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Le 25 mars 2003, devant une constellation de vedettes, avait lieu la première du « spectacle musical à grand déploiement » (Dion, 2001) de Céline Dion intitulé A New Day… à l’amphithéâtre Colosseum du Caesars Palace Hotel and Casino à Las Vegas. Malgré les efforts d’une équipe artistique et publicitaire réunissant de grands talents, il régnait une ambiance générale d’incertitude. Les producteurs et les spécialistes de programmation parlaient ouvertement aux journalistes de leurs appréhensions quant à la capacité de Céline Dion de vendre 4 000 billets par soir, cinq soirs par semaine, pendant trois ans. Est-ce que ses admirateurs feraient le pèlerinage jusqu’à Las Vegas pour la voir en concert ? Un spectacle permanent lui procurerait-il de nouveaux admirateurs (ou du moins des acheteurs de billets) en dehors du flot touristique de Las Vegas ? Et quel rôle la spécificité culturelle de Dion, qu’on identifie d’abord au Québec, pourra-t-elle jouer dans cette ville que de nombreux commentateurs ont définie comme la quintessence des villes américaines[1] ?

Dans un livre qui établit les aspects changeants de la québécité de Céline de ses tout premiers enregistrements en 1981 jusqu’au milieu des années 1990, l’historien Frédéric Demers décrit ainsi les liens qu’a la chanteuse avec le Québec :

Par ses origines modestes, par les nombreux rappels de son appartenance au Québec, Céline Dion est restée fidèle à la terre, à la famille, à une définition plus traditionnelle de l’identité. Parallèlement, elle participe activement à la redéfinition de l’identité québécoise en personnifiant l’archétype de l’Être moderne capable, entreprenant, rentable, performant et travailleur.

1999 : 15

D’une part, l’image publique qu’elle projette s’approche de celle de la mère de famille québécoise par son insistance sur les valeurs familiales et la transmission intergénérationnelle de la culture. En gardant son accent québécois même lorsqu’elle se produit en France, en rappelant son enfance pauvre mais heureuse dans une petite ville, entourée de treize frères et soeurs, et en laissant libre cours à sa nouvelle obsession maternelle qui place son fils de neuf ans, René-Charles (né en 2001), au coeur de sa vie, Céline Dion reprend par le récit de sa vie la trame narrative rattachée à la notion traditionnelle de canayenneté, enracinée dans la survivance découlant autant de la reproduction biologique que de la transmission de la culture. D’autre part, son image semble aussi en accord avec une version revivifiée de la québécité appelée américanité. L’américanité renvoie à la conscience des habitants de leur appartenance au continent américain, d’un attachement néanmoins ancré dans une identité francophone « suffisamment forte pour être à la fois ouverte au continent (au libre-échange économique), sans être pour autant soumise aux valeurs des États-Unis » (Lesemann, 2000 : 43). La notion d’américanité véhicule également tout un bagage historique et culturel que les peuples (non autochtones) des Amériques du Nord et du Sud ont partagé en immigrant au Nouveau Monde et ont forgé depuis lors ; ce faisant, cette américanité contribue à l’articulation de l’identité québécoise dans le contexte contemporain de son intégration économique à l’échelle du continent (ainsi qu’à l’articulation historique de cette identité, du temps où elle était canadienne-française, et même de l’époque de la Nouvelle-France). La définition du mot « Québécois », mot associé explicitement au territoire du Québec, se trouve élargie par sa nouvelle représentation qui intègre le sens américain et par son affiliation à des interprètes comme Céline Dion.

L’emménagement de la petite fille de Charlemagne dans une salle permanente (et dans une nouvelle maison) à Las Vegas a été décrit de façon banale, pour ne pas dire platement, comme un pari. Toutefois, depuis la première quelque peu fragile de A New Day… (la chanteuse est montée sur scène pieds nus parce que les chaussures qu’elle devait porter avaient disparu dans les coulisses), il est devenu évident qu’elle a gagné le pari. Non seulement les trois années de spectacles prévues à l’origine ont été prolongées de deux ans[2] – et les attachés de presse affirment que toutes les représentations se donnent à guichet fermé –, mais cette réussite a aussi commencé à inspirer de plus en plus d’artistes de renom, dont Prince très récemment, à tenter le même coup à Las Vegas.

Comment se fait-il que Céline Dion, elle si fortement identifiée au Québec, ait été capable de séduire Las Vegas, la plus américaine des villes ? Le mariage de Céline Dion et de Las Vegas, improbable au premier abord, s’est révélé une union rêvée. Le présent article tente de cerner les raisons qui font que l’un et l’autre se complètent si bien. Je proposerai l’idée qu’au-delà du facteur kitsch qu’ils ont en commun, ils se rejoignent encore plus profondément dans le genre de relations qu’ils entretiennent entre l’artifice et l’émotion. Deux choses ont marqué les « destinées » de Céline Dion et de Las Vegas aussi fortement l’une que l’autre : la critique envers leur inauthenticité et l’intensité émotionnelle des réactions à leur égard. Dans ce qui suit, j’affirmerai simplement que les deux phénomènes que sont l’inauthenticité et l’émotion sont non seulement reliés, mais lient Céline Dion à Las Vegas.

Simulation

Dans un article cinglant paru dans Vanity Fair en octobre 2003, le journaliste anglais A. A. Gill décrit Las Vegas comme « un univers parallèle » où « où il n’y a pas d’espoir pour l’ironie » et où « le style se transforme en tumeur maligne ». « Voilà le double maléfique de la Terre », écrit-il. « C’est presque la vraie vie – presque, mais pas tout à fait » (Gill, 2003 : 205). Presque la vraie vie, mais pas tout à fait pourrait bien servir de slogan publicitaire pour Las Vegas. C’est la ville du rêve – argent, femmes, plaisir –, une ville qui se vend comme la destination du fantasme, le fantasme de la richesse instantanée, celle qui n’est liée à aucun effort ni travail.

Bien sûr, presque la vraie vie, mais pas tout à fait constitue aussi un thème récurrent dans la littérature tant universitaire que journalistique à propos de Las Vegas ; à l’instar de l’article de Gill, celle-ci pose Las Vegas comme une simulation produite à grande échelle pour inciter à la dépense irréfléchie, autant financière qu’émotive. Je dois dire que j’abonde dans le sens de cette analyse et que je n’ai, par conséquent, aucune intention de la contester. J’aimerais plutôt m’attarder à la constante attraction et à l’impact affectif de ce que les consultants en affaires B. Joseph Pine et James H. Gilmore ont appelé de façon éloquente « l’économie de l’expérience » de Las Vegas. Pine et Gilmore proposent l’existence d’un nouveau mode de production économique dans lequel les entreprises scénarisent, moulent et mettent en scène leurs produits et services pour en faire des expériences mémorables et évolutives à offrir à leur clientèle. « Lorsque le client achète une expérience, il paie pour vivre un ensemble d’événements inoubliables que l’entreprise met en scène – comme au théâtre – de façon à l’y intégrer personnellement », écrivent-ils (Pine et Gilmore, 1999 : 2). Le fait que les sensations de l’expérience soient vécues personnellement et intimement par le client constitue le principal argument de vente. Selon Pine et Gilmore, « il n’y a pas deux personnes qui vivront la même expérience – point final. Chaque expérience découle de l’interaction entre l’événement mis en scène et l’état d’esprit de la personne » (p. 12). Bref, chaque client achète un produit unique ; chacun obtient un produit taillé sur mesure pour son soma. Comme nous le verrons, le spectacle A New Day… de Céline Dion embrasse ce modèle économique puisqu’il offre à la clientèle une expérience de proximité avec Céline Dion – que nous appellerons l’expérience Céline. Le fait que la combinaison de Las Vegas et de Céline Dion ait mené, en près de cinq ans, à 200 représentations par année à guichet fermé du spectacle A New Day…, qui n’est pas par hasard l’un des spectacles les plus dispendieux présentés sur le Strip[3], nous porte à nous enquérir de la qualité des expériences que produit cette conjonction d’événements-simulations. Quel genre d’expérience l’auditoire obtient-il en échange de son argent ? Aborder cette question au moyen de la notion d’affect semble ici approprié, pour des raisons philosophiques également. Le présent perpétuel constitue la temporalité de la simulation. L’affect, quant à lui, a été décrit comme « une expérience du présent, précisément[4] » – l’instant, l’événement qu’est le contact entre un corps et un autre. Comment peut-on rendre plus précisément l’effet sur le corps de cette simulation combinée de Céline et de Las Vegas ? Quelles forces ou réactions produit-elle sur le corps, dans le corps en tant que matière ?

L’essai de Jean Baudrillard sur le simulacre et celui d’Umberto Eco sur l’hyperréalité, proposant chacun une théorie de l’artifice, se trouvent corroborés à Las Vegas. Bien qu’aucun des deux auteurs ne discute précisément de Las Vegas dans leurs ouvrages respectifs Simulacres et simulation (1981) et Voyage dans l’hyperréalité (1985), des sociologues de la culture ont fait le rapprochement entre la simulation – « l’engendrement, à partir de modèles, du vrai qui n’a pas de réalité originale » – et le simulacre des environnements thématiques de Las Vegas, où se joue « la substitution au réel des signes du réel » (Baudrillard, 1981 : 10-11 ; voir aussi : Bégout, 2002 ; Douglass et Raento, 2004 ; Fjellman, 1992 ; Gottdiener, 1997 ; Hannigan, 1998 ; Judd et Fainstein, 1999). La théorie du simulacre de Baudrillard s’appuie sur la théorie platonicienne des Idées, qui postule un schéma de rapport entre original et copie. L’original est l’Idée, ou le signifié ; la copie est l’expression concrète de l’Idée, ou le signifiant. La copie prend part à l’essence de l’original. La ressemblance de la copie par rapport à l’original est interne, profonde, fondamentale. Baudrillard fait l’éloge de cette économie de représentation pour sa qualité de « médiation visible et intelligible du Réel » (1981 : 16). Le simulacre interrompt cette médiation intelligible du Réel ; il brise la structure du modèle qui lie l’original et sa copie. Le simulacre n’est pas une copie parce qu’il ne partage pas l’essence de l’original. Sa ressemblance avec l’Idée n’est qu’externe, superficielle, non fondamentale. C’est une copie, peut-être, mais sans original[5].

Pour donner un exemple de simulation dans le contexte de Las Vegas, les canaux du Venetian Las Vegas Casino and Hotel ne copient pas tant les vrais canaux de Venise – avec leur saleté et leur puanteur estivales – que ceux que l’on se représente de façon romantique, tels que l’on croit qu’ils étaient ou devraient être. Ainsi, les canaux du Venetian, où les gondoliers parlent anglais, chantent bien et sont infailliblement polis, sont des simulacres – des copies ou modèles d’une réalité qui ne se trouve pas véritablement dans le « monde réel ». De même, Céline Dion en concert résonne exactement comme sur ses disques – encore une fois, voilà une réalité qui n’existe pas dans le monde réel, mais plutôt la concoction d’une série de performances enregistrées, rassemblées dans un tout sans aspérité. De surcroît, là où les casinos du Strip ne sont pas des reproductions d’images d’autres temps et d’autres lieux, comme le sont les Paris et Venise de Las Vegas, ce sont des reproductions d’espaces imaginaires irréels comme le Camelot (à l’Excalibur) ou Hollywood (au MGM Grand). Ils représentent ce qu’Eco appellerait « l’hyperréel » – une réalité entièrement fabriquée dont l’expérience, paradoxalement, est en quelque sorte plus que réelle. L’authenticité du « Faux Absolu » – l’Excalibur est la reproduction de l’image d’un espace fantastique – est visuelle, et non historique. « Tout semble vrai, écrit Eco, et donc tout est vrai ; en tout cas, il est vrai que tout semble vrai, et qu’on donne pour vraie la chose à laquelle tout ressemble même si, comme dans le cas d’Alice au pays des merveilles, elle n’a jamais existé » (1985 : 22 et 33).

Le simulacre et l’hyperréel sont sans originaux ; ce sont donc des symboles de la réalité qui ont été séparés au moins trois fois de l’original qu’ils représentent. Aussi sont-ils sans « aura », pour reprendre le terme que Walter Benjamin a utilisé pour désigner la singularité d’une oeuvre d’art originale. Les copies sans valeur se mettent en marché en tant que marchandise reproductible et invariable ; de même, l’expérience du jeu change peu d’un casino à l’autre. En fait, c’est certainement l’uniformité dans le principal produit offert dans les casinos qui en constitue l’attrait thématique ; les casinos se distinguent non pas par ce qu’ils ont à offrir de différent – tous font commerce du jeu – mais plutôt par l’expérience du jeu qu’ils proposent (Gottdiener, 1997 : 106-107). Dans cette même ligne de pensée et d’analyse, l’historien de Las Vegas Hal Rothman insiste sur le fait que Las Vegas n’a pas d’identité propre ; elle est ou devient ce que le visiteur-payeur veut qu’elle soit en étant le miroir des fantasmes et des désirs du touriste. La raison d’être et l’identité de la ville sont dictées par le tourisme de divertissement, « le processus par lequel une communauté et ses habitants cessent d’informer les visiteurs, de les diriger vers des expériences étrangères inspirantes, de les leur prodiguer, pour se contenter de leur offrir ce que la plupart veulent »[6] (Rothman, 1998 : 288). Ces désirs changent avec le temps, évidemment, d’où les implosions fréquentes des casinos dont l’attrait a terni. Même les formes culturelles que l’on pourrait croire les plus durables – les édifices – sont éphémères à Las Vegas. Maurya Wickstrom les associe « aux toiles ou aux projections de fond de scène : des environnements temporaires qui se refusent à incarner la permanence ou un original qui durerait » (2006 : 48). Dans la même optique métaphorique, Michael Peterson (2004) voit la ville comme un vaste terrain de jeu culturel où le Strip fait figure de scène.

Et que trouve-t-on à l’épicentre de cet univers ? Le spectacle A New Day… de Céline Dion, le véhicule de l’une des vedettes actuelles les plus accessibles. Alors « reine » du Caesars Palace, Céline Dion était aux commandes d’un amphithéâtre construit expressément pour elle, qui peut accueillir 4 000 « invités royaux » et où se déploie un cadre de scène de 120 pieds de largeur sur 44 pieds de hauteur (36,5 m sur 13,4 m). Sa structure et sa façade de forme ovale sont inspirées du Colisée de Rome, d’où la salle tire également son nom. Le spectacle de Céline Dion s’est affiché de façon proéminente parmi les plus grandes attractions de cette artère de tous les mirages. Il n’y a là, à mon sens, rien d’étonnant. Son spectacle représentait la quintessence de l’expérience Las Vegas ; autrement dit, il s’agissait d’un simulacre dans un nouvel emballage, vendant des expériences intenses et chargées d’émotions.

L’essentiel de la carrière de Céline Dion est déjà un produit recyclé, diront certains. Après tout, elle est résolument ancrée dans la musique pop, le genre musical qui a fonctionné le plus longtemps sous étiquette « calque ». Cela découle de la fusion que cette musique propose entre production esthétique et production commerciale ou, si l’on veut, de son mode de production industriel qui lance des vedettes interchangeables nous abreuvant de produits similaires avec une régularité sans faille[7]. Pourtant, même dans cette sphère contraire à l’aura, Céline incarne à plusieurs égards le vide dans son essence. Dans l’optique de la théorie de la simulation, Céline Dion personnifie le simulacre, la vedette « mise en marché et transformée en [sa] propre image » (Jameson, 1984 : 61). À l’instar des canaux vénitiens du Venetian, Céline Dion dans son spectacle A New Day… est elle aussi une copie d’une réalité irréelle, dans ce cas-ci l’irréelle réalité de l’institution Céline Dion, ou de ce que Line Grenier a appelé « le phénomène Dion » (Grenier, 2001 : 37) – la personne et la marque – auquel je ferai désormais référence simplement par « Céline ». Par exemple, Céline ne compose pas ses chansons ; qui plus est, son répertoire en français est écrit en bonne partie par une écurie d’auteurs-compositeurs qui écrivent « pour elle »[8]. Lorsqu’elle chante ces chansons, Céline ventriloque des auteurs qui l’ont d’abord ventriloquée. Il n’y a donc en vérité pas de ventriloque sur scène, seulement des marionnettes qui rappellent que « Céline » n’a pas d’original. Sur le plan sonore, bien que sa voix soit un instrument souple et puissant, son style vocal n’a rien de distinctif. On pourrait même avancer qu’elle n’a pas de style, si l’on définit le style comme « l’unique et le personnel, [] la griffe individuelle et distinctive » ou, dans ce cas-ci, la couleur vocale ou l’interprétation qui la distingueraient (Jameson, 1984 : 64). Un critique du New York Times a écrit dans son article sur A New Day… : « Mme Dion est aussi dépourvue d’idiosyncrasie vocale qu’il est possible de l’être » (Webber, 2003). Son absence étudiée de spécificité musicale fait d’elle un caméléon vocal, ce sur quoi les producteurs de ses disques en anglais misent pour habilement introduire sa voix dans des schèmes reconnaissables. La première partie de A New Day… offre la puissance d’un hymne à la Mariah Carey (« The Power of Love »), la théâtralité de type Broadway-rock à la Meatloaf (« It’s All Coming Back to Me ») ainsi qu’un air plus moelleux rappelant les standards de Nat King Cole (« Nature Boy »). Son spectacle de Las Vegas s’ouvre donc avec des reproductions du son d’autres personnes, reproductions qui ont fait d’elle l’artiste féminine la plus populaire sur le plan des ventes. Il se termine par le même genre de numéro de ventriloque alors que Céline s’approprie le style d’autres « plus grands chanteurs de leur temps », comme elle le dit elle-même durant le spectacle, des artistes qui affichaient, eux, une distinction idiosyncrasique indéniable. Dans la troisième partie du concert, elle convoque Frank Sinatra (qui a longtemps occupé la salle du Caesars Palace) pour chanter « All the Way » en duo virtuel, évoque Stevie Wonder par une reprise de « I Wish » et invoque Tina Turner (qui a aussi chanté au Caesars dans les années 1970) dans une version de « River Deep, Mountain High ». Ce manque de personnalité de la voix, de même que la versatilité de cette dernière, installe encore une fois « Céline » dans le domaine du simulacre, là où tout n’est qu’effet de surface.

La partie centrale du spectacle A New Day… constitue un écart intéressant par rapport à ce qui la précède et la suit. Le ton en est plus modulé, l’environnement visuel est plus sombre et elle s’amorce et se clôt par deux des chansons les plus sensuelles de son répertoire anglophone, soit « Seduces Me » et « I Surrender », qui font appel à une scénographie d’arrière-plan littéralement flamboyante. C’est aussi dans ce segment que la chanteuse offre les deux seules chansons non anglophones de la soirée (dans la dernière version du concert, depuis mars 2007, ces chansons sont « Ammore Annascunnuto » et « Pour que tu m’aimes encore »). Le déroulement de cette partie propose une structure musicale élaborée sur le mode AABA, dont j’ai discuté dans un autre article et que je soutiens être la clé de l’impact émotionnel de la musique de Céline Dion. Brièvement, dans cette structure commune en musique pop, la section B du milieu s’écarte de la ligne mélodique et tonale établie et retrouvée dans les parties A, qui la bordent. J’ai affirmé que la partie B permet non seulement d’étaler l’éventail des possibilités de la chanteuse, mais également de poser les sections A comme la norme (Hurley, 2006). Un processus similaire est à l’oeuvre dans A New Day… Le changement de tonalité à mi-parcours met une fois de plus en lumière la norme de Céline Dion : de manière significative, c’est la simulation que la structure fait apparaître en tant que norme. Ainsi, Céline Dion est le plus « elle-même », le plus « typiquement Céline » lorsqu’elle simule quelqu’un d’autre.

La mise en scène du spectacle A New Day… a été assurée par Franco Dragone, ancien metteur en scène du Cirque du Soleil, et l’atmosphère baroque qui s’en dégage porte indéniablement sa marque. Il y a d’abord eu les déclarations pompeuses à propos d’innovations formelles, néanmoins familières aux amateurs du Cirque. Par exemple, un communiqué de presse révélait avec grand enthousiasme que « cette création d’un genre nouveau réunir[ait] pour la première fois le récital, le théâtre, le cirque, la comédie musicale et le spectacle multimédia » (Dion, 2002). De plus, la présence du Pierrot, figure fétiche de Dragone – un danseur chauve en tunique et pantalon blanc, semblable à celui qui apparaît dans le spectacle O du Cirque au Bellagio –, accompagne Céline tout au long de son parcours vocal, jouant le rôle d’une sorte de compagnon romantique des songes. Des créatures fantastiques – une des marques de commerce du Cirque, ici mi-paons, mi-girls – peuplent la scène pendant « The Power of Love », un numéro que Brian Burke, directeur artistique du spectacle et chorégraphe en résidence, statue comme un « hommage à l’essence Broadway/Las Vegas[9] ».

Mais l’apport le plus important à l’impact affectif du spectacle vient d’une série de décors uniques et extraordinaires créant chacun des univers dans lesquels les artistes et la technologie font plonger les spectateurs (pour plus de détails, voir Hurley, 2008). Chaque chanson se déploie à l’intérieur de son propre environnement visuel pour faire du spectacle une expérience où l’assistance est en quelque sorte immergée dans une succession d’environnements thématiques, autrement dit dans une succession de simulacres. A New Day… constitue un condensé de l’expérience du Strip en promenant les spectateurs tantôt du côté du Las Vegas de l’époque des girls et des starlettes, tantôt sur une terrasse de pierre laissant imaginer un château, puis dans une métropole agitée, dans un musée d’oeuvres vivantes et, enfin, sous un immense ciel de désert[10]. Les effets environnementaux sont produits en grande partie par l’intermédiaire d’images, conçues par Dirk Decloedt de concert avec Dragone et le scénographe Michel Crête, projetées sur un écran LED servant de toile de fond au spectacle. Cet écran LED, qui fait 33 mètres de largeur sur 10 mètres de hauteur, est une sorte de cyclorama du xxie siècle tartinant ses effets tridimensionnels et ses images de qualité haute définition. Par exemple, « Ammore Annascunnuto » est située sur une piazza italienne. L’illusion de la profondeur est soutenue par la courbure de l’écran à ses extrémités. Comme complément à la perspective en trompe-l’oeil projetée sur la toile de fond, l’éclairagiste Yves Aucoin a conçu des décalques à motifs de galets insérés dans les projecteurs VL2000 et qui se mêlent aux images de galets de la toile de fond (Lampert-Greaux, 2003a).

Figure 1

Ammore Annascunnuto

CDA Productions Inc.

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Pendant le plus dynamique numéro, « I’m Alive » (le corps complet des 48 danseurs s’agite sur toute la scène), « la scène fortement inclinée se transforme en une réplique colorée de Times Square la nuit, grâce principalement à l’animation vive et lumineuse et à la vidéo », effets projetés sur l’écran courbe LED (Porter, 2003). Comme un clin d’oeil aux utilisations plus courantes de la technologie LED – notamment lors des événements sportifs et dans les stades qui présentent des spectacles lors desquels des images sont projetées en temps réel sur des écrans géants – l’image de Céline en mouvement est imbriquée dans celle des écrans numériques de Times Square, ces derniers créés à partir d’images enregistrées du vrai Times Square, modifiées à l’aide de la technologie électronique haute définition.

Figure 2

Le Times Square du numéro « I’m Alive »

CDA Productions Inc.

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Nous pourrions voir sur l’écran LED de A New Day… la totale internalisation de l’architecture symbolique de Las Vegas et son invitation aux émotions. Dans leur livre phare Learning from Las Vegas, les architectes Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steve Izenour ont distingué deux modes architecturaux sur le Strip (aujourd’hui appelé Las Vegas Boulevard) : le Decorated Shed, ou hangar décoré, soit un casino sans style orné d’appliqués symboliques ; et le Duck, c’est-à-dire un bâtiment thématique, soit un casino symbolique par sa forme même. Ainsi l’Excalibur Hotel and Casino, par exemple, évoque par sa forme un château médiéval. Leur étude de cet archétype de l’artère commerciale dépeint le Strip « comme un paysage de symboles dans l’espace plutôt que de formes dans l’espace – son identité lui étant fournie, dans cette étendue sans caractère, par ses affiches bidimensionnelles plutôt que par ses bâtiments » (Venturi et Scott Brown, 1996 : 124). Les auteurs se montraient admiratifs devant les grandes enseignes au néon destinées à attirer les clients dans ces hangars décorés en les qualifiant d’art vernaculaire du xxe siècle (Venturi, Scott Brown et Izenour, 1972 : 1). Pourtant, avant même que leur livre n’ait paru en 1972, l’architecture de Las Vegas avait déjà pris le virage vers l’environnement simulé, ou architecture thématique, du Duck. Le Caesars Palace que Jay Sarno a ouvert en 1966 représentait « le point culminant de la tendance à l’uniformisation des séjours des vacanciers par l’élaboration de tout ce qu’ils verraient et vivraient » du point de vue du casino (Hess, 1993 : 88). Plutôt que de présenter une enseigne près de la rue devant un immense stationnement derrière lequel se serait dressé le hangar décoré, comme c’était la norme à cette époque, le Caesars Palace a repoussé son stationnement sur le côté de sa structure monumentale, villa romaine aux ailes symétriques dont l’entrée, ponctuée de larges fontaines et de répliques de statues antiques, permettait aux valets d’avancer les voitures jusqu’aux portes du casino. L’enveloppante porte cochère – un portique sous lequel les voitures s’arrêtaient pour que leurs passagers puissent descendre en demeurant à l’abri – accueillait les visiteurs pour les amener dans l’univers thématique qui les attendait. Comme Allan Hess le fait remarquer dans son livre sur l’histoire de l’architecture de Las Vegas, Viva Las Vegas, « la nouvelle porte cochère du Caesars, construite en 1980 et retouchée légèrement depuis, dirige clairement le visiteur à l’intérieur en réduisant les proportions, en le faisant passer de l’échelle automobile à l’échelle piétonne dès la porte d’entrée franchie » (Hess, 1993 : 99).

La plus récente innovation du Caesars Palace en matière d’entrée enveloppante est la passerelle qui transporte les pseudo-Romains fatigués jusqu’au casino en passant par des arches de triomphe. La porte cochère et la passerelle, remarque Rothman, font en sorte que le visiteur se sent telle une vedette qui ferait son entrée triomphale à Rome. Les environnements thématiques – ce qui inclut la passerelle – créent « un scénario pour chacun des visiteurs, qui vous place – qui que vous soyez – au coeur même de tout ce que vous avez vu » (Rothman, 2003 : 230). En effet, le fondateur du Caesars n’a pas supprimé l’apostrophe du nom du casino sans raison : les « invités royaux » ne devaient pas avoir l’impression de se trouver chez quelqu’un d’autre, mais bien d’être eux-mêmes des César dans ce palais[11] (Hess, 1993 : 84).

Il semble que pour la nouvelle Cléopâtre, il ne soit pas suffisant de donner son spectacle dans un Caesars Palace à l’allure de Duck ; le spectacle doit être un Duck en lui-même[12]. L’architecture tridimensionnelle du Colosseum conspire à intégrer l’auditoire dans la succession d’environnements thématiques de A New Day… La scène est si inclinée (5,6 degrés) que tout le plancher est visible de tous les sièges, même de ceux de la fosse d’orchestre. Non seulement cette configuration offre l’illusion de l’intimité – on peut voir d’un seul regard tout l’environnement scénique –, mais elle rapproche physiquement les artistes du public et crée des défis tant chorégraphiques que physiques. Quant à elle, l’assistance souffre également de cet inconfort au nom de l’intimité recherchée avec le spectacle : les sièges ont été intentionnellement placés plus près les uns des autres que dans les autres grandes salles du Strip (comme au Bellagio, par exemple, qui présente O du Cirque du Soleil), pour favoriser une expérience plus intime (Lampert-Greaux, 2003b). Aucun siège, qu’il soit au parterre ou aux deux mezzanines, ne se trouve à plus de 120 pieds (36,5 mètres) de la scène. Le système ambiophonique à cinq canaux, 115 haut-parleurs et 200 panneaux acoustiques, mis au point pour le Colosseum par le concepteur sonore et collaborateur de longue date de Céline Dion, Denis Savage, concourt également à la participation physique de l’auditoire. Bien sûr, le système ambiophonique contribue à augmenter l’impression de pénétration du son dans le corps. Pour citer le géographe culturel Paul Rodaway, « l’univers sonore ne fait pas que nous envelopper, il semble nous intégrer et faire de nous des participants » (1994 : 91). En d’autres termes, l’expérience sonore en est une intime, qui nourrit le fantasme de la proximité et de la connexion directe entre un musicien et un auditeur. La sensation d’avoir Céline Dion « chantant juste pour moi/à moi » dans une salle logeant 4 000 personnes est atteinte, momentanément peut-être, par la combinaison des technologies architecturales et sonores qui alimente l’impression d’une présence scénique.

Ce sont cependant les dimensions à l’échelle cinémascope de l’écran de A New Day… qui enveloppent le plus extraordinairement l’assistance dans la magie du spectacle. Par son rapport en temps réel avec ce qui se passe sur scène – par exemple dans « I’m Alive » et « Seduces Me » –, l’écran rapproche les artistes des spectateurs tout en accroissant l’échelle de l’image scénique d’une dimension humaine à une dimension IMAX. Pendant la chanson thème du film Titanic « My Heart Will Go On », que la chanteuse fait en rappel, un ciel constellé d’étoiles, où une lune gigantesque apparaît, se courbe vers la salle pour parvenir à occuper presque entièrement le champ de vision des spectateurs. Alors que Céline se tient au centre de l’avant-scène – au centre de cet univers –, la lune semble avancer vers nous, devenir de plus en plus grosse jusqu’à ce qu’elle renverse son mouvement pour « sortir de la scène » après le pont musical. Précisons que Céline passe la majeure partie du spectacle à l’avant-scène, attirant l’oeil vers le milieu de l’ensemble scénique et de l’écran, ce qui permet à la vision périphérique d’être entièrement sollicitée par le contenu thématique.

Fait significatif, c’est en outre cet écran qui nous signale en premier lieu la perméabilité de la frontière entre les deux sections de la célèbre salle, autrement bien distinctes, que sont la scène et les gradins. En d’autres termes, il nous éveille à la possibilité de pénétrer cet autre monde, d’être une « star ». L’assistance fait elle-même l’avant-spectacle de A New Day… : l’image du public en attente est projetée en direct à l’intérieur d’un cadre doré. Certains spectateurs se lèvent ou bougent la main pour essayer de se voir sur l’écran – la scène. Puis, environ cinq minutes avant le début du spectacle, un caméraman caché commence à focaliser sa lentille sur des personnes et des groupes. Chacun se prépare pour son gros plan. Le fait est que Las Vegas nous y a préparés depuis notre arrivée. La ville est pleine de caméras – dans les ascenseurs, au-dessus de toutes les tables de jeu dans les casinos, même sur les trottoirs. Tout est surveillé et enregistré pour prévenir les crimes et la tricherie aux tables. Chacun est presque littéralement (souvent inconsciemment) la vedette de son propre film en circuit fermé, regardé par les gardiens de sécurité[13]. Ainsi, lorsque le gros plan attendu survient, ces vedettes fraîchement émoulues envoient la main, montrent le pouce ou encore dirigent la caméra en pointant le doigt vers d’autres célébrités en devenir. Au bout d’un certain temps, la caméra retrouve un angle plus large pour capter tout l’auditoire, les lumières faiblissent sur cette image collective et les premiers accords de la chanson « A New Day » se font entendre. Un projecteur trouve Céline – toute petite de loin, apparemment derrière l’écran, tout en haut d’un majestueux escalier noir. Le projecteur la balaie, la frôle par intervalles, tandis qu’elle se tient immobile sur des marches plus basses, chantant, descendant de son perchoir vers la scène. Enfin, elle émerge en chair en os d’une porte camouflée dans l’écran bidimensionnel. L’image – sa descente dans les escaliers était une projection préenregistrée – fusionne avec la réalité alors qu’elle traverse l’écran pour venir à nous en chantant.

Affect

La présentation de musique pop par Céline Dion dans une reconstitution du Colisée de Rome au Caesars Palace Hotel and Casino de Las Vegas est une cascade de simulations : la pureté fabriquée de sa persona, l’inauthenticité de l’expression musicale de la musique pop, les environnements simulés de Las Vegas. Faits l’un pour l’autre, Céline et Las Vegas s’unissent dans un mariage parfait. Mais quels sont les affects de ces simulations ? En d’autres termes, quelle est la teneur émotive de l’expérience Céline ? Dans ce qui suit, je brosserai le tableau d’une succession de dispositions déclenchées par la confusion temporelle et spatiale du simulacre. Les fissures dans l’union entre Céline et Las Vegas qu’elles soulignent sont éloquentes.

I. La désorientation euphorique

Ma description du passage de Céline à travers l’écran nous oriente vers une partie de la réponse : il s’agit de ce que Steven M. Fjellman appelle la « désorientation euphorique », une sorte d’enivrement rendant incapable de différencier le vrai du faux.

La stratégie Disney est de juxtaposer le vrai et le fantastique en nous enveloppant de cet amalgame jusqu’à ce qu’il nous soit difficile de les distinguer l’un de l’autre. Une sorte de désorientation euphorique est censée s’installer au fur et à mesure que nous acceptons les choses telles que Disney les définit. On nous demande de mettre délibérément de côté notre incrédulité au nom d’une totale expérience de divertissement.

Fjellman, 1992 : 254

Cette évaluation de la structure d’émotion érigée par l’institution qu’est devenu Walt Disney World s’apparente à celle que l’on pourrait faire des expériences proposées à Las Vegas, où le plaisir et l’excitation que procurent le jeu, les repas, la danse, le magasinage ou le divertissement au Caesars Palace peuvent être décuplés si le visiteur se laisse prendre au scénario prévu par l’institution. C’est ce que Wickstrom appelle « le leurre de la performance d’entreprise » dans son livre Performing Consumers : nous jouons dans la fiction de la transformation proposée par le casino, la rue commerciale ou la marque comme s’il s’agissait de notre propre expérience[14]. (Le simulacre, dans son démantèlement du monde réel et la structure d’émotion qu’il provoque, sert évidemment bien Las Vegas puisqu’il rend les visiteurs plus enclins à se départir de leur argent ; c’est comme si le joueur ne perdait pas vraiment aux dés, mais qu’au contraire il était un invité royal.) A New Day… s’épanche de la même façon dans la confusion ontologique entre le vrai et le faux, l’original et la copie, alimentant une structure d’émotion semblable, soutenue par une idéologie de la transformation semblable[15]. Tout comme lorsque la vraie Céline perce l’écran au début du concert, l’image « morte » de l’écran semble se réanimer durant le duo avec Sinatra. Une succession d’images de Sinatra à l’oeuvre sont projetées dans le cadre doré qui a accueilli l’image des spectateurs plus tôt ; l’image de Céline se joint en direct à celle du chanteur aux moments opportuns pour provoquer des échanges d’une intimité particulière. Sinatra semble « vrai » grâce à la très grande qualité de l’enregistrement, à la précision parfaite avec laquelle les interactions vocales entre Céline et lui se réalisent et en vertu du contexte dans lequel cette performance marque son « retour » sur la scène du Caesars Palace. Plus ce faux acquiert de « réalisme » dans et par la performance, plus il devient « hyperréel ». Pour citer Eco, « l’irréalité absolue s’offre comme une présence réelle » (1985 : 21).

Il ne s’agit pas ici de dire que la confusion ontologique provoquée par une telle rencontre virtuelle pousse à croire à la résurrection de Sinatra. Il s’agit plutôt du fait que le spectateur cesse de départager le réel du virtuel, ce qui lui permet de s’abandonner au scénario proposé par ce qu’il voit, à savoir une technologie rendant possible un duo qui aurait dû se réaliser, mais n’a pas pu. Ces « plus grands chanteurs de leur(s) génération(s) », que le temps séparait, se trouvent réunis grâce à la vidéo. Il s’agit d’une technologie qui, de fait, a la capacité de produire une réalité plus authentique que nature ; dans A New Day…, la « réalité » de Frank Sinatra au micro du Caesars Palace est mise à contribution sur commande[16]. Eco soutiendrait que le désir fétichiste de l’original s’efface devant la perfection de la copie (1985 : 62). Qui ressent encore le besoin de voir le vrai Frank Sinatra après l’avoir vu chanter – encore mieux ! – avec Céline Dion ? L’euphorie créée par la confusion ontologique nous mène au second affect de la simulation, soit l’engloutissement, ou ce que Fredric Jameson nomme « l’intensité » (1984).

II. L’engloutissement

Les casinos de Las Vegas ont été conçus comme des milieux complets, des « tout- inclus » (Friedman, 2000). Ils cherchent à offrir tout ce l’on peut vouloir, tout ce qui est nécessaire pour que le visiteur demeure dans leur enceinte. Le Caesars Palace, tout comme ses semblables, est une sorte de ville en miniature ; plus encore, il s’agit d’un royaume en compétition avec la « vraie » ville qui l’entoure dans la course à l’obtention des dollars des touristes. Aussi les espaces intérieurs du Caesars Palace sont-ils intentionnellement conçus pour désorienter le visiteur. Les entrées des cinq tours de l’hôtel (une sixième avait été prévue pour 2009, mais le projet a été abandonné à cause de la récession) sont à peu près impossibles à distinguer les une des autres ; toutes conduisent le visiteur vers l’aire de jeu, qui assaille ses sens par ses barrages infinis de machines à sous qui tintent, ses passages trop étroits entre les tables de pari, son éclairage cru et ses affiches étincelantes, et par l’air surclimatisé, suroxygéné et néanmoins enfumé. Les 165 magasins et restaurants du centre commercial Forum Shops ne sont accessibles que par l’intérieur du Caesars Palace à une exception près, puisqu’une seule entrée donne sur la rue. C’est un espace hermétique, du moins qui cherche à l’être par tous les moyens, où chaque détour vous convainc de ne pas partir.

Les environnements simulés de A New Day… offrent tout cela également, imitant encore une fois l’ensemble qui abrite le Colosseum : son monde miniature offre un centre-ville et ses espaces de magasinage et de divertissement dans « I Drove All Night », un panorama dans « Because You Loved Me », une aire de repos dans « Seduces Me ». L’architecture de la salle se conjugue aux technologies audiovisuelles pour transporter les spectateurs dans cette réalité simulée qui l’emporte même sur le réel. Rappelons ici comment l’architecture et les technologies enveloppent le spectacle A New Day… L’exemple de la fausse piazza romaine bidimensionnelle, toute faite de pixels, nous a déjà servi à montrer que la perspective n’est qu’illusion ; en outre, les fantômes du Caesars Palace se réaniment au Colosseum par un jeu d’effets où la temporalité semble se contracter en un présent continuel. (De plus, on peut voir le même spectacle, à quelques variations microscopiques près, tous les soirs ; c’est une exécution désarmante de perfection dans son itération.) La voix de Céline nous arrive en outre non seulement de la scène où elle est, mais aussi de tous les points cardinaux pour nous placer tout au centre de cet univers sonore. Ces effets atteignent leur but en plaçant l’auditoire au coeur de l’expérience Céline jusqu’au point où ils compromettent ou court-circuitent le fonctionnement normal de l’appareil perceptuel des spectateurs.

Dans « Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism », Jameson aborde les environnements totalisants, tels que les casinos de Las Vegas, comme des « hyperespaces postmodernes ». Selon lui, la condition sine qua non des hyperespaces postmodernes est la suppression de leur profondeur, leur désaveu de perspective ; ce sont des espaces où l’on ne peut se soustraire à l’expérience qu’installe le lieu, où l’on ne peut prendre de recul pour évaluer sa propre position, tellement l’architecture nous englobe (et souvent nous désoriente). L’expérience affective de l’hyperespace postmoderne est celle de l’immersion. Jameson reprend le diagnostic de Baudrillard sur « la fin de l’espace perspectif et panoptique » (1981 : 124) lorsqu’il écrit que l’hyperespace postmoderne « a au bout du compte réussi à transcender les capacités d’un corps humain à se situer, à organiser son environnement immédiat de façon perceptuelle et, sur le plan cognitif, d’établir sa position dans une représentation du monde extérieur »[17] (1984 : 83). Jameson écrit que, sans de nouvelles habitudes de perception corporelle nécessaires à la personne pour se situer dans ces espaces complets et simulés et pour se dissocier de l’environnement où elle s’immerge, ce présent continuel

l’engloutit tout à coup avec une vigueur indescriptible, une perception concrète tout simplement envahissante […] Le présent du monde ou signifiant physique apparaît devant la personne dans une intensité décuplée qui porte une charge mystérieuse d’affect, décrite ici en termes négatifs d’angoisse et de perte de réalité, mais qui pourrait tout aussi bien être envisagée en termes positifs d’euphorie, de haute intensité, au point de l’intoxication ou de l’hallucination.

1984 : 73

S’il est vrai que l’écran LED de A New Day… restreint la perspective du spectateur – en déclassant ses outils perceptuels par des effets spectaculaires de trompe-l’oeil et en intégrant son image lors de l’avant-spectacle –, il lui indique aussi son caractère factice. En affichant l’image de l’auditoire avant le début du spectacle, cet écran trahit son ontologie (en tant qu’écran) et ruine, jusqu’à un certain point, les effets par lesquels il tentera tout de même de leurrer le public. Autrement dit, il établit pour le spectateur sa relation complice et convenue avec l’expérience Céline. Dans le même ordre d’idées, tandis que la piazza d’« Ammore Annascunnuto » se montre aussi vaste que convaincante, c’est ce pouvoir de conviction même qui la trahit en tant que projection ; il est sans aucun doute impossible de dresser un tel décor, si raffiné et si imposant, dans les cinq secondes d’obscurité qui séparent le numéro précédent de celui-ci. Ainsi, les simulations les plus réussies du spectacle se révèlent dans leur vraie nature de simulations en même temps qu’elles sollicitent ce que Jameson appelle « l’intensité hallucinogène ».

Comment expliquer l’astuce de la simulation ? Il m’apparaît que la flagrante supercherie de la simulation possède deux fonctions affectives et esthétiques. D’abord, l’hyperréel sollicite l’un des plaisirs les plus élémentaires, déjà souligné dans la Poétique d’Aristote, ouvrage fondateur en ce qui a trait à l’affect théâtral, à savoir le plaisir de l’imitation. Les simulacres touchent les spectateurs non seulement en les engloutissant, mais aussi en faisant appel au sens du merveilleux. Le public est curieux de connaître la mécanique derrière l’illusion technique qui produit ces images. Eco écrit à ce propos : « Le faux entre en jeu […] pour faire admirer au public sa perfection […] Dans ce sens Disneyland ne produit pas seulement de l’illusion, mais – en la reconnaissant – il en stimule le désir » (1985 : 68). C’est tout le merveilleux de la machine qui rend le faux vrai pour nous. Ni Las Vegas ni Dion ne trompent qui que ce soit, semble-t-il, dans leur exécution de la dissimulation. Au contraire, l’historien de l’art Cher Krause Knight est d’avis que si les gens aiment Las Vegas, ce n’est pas parce qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe, mais bien justement parce qu’ils comprennent (2002 : 9). Le plaisir des amateurs de Las Vegas est double : ils peuvent à la fois céder à leurs fantasmes grâce à la magie technologique à leur disposition, et apprécier cette technologie par laquelle se fabriquent leurs fantasmes. Le théoricien de la culture Mike Featherstone discute de la capacité de la culture consumériste « de passer d’un code à l’autre, de prendre part à l’expérience en faisant semblant que, puis de faire l’examen des techniques par lesquelles l’illusion est atteinte, sans grande nostalgie à l’égard de ce qui a été perdu » (1995 : 77). Par ailleurs, le géographe John Hannigan avance l’idée que le succès de Las Vegas tient moins de la perfection de l’illusion (malgré son importance) que de la sophistication du jeu de l’hyperréalité qui se déploie (1998)[18].

Ensuite, la supercherie de la simulation a aussi pour fonction de préserver intacte la possibilité contenue dans la proposition d’Aristote lorsqu’il parle des « choses telles qu’elles pourraient arriver » et de créer ainsi les conditions d’un éventuel impact affectif. À l’encontre de Platon, Aristote persiste à différencier la poésie et l’histoire comme deux entreprises distinctes auxquelles se rattachent deux critères d’évaluation également distincts : la vérité pour l’histoire, l’émotion pour la poésie[19]. Pour des raisons différentes, Eco distingue également la vérité historique de la vérité simulée en affirmant que les environnements simulés sont ouvertement non historiques puisqu’ils éliminent toute relation entre le passé et le présent, entre le présent et l’avenir. Jameson affirme, dans le même ordre d’idées, que les simulations sont intensément ancrées dans le présent. Parce qu’elles ne se sont pas produites, leur potentiel comme événement demeure atteignable pour le spectateur. Comme simulation, l’expérience Céline pourrait nous arriver ; après tout, Dion vient de Charlemagne. Nous pourrions bien devenir une star – en fait, l’écran nous a déjà mis en vedette – dans cette lumière rosée que diffuse A New Day… à l’intérieur du Colosseum du Caesars Palace.

Pourtant, comme Aristote nous le rappelle, le théâtre présente non seulement les choses telles qu’elles pourraient arriver pour asseoir son efficacité émotive, mais surtout les « ce à quoi on peut s’attendre » (1990 : 98). Pour cela, le public doit se reconnaître approximativement dans ce qu’il voit pour être en mesure de s’imaginer dans les mêmes circonstances. C’est ce que Céline lui procure. Et ce faisant, elle bousille tout.

III. La proximité

« Il existe des artistes dont la seule présence suffit à remplir tout l’espace », a écrit un critique du spectacle A New Day… « Il existe des artistes qui peuvent facilement occuper n’importe quelle scène, du petit club intime au plus grand stade. Céline Dion ne fait pas partie de ceux-là » (Westley, 2003). Nous savons, grâce aux travaux de Philip Auslander (1999), que la présence est en partie un effet de distance. Et « Céline » – dans la vie et dans ce qui ressemble à la vie – se définit par la proximité. Comme je l’ai déjà mentionné, elle se tient pendant presque la totalité du spectacle sur le bord de la scène ; à un certain moment, elle demande la permission de « nous rejoindre » pour la ballade « If I Could » puis, permission accordée, elle vient s’asseoir dans les marches qui descendent vers les sièges de l’orchestre. Céline termine invariablement son spectacle en donnant une fleur à une personne assise au premier rang, qu’elle prend et tient longuement dans ses bras. En outre, le public peut s’approprier la star moyennant quelques dollars à sa boutique éponyme, adjacente à la salle, sous forme de tasse ou de porte-clés, de papier à musique ou de photos, de disques audio ou vidéo.

Céline se présente ici telle une institution, une marchandise. À l’inverse des originaux qui se distinguent et sont préservés par leur aura, les copies ou les reproductions peuvent, selon Benjamin, être approchées. L’exégèse de Wickstrom sur la performance du consommateur aux Forum Shops, une allée commerciale reliée au Caesars Palace Hotel and Casino, nous éclaire. Pour expliquer le plaisir que prend le visiteur à « succomber au scénario, au gabarit » des environnements thématiques de Las Vegas – scénario qu’il reconnaît comme n’étant pas réel – Wickstrom nous invite à revenir à Benjamin et à son hypothèse de notre « empathie envers la marchandise ». Dans un contexte capitaliste, le travail est aliéné par sa valeur d’usage, or comme c’est le marché qui en établit la valeur, le travail devient ni plus ni moins qu’une marchandise. Sa valeur est envisagée dans son ensemble, il est transformé en valeur d’échange et extrait de la singularité de son contexte de production ou de celui qui le produit. En reconnaissant notre communion avec la marchandise, nous « finissons par nous sentir plus proches de la marchandise que des êtres humains ». Wickstrom ajoute :

Nous sommes enveloppés dans un monde où tout, nous compris, circule selon une valeur déterminée par le marché. Ce monde d’objets fétiches, à l’instar des biens de consommation qui en sont la représentation la plus évidente, nous est davantage familier. […] Notre inclination se porte de plus en plus vers les choses et vers les humains qui prennent l’image des choses.

2006 : 60-61

Si la personne Céline Dion est assurément parfaitement humaine, son insistance répétée sur son « humanité » – ses références continuelles à ses émotions, au fait qu’elle est une mère ordinaire, sa persistance à rappeler ses débuts modestes et ainsi de suite – semble d’autant plus mettre en lumière la nature factice de l’institution Céline. La chanteuse partage avec Martha Stewart – un autre porte-étendard de sa propre marque – la suggestion d’une perfection mécanique, aiguisée, dont elles ne semblent pas pouvoir s’écarter dans leurs apparitions publiques. Gill – qui ne figure pas parmi les critiques les plus tendres à son égard, faut-il le rappeler – commente de façon acerbe « sa présence scénique [qui] est une forme hybride des plus étranges réunissant Pinocchio et Buffy la tueuse de vampires », probablement pour faire allusion à son allure de marionnette, à sa façon de donner des coups de pied à des moments choisis et de prendre des positions de gymnaste en terminant ses chansons (2003 : 206). Ses efforts transparaissent à chaque instant ; nous la regardons fabriquer sa marchandise, ses clichés, ses séances photos ; nous la voyons se transformer en photo. La pose suggère un cliché plus vrai que nature.

Toutefois, le fait que nous percevions ses efforts court-circuite l’effet d’intimité avec le public qu’elle cherche à produire. Il manque à Céline l’aisance que les artistes pourvus d’une aura réussissent à entretenir ; c’est-à-dire qu’elle ne parvient pas à masquer son labeur. Ses mouvements de danse et ses accès « impromptus » d’entrechats sont trop chorégraphiés et répétés (ce que quelqu’un semble avoir constaté, car il n’y a plus que deux de ces numéros dans la version ultime de ce spectacle de 90 minutes ; la première fois que je l’ai vu en 2004, il y en avait quatre). Elle est, tout entière et sans répit, faite de langage corporel et de clichés linguistiques. Elle se passe les doigts dans les cheveux, ouvre tout grands les yeux d’incrédulité devant la foule qui s’est rassemblée, hausse les épaules en feignant la modestie, nous gratifie en levant le pouce à la manière de René Simard. Elle dit des choses comme « J’aimerais dédier la prochaine chanson à tous les parents et à tous les enfants du monde, et plus particulièrement à mon René-Charles ». En un mot, elle ne l’a pas. Joseph Roach, dans son nouveau livre intitulé It (2007), évoque cette qualité que l’on pourrait paraphraser par le charisme d’instinct et qui rejoint la notion d’aura proposée par Benjamin. Céline veut trop. Dans la brume de cet environnement fantastique de l’illusion, l’étoile qu’elle est nous remet en mémoire, bizarrement, l’effort et la mécanique. Nous sommes gênés – pour elle comme pour nous. Comme pourrait le dire Nicholas Ridout, nous envisageons « notre propre position relativement aux conditions économiques et politiques qui nous permettent d’aller voir le spectacle » (2006 : 34). Elle peine pour que nous nous amusions. Elle dit que « c’est un honneur de chanter pour [nous] » ; mais elle veut tellement nous plaire que nous ne pouvons que penser que c’est son travail, de toute façon. Son labeur si perceptible rompt l’opération de l’affect de la simulation.

L’environnement scénique nous enveloppe, alimente les effets de présence et d’intimité avec l’auditoire – à la recherche d’un équivalent technologique de l’aura. La star – singulièrement déficiente sur ce plan – suscite un insoutenable sentiment par lequel, écrit le philosophe Max Deutscher, « si l’intimité publique est visée, l’art, lui, échoue » (1988 : 526).