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Introduction

Cet article a pour objectif de rendre compte d’une partie des résultats relative à une étude plus large portant sur les processus thérapeutiques à l’oeuvre dans le travail clinique de crise. À travers cet écrit, nous souhaitons nous attarder sur la première partie de l’étude qui traite de la manière dont les intervenants issus d’unités de crise et d’urgences psychiatriques donnent du sens au concept de crise en santé mentale. À l’aide de la méthodologie de la théorisation enracinée (Glaser & Strauss, 1967), nous visons un double objectif. Le premier objectif se veut d’apporter un regard approfondi sur la complexité du phénomène de crise psychologique. Le second objectif a pour but de contribuer à réactualiser la vision que les intervenants ont de la crise. Cette démarche nous paraît essentielle afin de délimiter au mieux le cadre conceptuel de notre recherche. Comme le précisait déjà à l’époque Morin (1976), ou plus récemment encore Mazade (2011), le concept de crise s’est tellement répandu dans diverses disciplines qu’il en a perdu de son sens. Nous avons donc souhaité éclairer à nouveau la notion grâce aux regards d’intervenants de terrain évoluant dans la discipline de l’intervention de crise.

Par son caractère inductif, l’utilisation de la théorisation enracinée s’est avérée être une méthodologie générale bien adaptée pour répondre à nos deux objectifs. En effet, ce dont il est question dans cette première étude c’est de l’expérience vécue par des intervenants du champ de la crise. Ainsi, nous souhaitons comprendre le sens que ces intervenants donnent à leur expérience (Strauss & Corbin, 1990). Cette première étape de la recherche permet de mieux appréhender l’objet de notre étude, à savoir le phénomène de crise, pour pouvoir ensuite explorer les processus thérapeutiques inhérents aux interventions de crise.

À cette fin, nous proposons, premièrement, de décrire la problématique de notre étude. Dans un second temps, nous abordons l’ancrage épistémologique et la démarche méthodologique. Ensuite, nous exposons les résultats saillants. Cette partie présente les données empiriques telles qu’elles émergent de la parole incarnée des intervenants. Nous situons l’expérience de ces intervenants de la crise au regard de leur expérience de terrain. Enfin, nous terminons par la schématisation finale de notre théorisation.

1. Description de la problématique

Dans cette section, nous mettons en lumière la problématique de notre objet d’étude en expliquant brièvement la pertinence scientifique et sociale de notre recherche.

Plusieurs constats nous ont amenés à nous intéresser à l’étude des processus thérapeutiques à l’oeuvre dans la clinique de la crise. Plus précisément, dans cet article, il est question de l’étude du vécu de la crise auprès d’intervenants professant en unité de crise et d’urgences psychiatriques.

Le premier constat se rapporte à une réalité scientifique. En effet, dans le champ de la crise tout comme dans celui des psychothérapies, les experts se sont longtemps penchés sur l’élaboration de modèles d’intervention (Paton, Violanti, & Dunning, 2000). Toutefois, peu d’attention a été portée à l’empirisme (Despland, 2006). En effet, Slaikeu (1990) déclare que les théories de la crise sont à considérer comme des groupes d’hypothèses de travail plutôt que des principes empiriquement fondés sur l’expérience des intervenants. D’autant plus que ces modèles théoriques d’intervention ont peu été réactualisés depuis les théories de Caplan dans les années 60 (Denis, Vermeiren, & Deschietere, 2012). D’autant plus, nous relevons que les études portant sur l’efficacité potentielle (efficacy) et l’efficacité réelle (effectiveness) des interventions de crise – ce qui se passe chez le patient après l’interventionclinique – demeurent nombreuses (Auerbach & Stolberg, 1986; Butcher & Koss, 1978; Reisch, Schlatter, Tschacher, 1999; Roberts & Everly, 2006) comparativement aux études sur les processus thérapeutiques – ce que disent et font réellement les intervenants? Cela nous apprend que ce type d’intervention est efficace pour réduire la symptomatologie anxieuse, dépressive ou les idéations suicidaires (Roberts & Everly, 2006). Toutefois, ce constat nous amène à avancer l’idée qu’on ne connaît toujours pas aujourd’hui les variables qui entrent en ligne de compte dans l’efficacité de ce type d’intervention. Dans cette perspective, notre recherche a pour ambition de comprendre comment une intervention de crise fonctionne, et ce, grâce à la parole incarnée d’intervenants de terrain. Dans le but de cadrer l’objet de notre recherche, nous avons tout d’abord entamé notre étude en explorant avec ces intervenants ce que le phénomène de crise représente pour eux. C’est ce dont il est question dans cet article.

Le second constat met en lumière les influences sociétales. L’abord de la crise et des urgences psychiatriques devient, de plus en plus, un enjeu essentiel pour l’élaboration cohérente d’une politique de soins en santé mentale (De Clercq, 2000). Avec l’augmentation de plus de 150 % des demandes de soins psychiatriques et psychiques en service d’urgence (Bruffaerts, Sabbe, & Demyttenaere, 2006), il existe une nécessité de repenser la manière de prendre en charge les sujets en souffrance aiguë, voire de créer des lieux alternatifs pour désengorger les unités de crise et d’urgences psychiatriques. Pour ne citer que cet exemple, la création, sur le territoire belge, des équipes mobiles de psychiatrie, appelées équipes de crise, apporte une brise nouvelle dans le paysage de la santé mentale. Toutefois, ces nouveaux dispositifs chamboulent les représentations de la psychiatrie et les manières de prendre en charge les patients en souffrance mentale (Denis, Maisin, Giordano, Warichet, & Hendrick, 2015). Cette évolution du système de soins psychiatriques contraint les intervenants à adapter quotidiennement leurs interventions. L’évaluation des processus thérapeutiques s’inscrit également dans un enjeu éthique qui est de pouvoir offrir aux personnes souffrantes les interventions les plus appropriées (Hendrick, 2009). Dans cette perspective, les modèles théoriques de prise en charge intra et extra hospitaliers doivent être réélaborés et réactualisés. Dès lors, il nous semble primordial de laisser une place au vécu d’intervenants afin d’aboutir à une modélisation de ce que représente le phénomène de crise pour eux. La poursuite de notre étude permettra ensuite d’explorer la manière dont ces intervenants prennent en charge un sujet en état de crise. L’association du chercheur et des intervenants de terrain représente le meilleur moyen pour réactualiser les connaissances empiriques et théoriques dans le champ de la crise.

2. Démarche méthodologique

À présent, abordons les différentes étapes méthodologiques qui ont permis d’élaborer notre recherche.

2.1 Paradigme épistémologique

Cette étude s’inscrit dans une approche inductive, appelée en français méthodologie de la théorisation enracinée, ou Grounded Theory Methodology (Glaser & Strauss, 1967) en anglais. L’approche inductive veut « donner [du] sens à un corpus de données brutes, mais complexes, dans le but de faire émerger [...] de nouvelles connaissances en recherche » (Blais & Martineau, 2006, p. 2). Le sens est lui-même au coeur de l’analyse. Dans cette perspective inductive, le chercheur met entre parenthèses le savoir issu des écrits scientifiques (Guillemette, 2006) pour se centrer sur les données émergentes issues de l’expérience d’acteurs de terrain. L’exploration de cette expérience ancrée est à percevoir comme une opportunité d’examiner en détail le vécu incarné de participants à la recherche. Précisons que cette mise entre parenthèses s’ouvre ensuite progressivement vers une certaine sensibilité théorique où le chercheur va nourrir les données ancrées à l’aide de connaissances théoriques existantes. C’est au chercheur à trouver les écrits scientifiques qui vont lui permettre d’affiner les questions soulevées par l’analyse. Cette analyse, nous précisent Corbin et Strauss (2008), cherchera davantage à explorer qu’à prouver.

L’objectif ultime visé par la théorisation enracinée est la construction de catégories d’analyse en vue de la production d’une théorie dite substantive (Strauss & Corbin, 1990), c’est-à-dire une théorie qui cherche à étendre la connaissance d’un phénomène étudié et qui peut représenter une première étape dans la compréhension d’une théorisation plus large.

Cette méthodologie générale qu’est la théorisation enracinée appartient notamment au paradigme de recherche de type interprétatif. Dans le courant interprétatif, la posture du chercheur joue un rôle déterminant dans le processus de la recherche. À cet effet, Anadón (2006) précise que le chercheur peut adopter trois types de posture paradigmatique :

  • Si son intention est de donner du pouvoir aux acteurs de terrain, sa posture sera plus critique.

  • Si le chercheur veut recréer le sens des actions de ces acteurs en fonction de leur discours, sa posture sera plutôt interprétative.

  • Enfin, s’il souhaite documenter un phénomène à travers l’interactivité des acteurs de terrain, il sera alors dans une posture socioconstructiviste.

À travers le processus de recherche, Anadón (2006) mentionne que le chercheur peut adopter de manière complémentaire ces trois positionnements. Ce qui importe c’est qu’il détaille continuellement sa position tout au long de la recherche. En ce qui nous concerne, nos résultats s’inscrivent dans une posture de recherche oscillant entre la position critique et la position socioconstructiviste.

À côté de ces postures paradigmatiques, la théorisation enracinée dispose d’un ensemble de procédures rigoureuses et de stratégies spécifiques pour générer une théorie enracinée dans les données. Elle permet d’ouvrir à l’innovation et à l’émergence grâce aux points de vue d’acteurs de terrain. Sa procédure consiste, au moyen d’un processus actif et itératif, à collecter des données dans une démarche d’analyse de comparaison continue (Dey, Schatz, Rosenberg, & Coleman, 2000; Glaser & Strauss, 1967). Au regard de notre problématique, cette méthodologie générale s’est avérée être la plus pertinente pour explorer le vécu des intervenants concernant leur expérience de la crise dans des unités de crise et d’urgences psychiatriques. Ce que nous voulons mettre en lumière c’est la réalité de terrain telle qu’elle est représentée par les intervenants participant à cette étude.

Précisons que l’objectif de notre travail de recherche n’est pas d’aboutir à une reconnaissance d’une « vérité », mais plutôt d’élaborer une théorie qui va permettre de capturer l’essence du phénomène de crise grâce à la parole incarnée d’intervenants.

2.2 Le milieu de la recherche : construire son échantillonnage théorique

La collecte des données s’est effectuée auprès d’intervenants professant dans des unités de crise et d’urgences psychiatriques en Belgique. Sur le territoire francophone, il existe cinq unités de crise et d’urgences psychiatriques reconnues par l’État fédéral. Certaines de ces unités sont directement insérées au sein des urgences générales, d’autres, par contre, sont délocalisées du service des urgences. Dans les deux cas, une étroite collaboration existe entre ces unités de crise et les services d’urgences générales de ces hôpitaux universitaires et non universitaires. Dans le cadre de notre étude, nous avons rencontré des intervenants issus de chacune de ces unités francophones ainsi qu’un intervenant professant dans une unité de crise flamande. L’objectif était d’explorer divers contextes d’intervention afin d’ouvrir au maximum le questionnement sur les ressemblances et les dissemblances quant au vécu de crises. Afin de diversifier notre échantillonnage théorique, les intervenants participant à l’étude avaient diverses fonctions (psychologues, psychiatres, infirmières, case management, assistant-psychiatre) et étaient formés à des approches théoriques variées (cognitivo-comportementale, psychanalytique, systémique, thérapie d’acceptation et d’engagement). Aussi, l’inférence théorique issue de notre analyse nous a amenés à rencontrer des intervenants issus d’autres contextes d’intervention (service de police, caserne de pompiers, équipe mobile de crise, cellule de gestion des catastrophes). Notre but était d’élargir le champ de connaissances de notre théorie émergente par la rencontre de contre-exemples. Le choix pour ces différents intervenants s’est réalisé par salve de deux entretiens. C’est l’analyse émergente des données qui a guidé, au fur et à mesure, l’orientation de l’échantillonnage théorique. Au total, 18 intervenants ont été rencontrés pour cette étude.

2.3 L’instrument de collecte de données : le guide d’entretien

Le schéma initial pour guider nos entretiens comportait cinq à huit mots-clefs. Dans notre démarche de récolte de données, nous n’avons pas souhaité enfermer les entretiens dans des questions préalablement préparées. Les mots-clefs avaient pour fonction d’approfondir le phénomène étudié, mais surtout, de permettre à l’intervenant interviewé d’exprimer librement son point de vue.

Les mots-clefs visaient à obtenir des informations de type descriptif, analytique, réflexif et théorique. Les mots-clefs descriptifs étaient orientés sur le contexte (institution, fonction de l’intervenant et fonctionnement de l’équipe). Les mots-clefs analytiques s’intéressaient au vécu de l’intervenant et à son expérience concernant le phénomène de crise. Ceux relatifs à la posture réflexive avaient pour but d’offrir la possibilité à l’intervenant d’avoir un regard critique sur son vécu en tant qu’intervenant de la crise. Enfin, certains mots-clefs visaient à récolter des avis, des suggestions, des recommandations. En effet, nous avons profité de la présence de spécialistes pour partager des connaissances théoriques, mais également pour obtenir des conseils sur les prochains intervenants qui seraient susceptibles de compléter le propos. Ce procédé a permis de créer des liens entre les différents intervenants de cette étude.

Plusieurs sous-thèmes ont pu être abordés grâce aux nombreuses questions formulées à partir des mots-clefs : les bienfaits et les difficultés ressenties dans le travail de crise; les ressources (internes et externes) présentes ou non au sein de l’institution ainsi que le sentiment d’efficacité dans son travail clinique et ce qu’il recouvre. À côté de ces pistes d’investigation, la place au dialogue et à l’échange a permis d’ouvrir la discussion sur d’autres spécificités du phénomène de crise plus ancrées sur le plan sociétal, à savoir la collaboration avec le réseau de soins et l’évolution des systèmes de soins psychiatriques sur le territoire belge.

En fin d’entretien individuel, chacun des intervenants a marqué sa disponibilité dans le cas où nous souhaiterions compléter son point de vue après la retranscription intégrale du verbatim.

2.4 Étapes de collecte et d’analyse des données

Notre démarche de récolte et d’analyse des données comporte plusieurs étapes. Parmi ces étapes, nous retrouvons les trois grands types de codage qui composent la démarche d’analyse de la théorisation enracinée : le codage ouvert, le codage axial et le codage sélectif.

Le codage ouvert est la première phase de l’analyse. Il s’agit de l’étape où le chercheur nomme et catégorise le phénomène étudié à partir des données ancrées dans le terrain d’étude. Ces données sont examinées minutieusement par le chercheur et étiquetées à leur expression la plus simple. Le chercheur se doit de faire ressortir l’essentiel du message exprimé par les intervenants. De cette étape d’étiquetage se dégagent progressivement des dimensions et des propriétés spécifiques. Ainsi, le phénomène de crise est entendu par de nombreux intervenants comme un « moment fécond ». Ce « moment fécond » est une propriété d’une catégorie plus large qui a été nommée « Processus complexe ». Ce moment possède également des dimensions spécifiques (une intensité, une durée) qui varient en fonction des spécificités du contexte de crise et de facteurs divers (individuels, relationnels et sociétaux). C’est dans le codage ouvert que le chercheur doit le plus faire preuve de sa sensibilité théorique (Strauss & Corbin, 1990). Il doit donner du sens aux données et distinguer ce qui est le plus pertinent par rapport à sa problématique de recherche.

Le codage axial peut être comparé à une étape de classification de catégories. À cette étape, le chercheur expose les propriétés et les dimensions des catégories émergentes pour en formuler des liens. Ces catégories vont être comparées les unes aux autres et connectées avec leurs sous-catégories. La catégorie centrale se précise, car elle apparaît souvent dans les données. Ainsi, une de nos catégories centrales, « Processus complexe », a été créée pour illustrer le phénomène de crise. À côté de cette catégorie, trois autres sont venues s’ajouter : les conditions et les influences de type individuel, relationnel et sociétal. Toutes ces catégories expliquent les variations du phénomène de crise (Figure 1). Elles entrent en relation les unes avec les autres et permettent d’expliquer en profondeur l’objet de notre étude. Ainsi, les intervenants se représentent le phénomène de crise comme un processus ultra complexe (clinique du cas par cas; processus pathologique vs non pathologique). Par ailleurs, c’est l’issue de l’intervention qui va permettre de situer la crise sur un continuum entre processus de rigidification ou néodéveloppement. Les trois autres processus vont amener des variations quant aux représentations de la crise, mais également quant à la manière de prendre en charge un individu en état de crise.

Le codage sélectif représente l’étape finale de l’analyse. Lors de cette étape, le chercheur intègre les fondements développés lors du codage axial. Il s’agit d’un travail d’intégration de la théorie émergente. Chaque catégorie centrale et sous-catégorie est exposée et détaillée selon ses dimensions. Cette étape n’est pas linéaire puisque le chercheur peut effectuer des allers et retours en arrière pour aboutir à une théorisation finalisée (Strauss & Corbin, 1990). Ainsi, en ce qui concerne notre analyse des données, nos catégories principales sont restées au nombre de quatre. Par contre, nous sommes passés de plus de 20 sous-catégories à 12 au final. Chacune de ces catégories et sous-catégories sera illustrée dans la partie des résultats par des citations issues des entretiens avec les intervenants.

Figure 1

La représentation du phénomène de crise

La représentation du phénomène de crise

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Tout le processus analytique s’est réalisé de manière rigoureuse et méthodique. Le temps d’analyse entre les entretiens et les possibilités de rencontres avec les intervenants nous ont conduits à réaliser cette étude sur une période d’un peu plus de deux ans. Tout au long de ces années, nous avons tenu un journal de bord qui reprenait de manière détaillée les comptes rendus de codage (comprend les résultats des codages ouverts, axiaux et sélectifs), les comptes rendus théoriques (comprend les réflexions du chercheur et l’appui des écrits scientifiques) ainsi que les comptes rendus opérationnels (comprend les directions procédurales argumentées du chercheur) qui ont permis d’aboutir à la théorisation enracinée finale.

2.5 Saturation théorique

Afin de saisir la pertinence de notre théorisation, il s’avère essentiel de toucher un mot sur la manière dont nous avons abouti à la saturation théorique de nos catégories. Avant toute chose, rappelons que notre démarche visait à explorer le vécu des intervenants, mais également la manière dont ils interviennent dans leur pratique clinique. La saturation théorique couvrait d’autres problématiques de recherche, mais une seule est exposée ici, soit le vécu de la crise. Ce que nous avons constaté c’est qu’à l’issue du 16e entretien, les données récoltées n’apportaient plus d’éléments substantiels nouveaux par rapport à notre questionnement de recherche. Nous avons cependant souhaité ajouter une 17e rencontre afin de nous en assurer. Ce n’est qu’à l’issue de l’analyse de toutes ces données et de leur mise en forme qu’il a été possible de conclure que la saturation théorique avait été atteinte. En effet, nous avons constaté que notre théorie émergente pouvait s’appliquer à chacun des entretiens réalisés. Par ailleurs, un 18e entretien a été réalisé a posteriori du travail d’élaboration de la théorie afin de vérifier si cette théorie enracinée pouvait être appliquée au travail clinique d’une autre unité de crise et d’urgences psychiatriques n’ayant pas encore participé à la recherche. Cette nouvelle prise de données a confirmé que notre théorie enracinée correspondait également au travail réalisé dans une autre institution.

Le processus de recherche s’est clôturé par un retour sur le terrain. En effet, nous avons rencontré les intervenants désireux de découvrir les résultats de la recherche. Ces rencontres ont été l’occasion d’échanger sur la théorie émergente et de vérifier que les vécus expérientiels avaient correctement été modélisés.

3. Résultats

Dans cette section, nous présenterons tout d’abord un résumé du vécu des intervenants pour mettre en lumière le coeur de nos résultats. Ensuite, chacune des catégories issues des résultats sera déployée.

3.1 Résumé du vécu des intervenants

Pour les intervenants qui ont contribué à cette étude, le phénomène de crise en santé mentale est vécu de façon complexe. Il possède tantôt des vertus positives, tantôt des vertus négatives. D’un côté, l’éclatement de la crise représente pour eux une opportunité d’aboutir à un changement. D’un autre côté, lorsque la crise éclate chez des sujets fragilisés psychiquement, relationnellement ou socialement, il existe un danger de développer une pathologie, voire de s’y enkyster.

Les intervenants estiment que, dans son versant positif, la crise est une ouverture pour aboutir à un néodéveloppement. Le moment de la crise est avant tout perçu comme fécond. Pour les intervenants, il est bénéfique de s’appuyer sur cet état de tension, de débordement psychique et relationnel, pour provoquer un changement au sein d’un fonctionnement individuel ou collectif. Il s’agit, avant tout, d’un moment opportun (Kairos) pour amorcer la possibilité d’évoluer vers un état d’équilibre meilleur. Ce moment est perçu comme une phase de transformation.

Dans son versant négatif, la crise est vécue comme pouvant prendre la forme d’un danger. Elle est entendue comme une possibilité de rupture (dans l’espace intrapsychique ou intersubjectif) ou d’attaque mortifère (perte d’intégrité psychique, menace de mort réelle ou imaginaire). Le sujet en état de crise peut alors évoluer vers un état régressif et accroître sa vulnérabilité psychique et relationnelle. Ce moment est perçu comme une phase de régression ou de décompensation pathologique.

Le constat évident que les intervenants font quant au fait que la crise est inhérente à tout être humain et à tout système permet de comprendre qu’il n’y a pas toujours un phénomène pathologique sous-jacent au développement d’une crise. L’état d’équilibre d’un individu ou d’un système peut se retrouver à tout moment ébranlé par des événements de vie divers (accident, deuil, perte d’emploi, maladie, divorce, etc.). La crise, qui possède cette capacité de se résorber d’elle-même au bout de quelques heures à quelques jours (caractère temporaire), peut alors conduire l’individu ou le système vers l’état d’équilibre antérieur connu et reconnu. Ce moment est perçu comme une phase de rigidification d’un équilibre antérieur.

Dans tous les cas, quel que soit le type d’état de restauration, celui-ci dépend avant tout de conditions favorables ou défavorables, internes ou externes, présentent avant, pendant et après le déclenchement de la crise. Ainsi, ces diverses influences sont de type individuel, relationnel ou sociétal. Les capacités d’adaptation (coping; faire face) et les ressources, internes ou externes, font que le sujet traversera différemment sa crise. Tout cela dépend également du type de crise (accidentelle ou psychotraumatique; relationnelle; structurelle ou développementale, psychopathologique ou psychosociale), de son intensité, de sa durée et de la variabilité de l’impact. Ces paramètres influencent la manière dont le sujet vit sa crise ainsi que la manière dont l’intervenant va orienter sa prise en charge thérapeutique et proposer des interventions adéquates. La Figure 2 schématise le phénomène de crise que nous venons de décrire.

Les intervenants précisent que, malgré son caractère paroxystique, le degré d’urgence qu’éprouve un sujet en état de crise renvoie avant tout à une urgence subjective. L’inconfort et les tensions ressentis par le sujet ou son entourage conduisent à une instabilité réelle et à une désorganisation. Cette perturbation intense est, pour la plupart des cas, issue de dysfonctionnements relationnels et représentationnels. Les problématiques psychiatriques ou médicales sont plus rarement représentées. C’est dans cette perspective que les intervenants vivent la crise comme une « urgence subjective » et non comme une « urgence psychiatrique ».

Pour terminer, un élément intéressant qui ressort du vécu des intervenants est que la crise peut parfois être latente (« être au bord de la crise »). Dans ce cas, l’individu témoigne de symptômes psychiques et parfois physiques sans que la crise éclate. Les intervenants décrivent la présence d’un inconfort subjectif ou intersubjectif qui nécessite d’être mis en mots. Dès lors, un des objectifs du travail clinique de crise est de déclencher ou provoquer ces crises perçues comme latentes par les intervenants, et ce, afin d’amorcer une possibilité de changement.

La Figure 2 propose la schématisation illustrant le résumé de ce que nous venons de relater dans la section précédente. Ce schéma nous permet de comprendre la manière dont les intervenants de notre étude perçoivent le phénomène de crise en santé mentale.

Selon ces intervenants, trois phases importantes composent le phénomène de crise: la phase d’éclosion (moment du déclenchement de la crise), la phase de déploiement (moment d’adaptation du sujet face à la crise) et la phase de résolution (moment de dégagement de la crise).

Comme précédemment expliqué, l’apparition mais surtout, la gestion de la crise dépendra des conditions de vie favorables ou défavorables, présentent préalablement ou non, chez l’individu (facteurs individuels, relationnels et sociétaux). En fonction de la configuration de ces multiples conditions, trois voix s’offriront au sujet : la régression (état de rupture pathologique), la consolidation (état de retour à l’équilibre antérieur) ou la transformation (état d’amorçage au changement).

Ce schéma nous montre bien la distinction entre la crise qui se présente comme une détresse psychologique que tout un chacun peut traverser dans sa vie et l’urgence psychiatrique qui est la conséquence d’une crise qui survient sur un terrain pathologique.

Figure 2

Schématisation du phénomène de crise

Schématisation du phénomène de crise

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3.2 Formalisation détaillée de la théorisation

Les entretiens nous ont conduits à cerner ce que renferme le concept de crise. Ainsi, il s’est avéré que les intervenants mentionnaient d’emblée la distinction entre une crise dite « psychologique » et une « urgence psychiatrique ». La première se décline en d’autres types de crise (accidentelle ou psychotraumatique; relationnelle; structurelle ou développementale, psychopathologique ou psychosociale). La seconde, l’urgence psychiatrique, aussi appelée crise psychiatrique, se réfère à un état de crise où la première intervention se verra médicalisée. Ainsi, l’urgence psychiatrique est une crise, mais la crise n’est pas nécessairement une urgence psychiatrique; elle est une « urgence subjective ». À ce stade, il était important de mentionner cette distinction afin de baliser les propos qui vont suivre. En effet, les intervenants précisent que la confusion entre crise et urgence est facile et peut biaiser l’intervention si l’intervenant n’y prend pas garde.

L’analyse détaillée de notre corpus de données a également apporté un éclairage sur l’identification des conditions et des influences, internes et externes, qui peuvent amener un sujet à vivre un état de crise.

De manière plus concrète, un arbre de codage, composé de 12 sous-catégories regroupées en quatre catégories principales, a été réalisé pour faciliter la compréhension du phénomène de crise. Cet arbre (Tableau 1) répond à notre première question de recherche qui est : comment les intervenants issus d’unités de crise et d’urgences psychiatriques vivent le concept de crise en santé mentale?

La première catégorie explore le sens donné au concept de crise en décrivant toute la complexité du phénomène. Les trois autres catégories ont été créées pour rendre compte des conditions de vie qui influencent l’arrivée d’une crise. Ces conditions de vie sont délimitées selon des axes individuel, relationnel et sociétal. Elles influencent l’éclosion et la résolution de la crise et sont indissociables pour comprendre ce qu’est une crise. Les intervenants les regroupent en deux pôles : le pôle des conditions favorables et le pôle des conditions défavorables. Ces conditions sont présentes avant, pendant et après l’éclosion d’un état de crise. Il existe à la fois une quantité d’événements extérieurs qui peuvent déclencher un état de crise ainsi qu’une quantité de réactions possibles à la suite de l’apparition de cette crise. L’état de débordement s’exprime de manière variable et singulière en fonction des facteurs présents en amont de la crise, des facteurs péricrise (autour de la crise) et enfin, des facteurs postcrise.

Tableau 1

Arbre de codification du phénomène de « crise » (18 entretiens)

Arbre de codification du phénomène de « crise » (18 entretiens)

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L’organisation des résultats qui suit s’inspire de l’arbre de codage (Tableau 1). Nous avons découpé la rédaction en sections distinctes qui représentent chacune les catégories principales répondant à notre question de recherche. Précisions que cette manière d’organiser nos données s’est construite au fur et à mesure de l’écriture de nos divers comptes rendus (codage opérationnel et codage théorique).

3.2.1 Catégorie principale 1 : La crise, un phénomène complexe

Pour les intervenants, le terme crise est couramment utilisé dans le langage des professionnels en santé mentale. Ce concept est perçu comme ayant des contours équivoques et renferme plusieurs interprétations et acceptions variant en fonction :

  • des multiples sens qui se sont répandus au cours du temps;

  • de l’appropriation du concept et de ses définitions par diverses disciplines.

« La crise, on en parle tellement dans tous les domaines…en politique, en économie, en histoire, en psychiatrie. Je trouve qu’on s’y perd par rapport à sa définition » (Int. 13).

Dans le champ clinique, les intervenants précisent que ces acceptions varient en fonction :

  • des référents théoriques utilisés par les intervenants (formation initiale et continue);

  • des référents théoriques utilisés par les équipes de soins.

« En systémique on va définir la crise en fonction de l’homéostasie… par exemple…en psychodynamique…en fonction du fonctionnement psychique…les regards varient mais ils se complètent » (Int. 15).

En se référant au vécu des intervenants, le concept de « crise » est entendu comme une perturbation aiguë du fonctionnement psychique, cognitif et relationnel d’un individu en lien avec son contexte environnemental (familial, conjugal, professionnel, social). L’exploration en profondeur des catégories permet de comprendre que cette perturbation aiguë s’inscrit dans le temps. Ainsi, la crise est vécue comme un processus. Elle peut s’installer quelques heures et perdurer jusqu’à quelques semaines. Les entretiens complémentaires ajoutent que la crise fait suite à une perturbation de l’état d’équilibre initial de l’individu. Elle est perçue comme un moment de déséquilibre psychique et relationnel.

La complexité du phénomène de crise amène les intervenants à devoir distinguer le concept de « stress » de celui de « trauma ». En effet, la crise est souvent associée à ces deux notions. Or elle renferme comme nous l’avons mentionné précédemment une signification qui lui est exclusive. « Dans la clinique de la crise…il faut impérativement distinguer stress et trauma…c’est important car l’intervention ne sera pas la même… » (Int. 2).

Le stress est entendu comme une réaction adaptative utile à l’individu. Il s’agit d’une réaction bio-neuro-psycho-physiologique normale pour faire face et s’adapter à un agent stresseur (environnement hostile) afin de maintenir un équilibre interne. Ainsi, le manque d’adaptation d’un sujet et sa mauvaise gestion du stress pourront le conduire à vivre un état crise. La crise sera la conséquence d’un distress (stress négatif), nous expliquent les intervenants de cette étude.

Le trauma, par contre, est perçu comme le coup (accident, agressions, maladie, etc.) qui potentiellement aboutit à un traumatisme (effraction psychique) en raison de la menace de l’intégrité physique ou psychique ou la confrontation avec le réel de la mort. Le trauma suscite une crise qui se classe à part, car elle diffère des autres crises sur le plan de l’étiologie, mais aussi sur le plan de la symptomatologie, de la trajectoire et de l’intervention. Les crises sont généralement précipitées par des événements de vie négatifs. Par contre, la crise psychotraumatique est précipitée par un événement arbitraire, violent et d’une sévérité sans précédent.

Il s’agit bien pour ces intervenants de prendre en compte le niveau de détresse du sujet, mais également le contexte de l’événement et la perception qu’a l’individu de cet événement pour pouvoir réaliser la distinction entre ces notions.

Les intervenants complètent leurs représentations en abordant la question des mécanismes d’adaptation. Selon eux, chaque humain accumule au cours de son développement un répertoire de mécanismes adaptatifs qui lui permettent de réagir à son environnement. Il est communément admis par tous les intervenants que certaines situations de vie provoquent des états d’incertitude dans la manière de gérer les interactions ou l’événement en question. Des mécanismes d’adaptation, inexistants ou défaillants, peuvent être la cause de l’éclosion de la crise. Cependant, les intervenants nous mentionnent que cette simplification est loin d’expliquer toute la complexité du phénomène.

Souvent la crise est de type existentiel…c’est-à-dire qu’elle fait référence à une crise de vie de tous les jours…qu’on peut tous traverser […] par exemple, une rupture amoureuse ou un deuil

Int. 5

La crise est notre quotidien et tout le monde peut en traverser. Il y a donc un aspect de normalité quant au fait de vivre une crise

Int. 8

Dans cette compréhension de la complexité, les intervenants vivent la crise comme un phénomène inhérent à tout individu et système. En ce sens, il reste capital de ne pas la considérer d’emblée comme pathologique. Dans cette perspective, il y a lieu de percevoir la crise comme un processus naturel présent dans n’importe quel système (familial, conjugal, amical et au-delà, institutionnel ou sociétal). En fonction de son expressivité, elle sera source d’instabilité variable pour l’individu qui la traverse et son entourage. C’est dans cette perspective que la crise est perçue tantôt comme positive (opportunité), tantôt comme négative (danger).

Dans tous les cas, le phénomène de crise perturbe l’équilibre homéostatique d’un individu et de son système. Comme nous l’avons déjà mentionné, cette perturbation dépend de multiples conditions favorables (ressources internes : capacité de mentalisation, de prise de recul, introspection; présence relationnelle contenante : soutien social perçu), ou défavorables (absence de soutien social, vulnérabilité psychique, précarité sociale). Dans le cas où le vécu subjectif de crise est mobilisé à bon escient, l’individu peut s’appuyer sur ce qui lui arrive pour mieux comprendre son fonctionnement individuel et relationnel. Cette compréhension se fait soit de manière naturelle et spontanée, soit à l’aide d’une intervention thérapeutique.

Le temps de la crise est véritablement un moment de dévoilement sur soi pour la personne vivant cette situation. Car lorsque tout semble voler en éclat, il est crucial d’interroger les fondements de ce qui a amené l’individu à vivre cet état de crise. C’est ainsi que, dans la suite de ce propos, nous allons développer le processus de vécu singulier de la crise. « Travailler la crise, c’est travailler la singularité » (Int. 6).

Lorsque les intervenants nous partagent leurs expériences, ils insistent sur la nécessité de penser la prise en charge d’une crise de manière singulière. Ils nous précisent que le mode de présentation des sujets en état de crise est diversiforme et qu’il faut travailler au cas par cas.

Cette démarche rend complexe le phénomène étudié vu que les intervenants doivent constamment faire preuve d’adaptation. Ils doivent ajuster leurs modèles théoriques aux caractéristiques multiples des situations dites de crise et des personnes qui les vivent. Car, pour qu’elle soit efficace, l’intervention de crise doit être une clinique du cas par cas. Il s’agit d’une clinique qui doit tenir compte de la subjectivité des sujets, de leur trajectoire de vie, de la présence de leur entourage et de leur capacité d’étayage. Ainsi, l’intervenant ne va pas réagir de la même manière en présence d’une crise de type psychotraumatique que face à une crise de type psychosociale ou psychopathologique. « L’individu est un être singulier…la prise en charge de crise doit donc être singulière, non codifiée, non standardisée pour pouvoir être efficace » (Int. 1).

Pour les intervenants, le respect de cette dimension subjective de la crise et des différences individuelles dans la gestion de situation problématique est crucial. Étant donné cette spécificité, les intervenants précisent qu’il ne faut pas rigidifier la prise en charge et l’enfermer dans des lignes directrices comme on peut en retrouver dans le champ médical. Il existe une nécessité de reconnaître le type de crise pour fournir une intervention adaptée, mais également une nécessité de conserver un regard souple et créatif sur la situation clinique. « Quand je découvre un sujet en salle d’attente, la première chose que je perçois c’est sa souffrance intense…comme s’il avait atteint une sorte de paroxysme… un point de non-retour » (Int. 3).

Le vécu de complexité renvoie également à l’aspect paroxystique que représente l’état de crise. Cet état de perturbation intense, de souffrance aiguë et de désorganisation amène l’intervenant à devoir rapidement canaliser l’individu en crise. À son acmé, la crise conduit l’individu – et son système – à éprouver des affects dysphoriques. Selon les intervenants, l’origine de cette perturbation est tantôt extérieure (par exemple un accident, un conflit de couple, une perte d’emploi, une problématique familiale), tantôt intérieure (par exemple un manque d’étayage, une vulnérabilité psychique, des difficultés de mentalisation, un sentiment intense de solitude, etc.). Sa trajectoire, quant à elle, conduit également l’individu et son système vers le déploiement de perturbations, internes et externes. Les sujets en état de crise se sentent effrayés, coincés, bloqués. Ils ont cette impression que le monde se referme sur eux. Leurs tentatives d’adaptation au monde extérieur sont défaillantes ou font défaut. L’état aigu dans lequel ils entrent progressivement les amène à ressentir un besoin urgent d’en finir et d’être aidés. Le temps de la réflexion se retrouve de plus en plus restreint. Les tentatives de solutions sont vaines. La situation de crise s’impose et le temps de l’urgence et de l’immédiateté prend alors tout son sens dans leur vécu. Souvent, ce moment paroxystique conduit au passage à l’acte; cette tentative est perçue comme étant la seule solution pour un sujet en détresse psychologique intense. Les intervenants précisent que ce motif d’admission est le plus fréquent au sein des services d’urgence et des unités de crise et d’urgences psychiatriques.

Les gens en crise…ce sont effectivement des gens qui viennent suite à des comportements parasuicidaires ou suicidaires

Int. 14

Les personnes qui bénéficient d’un suivi et d’une hospitalisation de crise sont souvent des personnes qui sont passées à l’acte

Int. 7

Les intervenants apportent une nuance quant à l’apparition de ce moment paroxystique. Il est selon eux d’intensité variable (léger, modéré, sévère) et d’évolution transitoire. Dès lors, cela dépend du regard subjectif porté sur l’événement ainsi que des conditions de vie favorables ou défavorables, présentes ou non, chez le sujet en état de crise.

En ce qui concerne la résolution de cet état paroxystique, l’analyse des entretiens a permis de l’orienter vers trois types de processus :

  • Processus de consolidation;

  • Processus de transformation;

  • Processus de régression et d’aggravation.

Le processus de consolidation signifie que la crise a tendance à se résorber d’elle-même au bout de quelques heures, voire quelques jours, et ce, même en l’absence d’une intervention thérapeutique. « Dans le cas d’une restauration naturelle, le développement de la crise s’inscrit dans une temporalité plutôt courte » (Int. 1).

Dans ce cas de figure, il est précisé par les intervenants que l’individu ou le système s’autorépare en retournant vers un fonctionnement antérieur connu et donc sécurisant. Dans la plupart des cas, cela provoque une rigidification du fonctionnement psychique et relationnel de l’individu. Ce continuum, nous disent les intervenants, reflète la plupart des crises de vie de tous les jours que les individus traversent.

Concernant le processus de transformation, il offre la possibilité d’un néodéveloppement sur le plan du fonctionnement psychique, mais également d’un point de vue du fonctionnement relationnel. Dans ce type de résolution, la crise dégage un potentiel de régénération qui a la possibilité d’aboutir à une ouverture vers un nouvel état d’équilibre, vers un changement nous disent les intervenants.

Enfin, évoquons le troisième processus. Dans le cas où la crise s’amplifie, cela signifie que les prodromes de cette amplification n’ont pas été suffisamment décodés par le sujet ou son entourage. Le trouble mental sous-jacent à la problématique de crise émerge progressivement. Sans intervention thérapeutique adaptée, il s’ensuivra un processus de régression pathologique ou d’aggravation de l’état désordonné du fonctionnement psychique et relationnel. À ce stade, la crise évolue vers un moment pathique. Les intervenants nous parlent alors de décompensation sous un mode psychiatrique.

Il existe une variété de situations de vie qui peuvent provoquer des crises

Int. 06

Les causes de la crise apparaissent différemment d’une personne à l’autre. Il y a aussi un mode de gestion différent en fonction de facteurs aggravants ou facilitants

Int. 08

Les intervenants postulent que les événements et les réactions émergentes ne suffisent pas à constituer la crise. En effet, la crise apparaît en réponse à une mauvaise intégration d’un événement, mineur ou majeur, au sein de l’expérience subjective de l’individu. C’est l’articulation entre l’événement et l’évaluation qu’en fait le sujet qui définit la présence de la crise. Les entretiens relèvent qu’à la suite d’une perte de repères, réels ou imaginaires, ou à un manque d’adaptation, l’individu tombe progressivement dans une détresse psychologique. La vision de la vie s’obscurcit et l’impression que rien ne sera plus comme avant empiète sur le principe de réalité. Dans cette perspective, les intervenants vivent la crise comme apparaissant en l’absence d’appui, de soutien ou de réconfort réellement perçus par l’individu.

3.2.2 Catégorie principale 2 : Conditions et influences individuelles

« La notion de crise est associée à la notion de décompensation psychique provoquée par des vulnérabilités propres au sujet » (Int. 6).

Le point de vue des intervenants stipule qu’on ne peut comprendre la crise sans porter un intérêt sur la manière dont s’amorce cette expérience de la crise. L’extrait ci-dessus issu de notre corpus de données résume à merveille les échanges émergents avec les différents intervenants. En effet, il existe des indicateurs, propres à l’individu, qui le conduisent potentiellement vers le déclenchement d’un état de crise aigu. L’analyse des entretiens nous a amenés à nommer ces indicateurs des conditions individuelles précipitantes. En effet, dans le contexte qui nous occupe, les intervenants nous apprennent que la crise apparaît plus facilement sur des terrains psychiques plus vulnérables. Des exemples comme des carences ou des traumatismes sont souvent mentionnés à travers les entretiens. Les intervenants classent généralement ces vulnérabilités en temporaire versus permanente ou pathologique versus non pathologique.

À côté de ces conditions individuelles, il existe également d’autres facteurs individuels qui ont une influence protectrice ou aggravante sur le déroulement de la crise. Les intervenants précisent que les deux peuvent agir simultanément et prendre respectivement la fonction de l’un ou de l’autre. Ces influences sont considérées comme internes (par exemple l’anxiété ou le stress accru, les conflits psychiques latents, le blocage émotionnel) et toujours en lien avec des influences externes (par exemple des problèmes d’ajustement relationnel, un incident critique). « La crise est provoquée par une faille dans le fonctionnement individuel mais aussi une faille dans le fonctionnement familial et sociétal » (Int. 11).

3.2.3 Catégorie principale 3 : Conditions et influences relationnelles

« Les causes de la crise sont souvent en lien avec un dysfonctionnement dans l’interrelationnel » (Int. 4). « Souvent des antécédents personnels ou familiaux sont observés chez les sujets en crise » (Int. 8).

Le phénomène de crise s’ancre dans le relationnel. Sur ce point, l’avis des intervenants est unanime : « on ne crise jamais tout seul! » (Int. 2).

Dans le cas où un réseau familial, amical ou médical est présent pour l’individu, ce dernier, lorsqu’il entre en état de crise, tente de le solliciter. Dans ce contexte, les intervenants précisent que les services d’urgences deviennent alors secondaires dans le choix de l’individu. « La crise est une réaction d’intolérance à l’entourage proche ou lointain. La crise s’inscrit dans une logique relationnelle » (Int. 11).

Le fait que le sujet en état de crise se rende dans une unité de crise et d’urgences psychiatriques signe l’échec d’un des systèmes autour de lui. La crise devient alors urgence, car elle n’a pas pu être contenue à l’extérieur comme à l’intérieur. Souvent dans les prises en charge clinique, les intervenants mentionnent que les familles sont parfois porteuses de vulnérabilités anciennes qui les empêchent d’offrir un étayage suffisamment contenant à ses membres. La présence de carences dans le lien aux autres ou des discontinuités dans les mécanismes d’attachement sont souvent à relever dans les profils des sujets en crise. Dans ce cadre, les vulnérabilités psychiques préexistantes s’adossent aux vulnérabilités interrelationnelles et entraînent une mise en crise plus facile.

3.2.4 Catégorie principale 4 : Conditions et influences sociétales

« Selon moi, on a affaire de plus en plus à des crises sociétales…des crises qui viennent témoigner d’une défaillance dans le système de soins » (Int. 11).

Il a été souligné dans les entretiens que le contexte de soins avait toute son importance dans le déclenchement des crises et de ses rechutes. Lorsqu’un individu déjà fragilisé par des histoires de vie poinçonnées de ruptures ne peut disposer d’un réseau de soins présent et soutenant, les possibilités de répéter des crises restent plus que probables.

Aussi, les intervenants mentionnent que la saturation des réseaux de soins n’est pas un phénomène aidant quant aux rechutes. Il est stipulé par les intervenants que le réseau de soins est parfois disqualifiant à l’égard des gens en crise. Dans cette explication, il en ressort que les intervenants ont tendance à se jeter la balle. Les patients en crise transitent alors d’un service de soins à un autre. Cette réalité conduit à augmenter les hospitalisations en psychiatrie pas toujours nécessaires pour répondre à la problématique du sujet.

Conclusion

Cette étude a permis de refléter au mieux le sens donné au vécu de la crise d’intervenants professant au sein d’unité de crise et d’urgences psychiatriques et de mieux cerner l’objet de notre étude. L’échantillonnage théorique composé de 18 intervenants issus de contextes d’intervention différents a été créé dans le but d’explorer le phénomène de crise. Les cas plus contrastés choisis dans le cadre de cette étude ont fait ressortir avec netteté les catégories principales de notre analyse.

Ainsi, une idée centrale se dégage de cette première étude : pour les intervenants rencontrés, le sens donné à la crise ne doit pas se révéler être uniquement négatif, comme on a tendance à le considérer dans le langage courant. La crise est véritablement un moment fécond sur lequel l’individu, son système et les intervenants doivent s’appuyer pour amorcer un changement. De plus, les catégories émergentes de notre analyse servent à baliser la poursuite de cette recherche qui s’intéresse à la manière dont les intervenants interviennent dans leur pratique clinique.

L’utilisation de la théorisation enracinée permet véritablement de prendre le temps d’explorer un phénomène. À travers notre démarche de recherche, nous considérons que le devis méthodologique mis en place a largement contribué à enraciner les résultats d’analyse et à élargir la compréhension du phénomène de l’intervention clinique de crise.