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Extrait d’un courriel envoyé par Sarah Berthiaume à Anne-Marie Ouellet :
« Quand j’écris un texte, je me fais toujours un document que j’appelle une morgue : c’est mon espace de rebuts, de bouts coupés, de retailles, mais aussi de notes, de réflexions, d’idées. C’est un truc que j’ai trouvé pour couper librement, sans avoir peur de perdre ce que j’efface.
Mes morgues finissent toujours par avoir à peu près la même longueur que mes pièces : ça devient des foutoirs foisonnants pleins de pistes avortées, pleins de ce que la pièce aurait pu être. Je les relis rarement après avoir fini, ils restent entreposés dans mon ordi. Mais là, je viens de fureter dans la morgue de Nyotaimori, ma dernière pièce, et je me dis qu’il y a peut-être quelque chose d’intéressant là. Bien sûr, c’est complètement informe, mais pas tout à fait en cours de formation, puisque c’est plutôt ce qu’il reste après l’écriture de la pièce… Est-ce que ça pourrait quand même vous intéresser? »
[Une aura d’émancipation
Sans empowerbra
Sa silhouette se découpe sur le jaune de la porte
Auréolée]
Hideaki Komatsu. – Si je n’avais pas bu deux bières au restaurant avec mes collègues.
Si je n’avais pas eu une foudroyante envie d’uriner pendant le quart de travail de cet après-midi.
Si je n’avais pas interpellé mon supérieur pour lui demander la permission d’aller aux toilettes.
S’il ne m’avait pas refusé cette permission.
Si je n’avais pas pris le risque insensé de quitter mon poste sans la permission de mon supérieur.
Si je ne m’étais pas souvenu, à la dernière seconde que les toilettes étaient munies de caméras de surveillance.
Si je n’avais pas dévalé les escaliers de secours et poussé la porte qui se trouvait devant moi dans l’espoir d’y trouver un coin pour me soulager.
Si tous ces évènements ne s’étaient pas alignés les uns après les autres, comme les pièces de la carrosserie d’une voiture, alors, je ne l’aurais jamais trouvée.
La fille.
Je suis la faille dans le système
Maudite machine
Maudit système
Maudit corps
Maudites chaînes
Je suis celle qui sort par la porte jaune
Je suis la machine qui refuse sa condition
Je suis l’appel à la révolte
Priya Patel. – Des fleurs me poussent sur la tête, puis des rubans, puis une tiare en or massif. Mes muscles tendus déchirent mes vêtements. Je suis bleue, je suis verte, mes seins nus pointent le ciel et mon corps émet des rayons Gamma. Je suis muscles. Je suis veines. Je suis turgescence. Je mesure plus de deux mètres et je peux soulever une voiture au bout de mes bras.
Hideaki Komatsu. – Alors que tout le monde s’enfuit, terrorisé
Priya Patel détruit l’usine avec grande légèreté.
Priya Patel. – Ça n’est pas moi, c’est ma colère
Blablablablablabla
Une imperfection
C’est par là que je peux sortir
Hideaki Komatsu. – La fille-voiture continue de gesticuler. Je ne comprends pas ce qu’elle essaie de me dire. Peut-être qu’elle est prisonnière ici? Peut-être qu’elle délire? Peut-être qu’elle a faim??
Maude. – J’ai déjà vu un documentaire avec une fille de vingt ans, belle comme le jour, pis intelligente, pas de handicap, rien. Une Chinoise. Ça faisait quatre ans qu’elle passait huit heures par jour à tester la gâchette de mini-guns à eau fluos. Le genre d’affaire qu’on achète au Dollorama à quatre pour une piastre. Le genre d’affaire qu’on met dans des sacs de fête pour enfants pis qui finit aux vidanges à la fin de l’après-midi. Aucune valeur. La fille passait sa vie – son intelligence, son corps, sa jeunesse, tout son potentiel, toutes ses capacités – à faire ça, des mini-guns à eau fluos dont tout le monde se câlisse. Le meilleur d’elle-même. Consacré à ça.
(Bruits de machinerie assourdissants.)
***
Priya Patel. – Pour moi, la vie a repris son cours.
?
***
(Hideaki Komatsu revient, deux sacs de plastique dans les mains.)
Maude. – Allô? T’es revenu? Allô?
Hideaki Komatsu. – Elle est encore là
(Il lui apporte des sushis. Il veut qu’elle mange.
Maude se rappelle le naked sushis du premier tableau.
Elle se déshabille.
Et pose des sushis sur elle.)
Maude. – I’m a table. See? That’s my job. Please. Eat.
Hideaki Komatsu mange et se sent enfin comme un dirigeant d’entreprise.
Maude se fait manger dessus et se sent accomplie.
Priya Patel lâche sa job à l’usine et devient mère porteuse pour une femme en Amérique qui est trop vieille pour avoir des enfants.
La boucle est bouclée.
Tout le monde est content.
?????????
Maude. – ... Faque c’est ça.
L’affaire c’est que je travaille trop, je travaille vraiment beaucoup trop, pis on dirait que
C’est pas un power nap. Parce que pour une fois, il est pas question de power. De rendement. De productivité.
Pour une fois, plus rien ne m’incombe.
(Réalisant ce qu’elle vient de dire.)
Hum.
Je ne peux rien faire.
Je peux ne rien faire.
***
Priya Patel. – Traîner son portable dans un café en céramique blanche pour travailler sur une grande table carrée en sirotant un latté.
Maude travaille pour des salaires de crotte à essayer de se bâtir un réseau et une crédibilité.
Maude. – Ah, crisse que j’étais fatiguée.
(Se réveille encore.
A vraiment bien dormi.
Réalise à quel point elle était fatiguée.
N’est plus dans une valise de char.
Est rendue sur le béton du parking.
Ne veut pas être découverte.
Pète son cellulaire sur le béton du parking.)
Faire power nap sur power nap sur power nap sur power nap sur power nap sur…
***
(Souffles.)
Hideaki Komatsu. – Dans mon rêve Maude est une voiture dont je dois caresser la carrosserie
Dans mon rêve la voiture est une fille recroquevillée dans son propre coffre
Dans mon rêve la voiture aime se faire caresser
Une voiture
Qui crie
(Maude crie.
Hideaki Komatsu et Priya Patel se réveillent et inspirent brusquement, en choeur.)
Je me réveille avec une érection.
Benny K. Anderson. – Je pensais que ce serait facile.
Il fallait simplement ouvrir sa bouche et ne rien faire. Comment « ne rien faire » pourrait-il être pire que de transporter des frigos ou que de se faire insulter au téléphone?
Maude. – Je suis
Tendue, suspendue, écartelée.
Idées de campagne de pub de soutien-gorge
Campagne féministe qui utilise les clichés de la pub sexiste, mais de manière ironique.
- Une fille dans le coffre de char.
- Des filles en brassière qui se tiennent la main sur une autoroute.
Directrice-conseil. – Qui est pogné dans le trafic? Ceux qui perdent. Les perdants. Les gagnants gagnent pendant que les perdants perdent quelque part dans le trafic.
Je veux pas courageusement m’en sortir, je veux juste /
Benny K. Anderson. – Je suis comme un
J’étais le premier des douze participants à passer la porte du concessionnaire. Il y avait une table avec du café, des beignes. Tout était gratuit.
Un « état second » lorsqu’il court. « Je ressens un bien-être général, je supporte bien l’effort, je bouge aisément, avec le sentiment de plein contrôle de soi, en pleine liberté, comme un oiseau qui plane », décrit-il.
Douleur de rester immobile + le manque de sommeil + rush d’adrénaline quand quelqu’un abandonne.
Le temps dilaté.
Benny K. Anderson. – À partir de cette minute, j’ai su que je n’allais pas abandonner.
Puis est venue l’horrible quarantième heure. L’heure où
Chaque minute fondait comme de la cire.
Alors, on sait qu’on est coincé dans le temps et qu’on
Comme une grande force
Plus fort, plus sournois.
[C’est l’histoire de la fille qui pense qu’elle est une moto.
Chaque semaine, elle cale un pichet de gaz et part faire des rides avec des gars sur son dos.
La fille est contente. Tout le monde la veut. Tout le monde la trouve belle. Tout le monde l’applaudit lorsqu’elle monte à 250 km/h sur l’autoroute et qu’elle fait des wheelings.
Mais la fille n’est pas vraiment une moto. Alors un jour, elle se rend compte qu’elle a les rotules en sang et l’estomac brûlé par le gaz. Alors, on la met dans un garage et on ne pense plus jamais à elle, parce qu’on n’en a plus besoin.]
Benny K. Anderson. – Revendre la voiture.
Le premier jour est facile. C’est comme un jour de travail normal. J’étais préparé.
Radio. Gens qui viennent autour.
Faire absolument rien. Your mind is looking for input.
L’ennemi, c’est le temps.
Ils nous l’ont dit en arrivant.
Depuis la soixantième heure, j’ai trouvé un truc.
Je compte des choses pour repousser la soif.
À date, j’ai compté :
- Les femmes avec qui j’ai couché (quatre)
- Les États que j’ai déjà visités (six)
- Les noms de tous les présidents américains dont je pouvais me souvenir (douze)
Maude. – (Elle se recouche sur le dos et cesse de bouger.)
Combien il me reste de batterie?
38%
Je suis mieux de me mettre en mode avion, sinon, ça va toute
(Bruits sourds qui se répondent comme du morse.)
la bouffer.
(Elle se met en mode avion.)
OK.
Désir d’arrêter de travailler. Jouer à la loto pour arrêter de travailler.
Puis, chômage.
Désir intense de travailler. Mais il n’y a plus rien.
Maude. – C’est mon préféré.
Il a l’air d’une truite qui vient de se faire pêcher pis qui fait face à la mort au fond de sa chaloupe
Elle se dit : ça n’est pas moi, c’est le système.
Du sommeil des justes
Des guerriers
Des morts
Priya Patel. – Je suis couturière, pas meurtrière. Je suis couturière, pas meurtrière. Je suis /
(Hideaki Komatsu fait des bruits de baisers de plus en plus vulgaires.)
(Dialogue comme au Texas???)
Pas de réseau.
Tente de téléphoner.
Pas de réseau.
Se rend compte que personne ne peut la rejoindre.
Que même si ses choses sont en retard, on s’en fout.
Ressent un certain soulagement.
Est hors d’atteinte.
Est relax pour la première fois depuis longtemps.
S’endort. Power nap!)
Maude. – Mes bobettes neuves. Super.
Hideaki Komatsu. – Et de la salade d’algue et des langoustes et des crevettes et du crabe des neiges et de la palourde royale et de la morue noire et de l’anguille et de l’omelette frite et du riz collant sur son nombril.
Maude. – Câlisse.
Priya Patel. – Cette rencontre mettrait peut-être fin à une vie de célibat et les propulserait tous deux dans une relation tissée de bonheur conjugal et de complicité éro /
(Hideaki Komatsu fige tout à coup.)
Maude. – Qu’est-ce qu’il y a?
Priya Patel. – Hideaki Komatsu vient d’avoir une idée.
Maude. – Allô? Y’a-tu quelqu’un?
(Un temps.)
Benny K. Anderson. – Mais je ne suis pas ici pour des raisons pornographiques.
Je suis ici pour l’espoir.
To get something for nothing, baby.
J’ai soif.
Appendices
Note biographique
D’abord formée comme comédienne à l’École de théâtre professionnel du Collège Lionel-Groulx, Sarah Berthiaume est aussi autrice et scénariste. En 2013, sa pièce Yukonstyle a été montée simultanément au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui à Montréal et au Théâtre national de la Colline à Paris, avant d’être produite à Bruxelles, Innsbruck, Heidelberg, Toronto, Rome et Beyrouth. Yukonstyle a aussi valu à son autrice d’être lauréate du prix Sony Labou Tansi des lycéens en 2015. Elle travaille présentement à son adaptation cinématographique. Sarah Berthiaume a également écrit les pièces Le déluge après, Disparitions, Villes mortes, Nous habiterons Détroit, Antioche et Nyotaimori, qui était à l’affiche du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en janvier 2018. Elle est, de plus, collaboratrice à l’émission Plus on est de fous, plus on lit sur les ondes d’Ici Première de Radio-Canada, où elle assure, avec Alain Farah, le segment « Écrivains sur le terrain ».
Note
-
[1]
Les répliques entre crochets n’ont pas été attribuées à un personnage spécifique. Les astérisques indiquent un changement de scène. Les passages alignés à droite constituent des réflexions, des notes personnelles. Les barres obliques indiquent qu’une réplique est suspendue ou interrompue par la suivante.