’inédit, émancipé de tous les codes de jeu qui, dans le théâtre français et même francophone, servaient de référence. La langue est pulsée, proférée, chantée et, par-delà le sens, semble importer à elle seule la puissance de la musicalité. Puis, sans prévenir, elle se fait murmure, chuchotement, soupir inaudible. Quant au corps de l’acteur, il est, comme dans un rituel vaudou, porté par la transe, offert à la démesure des gestes et des mouvements. Le spectateur en perte de repères est bousculé, violenté par cette débauche de mots éclatés, de chairs maltraitées. Il s’agit pour le poète de nous dérégler le cartésianisme, l’entendement, la raison et même l’émotion cathartique, qui tous relèvent d’une esthétique et d’une métaphysique de la transcendance qu’elle soit athénienne ou shakespearienne. Dans le spiralisme qu’adopte Frankétienne, la langue créole comme la langue théâtrale est tourbillon, cercle concentrique, retour, redite, contournement, désordre et chaos. Tel doit être le corps de l’acteur, telles doivent être la scénographie et la mise en scène.

Fils spirituel de Frankétienne, Baka Roklo, auteur, comédien et metteur en scène, s’inspire directement de ce courant d’émancipation langagière : il écrit aussi bien en créole qu’en français, traitant les deux langues comme deux entités indépendantes l’une de l’autre. Sur scène, il introduit les nouvelles technologies – environnement sonore et vidéo – pour amplifier le spiralisme. Il l’enrichit même du folklore carnavalesque avec le défilé obsédant et hypnotique du « rara[3]» que ces acteurs investissent jusqu’à l’épuisement. Les spectateurs sont disposés debout, de manière bi-frontale, comme autour d’une parade, en état d’urgence et d’inconfort.

Le théâtre haïtien fait ainsi coexister deux langues, le français et le créole, et les pratiques qui en découlent, cohabitent sans complexe, puisque les artistes et le public haïtien passent de l’une à l’autre sans conflit apparent.

Martinique/Guadeloupe ou l’expérience d’une pratique théâtrale transversale

En quittant la Dominique en 2002 pour m’installer d’abord à la Martinique puis en Guadeloupe, je songeais à ce mot de Saint-Exupéry : « Tu fondes ton ennemi si tu le combats. » La pratique du théâtre en langue française était-elle en péril dans une Caraïbe majoritairement non francophone ? Si oui, quelle était sa place dans les départements français d’outre-mer où je m’installais ? Allais-je trouver une situation de combat ou de résistance face à un ennemi dominant ?

J’ai trouvé en effet dans le paysage linguistique et théâtral martinico- guadeloupéen un affrontement de pratiques et d’esthétiques entre le théâtre en français et le théâtre en créole, les tenants du créole tels Daniel Boukman et Jeff Florentiny à la Martinique ou Arthur Lérus à la Guadeloupe, voyant dans la pratique du théâtre en français une domination, une aliénation.

Ainsi, ces deux langues qui dans l’île voisine s’alliaient pour exister face à l’anglais, devenaient de ce côté-ci des ennemis. Il en est ainsi des rapports de force : on trouve toujours un dominant et un dominé et cela peut être un cycle sans fin.

Pourtant ces querelles identitaires et idéologiques bien réelles ne constituent pas l’essentiel des pratiques théâtrales des Antilles françaises. Ce que je vais découvrir en animant des ateliers d’écriture à la Scène Nationale de Fort-de-France pendant un an, c’est que la majorité des auteurs, des comédiens et des metteurs en scène s’inscrivent, consciemment ou non, dans une approche glissantienne du théâtre.

Cette approche existe plus largement dans les pratiques artistiques de la Caraïbe : musique, arts plastiques, théâtre, conte, danse, et ce, depuis fort longtemps ; les publics de tous âges la reçoivent comme une évidence, car elle est le fruit de la violence des peuplements et de l’inéluctabilité de ce que Glissant appelle la relation[4].

Comment se manifeste cette approche ? C’est le Cubain Yoshvani Médina qui, vivant à Fort-de-France, écrit en français des histoires de marginaux dans des scénographies baroques — Suicidame, 2003 —, et qui pose sur le plateau la question du corps créole. C’est le Martiniquais Marius Gottin qui, avec Wopso (1996), écrit une pièce burlesque où français et créole se mélangent naturellement, et que le metteur en scène José Exelis prolonge en improvisation musicale, chorégraphique et poétique par le corps des acteurs. C’est le Guadeloupéen Frantz Succab dont le Conte à mourir debout (2009) convoque l’art du masko[5], du détour, constitutif de la langue, de l’âme créole. C’est le Martiniquais Bernard Lagier dont le Moi chien créole a été mis en lecture puis créé en 2007 par le Québécois Sylvain Bélanger[6] avec trente pour cent de passages en créole joués sans surtitrage devant un public montréalais hilare. C’est le Guadeloupéen Frankito qui écrit tout en créole Bòdlanmou pa lwen et qui a été mis en lecture en 2007 devant le public ému de la Comédie-Française. En somme, c’est l’approche de la transversalité des langues, des pratiques, des formes et des arts.

Ma découverte de cette manière de faire du théâtre où le choix d’une langue n’est plus la question centrale puisqu’elle est mise en relation avec d’autres langues pour créer musicalité et poésie et inventer un nouveau rapport à la représentation, va être à l’origine de deux initiatives. La première voit le jour en 2003 par le biais de la fondation en Martinique, avec Danielle Vendé, de l’association ETC_Caraïbe qui a pour vocation de promouvoir et de défendre l’écriture théâtrale de toute la Caraïbe, de Caracas à Cuba, qu’elle soit anglophone, hispanophone, créolophone, néerlandophone ou francophone. La seconde se concrétise en 2005, lorsque je suis nommé à la direction de la Scène Nationale de Guadeloupe, et que je décide de mettre en oeuvre un projet artistique autour de la transversalité des arts, ce que j’ai appelé « les nouvelles écritures scéniques ». L’ambition était de permettre aux artistes guadeloupéens et, plus largement, caribéens de profiter des outils et des moyens de création qu’offre une Scène Nationale pour mettre en oeuvre et discours ce qu’ils pratiquent tous depuis toujours : le temps des léwoz ou veillée au cours desquelles parole, chant et danse s’entremêlent allègrement.

Les textes des auteurs d’ETC_Caraïbe existent : ils sont publiés aux éditions Lansman, ils sont créés sur les scènes d’Amérique et partout ailleurs dans le monde. Il revient aux chercheurs universitaires de prendre en compte ce corpus neuf, actuel, vivant. Il en est de même des pratiques théâtrales en pleine mutation dans toute la Caraïbe, des spectacles transversaux issus de résidences à la Scène Nationale, comme c’est le cas, entre autres, du Conte à mourir debout de Frantz Succab, mis en scène par Antoine Léonard-Maestrati, et qui, riche de sa langue franco-créole, a sillonné les scènes de la région parisienne à l’automne 2009.

***

Il n’est de servitude que volontaire ; il n’est de domination que consentie. Mon expérience de la vie artistique et tout particulièrement théâtrale dans la Caraïbe me donne de solides raisons d’espérer. S’il est sans doute légitime et même nécessaire qu’il existe une francophonie linguistique et politique de combat et de résistance, les hommes et les femmes de théâtre que je rencontre chaque jour dans mon théâtre me disent autre chose. Ils me disent, à l’instar de Derek Walcott[7], que la multiplicité des langues et des pratiques du continent est une chance, une richesse, un chemin, et qu’il ne faut pas vivre sa position minoritaire comme une soustraction mais plutôt comme une addition d’humanité.

Pour terminer, je me permettrai de citer celui qui a inspiré le titre et l’esprit du présent témoignage, Patrick Chamoiseau qui, dans Écrire en pays dominé, propose à tous les créateurs un programme exigeant et incontournable :

Écrire en circulation, dans un non linéaire qui commerce avec théâtre et roman, essai méditatif et poésie, texte tournoyant sur mille strates de discours, s’en allant vers une fin qui appelle le début ; chaque paragraphe n’appelant pas cette fin seule, mais veillant, en boucle soutenue, à densifier la première ligne, et toutes les autres l’une après l’autre. Agrège tes ouvrages en réseau organique sans commencements ni fin, questionneurs toujours des feux de l’existence, liés par l’éloge du Lieu-en-devenir et de celui de la Pierre-Monde. À travers les genres et les langages, transversal fluide, prendre beauté dans l’intense organisé d’un tant de relations. Écrire en symboliques qui reviennent vers elles-mêmes, continues, et s’augmentent à chaque fois de poésies nouvelles.

Chamoiseau, 1997 : 309