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Dans son édition de 2018, le Festival TransAmériques programme Fluid Grounds de Benoît Lachambre et Sophie Corriveau, avec Nancy Tobin à la conception sonore. Durant huit heures, nous pouvons assister à une performance qui « rend visible les chemins d’une mémoire collective révélée par des courbes, cercles et points de partage[1] ». Sur le plancher en bois de l’Agora de la danse et à l’aide de tonnes de ruban adhésif de différentes couleurs, les artistes font et défont « un paysage où tout devient possible [2] ». Que ce soit en termes de durée, d’espace, de perception (sonore, visuelle, tactile), de contact direct ou indirect avec les artistes, le spectateur passif ou investi, libre d’aller et de venir, déambule dans un champ où l’action ininterrompue des écritures donne force à la créativité et rend compte, nous semble-t-il, d’une dramaturgie de l’informe. Cette performance, jouant de repères en mutation constante voire chaotiques et moins organisés que ceux qui définissent généralement la chorégraphie – tout en faisant preuve d’une grande ouverture –, assume la question de son accessibilité à tous, en ne prétendant pas être un pont tendu entre tous. À travers sa cartographie imprévisible comme son auralité flottante, cette pièce révèle le potentiel de l’informe dans sa manière même de repenser le désir pour et avec le spectateur. Ici, le désir ne repose pas sur une conception négative, ne se suscite pas sur un besoin que nous n’avons pas, sur une privation, mais bien sur le désir lui-même. Comme le défendent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Capitalisme et schizophrénie : « Ce n’est pas le désir qui s’étaie sur les besoins, c’est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir [3] ». Le dossier dédié à l’informe théâtral exprime de même ce désir de révéler une scène définitivement ouverte aux possibles (artistiques et poétiques, technologiques, culturels, géographiques) et enfin reconnue (les programmations dans les festivals internationaux le confirment), faisant naître un besoin de mieux la comprendre.

Ainsi, dans ce désir de révéler ce qu’une démarche informe libère « du potentiel à vivifier les pratiques scéniques contemporaines », Sylvain Lavoie et Anne-Marie Ouellet ont constitué le présent dossier de L’Annuaire théâtral, issu des réflexions menées lors du colloque de la Société québécoise d’études théâtrales en 2016. La diversité des articles indique bien que leur conception de l’informe théâtral, tout en s’inscrivant dans l’histoire du Long XXe siècle, passant de l’informe bataillien à l’excommunication de Galloway, embrasse des problématiques aussi bien liées à la poïétique du pli dans une dansethéâtre, à la dramaturgie sonore, aux défis de l’énonciation du texte pour l’acteur, au devenir de l’activité poétique de l’auteur qu’aux « dés-écritures » de plateau en général. La mise en valeur de cette scène de tous les possibles se prolonge à travers la section « Documents », particulièrement riche et accueillante. Dany Boudreault nous partage une liste, intitulée « La haine des animaux », extraite de son téléphone telle une « matière pour des textes dramatiques ou des poèmes à venir ». S’ensuit un dialogue entre les dessins de Magali Baribeau-Marchand et de courtes phrases d’Anne-Marie Ouellet issu du « Cahier à prolonger » qui accompagnait une installation de la compagnie L’eau du bain, et dont l’inachèvement nous invite « à prolonger les traits et à rêver ce qu’aurait pu être le résultat final ». Enfin, Sarah Berthiaume nous transmet le texte « Nyo-morgue », constitué « des mots [...] autour et en dessous de ceux qui se sont retrouvés dans la pièce Nyotaimori créée en janvier 2018 ». La section « Pratiques et travaux » fait place à deux articles qui soulèvent des aspects contigus à l’informe théâtral : Filip Dukanic, faisant écho à l’article de Jean-Marc Larrue sur le non-humain – au sens de « chose , objet, dispositif » –, propose un cadre théorique sur ce qu’il caractérise comme une « déferlante posthumaniste ». Marie-Hélène Constant offre une analyse rigoureuse sur la violence du langage chez Étienne Lepage qui rend compte d’un théâtre comme « lieu d’une disjonction collective ». Enfin, dans la « Revue des revues », Sara Thibault procède à une synthèse tout à fait pertinente montrant la variété des sujets – tels que « les inégalités sexuelles, le sexe, les paradoxes de l’acteur, […] le processus de création de Joël Pommerat et les photographies d’acteurs jusqu’au début du XXe siècle en France » – abordés entre 2016 et 2017 dans différentes revues de langue française.

Pour finir, au nom du comité de rédaction, nous souhaitons chaleureusement remercier Jeanne Bovet qui a achevé son mandat de codirectrice de la revue en juin dernier. À travers son engagement indéfectible, sa rigueur, le regard fin qu’elle a su poser sur les réflexions développées en nos pages comme sur l’évolution esthétique de la revue, durant sa gouverne (en codirection avec Yves Jubinville, puis avec Hélène Jacques et enfin avec Catherine Cyr), des numéros dynamiques et de haute tenue ont été publiés. Nous voulons aussi souligner que Jeanne a toujours proposé à l’ensemble des membres de l’équipe de rédaction un travail dans un climat harmonieux et stimulant. À cet égard, son attention particulière à la section « Recherche-création » a porté ses fruits : nous sommes fiers d’annoncer que pour son dossier « Dans la fabrique des songes », paru dans le numéro 59 de L’Annuaire théâtral, Florent Siaud est le colauréat du Prix Jean-Cléo Godin de l’Association canadienne de la recherche théâtrale.

C’est donc en tant que nouveau duo de directeurs que Catherine Cyr et moi-même sommes décidés à défendre à la fois la rigueur scientifique mais aussi l’évolution éditoriale que la revue a déjà bien entamée. Ainsi, nous vous invitons à la lecture de ce numéro dont l’originalité et la qualité réflexive rendent compte de l’ambition de L’Annuaire théâtral.