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Ma réflexion d’historien a été irriguée par ma pratique d’acteur et par ma démarche pédagogique. J’ai dirigé mon premier stage sur le jeu masqué en juin 1987, à Montréal. Je venais de sortir du Théâtre du Soleil (je n’ai pas écrit « quitter », car je savais alors que j’allais poursuivre d’une autre manière mon compagnonnage avec cette troupe; d’ailleurs, j’apportais avec moi les masques du Théâtre du Soleil). J’étais entré dans la compagnie quelques années plus tôt, en juin 1981, juste après ma formation à l’École internationale de théâtre Jacques Lecoq. Je pouvais donc m’appuyer sur ces deux expériences : les cours reçus à l’école et l’aventure de la création telle que je venais de la vivre dans le cycle des Shakespeare ainsi que le Sihanouk d’Ariane Mnouchkine[1]. Aujourd’hui, ce que j’ai découvert auprès de ces deux maîtres nourrit encore mon enseignement[2]. Pour mieux comprendre l’importance que le masque occupe dans cette filiation de jeu, j’en ai cherché les sources historiques (Freixe, 2010; Freixe, 2014).

C’est à la charnière du XIXe siècle et du XXe siècle que le théâtre revendique sa dimension d’art, et que les rénovateurs de la scène se confrontent à la question du matériau vivant – le « corps de chair » (Borie, 2017) de l’acteur – avec lequel il faut créer un nouveau langage. Deux courants divisent alors l’esthétique théâtrale : d’un côté, les artistes de la scène qui font le choix du réalisme et pour qui le corps physique de l’acteur serait adéquat pour rendre compte du corps fictif du personnage; de l’autre, les tenants de l’artificialité, ou de la convention (Edward Gordon Craig, Adolphe Appia, Vsevolod Meyerhold), selon lesquels il y aurait une inadéquation entre l’immanence propre au corps de l’acteur, dans la matérialité même de sa présence (domaine de l’insaisissable, du fluctuant, de l’éphémère), et la transcendance propre à l’oeuvre d’art. Ces réformateurs estiment que le théâtre doit se nourrir de la leçon des autres arts qui, vers le milieu du XIXe siècle, ont déjà opéré un questionnement sur la spécificité de leur langage : la poésie, en scrutant la langue et ses ruses (Baudelaire); la peinture, en interrogeant la grammaire des formes et la spécificité de la couleur (Manet). La sculpture va devenir dans les arts scéniques une référence consciente ou inconsciente, et le « corps de pierre » (Borie, 2017) servira de modèle au « corps de chair » (idem). Les sculpteurs et les peintres vont chercher à se dégager des carcans académiques et des attitudes conventionnelles en explorant les gestes quotidiens (la toilette pour Degas, le mouvement saisi sur le vif pour Rodin), tout en fuyant l’anecdotique et en privilégiant des attitudes porteuses d’une authentique expérience des passions tendant vers l’universel – Le baiser de Rodin (1882) rend bien cette double polarité. Les penseurs du théâtre, Craig notamment, iront en sens inverse de ce mouvement général des arts plastiques visant à traduire le mouvement et à le saisir dans l’instantanéité des gestes. Ils chercheront à privilégier l’ancestralité des attitudes et l’hiératisme des statues. Craig fait constamment référence à l’ancienne perfection d’une gestuelle inscrite dans les antiques statues sacrées (d’Égypte, de Grèce et d’Asie) pour mettre en cause les limites du corps vivant de l’acteur, dont il rejette l’« ordinaire » du geste.

Ainsi, marionnettes, ombres, statues, mannequins, pantins et masques vont être convoqués pour cette nouvelle scène qu’il convient d’inventer. Toutefois, ces prises de position de Craig, quant à l’usage du masque, n’ont guère été suivies d’expérimentations sérieuses : de 1908 à 1924, la revue The Mask, qu’il dirige, est venue éveiller les rêves des rénovateurs de la scène, mais lui-même n’a réalisé qu’un seul masque dans son école de l’Arena Goldoni, en 1913-1914. Ce dernier était-il décevant à ce point pour qu’il n’effectue plus de nouvelles tentatives? Cet ancien compagnon de l’acteur – nombreux, en effet, sont les témoignages iconographiques de ce face-à-face complice entre l’acteur et le masque – ne le sert plus, lui, en premier, dans son jeu. Le masque vise essentiellement l’effet théâtral, le choc visuel, la surprise, l’apparence. Il n’envoie plus d’écho, en dedans, à l’acteur. Il n’est plus son miroir, son double, son âme secrète. Il faudra attendre Jacques Copeau, et les exercices quotidiens menés dans son École du Vieux-Colombier de novembre 1921 à juin 1924, pour que le masque révèle de nouvelles potentialités d’expression corporelle de l’acteur.

Les apports du masque « noble » de l’École du Vieux-Colombier

Jacques Copeau (1879-1959) (figure 1) a pressenti, dès la première année de l’ouverture du Théâtre du Vieux-Colombier, que le problème essentiel de l’acteur était de l’ordre de la corporéité. Aussi, a-t-il tenté, à partir de ses premiers essais sur l’improvisation réalisés avec de jeunes enfants, d’éveiller la créativité par l’engagement d’un corps imaginatif.

Durant ses trois années de formation à l’École du Vieux-Colombier, son petit groupe, composé d’une douzaine d’élèves, s’est lancé avec ferveur dans l’exploration du masque. Ensemble, ils ont été soulevés par l’enthousiasme de la découverte d’un nouveau langage. Comme l’écrit Jean Dasté : « Le masque, porté à l’origine comme un exercice, devenait pour nous l’occasion d’une recherche mystérieuse et merveilleuse » (Dasté, cité dans Freixe, 2010 : 279). Le masque fut une révélation au niveau pédagogique. Son apport principal pourrait se résumer en quatre grandes leçons.

1. Sortir de soi

Mettre un masque est en soi une expérience psychologique déterminante pour l’acteur. Le masque, en effet, agit de façon importante sur le comportement. Il est ressenti comme un élément de protection en même temps que d’expression. Il permet à l’acteur de s’abriter derrière lui, et, paradoxalement, cela le dispense de se cacher. L’acteur devient libre de pouvoir sortir de sa coquille et de se montrer vraiment. Le masque agit donc comme un désinhibiteur et, ce faisant, révèle des possibilités inouïes à celui qui le porte. Il lui fait découvrir la richesse du langage corporel et ouvre en lui de nouveaux circuits d’expression. Sous le masque, l’acteur regarde autour de lui différemment et ressent son corps d’une tout autre manière. Copeau a été surpris, tout autant que ses élèves, par la puissance qu’avait l’action du masque. Celui-ci est venu bouleverser son enseignement et réorienter sa recherche théâtrale. Un des premiers grands apports du masque, a souligné Dasté, est de nous permettre de nous quitter, de « nous aider intérieurement à nous dégager de nous-même en créant en nous une sorte de vide d’où la chose à exprimer jaillissait (quand nous étions inspirés) d’une tout autre façon que lorsque nous avions le visage découvert » (idem).

Les exercices avec masque ont lieu à l’École du Vieux-Colombier dans les cours d’improvisation et de mime. L’objectif est de redonner au corps toute sa force expressive. Pour cela, l’acteur improvise, mais dans le silence d’avant les mots. En supprimant le langage articulé, l’acteur ne passe plus par le même type de communication sociale : il est déjà hors de ses habitudes. Recouvrir son visage sera le moyen d’aller encore plus loin dans cet abandon des comportements usuels. Au début, de simples collants voilent la figure de l’élève. Celui-ci n’a plus la possibilité de s’exprimer par son jeu facial et doit donc chercher de nouveaux circuits expressifs. Un peu à la manière d’une personne aveugle qui développe par nécessité d’autres sens, il est obligé d’utiliser son corps d’une manière inusitée : « Le visage annulé, dira Étienne Decroux[3], le corps n’avait pas trop de tous ses membres pour le remplacer » (Decroux, 1994 : 17).

Cacher le visage, tel a donc été le but premier de ces exercices, et cela afin de « nettoyer » l’acteur des effets faciles et gratuits du jeu théâtral conventionnel. Ce faisant, une dimension nouvelle est apparue, d’ordre psychologique, et a enthousiasmé les élèves : le retrait de l’image de soi permettait une liberté d’invention toute nouvelle. « Sous le masque, avoue Maïène[4], on se sent soudain une force et une sûreté tout à fait inconnues. Ayant le visage caché, on retrouve de la confiance, de la sécurité, et on ose ce que jamais on n’oserait à visage découvert » (Maïène [notes du 13 février 1922], citée dans Copeau, 1999 : 300). Cette liberté accrue de l’expression corporelle a suscité le désir d’aller plus avant dans cette recherche et de passer des simples collants à la confection de masques pleins, avec seulement une ouverture pour les yeux et la bouche, que Copeau et ses élèves décidèrent, dès le mois de décembre 1921, de fabriquer eux-mêmes.

2. Écouter le geste

Avec le masque, le corps trouve son langage. Plus exigeant que le simple « voile », il a une existence autonome et demande à être « éveillé ». À travers les nombreux exercices que chaque élève est tenu de proposer, et que Maïène a consignés dans son Cahier d’exercices, les principes du jeu masqué sont recherchés. Sous la conduite de Suzanne Bing, les élèves étudient comment se déplacer, s’asseoir, se lever avec un masque. Ils remarquent que plus aucun geste ne peut s’effectuer comme dans la réalité. La lisibilité du mouvement est différente : « Un mouvement qui serait suffisamment expressif à visage découvert devient illisible une fois le visage masqué, et demande à être accentué ou amplifié – purifié aussi » (ibid. : 301). Ainsi, pour écouter, le masque doit bouger en premier, aller vers la direction du son, puis, si l’on veut encore donner de l’importance à cette écoute, le buste intervient, et, enfin, le bassin et les jambes. La segmentation du corps est découverte. Chaque action physique devient désormais le prétexte à une écriture gestuelle nouvelle, très précise, rythmique. Toutefois, les exercices se font dans la joie de l’exploration de l’intensité dramatique et ne se limitent pas à une approche purement formelle ou technique. Les improvisations font appel, essentiellement, à l’imaginaire. C’est ainsi que Maïène rend compte, dans son carnet, de son jeu sous le masque à partir du thème « Un être sorti la nuit par le vent et la pluie » (ibid. : 307) :

Debout droite dans l’encoignure de la porte. Elle sort la tête – le torse suit – puis elle sort entièrement, entoure son corps de ses bras comme pour se protéger du vent et du froid. Agite la tête contre le vent qu’elle combat. Hésitations dans les ténèbres – sauts de pierre en pierre pour éviter l’eau, tâtement [sic] du terrain avec le pied. Balancements du corps par le vent. À un moment, elle arrive à une rivière, un obstacle insurmontable. Le vent redouble – elle s’effondre sur la pierre sur laquelle elle se trouve – Petite pause – Puis elle se relève, se ramasse comme un chat et bondit de l’autre côté de l’obstacle

(idem).

Ces exercices d’improvisation avec masque exercent une double fascination : d’une part, sur les élèves qui portent le masque et qui ressentent une force qui les aide à se lancer totalement dans le jeu; d’autre part, sur ceux qui les regardent et qui sont attirés par l’impact visuel et par le mystère du masque, capable de métamorphoser la personne qui le porte. Dans le silence – qui apporte une intensité plus soutenue au geste –, le masque guide l’acteur. Pour la première fois, celui-ci investit cet objet d’un désir d’apprendre : il va se laisser porter par lui, lui faire confiance.

Copeau voit dans le masque l’équivalent corporel du plateau nu qu’il recherchait au niveau scénographique pour mieux entendre le texte : encombré, le plateau du théâtre ne pouvait laisser souffler l’esprit. Dans une de ses dernières conférences, il insiste sur cette « nudité » : « On m’a raconté qu’un jour, dans un café voisin du théâtre, un ouvrier faisait publiquement l’éloge de cette grande économie d’accessoires qui lui semblait être le mérite de notre scène : “Il y a des fois, disait-il, où ils n’ont même pas de chaises. Ils s’assoient par terre. Alors comme il n’y a rien, ça fait que tu vois les mots” » (Copeau, cité dans Jacquemont, 1995 : 18).

Faire « voir les mots » dans l’espace vide de la scène, telle est la première révolution artistique de Copeau. « Écouter les gestes » portés par le corps masqué : ce sera son autre révolution, complémentaire, accomplie à l’École du Vieux-Colombier. Étant la figuration de l’Autre, le masque est devenu pour Copeau l’instrument privilégié de ce « transport » mystérieux qui fonde, selon lui, le jeu de l’acteur.

3. Musicalité du corps en scène

Dans une note du 16 juin 1918, sur l’« observation des animaux » (Copeau, 1991b : 87), Copeau se montre attentif à la succession soudaine de leurs attitudes, à la tenue de celles-ci dans la durée, et il y voit une « [a]nalogie avec le traitement du masque » (idem). Il note que dans les styles de jeu transposés, comme pour la farce et pour la tragédie, « l’attitude, l’expression physionomique et corporelle doivent toujours être poussées à l’extrême. Aucune ne doit être indifférente » (idem). Ce que Copeau perçoit dans les dynamiques animales, c’est exactement ce que le masque demande à l’acteur : l’arrêt entre chaque attitude, la précision de celles-ci, et un tempo approprié. Ces réflexions sont importantes, car elles relient le masque aux exercices de « mimo-dynamique » de la nature. Le masque allait permettre à l’acteur de vivre cette loi de l’art qui veut que toute idée d’une chose soit donnée par une autre chose. Le corps allait être utilisé avec le masque comme « un clavier musical », pour reprendre l’expression de Decroux, capable de retranscrire le visible tout comme l’invisible.

Le masque unit l’acteur au rythme organique du souffle. Un peu à la manière du plongeur sous-marin, sous un masque plein, il entre dans un autre monde, domaine du silence, où tout est rythmé par l’alternance sonore très marquée entre l’inspiration et l’expiration. De ce fait, le rythme devient primordial. Toutefois, cet autre univers, dans lequel le masque nous fait pénétrer, est éloigné de la réalité et a plus à voir avec celui du rêve et avec son travail spécifique de déplacement, de condensation et de figuration. Les gestes ne se font plus dans le même tempo : ils sont bien souvent ralentis, car l’acteur en éprouve l’importance. Decroux évoque à ce sujet le choc qu’il reçoit en découvrant dans ces cours la valeur du « ralenti » par exemple, qui est « la production lente d’un geste en lequel beaucoup d’autres étaient synthétisés » (Decroux, 1994 : 18). Il trouve aussi merveilleux cette recherche d’équivalences pour rendre « les bruits de la ville, de la maison, de la nature, le cri des animaux » (idem). Le masque éveille la musicalité du langage du corps, et arrive à suggérer ce qui paraît hors des possibilités du jeu de l’acteur.

Quand Dasté affirme que, sous le masque, la chose à exprimer « jaillissait (quand nous étions inspirés) d’une tout autre façon que lorsque nous avions le visage découvert » (Dasté, cité dans Freixe, 2010 : 279), il évoque cette qualité corporelle particulière que le jeu masqué permet de développer. Le geste réaliste, en effet, est impossible sous un masque; il paraît petit, étriqué, fade, et, pour tout dire, faux. Le masque demande au geste de tendre vers l’attitude : « Le masque impose une grande force et amplitude dans chaque mouvement, il exige des mouvements complets et développés jusqu’au bout, qui aient le même caractère posé, réglé, et fort, le même style que le masque lui-même » (Maïène [notes du 13 février 1922], citée dans Copeau, 1999 : 300; souligné dans le texte). Si la pantomime blanche, dans laquelle Copeau ne percevait le geste que comme un substitut du mot, a été vite abandonnée dans le travail de l’École, c’est qu’elle ne permettait pas cette richesse du langage métaphorique offert par le masque.

4. La choralité

Le caractère éthique du masque, présent dans l’acte même de sa fabrication artisanale, se manifeste aussi dans la pratique chorale. Le masque dépasse l’individualité pour tendre vers le type, et synthétise le multiple dans l’un; il est l’allié naturel du choeur qui recherche l’homogénéité d’un corps collectif. Le choeur masqué unifie les divers masques, créant ce personnage composite et spécifiquement théâtral que le théâtre grec nous a légué. Le choeur, en effet, a été associé dès l’origine à toutes les fêtes de Dionysos et il représente, pour Nietzsche, « le pas décisif par lequel est loyalement et ouvertement déclarée la guerre à tout naturalisme dans l’art » (Nietzsche, 1989 : 77). Copeau, quant à lui, y voit « la cellule-mère de toute poésie dramatique » (Copeau, 1931 : 92).

Le travail du masque à l’École du Vieux-Colombier mène directement au choeur, dans lequel chaque élève grandit par abandon de son moi. La pratique régulière d’exercices d’improvisation, où chacun reprend ce qui a été fait par un autre, prépare l’acteur au sens du collectif qu’il est nécessaire de développer quand on aborde le travail choral.

Pour commencer, déclare Copeau dans sa deuxième conférence prononcée au Vieux-Colombier en 1931, l’important n’était pas de mettre en valeur des individus exceptionnels, mais d’assembler, de faire vivre d’accord et d’instruire une équipe. Je dirais en meilleurs termes, en termes dramaturgiques, qu’il s’agissait de former un choeur, au sens antique

(idem; souligné dans le texte).

Le choeur porte en lui l’esprit de troupe, cet idéal qui animait le Vieux-Colombier à ses débuts, et que Copeau retrouve à présent dans ces jeunes élèves enflammés par la même passion. Cet esprit communautaire, où chacun s’efface pour grandir dans le groupe, constitue l’éthique du théâtre selon Copeau. Se défaire de soi et accueillir l’autre, telle est la grande leçon du masque, conjuguant esthétique et éthique. Déjà, à Florence, quand Copeau était allé voir jouer Pedrolino, sur les recommandations de Craig, il avait certes été touché par le « caractère », l’« aplomb » et « un abattage de tous les diables » de cet acteur qui possédait tous les dons des comédiens de la commedia dell’arte. Or, malgré cela – et à la différence de Craig –, il avait noté dans son Journal à la date du 26 septembre 1915 : « Décidément je hais les virtuoses. Quels qu’ils soient » (Copeau, 1991a : 730). Copeau était gêné par l’acteur qui se mettait trop en avant, et le masque, comme le choeur, venait dans son esprit canaliser le « démon » du narcissisme en demandant à l’acteur le sacrifice de son moi.

La pÉdagogie de Jacques Lecoq : faire ressortir les « attitudes pilotes »

Jacques Lecoq (1921-1999) a oeuvré dans la même voie que celle initiée par Copeau (figure 2), et son école repose sur les trois mêmes piliers : l’improvisation, l’analyse du mouvement et le travail collectif des élèves eux-mêmes, qu’il nommera « auto-cours ». Lecoq a reçu cet héritage pendant les deux années où il a fait partie de la troupe de Dasté, la Compagnie des comédiens de Grenoble. Par la suite, il a su donner force et cohérence aux fondamentaux de cette recherche en faisant du masque, de la commedia dell’arte et du choeur tragique les bases de son enseignement, qu’il a mis en place avec Giorgio Strehler à l’École du Piccolo Teatro de Milan en 1951, et qu’il a continué en ouvrant à Paris, en 1956, l’École internationale de théâtre Jacques Lecoq. Il a trouvé dans les travaux de Marcel Jousse[5] un appui théorique à cette pédagogie « mimo-dynamique », telle que Jacques Copeau et Suzanne Bing l’avaient initiée dans le creuset de leur école. Car c’est là qu’eurent lieu pour la première fois les exercices mimés où, sous le masque, les élèves jouèrent à être « le Vent du Matin [qui] commence à se réveiller », « deux Arbres […] qui commencent à s’agiter doucement », « l’Oiseau », « le Cerf » et « la Nuit [qui] se réveille doucement et devient [l’]Aurore » (Maïène [notes de l’été 1922], citée dans Copeau, 1999 : 352).

Lecoq fait de ces identifications aux dynamiques de la nature et aux animaux le socle de son enseignement. Sous le masque « neutre », cet autre nom qu’il donne au masque noble de Copeau, il met en place un « voyage » pour ouvrir l’élève à plus grand que soi. Ces identifications marquent, dans le processus pédagogique de son école, une étape importante, car elles correspondent à une plongée dans l’invisible. Ce retrait de soi apporté par la mise du masque est fondamental, puisqu’il permet au ressenti intérieur d’émerger. Il donne la permission de s’aventurer, par mimétisme, dans l’espace du dedans. Il protège et unifie : sous ce masque, quelles que soient leur culture et leur couleur de peau, tous les élèves se ressemblent, et il ne reste plus que la vibration essentielle de leur être présent dans l’espace. « L’expérience m’a prouvé, écrit Lecoq, qu’il se passait avec ce masque des choses fondamentales qui en ont fait le point central de ma pédagogie » (Lecoq, 1997 : 47). Ce masque apprend à agrandir les gestes et les attitudes; l’acteur devient alors plus sensible à cet état d’équilibre lié à l’économie du mouvement : « Parce qu’il connaît l’équilibre, remarque Lecoq, l’acteur exprimera bien mieux les déséquilibres des personnages ou des conflits » (idem).

Par ailleurs, le masque neutre apporte aussi une mutation, car l’acteur est amené à « essentialiser » le geste, c’est-à-dire à le simplifier en le densifiant de l’intérieur. Conséquemment, les grandes lignes de fond restent et les petits détails s’estompent. Les attitudes viennent structurer le mouvement. Après les éléments de la nature (l’eau, le vent, la terre, le feu), les matières (le bois, le papier, le métal, le verre, le caoutchouc, l’huile, le velours ou la soie…) deviennent la source du travail d’identification, ouvrant des circuits nouveaux de sensations, de rythmes, de formes et d’énergie. Lecoq souhaite ainsi que les élèves « entrent dans le goût des choses, exactement comme un gourmet peut reconnaître les différences subtiles entre des saveurs » (Lecoq, 1997 : 55). Le rythme de la forêt, la lumière solaire, la montagne que l’on gravit, la pente que l’on descend pour regarder le crépuscule dans la plaine… l’élève doit d’abord en retrouver l’impression dans son corps, avant d’en donner une expression. L’identification « mimo-dynamique » permet ainsi de faire ressurgir des gestes oubliés. L’élève retrouve alors ce que son corps a gardé en mémoire parmi toutes ses expériences sensibles, et c’est de ces strates enfouies que naissent les élans profonds de sa créativité. La nature, pour Lecoq, est notre premier langage et, comme il aimait à le dire souvent, « le corps se souvient! » (Lecoq, 1997 : 56.) Ce masque neutre, appelé « noble » (Copeau), « impersonnel » (Dullin), « sublime » (Decroux), « pur » (Sartori), « transparent » (Strehler), avant que Lecoq lui trouve le qualificatif qui lui est resté, est devenu aujourd’hui un outil essentiel dans la pédagogie de l’acteur, et il est enseigné dans de nombreuses écoles de par le monde. C’est le masque de l’exercice. Il est désormais une référence incontournable, car il éveille la conscience corporelle, élargit le vocabulaire gestuel de l’acteur, aide à dé-psychologiser le jeu et à trouver une écriture du mouvement transposée dans l’espace.

Avec les masques expressifs et larvaires, Lecoq invite les élèves à « entrer dans la forme » du masque. Il ne s’agit pas de partir d’une idée, d’un conflit ou d’une situation, mais uniquement de la sculpture proposée par le masque. L’élève est ainsi face à un problème de traduction : comment trouver corporellement le mouvement induit par la forme du masque? Ce mouvement, découvre-t-il, ouvre à l’imaginaire, au fantastique, à l’onirique et à l’abstraction. Enfin, c’est avec les demi-masques de la commedia dell’arte que Lecoq introduit l’acteur à un théâtre où le personnage est d’abord défini par sa dynamique corporelle. Ainsi, c’est par le corps et ses « attitudes pilotes » que le masque d’Arlequin est abordé, plus que par une analyse de caractère : buste en avant, reins cambrés, tête portée devant le corps, dans une énergie de matin du monde. Le Capitan, lui, est au zénith : poitrine bombée, bras levés, jambes tendues. Pantalon, corps groupé, tête et coccyx rapprochés, poitrine creuse et voix caverneuse, a l’énergie du crépuscule. Pour Lecoq, la commedia dell’arte est l’enfance du théâtre, où il faut jouer « grand » et « en direct », dans un accord entre le geste porté à sa plus grande amplitude et la parole – parole qui, à l’origine, était dialectale, en lien avec la terre et ancrée dans un rythme profond où elle faisait corps avec la gestuelle. Celle-ci est développée jusqu’à l’agrandissement maximal de l’acrobatie. Mais seul importe l’état dramatique du personnage, car pour arriver à un tel niveau d’engagement physique – Pantalon faisant un saut périlleux... par amour! –, l’acteur qui l’interprète doit être investi d’une charge émotionnelle extraordinaire, en même temps que d’une parfaite maîtrise de son corps.

Principes gestuels du jeu masquÉ

Comment travailler le masque? Y a-t-il une technique spécifique pour aborder ce style de jeu? Je vais à présent me référer à Ariane Mnouchkine, formée à l’École internationale de théâtre Jacques Lecoq, et à son approche du travail masqué, qu’elle mène depuis des décennies avec sa troupe, le Théâtre du Soleil, ou lors de stages qui sont suivis avec enthousiasme par de très nombreux participants. Pour Mnouchkine, avant toute chose, il est nécessaire que l’acteur se prépare à recevoir le masque, car chaque masque possède une histoire, une « âme complète » (Mnouchkine, citée dans Féral, 1989 : 12); il est « un sorcier qui, comme dans de la glaise, modèle le corps des acteurs » (Mnouchkine, 2005 : 138). Quand l’acteur, ou l’apprenti acteur, se trouve devant une rangée de masques issus de traditions différentes, il a devant lui l’humanité dans sa quintessence, présente dans toutes ces faces colorées venues de la diversité des cultures du monde (figure 3) et qui sont autant d’aspects de notre moi profond. Pour pouvoir recevoir cette humanité contenue dans ces masques, il devra apprendre à être le plus disponible possible, aussi « vide » que le plateau du théâtre demandé par le type de jeu à investir.

Ensuite, entrer dans le processus du travail est essentiel, et explorer le masque sollicite une pratique théâtrale collective. En effet, de la même manière que le masque n’appartient pas à l’acteur, la recherche qui est menée sous le masque appartient à tous les participants. On ne peut en effet comprendre ce type de jeu qu’en passant alternativement d’un côté à l’autre de la scène, et en observant attentivement le même masque joué par plusieurs acteurs. L’individu s’efface donc devant le masque et c’est une des raisons pour lesquelles ce type de jeu se retrouve principalement dans les aventures théâtrales privilégiant le jeu collectif.

Le masque impose ses contraintes : il oblige l’acteur à se dégager des gestes quotidiens et des attitudes réalistes. Il ne s’agit bien évidemment pas de les éviter, mais de les traiter. Chaque geste ordinaire doit devenir un « poème scénique » : la manière dont Arlequin prend un balai et danse avec lui, sa façon de boire un verre de vin, de manger un plat de spaghettis… tout cela part du geste réel qui est transposé de mille façons afin de traduire, par le corps, l’état intérieur du personnage. Le geste devient métaphorique et rythmique. Les signes corporels utilisés doivent alors être très précis, car le masque agit comme une loupe : même si l’acteur ne bouge qu’un orteil, ou qu’un doigt de la main, ce mouvement prend tout à coup une force inouïe. Le jeu masqué permet à l’interprète de prendre conscience de l’articulation nécessaire au mouvement, en étant attentif au démarrage et à la fin du geste, et en ponctuant rythmiquement ses attitudes pour que la « phrase corporelle » soit lisible. Le masque ouvre la voie métaphorique, celle où l’acteur montre par des signes physiques ce qui le trouble intérieurement, comme s’il donnait à voir les symptômes de son affection psychique. En cela, il est la voie souveraine de l’art de l’acteur, qui, comme le dit Mnouchkine, « est d’abord une autopsie et ensuite une symptomatique. Ou plutôt une symptomatique, et ensuite une autopsie » (Mnouchkine, citée dans Freixe, 2014 : 268). Cette nécessité de transposer l’état intérieur dans une forme corporelle stricte développe l’imagination, considérée comme le « muscle » principal de l’acteur. Les contraintes du masque ouvrent donc à une liberté d’expression inattendue et à une écriture maîtrisée des signes, conjuguant élan émotionnel et mise en forme corporelle rigoureuse.

Cette graphie des signes corporels, à laquelle le jeu masqué initie l’interprète, n’est jamais travaillée, chez Mnouchkine, comme une fin en soi. Elle doit venir extérioriser ce qu’il y a de plus intime, la vérité même des sentiments. Un grand mystère réside dans ce passage entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’état et sa mise en forme par le corps. Mnouchkine reste vigilante à ce que celle-ci ne devienne pas une déformation, et c’est pour cela qu’elle rejette la caricature comme étant une facilité, voire une duperie. Tout l’art de l’acteur consiste justement, selon elle, à ce que son écriture vienne extérioriser l’intérieur sans tomber dans l’extériorité. C’est justement cela que les grands maîtres orientaux enseignent. Si Mnouchkine s’en remet au masque pour guider l’acteur dans le jeu, c’est que, bien porté, il agit dans deux sens : il permet de préciser la forme extérieure, tout en ouvrant intérieurement de nouveaux circuits sensibles et créatifs. Il sensibilise l’acteur à l’écriture du corps, tout en servant de tremplin à son imaginaire.

Ce sont ces fondamentaux du jeu masqué que je cherche à mon tour à transmettre dans mon enseignement théâtral. Celui-ci fait appel, comme dans les exemples que nous venons de voir, à l’imagination de l’acteur et il trouve son terrain de prédilection dans l’improvisation. Il est possible d’improviser à partir de supports très différents : une thématique (la peste, la guerre, les nouvelles odyssées des migrants contemporains, etc.); un simple canevas (avec situation, personnages, développement d’un conflit dramatique) ou encore un texte. Depuis plusieurs années, j’aime recourir à un type de confrontation, qui ne va pas sans tensions, entre les contraintes du masque et les exigences du texte. En effet, entre le jeu masqué et le travail du texte, les logiques sont différentes : le masque demande à l’acteur la rapidité de l’action, et le texte exige la lenteur de l’assimilation.

Cette dualité masque / texte est importante à comprendre afin de pouvoir la mettre à profit. Quand le masque rencontre l’imaginaire d’un acteur, il donne souvent au texte une grande vitalité, une organicité, et une rythmique surprenante. Il exalte la corporalité du personnage. Or, le masque met tout en lumière, crûment. De ce fait, les textes à caractère épique ou didactique en sortent grandis, contrairement à ceux qui restent dans l’analyse psychologique. Sous le masque, tout doit être montré au spectateur, objectivé. Les formes extrêmes – la farce d’un côté, la tragédie de l’autre – supportent bien ce traitement, car il y a dans leur écriture cette part de généralisation et d’essentialisation que demande le masque. Les écritures réalistes, en revanche, ne gagnent rien au change. Le masque, convoqué chez elles, brouille le jeu, alors que le travail accompli par l’auteur sur la langue est suffisant.

Le masque est en soi un texte, car il est une partition précise comme peut l’être un rôle, et le texte agit comme un masque, car il met en lumière, ou dissimule, certaines pensées du personnage. Ces deux instruments sont très puissants pour l’acteur, puisqu’ils lui permettent d’aller dans des zones qui sont hors de son expérience habituelle. Cela dit, pour que l’acteur associe un masque à un texte, il faut qu’ils soient bien ajustés l’un à l’autre, sinon leur pouvoir s’annule, et ils se desservent mutuellement. Aussi est-il nécessaire de proposer, dans le cadre d’ateliers d’expérimentation, plusieurs familles de masques. En effet, si nous nous limitons, par exemple, aux demi-masques de la commedia dell’arte, nous restreignons par conséquent les possibilités de pouvoir représenter l’univers propre à certaines écritures dramatiques, d’où l’importance de s’ouvrir à d’autres traditions de théâtre masqué – celles notamment des formes asiatiques, comme le Topeng balinais ou le théâtre Nô – et de travailler en collaboration avec des facteurs de masques contemporains qui apportent des propositions nouvelles pour inventer des personnages et des formes théâtrales inédites.

Figure 1

Peinture faite par Paul Albert Laurens (1929) : Jacques Copeau tenant le masque du Magicien, qu’il jouait lui-même dans L’illusion. Musée des Beaux-Arts de Dijon (France).

Photographie de François Jay

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Figure 2 :

Jacques Lecoq avec le masque « noble » de Jacques Copeau, reçu en héritage à travers Jean Dasté. 1948.

Propriété de Fay Lecoq

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Figure 3

Des masques de différentes traditions permettent d’ouvrir les possibles. Paris (France), 2014.

Photographie de Guy Freixe

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