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Introduction

Au moment où nous réalisions le travail de recherche menant à la rédaction de cet article, Justin Trudeau était largement médiatisé en raison de la course à la chefferie du Parti libéral du Canada (PLC) à laquelle il prenait part et qui s’est étendue d’octobre 2012 à avril 2013. Celui que de nombreux journalistes, adversaires, membres du public et autres ont surnommé la « rock star » (Buzzetti, 15 avril 2013, p. A1; Le blogue de Richard Hétu, 15 avril 2013), la « vedette » (Cornellier, 7 octobre 2012, p. B4; La Presse canadienne, 3 octobre 2012a), et l’« étoile » (Olivier, 15 avril 2013, p. 3), est adulé par certains, critiqué par d’autres.

L’effervescence médiatique produite autour de certains politiciens a intéressé plusieurs chercheurs qui ont pensé et interprété cette manifestation comme un ensemble de discours de célébrité. Pour plusieurs de ceux qui ont critiqué le phénomène, cet enchevêtrement entre politique et culture populaire est le fruit d’une spectacularisation déplorable qui provoquerait un appauvrissement de la scène politique (voir entre autres les travaux de Blumler & Gurevitch, 1995; Gingras, 2009; Neveu, 2003) et confinerait le citoyen au rôle de spectateur. D’autres chercheurs, dont Liesbet van Zoonen (2005) et Mireille Lalancette (2009), ont délaissé ces critiques pour tenter plutôt de comprendre et d’analyser les représentations du politicien telles qu’elles existent et circulent dans et à travers, entre autres, les médias. L’intérêt d’une telle démarche, inspirée des cultural studies, repose sur le fait qu’elle donne accès aux enjeux de pouvoir qui permettent non seulement à certaines représentations particulières d’exister, mais également de les faire paraître comme naturelles, comme allant de soi. La recherche que nous avons menée propose une démarche similaire.

Cet article vise dans un premier temps à décrire la méthodologie utilisée dans le cadre de notre projet de recherche au cours duquel nous avons analysé les représentations dont Justin Trudeau faisait l’objet dans le discours médiatique, en portant une attention particulière à leurs spécificités, à leurs récurrences et à leurs tensions. Nous avons choisi de porter un regard analytique sur le cas de ce politicien alors que peu d’autres étaient exposés de façon aussi marquée dans la sphère médiatique québécoise francophone à cette époque précise. La méthode utilisée pour y parvenir, soit l’analyse de discours, y est donc détaillée, et les défis rencontrés lors de l’analyse sont également exposés. L’analyse a été conduite sous la forme inductive[1] afin de bénéficier des allers-retours entre la théorie et le corpus. Cette approche a été nécessaire pour faire émerger les concepts centraux qui ont non seulement permis de porter un regard différent sur les matériaux analysés, mais surtout de faire ressortir les effets de pouvoir difficilement cernables au premier abord. Elle est par ailleurs abondamment illustrée dans cette partie afin de mettre en évidence sa pertinence dans l’analyse.

Dans un deuxième temps, à partir du portrait des représentations produites, nous présentons et tentons de comprendre les enjeux de pouvoir qui ont fait naître certaines représentations plutôt que d’autres et qui les ont fait paraître comme allant de soi.

Avant d’aborder la méthodologie, toutefois, il est nécessaire d’expliciter les concepts théoriques de représentation et de pouvoir, qui permettent de situer épistémologiquement la recherche et de mieux comprendre le choix méthodologique fait. Ces concepts servent en effet de base à l’analyse et sont principalement inspirés des travaux de Stuart Hall et de Michel Foucault. L’originalité de la recherche présentée repose d’ailleurs en partie sur les définitions de ces concepts puisqu’elles apportent des distinctions par rapport à ce qui se fait généralement en communication politique et permettent ainsi de réfléchir autrement la politique et le politicien.

1. La célébrité comme lieu de bataille discursif

La définition de la célébrité mobilisée ici rejoint celle des travaux de Graeme Turner et de David Marshall. Turner (2004) s’est intéressé à la célébrité comme phénomène culturel, comprenant celui-ci comme étant produit par une industrie et des institutions (comme les institutions médiatiques), plutôt qu’en termes de consommation, dans sa fonction culturelle de production de communautés partageant des valeurs et des significations communes (Heinich, 2011). Cette conception de la célébrité s’apparente à la définition de Marshall (1997) pour qui elle exprime des valeurs qui sont significatives et manifestées publiquement pour un moment sociohistorique donné. La personne célèbre représente donc quelque chose d’autre qu’elle-même puisqu’elle est noyée dans la formation de significations culturelles qu’elle engendre et qui contribuent à l’engendrer. Ces significations sont en constante renégociation, la culture étant elle-même constamment redéfinie. L’analyse de la célébrité proposée par Marshall (1997) se distingue ainsi de celles centrées sur l’image de la personne célèbre en elle-même, comme marque et instrument de promotion des idéologies dominantes de la société occidentale (Dyer & McDonald, 1998), et se concentre plutôt sur la célébrité comme lieu de luttes de pouvoir : « [...] qui joue le rôle d’institutions en structurant la signification, en cristallisant les idéologies et en fournissant des outils interprétatifs pour comprendre la culture »[2] [traduction libre] (Harmon, 2005, p. 100). Ces formes d’analyses qui s’intéressent à l’image ou à la personne célèbre elle-même ne permettent pas de comprendre l’interrelation entre la culture et la célébrité en tant que phénomène caractérisé par des luttes de pouvoir qui fixent les significations qui vont prévaloir pour un contexte socioculturel particulier, dépassant l’individu même. Il est pertinent de préciser que la culture est entendue ici comme étant l’échange de significations entre les membres d’une société ou d’un groupe donné duquel résulte des interprétations similaires, un « faire sens commun » semblable partagé pour les membres dudit groupe (Hall, 1997).

Hall (1997) propose le concept de représentations pour réfléchir à l’entremêlement entre significations, culture et célébrité. Par représentation, il n’est pas question ici de la définition communément acceptée et qui est entendue comme « parler au nom de » comme le ferait par exemple le porte-parole d’un groupe d’individus (voir par exemple les travaux de Latour, dans Disch, 2008, et Whiteside, 2013, ou les travaux sur la démocratie représentative, par exemple, Blatrix, 2009). Hall met plutôt l’accent sur le caractère productif de la représentation, sur les significations qui permettent de faire sens de ce qui nous entoure. Ainsi, la signification allouée aux politiciens est produite par les images, les mots et les sons qui leur sont attribués, par les émotions qui leur sont associées, etc. Cette définition du concept de représentation se distingue également de celle introduite par Serge Moscovici (1961), qui marque une convergence entre les champs de la psychologie et des sciences sociales. Selon cette approche, toute réalité est représentée, de sorte qu’il peut y avoir une distinction entre un individu et sa représentation. Cette conception de la représentation nous ramène aux critiques formulées par plusieurs chercheurs en communication politique qui suggèrent qu’une définition stable et définie du politicien existe et que les médias n’en font que le rapport; la représentation peut alors différer de cette définition centrale et « véritable » du politicien. Gingras (2009) aborde par exemple le cas de ces hommes et de ces femmes « politiques exaspérés de voir leur image ou leurs politiques “déformées” par les médias » (p. 9). Or, en accord avec la définition proposée par Hall (1997), nous ne considérons pas les représentations comme étant constitutives de notre réalité, inhérentes aux événements, objets, individus, mais plutôt comme le résultat de luttes de pouvoir qui fixent certaines manières de faire sens du monde. Analyser les représentations d’un individu politique célèbre, Justin Trudeau dans le cas présent, permet d’accéder à ces significations importantes pour le contexte québécois actuel.

Par ailleurs, les représentations produites et circulant dans les médias n’ont de sens et ne peuvent être comprises que lorsqu’elles s’inscrivent dans un discours qui les rend signifiantes :

[…] les événements, relations, structures, existent et ont des effets réels en dehors de la sphère discursive; cependant, c’est seulement au sein de cette sphère discursive, et sujets à ses conditions spécifiques, limites et modalités, qu’ils possèdent ou peuvent être investis de signification[3] [traduction libre]

Hall, 1996, p. 444

L’exemple du ballon de soccer fourni par Hall (1997) permet de comprendre clairement ce qu’il explique théoriquement : le ballon, bien qu’il existe matériellement, ne revêt une signification particulière que lorsqu’il est encadré de règles et de concepts entourant le sport; il s’inscrit alors dans un discours dit sportif (Jhally, 1997). Le discours définit le savoir à propos d’un objet particulier en déterminant la façon dont on en parlera, les idées qu’on lui associera, les formes de savoirs et le type de conduites qui lui seront associés (Hall, 1997).

La célébrité produite discursivement par les médias qui participent à attribuer des caractéristiques non inhérentes à l’individu médiatisé (Driessens, 2013; Turner, 2004) peut être comprise par une analyse des représentations produites par cet univers médiatique et circulant à travers lui (Marshall, 1997). En raison du rôle central qu’ils jouent dans notre société, les médias constituent donc un lieu de production et de partage des significations qui participent à la constitution des personnalités publiques. Pour Nick Couldry (2003), les médias constituent le moyen par lequel nous imaginons être connectés au monde, participant à définir ce qui est conçu comme étant la « réalité » (p. 2). En ce sens, ils forment « un espace discursif des plus significatifs » (Clermont, 2009, p. 65) et donc un lieu fort pertinent pour l’analyse des représentations du politicien célèbre[4].

Les représentations et leurs significations sont en constante évolution, et il arrive que certaines prédominent par rapport à d’autres, au point où elles semblent aller de soi. Pourtant, ce qui est posé comme « naturel », comme la « réalité », n’est pas donné : c’est l’effet d’enjeux de pouvoir qui permet à certaines représentations de prévaloir par rapport à d’autres (Hall, 1997). Le pouvoir, comme nous l’entendons, n’est pas détenu par un individu ou un groupe dominant et n’est pas exercé de façon coercitive ou répressive. Il n’est pas question du pouvoir exercé explicitement par l’État et par ses institutions, par exemple l’école, les institutions médiatiques, etc. (Ives, 2004), ou encore de celui qui réfère à un consensus obtenu par des orientations insufflées par un groupe dominant principal, ainsi que l’abordait Gramsci (1983). Il est plutôt relationnel et productif (Foucault, 1980), et est intimement lié au savoir : c’est par le savoir, produit par le discours, que sont établies certaines manières de faire sens du monde qui nous apparaissent comme « vraies ». « Foucault soutient que puisque nous possédons la connaissance des choses seulement si elles ont une signification, c’est le discours – et non pas les choses en elles-mêmes – qui produit le savoir »[5] [traduction libre] (Hall, 1997, p. 45). En produisant ainsi les objets de savoir, le discours définit ce qui peut être dit et compris dans une société donnée. L’analyse des représentations de l’homme ou de la femme politiques produits comme célébrités par les médias donne accès à ces rapports de savoir/pouvoir qui permettent leur existence et font que nous ne considérons pas « anormales » ces représentations : nous les comprenons et faisons sens de celles-ci, sans les remettre en question.

2. L’analyse discursive : le choix d’une méthode

La définition des concepts de représentation et de pouvoir de même que celui de célébrité permet maintenant une meilleure compréhension du choix de la méthodologie retenue. L’analyse de discours suivant les principes de Hall (1997) semblait le choix méthodologique le plus pertinent puisqu’elle donne accès aux rapports de pouvoir/savoir entourant la production et la circulation de représentations particulières du politicien célèbre. Tout pourrait être dit, vu, entendu, compréhensible. Pourtant, ce qui est rendu visible est fort limité. Les représentations qui constituent notre réalité, produites par les médias d’information, entre autres, sont limitées par le discours. Celui-ci raréfie et délimite ce qui est compris dans notre grille d’intelligibilité du champ social (Foucault, 1971).

L’analyse de discours utilisée ici s’attarde donc au discours comme manière de produire le savoir qui permet l’existence même des idées, des pratiques, des images et la façon d’en parler et de réagir face à celles-ci. L’analyse des représentations dont Justin Trudeau faisait l’objet nous a permis de relever leurs particularités, leurs récurrences et les points de tension afin de tenter de comprendre comment s’exerce le pouvoir dans le discours. L’analyse discursive retenue se distingue, par exemple, de l’approche sémiologique : elle s’intéresse non seulement à la manière dont le langage et les représentations produisent le sens, mais également aux enjeux de pouvoir qui définissent la manière même dont les choses sont représentées, réfléchies, pratiquées (Hall, 1997). Elle se distingue également de l’analyse critique du discours, largement développée par Norman Fairclough, pour qui le texte trouve une place primordiale comme outil d’analyse.

2.1 La collecte des matériaux et les choix méthodologiques qui l’orientent

Avant même de commencer toute collecte de matériaux d’analyse, nous avons procédé à un premier survol rapide et non exhaustif des documents médiatiques produits durant la période de la course à la chefferie afin de prendre conscience de la multiplicité et de l’hétérogénéité des documents présentant Justin Trudeau de façon marquée et prédominante par rapport à l’ensemble des autres candidats de la course. L’autre candidat dit « vedette » de cette course à la chefferie, Marc Garneau, était lui aussi abondamment représenté, mais dans une moindre mesure en comparaison avec Justin Trudeau. C’est ce premier survol rapide des matériaux qui a précisé le choix de concentrer l’analyse sur le cas de M. Trudeau. Afin de maintenir une hétérogénéité des représentations en circulation tout en restreignant la quantité de matériaux à analyser, des choix méthodologiques ont dû être faits. Ainsi, la recherche de sources pour le corpus s’est faite uniquement en employant les mots-clés « Justin Trudeau », ciblé comme cas à l’étude. Notre recherche s’inscrivant dans une perspective critique et procédant par analyse discursive, il ne nous servait à rien d’être aussi exhaustive dans la collecte des données que dans une recherche de nature positiviste. L’intérêt résidait plutôt dans l’analyse de discours de documents variés et hétérogènes qui sont diffusés à l’ensemble du corps social et rendent signifiants notre réalité et les représentations qui la constituent. Toutes les formes de documents ont été retenues afin de bien saisir les discours en circulation : chroniques, lettres ouvertes, reportages, articles, panels d’experts, etc.. Toutefois, seuls les documents télévisuels dont nous avions l’image et le son ont été retenus parce qu’il était nécessaire d’avoir le document dans son ensemble afin de pouvoir l’analyser adéquatement, l’image et le ton, entre autres, pouvant modifier la signification particulière attribuée. Pour cette raison, les émissions d’affaires publiques ont été mises de côté, de même que les documents radiophoniques. De toute façon, très peu d’entre eux, et uniquement à Radio-Canada, étaient consultables dans les archives. Le corpus a donc été composé d’articles de journaux (chroniques, articles, lettres d’opinion, caricatures, éditoriaux), de contenus télévisuels (bulletins de nouvelles, animation, entrevues, reportages et débats d’« experts ») et de contenus Web.

Toujours pour des raisons de contraintes temporelles, nous avons choisi de centrer la collecte des matériaux aux documents produits par les médias francophones québécois et diffusés par l’entremise de plates-formes diverses : radio, télévision, presse écrite, Web[6].

Nous avons concentré la collecte des matériaux autour de certains moments que Clermont (2009) qualifie de « vortextuels ». « Vortextuels » fait référence à ces moments où une multiplication et une hétérogénéité de documents médiatiques se produisent, créant un tourbillon médiatique au coeur duquel se trouve la personnalité publique, devenant ainsi un incontournable de la sphère médiatique. Le Tableau 1 présente les moments vortextuels retenus.

Tableau 1

Événements vortextuels ayant eu cours durant la course à la chefferie du PLC

Événements vortextuels ayant eu cours durant la course à la chefferie du PLC
Source : Durocher, 2014, p. 27-28

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Il est à noter que plusieurs des événements vortextuels retenus participent également à produire le deuxième candidat plus largement produit médiatiquement, Marc Garneau. Cependant, même si les événements sont liés à des actions entreprises par M. Garneau, ils ont généré une production intensifiée de documents médiatiques portant sur Justin Trudeau. Certaines comparaisons tirées de ces événements vortextuels serviront d’ailleurs à marquer la différence entre les représentations produisant les deux candidats.

2.2 Premières lectures du corpus constitué et stratégie d’analyse

Le cadre conceptuel élaboré et la méthodologie choisie favorisaient l’adoption d’une analyse réalisée en deux temps. D’abord, il était nécessaire de mettre en lumière les signes, les symboles, les sons, les expressions, etc., qui participent à produire les représentations dont Justin Trudeau faisait l’objet. Par la suite, j’ai pu procéder à l’analyse des enjeux de pouvoir qui ont mené à la production de ces représentations. Cette seconde partie a permis de relever les propos et les images qui font « sens commun », c’est-à-dire qui sont énoncés ou mis de l’avant comme allant de soi, sans qu’il ne paraisse nécessaire d’expliquer, de commenter ou d’argumenter. Le recours aux stéréotypes (Dyer, 2002) est un excellent exemple de représentations pouvant être mises de l’avant, sans fondement ni explication, dont l’énonciation même présume qu’elles seront comprises par l’ensemble du public.

2.2.1. Un corpus déconstruit

Après avoir procédé à la sélection des moments vortextuels et complété la constitution du corpus, nous avons procédé à une mise à plat des différentes énonciations faites, c’est-à-dire que nous n’avons pas accordé d’importance à l’origine des documents analysés (les médias qui les ont diffusés), à leur format (chronique, lettre d’opinion, reportage, etc.) ou à leur auteur afin de prendre de la distance par rapport aux matériaux à analyser. Par ailleurs, si nous n’avions pas rompu avec la logique textuelle dans laquelle les documents se présentent d’abord à l’analyste, nous aurions mené une analyse se rapprochant de ce que propose par exemple Fairclough (1995). Nous aurions alors cherché les significations ou le sens dans les limites mêmes des textes analysés. Il fallait donc recourir à des stratégies de distanciation par rapport au texte afin de relever les signes, les fragments discursifs, les images, etc., constitutifs des représentations de Justin Trudeau. Rappelons que l’analyse discursive est orientée vers ce qui est ancré de différentes manières dans différents documents, ce qui les imprègne et fait exister certaines représentations particulières qui ont du sens pour celui ou celle qui les rencontre.

Ainsi, pour nous détacher de la logique textuelle, nous nous sommes inspirée de la méthodologie utilisée par Mireille Lalancette (2009) et nous avons entrepris un processus de déconstruction du corpus dans le but de « découper et de réduire les informations en petites unités comparables, de maximiser les ressemblances et d’ordonner de façon sommaire les données » (p. 88). Toujours dans l’objectif de nous détacher du « contenu strict du discours » (Paillé & Mucchielli, 2005, p. 164), nous avons repris ces fragments discursifs, ces images, ces signes, ces textes et ces symboles produisant les représentations dont fait l’objet Trudeau, et nous avons constitué ce que nous avons appelé une « mosaïque », c’est-à-dire un collage de ceux-ci, en les insérant l’un à la suite de l’autre, dans le désordre et dans une totale incohérence. Par exemple :

Le député de la circonscription de Papineau / nouveau chef libéral / Très positivement, on voit sa nomination comme gage de changement, de renouveau, de coup de coude au parti pour le faire remonter : « Je pense qu’il a su aller chercher une dynamique au niveau du parti. On était comme troisième parti au national » / homme de contenu / fils / Les gens l’aiment. Les gens qui ne suivent pas la politique, ne lisent pas le journal, le connaissent et ça fait en sorte qu’il part avec une force que je n’avais pas

a fait valoir le député et ex-chef du Parti libéral du Canada (PLC), Stéphane Dion

Présentés ainsi, retirés de tout contexte, ces fragments donnent la possibilité de « dépasser la linéarité du discours » (Paillé & Mucchielli, 2005, p. 162). De cette façon, nous avons pu faire ressortir différents éléments présentant des similarités afin de les regrouper, en fonction des régularités observées. Nous avons pu, par exemple, cerner une certaine constance quant aux liens établis avec son père grâce à des éléments, des images et des références qui revenaient constamment, sous de multiples formes et expressions, sans que cela soit relevé ou remis en cause.

2.3 Une méthodologie inductive

Suivant une forme de méthodologie inspirée de l’approche inductive, nous avons pu faire des allers-retours entre les fragments textuels regroupés selon leurs ressemblances et la théorie afin de faire surgir du corpus analysé des concepts nous permettant de faire sens de ces fragments et d’orienter de nouvelles manières d’aborder le matériau suivant une logique de raisonnement inspirée de Guillemette (2006). L’approche proposée par Guillemette (2006) est celle de la grounded theory. L’analyse réalisée dans le cadre du présent travail de recherche s’en est inspirée, sans toutefois y être strictement rattachée, en ce sens que c’est surtout la logique de raisonnement qu’elle propose qui a été retenue pour l’analyse. La théorie n’a pas, à proprement dit, émergé de l’analyse. Elle a plutôt permis de faire sens du matériau d’analyse. Anadón et Guillemette (2007) présentent d’ailleurs ainsi la recherche qualitative dans sa volonté de compréhension des significations communément partagées, comme en construction pendant « le processus de production et d’appropriation de la réalité sociale et culturelle » (p. 31). C’est à partir et en fonction de ce que nous observions dans les documents que nous orientions les lectures théoriques. Ensuite, nous retournions au corpus pour faire émerger d’autres éléments pertinents et trouver un sens aux éléments discursifs en circulation. Cette logique de raisonnement est maintenant présentée plus exhaustivement à l’aide d’exemples tirés du corpus.

Dans les documents analysés, nous trouvions une multiplicité d’énonciations décrivant le politicien comme un « bagarreur » (Ferland, 14 mars 2013), une « rock star » (Marissal, 3 octobre 2012, p. A10) ou un « véritable héros » (TVA Nouvelles - Édition 22 h, 3 décembre 2012). La scène politique où est produit Justin Trudeau était alors présentée comme le lieu de combats entre adversaires :

« C’est un Justin Trudeau très combatif qui était monté dans le ring le printemps dernier pour amasser des fonds destinés à la lutte contre le cancer. Or le fils de l’ancien premier ministre entreprend ce soir une autre bataille dans l’espoir de diriger le Parti libéral du Canada »

Téléjournal - Édition 22 h, 2 octobre 2012

Cette même scène est également associée à un lieu de démonstration de force, comme le fait l’animateur Mario Dumont dans un commentaire destiné à présenter l’arrivée de Marc Garneau, qu’il a contrastée avec la présence de Justin Trudeau dans la course à la chefferie :

Faut pas, faut l’dire, la politique c’est aussi ça et c’t’un héros de la nation. Il n’a pas le look du héros, il n’a pas… Tsé, (en riant) dans l’fond, lui y’a été le premier à aller dans l’espace, Justin Trudeau a juste tapé s’a « yeule » d’un sénateur conservateur qu’on connaissait pas, mais y’a levé les bras dans les airs pis lui avait l’attitude du héros, c’que Marc Garneau [n’]a jamais

TVA Nouvelles - Édition du midi, 28 novembre 2012

Sans être capable explicitement d’identifier ce qui reliait ces deux éléments constitutifs des représentations dont Justin Trudeau faisait l’objet, nous cernions néanmoins des manières apparentées de le faire advenir dans les propos émis. Nous nous sommes alors tournée vers les écrits pour y repérer des analyses portant sur les manières de produire, de représenter, d’imager le politicien. Nous y avons, entre autres, relevé les constatations de Karen Wahl-Jorgensen (2000, citée dans van Zoonen, 2005) qui s’est intéressée aux élections présidentielles américaines de 1992 pour démontrer comment les symboles de masculinité sont (re)produits à travers la politique américaine. Les candidats sont par exemple constamment représentés dans les domaines sportifs ou militaires (Wahl-Jorgensen (2000), citée dans van Zoonen, 2005). Pour sa part, Luthar (2010) s’est intéressée à la représentation des célébrités politiques en Slovénie et a relevé comment les politiciens « doivent » démontrer force, pouvoir et contrôle pour être légitimement perçus comme des leaders : « Ils sont néanmoins gouvernés par une certaine régularité discursive : la masculinité continue de connoter le pouvoir, le contrôle, la maîtrise et les figures politiques doivent démontrer ces qualités afin d’établir leur légitimité » [7] [traduction libre] (Luthar, 2010, p. 702).

Ceci nous a amenée à nous interroger sur le caractère « stéréotypé » du politicien. Est-ce que certaines des caractérisations à l’égard de Justin Trudeau en tant qu’homme, père de famille, etc., ne seraient pas la réaffirmation d’un certain nombre de stéréotypes? Partant de cette piste, nous sommes retournée au corpus pour poursuivre cette catégorisation en cherchant des éléments qui attribuaient des caractéristiques généralement associées à la masculinité pour les regrouper en des unités d’analyse ayant un sens apparenté (Miles & Huberman, 1994). Ce retour vers le corpus nous a aussi permis de relever une manière similaire de produire Sophie Grégoire, soit davantage en tant que mère et épouse qu’en tant qu’animatrice, alors qu’elle est pourtant connue de la scène publique québécoise :

À côté de John F. Kennedy, Barack Obama et Pierre Elliott Trudeau se tenaient Jackie O., Michelle et Margaret. Maintenant, avec Justin Trudeau, nommé le nouveau chef du Parti libéral du Canada, son épouse, Sophie Grégoire, est entrée sous le feu des projecteurs

Huffington Post Québec, 14 avril 2013

Non seulement ces manières de produire le couple sont particulièrement marquées, mais elles sont de plus spécifiques au couple Trudeau-Grégoire, l’absence de ce type de propos étant constatable dans ceux représentant Marc Garneau. De la même manière, alors que la famille de Justin Trudeau était particulièrement présente dans le discours le produisant, elle était quasi absente de celui entourant Marc Garneau. Un retour aux écrits nous a par la suite fait nous intéresser au rôle de la « famille ». Par exemple, Lalancette (2009), s’inspirant des travaux de Marshall (1997), soulève qu’« un bon leader doit être entouré de sa famille et montrer qu’il y accorde beaucoup d’attention [… puisque le] discours sur la famille et son statut sert d’indicateur contribuant ainsi à juger le politicien » (Lalancette, 2009, p. 136). Le fait de voir le politicien, en l’occurrence Justin Trudeau, se préoccuper de sa famille serait donc un indicateur qu’il possède de « bonnes valeurs ». Ces éléments théoriques nous permettaient de faire une lecture différente du corpus, vers lequel nous sommes retournée ensuite. À ce moment, il ne nous apparaissait plus étonnant de lire qu’il affirmait que la « condition pour qu’[il se] lance dans la campagne était qu’[il] garde du temps pour [sa] famille. Quand [il sera] proche de [sa] famille, [il sera] proche des gens de la communauté » (Lalancette, 2009, p. 136), ou encore : « […] en invoquant ses enfants, qui, a-t-il soutenu, ont davantage besoin d’un père qui “fait tout en son pouvoir pour construire un pays et un monde meilleurs” qu’un père à la maison » (La Presse canadienne, 3 octobre 2012b).

Cette façon de procéder itérativement en passant des écrits aux données et vice versa pour en faire ressortir des éléments d’analyse qui enrichissent une catégorie en train d’être constituée est inspirée de celle proposée par Strauss et Corbin (1990), bien qu’elle s’en distingue en ce que l’approche mobilisée ici ne relève pas de la grounded theory. Grâce aux écrits consacrés à l’analyse des stéréotypes, nous avons pu faire ressortir de nouveaux éléments du corpus entrant dans une catégorie non encore clairement définie. Dans une volonté de partir des caractéristiques d’une catégorie ainsi formée pour atteindre un niveau d’abstraction supérieur (Deslauriers, 1997) afin de créer du sens du matériau d’analyse, nous nous sommes tournée à nouveau vers les écrits consacrés aux stéréotypes, guidés par la question suivante : pourquoi l’attribution de propos genrés à Justin Trudeau ne m’était-elle pas apparue « anormale » lors de la première lecture du corpus? Dyer (2002) fournit l’élément de réponse suivant : « L’effectivité du stéréotype réside dans la façon qu’ils ont d’évoquer le consensus. »[8] [traduction libre] (p. 15). Ce consensus est d’ailleurs si fort qu’il devient parfois synonyme de « réalité » et de « normalité ».

En commençant l’analyse des matériaux, éclairée des concepts initiaux de pouvoir et de savoir, nous avons commencé à nous interroger sur ces récurrences. Qu’est-ce qui permet à ces stéréotypes d’exister et de provoquer ce consensus? Notre recherche ne s’intéressait pas spécifiquement aux stéréotypes, mais cela ouvrait la porte à nous interroger sur la manière dont les enjeux de pouvoir opèrent pour que de telles représentations puissent exister et paraître comme allant de soi. Un retour vers la les écrits a alors fait émerger le concept de genre qui, à notre avis, permettait de réfléchir sur l’ensemble de ces éléments épars liés aux propos stéréotypés produisant Justin Trudeau, sa conjointe et, plus largement, sa famille. Le genre, défini par Judith Butler (2006) « présuppose une certaine structuration du monde » (p. 245) qui apporte avec elle une certaine typification de ce qu’est une femme ou de ce qu’est un homme. C’est une forme de pouvoir qui permet de diviser le champ social suivant la binarité homme/femme, la rendant intelligible et restrictive.

Ces quelques exemples m’ont servi, aux fins du présent texte, à illustrer les allers-retours constants effectués entre la théorie et les matériaux pour faire ressortir les liens les unissant et donc, de mieux cerner les discours inscrits dans le corpus à l’étude. De plus, la théorie tirée des écrits a été constamment retravaillée par la confrontation aux matériaux analysés et éclairée par les éléments de problématisation présentés. Chaque aller-retour a permis l’émergence de nouvelles pistes théoriques qui ont à leur tour nourri l’analyse et apporté des questionnements qui ont finalement servi à faire ressortir les effets de pouvoir en jeu, jusqu’à l’atteinte d’un point de saturation théorique (Morse, 1995). Une fois les représentations dont faisaient l’objet Justin Trudeau explicitées, j’ai pu les interroger en posant des questions du type : pourquoi certaines représentations reviennent-elles constamment, sous de multiples formes, dans le discours produisant le politicien célèbre? Pourquoi ces répétitions et que signifient-elles? Et pourquoi semblent-elles aller de soi? De la même manière, j’ai également été en mesure d’identifier certains points de tension, certains non-dits du discours, ceux-ci souvent observables par exemple lorsqu’on taisait certaines informations ou qu’on en faisait apparaître d’autres sans même se questionner sur leur pertinence. Par exemple, l’omniprésence des images et des références faites à l’épouse et aux enfants de Justin Trudeau était marquante : pourtant, rien dans le contenu produisant Marc Garneau, autre candidat « vedette » de cette course à la chefferie, ne s’y apparentait. Il n’y était aucunement question de ce qu’on conçoit être la famille. Pourquoi cette inconstance? Pourquoi des éléments liés à l’univers de la famille étaient-ils tant répétés dans le discours produisant Justin Trudeau alors qu’ils étaient littéralement absents dans le discours produisant Marc Garneau? Les réponses à ces questionnements font apparaître les enjeux de pouvoir permettant les représentations existantes et leur circulation.

3. Survol des résultats : le politicien célèbre comme produit de la filiation

Cette section présente un bref survol des effets des enjeux de pouvoir induisant l’existence de représentations particulières du politicien produit comme célébrité. Ils sont illustrés par des extraits provenant du corpus.

3.1 Le politicien, une affaire de filiation?

L’omniprésence des images diffusées et des références faites à Trudeau père ont attiré notre attention dès le début de l’analyse et nous ont amenée à nous questionner : pourquoi ces répétitions et que signifient-elles? Pourquoi semblent-elles aller de soi au point où elles ne sont pas remises en question? Le concept de filiation a fourni des pistes de réflexion intéressantes parce qu’il permet de considérer non seulement les liens de parenté qui lui sont souvent associés, mais également parce qu’il s’étend de façon plus large aux idées, aux écoles de pensée ou même au lien unissant des individus. Selon les chercheurs Jean Gayon et Jean-Jacques Wunenburger (1995), « le concept de filiation [...] indique habituellement un lien de causalité à la fois intelligible et descriptible entre des idées ou des écoles qui ont des éléments communs » (p. 216). Ce concept est des plus pertinents puisqu’il ressort des documents que Justin Trudeau est aussi comparé ou associé à d’autres dirigeants de l’ère moderne, à la catégorie très large des politiciens dits « traditionnels », à la jeune génération, au Parti libéral ou même à une époque autre, soit celle de son père.

Encore une fois, ce sont des allers-retours entre le corpus et les écrits qui ont rendu possible la mise au jour de cet aspect et d’y voir là les effets possibles de la filiation au regard de l’organisation et de la structure des rapports entre les individus. C’est en explorant plus en profondeur le concept et en revoyant les matériaux d’analyse sous la perspective de la filiation que nous avons pu concevoir des temporalités entremêlées dans l’ensemble du corpus. Jean Davallon (2000), qui s’est intéressé au concept de patrimoine, a mis de l’avant des notions de continuité et de rupture, faisant valoir qu’un objet du patrimoine revêt une symbolique particulière rattachée au passé. Une façon similaire de rattacher Justin Trudeau au passé était présente dans le corpus analysé : celui-ci semble hériter de caractéristiques descriptives relevant d’événements passés ou d’actions commises par des personnalités publiques tirées d’une autre époque (nous pensons ici, entre autres, à son père, Pierre Elliott Trudeau, ancien premier ministre canadien marquant). On parle ainsi du fils Trudeau parfois en termes de continuité : « “Traître” par filiation, en quelque sorte, comme s’il était un clone de son père » (Marissal, 3 octobre 2012, p. A10), parfois en termes de rupture avec le passé, souvent en lien avec son jeune âge : « Justin Trudeau est le renouveau du Parti libéral » (S.A., 3 octobre 2012). Dans les deux cas, il y a association ou dissociation avec des événements ou des personnalités publiques du passé, desquelles on tente de tirer des conclusions, d’attribuer des éléments de personnalité à Justin Trudeau. Le passé semble s’imposer sur le présent, garantissant l’avenir.

L’origine, la remontée dans la lignée générationnelle, si l’on pense à la filiation en termes de liens de parenté, offrirait un processus d’intelligibilité permettant de saisir l’identité de l’individu. L’identité produite du politicien célèbre traverserait les temporalités et serait construite sous l’influence de celles-ci : « […] l’identité y est supra-individuelle, supra-temporelle, elle n’appartient pas à l’individu présent, qui ne fait que “participer” à une identité qui le transcende » (Gayon & Wunenburger, 1995, p. 267). Et les effets de la filiation semblent détectables non seulement dans les liens tissés entre le père et le fils, qui sont particulièrement marqués, mais également dans la manière de définir Justin Trudeau par l’idéologie libérale ou par les actions commises par des chefs de partis : « Le passé étant garant de l’avenir, il est inconcevable que Justin Trudeau aille dans cette direction. Le dogmatisme constitutionnel est aux libéraux ce que l’idéologie est au Parti conservateur » (Racicot, 4 octobre 2012, p. A31).

La « normalité » [9] avec laquelle étaient présentés ces énoncés qui faisaient sens avec le concept de filiation permet de voir des traces d’enjeux de pouvoir qui rendent visibles certains éléments plutôt que d’autres. Nous faisons référence ici au fait que certains éléments sont particulièrement visibles sans qu’aucune raison ne le justifie. Ainsi, l’abondance des références à la famille de Trudeau permet de relever une certaine incohérence dans ce qui est présent/absent de la scène du visible, lorsqu’on compare avec les représentations dont M. Garneau faisaient l’objet Ces questionnements liés à ce qui est rendu visible ou non sur la scène publique nous ont menée à nous intéresser à l’omniprésence des clichés et des mentions de Justin Trudeau et de sa famille : pourquoi une telle abondance de références? Cette affluence n’était pourtant pas nécessaire; à preuve, aucune mention ou image du type n’apparaissait dans les documents participant à la production des représentations dont Marc Garneau faisait l’objet. Nous y avons vu là les effets du genre, brièvement présentés à titre d’exemple dans la section consacrée à la méthodologie de cet article, et de l’hétéronormativité.

3.2 Des représentations produites et circulant au sein d’un discours hétéronormatif

Le genre est une norme qui permet à certaines pratiques d’exister et d’être intelligibles dans le champ social (Butler, 2006). Comme cela a été mentionné auparavant, elle « présuppose une certaine structuration du monde » (Butler, 2006, p. 245) qui apporte une certaine typification de ce qu’est un homme et de ce qu’est une femme. Les effets du genre illustrés de façon brève auparavant dans cet article ont fait en sorte que, de prime abord (avant toute forme d’analyse), nous n’étions pas surprise et nous ne nous interrogions pas sur les propos genrés tenus sur Justin Trudeau ou encore sur son épouse. Cela nous paraissait « normal » et avait du sens pour nous. C’est là tout le pouvoir de la norme; elle en vient à définir ce qui est « normal » et fait en sorte que ce qui nous entoure est investi d’un sens particulier. Dans le cas du genre, la norme participe à produire ce qu’on appelle l’hétéronormativité, concept utilisé pour qualifier l’hyperprésence de l’hétérosexualité dans notre société, la manière dont elle la contrôle et la structure.

Ce concept nous a permis de voir autrement l’omniprésence des clichés et des références à ce que l’on connaît être la « famille ». À la lecture des textes et des images, nous comprenions qu’il s’agissait d’un couple hétérosexuel avec des enfants, mis au monde selon le processus biologique « traditionnel ». Nous comprenions de quoi il était question sans nous interroger davantage. L’hétéronormativité participe également à définir la parenté, vue comme étant traditionnellement constituée d’une famille dyadique hétérosexuelle, de préférence jeune. Cela pourrait d’ailleurs contribuer à expliquer pourquoi la famille de Marc Garneau, plus âgé, n’était pas autant présente dans les contenus médiatiques produits. C’est au coeur de l’hétéronormativité que les stéréotypes peuvent prendre racine. Par exemple, une femme est fréquemment évaluée en fonction de ses capacités reproductrices. Son « rôle » au sein d’une relation hétérosexuelle est celui de l’épouse et de la mère (Jackson, 2006). Cela permet par exemple de comprendre la régularité avec laquelle l’épouse de Justin Trudeau est insérée dans le discours le produisant et représentée comme étant « la belle épouse » et la mère de ses enfants.

Pour Berlant et Warner (1998), l’hétéronormativité va jusqu’à définir une société par des scènes « typiques » d’intimité, d’accouplement et de parenté, et dont la relation historique au futur est, entre autres, déterminée par le récit générationnel. Cela n’est pas sans rappeler le concept de filiation qui permet de cerner un processus d’intelligibilité, passant par la remontée dans la lignée générationnelle. Ces deux concepts nous ont permis d’observer des traces de leurs effets dans ces liens constamment marqués, unissant Trudeau père et fils.

L’analyse a donc permis d’observer la filiation (entendue au sens large et non pas restreinte au modèle patriarcal père-fils) comme mode d’exercice du pouvoir qui s’opère dans la représentation de la personnalité politique célèbre au Québec[10]. Cette filiation contribue à faire exister certaines représentations tout en limitant l’apparition d’autres, et nous fait comprendre plus largement ce qui permet et organise ces représentations. Une analyse inspirée d’une approche plus traditionnelle de la communication politique aurait pu y voir, par exemple, des éléments stratégiques mis sur pied par le candidat pour faire mousser sa candidature et accroître sa popularité. Mais le type d’analyse réalisée dans le cadre de notre travail de recherche s’intéressait plutôt aux conditions de possibilité qui font que, dans notre culture actuelle, ces stratégies peuvent exister et être exécutées, faire sens pour quiconque les rencontre ou est en contact avec leurs résultats. Le concept de filiation ne réfère pas uniquement au lien familial, mais plus largement à la manière dont le produit est produit, constamment mis en relation avec des événements, des individus, etc., qui le « dépassent ». La filiation semble organiser un discours qui est hétéronormatif et qui engendre des représentations particulières du politicien célèbre, participant à la production de rapports sexuels normés, genrés, qui réaffirment une certaine conception de ce qu’est la famille, de son rôle, etc. Ces différents éléments liés à la filiation et au genre concourent à lui attribuer une certaine « identité » qui le transcende.

En conclusion

L’objectif de cet article était de présenter la méthodologie d’un projet de recherche s’intéressant à l’analyse des représentations du politicien célèbre. Inspiré des cultural studies, il a mis en lumière les enjeux de pouvoir qui permettent l’existence de certaines représentations particulières circulant dans l’univers médiatique et nous apparaissant naturelles au point où elles semblent aller de soi. Les bases théoriques des concepts mobilisés pour réfléchir sur la politique et le politicien autrement que ce qui se fait régulièrement dans le champ de la communication politique dite plus « traditionnelle » ont d’abord été exposées. La présentation du processus méthodologique, illustrée d’exemples concrets tirés de la recherche, a ensuite mis en valeur l’analyse de discours et l’approche inductive utilisées. La présentation de cette dernière a d’ailleurs été réalisée de manière à rendre compte de la logique de raisonnement pour laquelle elle a été utilisée. Elle a été illustrée, entre autres, par les différents allers-retours entre les écrits et le matériau d’analyse, mais également dans la manière dont des lignes de compréhension ont pu être tracées, pour en faire ressortir du sens. L’approche inductive a ainsi permis, au moment de l’analyse, de laisser les concepts émerger des données. De même, l’analyse des récurrences, des particularités et des points de tension des représentations en circulation, entrecoupée d’allers-retours entre la théorie et les matériaux d’analyse, a fait ressortir les effets de pouvoir qui les induisent et qui participent à les produire et à les faire paraître comme allant de soi.