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Cette section « Recherche-création », dirigée par Véronique Lemaire, rassemble les réflexions développées par celle-ci, Véronique Caye, Éric Soyer et Peter Missotten autour de la question de la scénographie comme espace premier de la création théâtrale. Un carnet de photographies de productions, s’ajoutant aux écrits des auteurs, vient compléter la section.

Ce dossier en recherche et création dédié à la scénographie théâtrale entend faire des pratiques scénographiques singulières, repérées au cours de cette dernière décennie en Europe, son point focal. A contrario du schéma de création traditionnel qui place l’auteur et le metteur en scène comme « géniteurs » du processus de création auquel succèdent le scénographe et les interprètes, certains artistes pensent aujourd’hui la création théâtrale à partir de l’espace, conférant à ce dernier le rôle d’ordonnateur de la création. « Lorsque l’espace est premier » expose les travaux de trois scénographes dont les réalisations s’inscrivent dans cette démarche. Avant de nous y intéresser, un bref détour historique s’impose si l’on veut comprendre toute la singularité du présent dossier.

Il faut d’abord opposer les termes « décor » et « scénographie » que l’histoire du théâtre a disposés sur son chemin, comme pour nous faire trébucher et nous demander de nous y intéresser de plus près. Qu’est-ce qui distingue donc le décor de la scénographie? Colloques, ouvrages scientifiques, thèses de doctorat ont largement exploré cette distinction. Sans prétendre pouvoir réduire en quelques lignes l’ampleur de ce qu’ils ont apporté à la science, nous pourrions de manière certaine avancer que, dans le vocabulaire théâtral, parler de décor ou de scénographie induit nécessairement de penser l’aménagement de l’espace scénique, son équipement, sa technique et sa plastique.

Le décor suppose la décoration, la figuration, l’illustration de la fable dans l’espace scénique; il est donc un support au texte et un écrin pour le jeu de l’acteur. Il reçoit la représentation. Tantôt littéral dans ses formes les plus réalistes, tantôt suggestif dans ses formes les plus symbolistes, il situe les lieux de la fiction afin que les spectateurs en aient une représentation tantôt vraisemblable, tantôt réaliste, parfois conforme et exacte à leur réalité. La scénographie entend, quant à elle, apporter un point de vue sur le texte. Elle a donc une visée dynamique et interactive. Éloignée de tout souci de vraisemblance ou de littéralité avec le texte, elle forme un réseau de signes qui entre en résonance avec le texte et le jeu des interprètes. Elle constitue donc un langage autonome à décrypter, qui interfère avec ce qui se dit et joue sur scène et, dès lors, contribue à construire le récit. On peut considérer la scénographie comme une interprète de l’oeuvre. Elle donne corps à l’espace scénique au moyen d’éléments matériels (portes, escaliers, costumes, accessoires…) ainsi qu’immatériels (son, lumières, images projetées…) et prend également en compte le rapport entre la scène et la salle : elle organise le rapport de perception à établir entre scène et salle[1].

Historiquement, le terme et la pratique de la scénographie précèdent ceux du décor. Dans la Grèce antique, dès le Ve siècle avant Jésus-Christ, la skenegrafia désigne en effet la peinture du mur de scène à l’occasion de la représentation de tragédies. L’objet et les conditions de la représentation à l’époque font que cette pratique graphique consiste surtout à orner le mur de scène dans le but d’évoquer un ailleurs, de situer l’action dans un espace-temps autre que celui des spectateurs. Aucune intention de réalisme ou de vraisemblance ne motive cette pratique, chez les Grecs en tous cas. Les Romains feront évoluer cette pratique vers un plus grand réalisme en ayant recours à de nombreux artifices décoratifs qui visent autant à soutenir l’action scénique pour les spectateurs qu’à exposer les richesses de la cité.

Le Moyen Âge est connu pour la représentation des Mystères ayant nécessité la conception d’un dispositif fonctionnel (le hourd) équipé de mansions (maisons) représentant, dans une plastique qui associe symbolisme et réalisme naïf, les trois sphères où l’homme chrétien est susceptible de passer : la terre, le paradis, l’enfer. Le dispositif du Moyen Âge est singulier en ce qu’il fait office à la fois d’établi de jeu pour les interprètes des Mystères, de décor puisqu’il situe l’action, et de lieu puisque sa présence convoque les fidèles à s’y réunir.

En Europe, de l’époque préclassique (XVIe siècle) à la fin de la période romantique (fin XIXe siècle), la fonction du décor était assurément de situer l’action dramatique par la représentation matérielle des lieux de la fiction au moyen de châssis peints. Différents degrés de vraisemblance, vérité et réalisme ont caractérisé le décor de théâtre durant cette période, influencés par l’évolution des techniques de représentation (la perspective, le mouvement scénique) et de l’esthétique littéraire (préclassique, classique, romantique). L’espace scénique et le décor qui l’habille ont donc, jusque-là, été pensés dans la lignée du texte, en toute dépendance. Ils en découlent et le secondent suivant ce schéma : 1) le texte; 2) l’espace de la scène.

Le XXe siècle naissant voit l’avènement du metteur en scène qui émancipe la représentation de l’adéquation au texte pour la faire évoluer dans le sens d’une interprétation. Le metteur en scène devient dès lors celui qui pense cette interprétation et la livre comme étant son point de vue sur l’oeuvre. Il bouleverse l’ordonnance binaire texte-scène, et la triangule. André Antoine en France, Constantin Stanislavski et Vsevolod Meyerhold en Russie, l’Anglais Edward Gordon Craig et sa célèbre mise en scène de Hamlet à Moscou en 1911, sont quelques-uns de ces nouveaux démiurges qui transformeront la matière textuelle en une matière scénique par le recours à la dramaturgie, définie ici comme l’étude du sens à donner à l’action scénique. Le schéma adopté est à présent : 1) le texte; 2) le metteur en scène; 3) la scène.

La démarche dramaturgique, sine qua non de celle de mise en scène, aura comme conséquence l’un des plus grands schismes que l’histoire du spectacle ait connus : l’exclusion lexicale du terme « décor » et la réapparition, dès les années 1960, du terme « scénographie ». Cette différenciation lexicale recouvre en fait des divergences esthétiques qui opposent les partisans de l’esthétique illusionniste, ou à tout le moins adéquationniste de l’espace scénique au texte dramatique (l’utilisation des termes « décor » et « décorateur »), aux défenseurs d’une approche interprétative, transgressive, méta (privilégiant les termes « scénographie » et « scénographe »).

On peut ainsi citer de nombreuses collaborations artistiques entre metteurs en scène et scénographes. Parmi les plus célèbres, on compte Patrice Chéreau et Richard Peduzzi, Peter Brook et Chloé Obolensky, Ariane Mnouchkine et Guy-Claude François, Antoine Vitez et Yannis Kokkos en France, Giorgio Strehler et Luciano Damiani en Italie...

Le dénominateur commun qui relie les démarches de ces couples de créateurs ne se situe pas du côté de l’esthétique ou de la plastique de la scène, mais bien dans cette volonté d’écrire la scène à quatre mains au départ du texte dramatique afin de lui donner toute sa puissance dramaturgique; la scénographie devenant, de manière effective, le prisme de la mise en scène. Au départ du texte, le metteur en scène élabore la dramaturgie du spectacle, c’est-à-dire ce qu’il veut faire dire au texte, et le scénographe transforme ce récit au moyen de l’espace. Dans le schéma 1) le texte; 2) le metteur en scène / scénographe; 3) la scène, la scénographie émane, en quelque sorte, du propos initial. Non pour en être la redite ou le plagiat spatial, mais pour développer un langage à part entière, langage qui raconte le propos autrement que par les mots : par le dessin de l’espace, sa construction, sa matière, sa lumière, sa texture, son habillement, sa disposition par rapport au public, etc. La scénographie devient de la dramaturgie en matière[2], comme la désignait si justement Guy-Claude François.

On relève aujourd’hui une tout autre approche de la création théâtrale qui consiste à concevoir ou à moduler le texte au départ de l’espace. Dans ce type d’approche, l’espace tient la place de discours liminaire, préside au texte, à la parole et aux corps. C’est en lui, et sous son influence, que se conçoivent le verbe et l’action. Il est le discours initial. Pour ses créateurs, il ne s’agit pas simplement d’une méthode de travail différente; il s’agit d’établir une corrélation inversée entre texte et espace de représentation, c’est-à-dire, en filigrane, de questionner la relation à la mimèsis qui sous-tend notre culture théâtrale. Et, donc, de penser le théâtre autrement.

C’est toute la question de la représentation (figurative ou abstraite) de la réalité qui est ici bouleversée. Non pas au nom d’une énième querelle esthétique théâtrale, mais bien en raison du sens à conférer à l’acte de création même et des possibilités qu’il se donne pour être efficient. En travaillant le propos au départ de l’espace pour aboutir au texte, il s’agit de s’émanciper de la démarche translative et inductive texte + scène = récit, pour accéder à l’émergence du récit par les moyens de l’espace, puis du texte. L’équation se formule dès lors ainsi : scène (ou espace) + texte = récit ou, encore, scène (ou espace) + récit = texte.

En préparation des Rencontres européennes de la scénographie, qui se sont déroulées à Paris aux Ateliers Berthier (Théâtre de l’Odéon) les 27 et 28 octobre 2017, il m’a semblé que la thématique générale envisagée pour l’événement, « De la maquette au plateau », n’embrassait pas complètement l’ensemble de la création scénographique actuelle et qu’une part d’elle la débordait ou, à tout le moins, s’en trouvait dans la marge. Cette conviction n’était pas seulement issue d’un constat de spectatrice assidue, mais aussi de la connaissance des processus de création de certains scénographes dont la singularité m’avait, dix années plus tôt, mise en route vers une thèse de doctorat (Lemaire, 2011). Cette thèse n’interrogeait pas la primauté de l’espace dans le processus de création, mais mettait en lumière les effets de réel qu’un dispositif scénographique peut produire bien au-delà d’un réalisme conforme et matérialiste. Lors de cette recherche, je découvris que ces effets de réel étaient liés au processus de création qui privilégiait l’espace comme condition et donnée première de la création scénographique.

Le premier scénographe à bouleverser la boussole intérieure de la spectatrice que j’étais fut Peter Missotten en 2007, avec Kwartet – sa mise en scène du célèbre Quartett de Heiner Müller –, dont je ne parvins pas tout de suite à identifier la nature. Immédiatement après, je découvris le travail scénographique d’Éric Soyer pour Les marchands (2006), mis en scène par Joël Pommerat. Ce second choc esthétique et le saisissement qu’il provoqua en moi ravivèrent le trouble provoqué par le Kwartet de Missotten. Non qu’ils aient eu quelques points communs, bien au contraire. Mais je sentais, intuitivement encore, qu’un renversement de paradigme esthétique se jouait sous mes yeux et dans mon corps tout entier. Il me fallait creuser cette renverse et, pour ne pas m’égarer, je choisis le cadre doctoral. Des années plus tard, en préparant les Rencontres européennes de la scénographie, il me sembla incontournable d’aborder les créations de Missotten et de Soyer, non pour légitimer ma propre recherche, mais pour diriger l’éclairage sur les leurs. Dans ce cheminement, je découvris le travail de Véronique Caye, dont les recherches outrepassent le strict champ théâtral et, de ce fait, ouvrent la réflexion à d’autres possibles, d’autres poésies.

Les travaux de ces scénographes sont ici présentés dans un ordre qui ne respecte pas la chronologie de leur découverte. L’honneur fait aux dames, et surtout la transversalité du travail scénographique de Véronique Caye (France), veut que nous lui confiions le flambeau pour ouvrir ce dossier. Formée au théâtre et à la réalisation cinématographique, scénographe et vidéaste, fondatrice du Laboratoire Victor Vérité[3], on la qualifie de metteure en scène de l’image. Ses recherches, articulées entre théorie et pratique, interrogent l’espace du théâtre, de la danse, de l’architecture, et de la performance. Les deux créations qu’elle nous expose sont exemplatives de la primauté de l’espace dans le processus de création. Nous enchaînons avec Éric Soyer (France)[4]. Diplômé de l’École Boulle à Paris, scénographe, concepteur lumière, il mène depuis 1997 un compagnonnage étroit avec le metteur en scène Joël Pommerat et la Compagnie Louis Brouillard. Il travaille également avec d’autres metteurs en scène au théâtre et à l’opéra ainsi qu’avec des chorégraphes. Peter Missotten (Belgique) clôt ce dossier. Formé à la vidéographie, aujourd’hui metteur en scène, scénographe au théâtre et à l’opéra, auteur de performances et d’installations, il a participé à la fondation du collectif d’artistes De Filmfabriek[5] en 1994 et se spécialise plus particulièrement dans le métissage de la technologie et du théâtre.

« Au commencement était le verbe [...]. Et le verbe s’est fait chair », nous dit l’évangile selon saint Jean. « Au commencement était l’espace », semblent affirmer les scénographes que nous allons découvrir. Loin de toute référence biblique ou de tout geste blasphématoire, ils se saisissent de l’espace comme d’une chair à laquelle donner une parole. C’est à ce voyage esthétique que je vous invite à présent.