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Introduction

Depuis la publication en 1989 de la Convention des droits de l’enfant des Nations Unies, on constate une ouverture grandissante à donner la parole aux enfants en recherche (Greene & Hill, 2005; Kirk, 2007; Lewis & Lindsay, 2000; Taylor, 2000; Veale, 2005). Alors qu’auparavant les données sur l’enfance provenaient des adultes, on reconnait maintenant la compétence des enfants à être des informateurs sur leur propre vie, et l’on assiste à une valorisation de la recherche « avec » les enfants plutôt que « sur » les enfants (Christensen & James, 2008; Docherty & Sandelowski, 1999; Langhout & Thomas, 2010; Liegghio, Nelson, & Evans, 2010; Taylor, 2000; Veale, 2005). Or les chercheurs sont parfois réticents à faire de la recherche auprès des enfants en raison des défis que cela représente, tant du point de vue pratique que du point de vue éthique (Glass, 2006; Langhout & Thomas, 2010; Morison, Moir, & Kwansa, 2000). En effet, les enfants maitrîsent moins bien le langage verbal et se trouvent dans une position de vulnérabilité face aux chercheurs qui sont des adultes. Pourtant, la justice sociale légitime la participation des enfants à la recherche pour permettre le développement d’interventions mieux adaptées à leurs besoins. Nous avons ainsi tenté de relever ce défi dans le champ de la santé mentale jeunesse (SMJ)[1], en utilisant avec les enfants des entretiens de recherche intégrant le dessin et le jeu, pour soutenir la communication et l’exploration de leur expérience.

Les chercheurs de différentes orientations semblent s’entendre pour recommander une combinaison de méthodes dans la recherche avec les enfants (Darbyshire, MacDougall, & Schiller, 2005; Fargas-Malet, McSherry, Larkin, & Robinson, 2010; Nabors, 2013). Cependant, plusieurs auteurs ont souligné la nécessité de réflexions critiques sur ces méthodes (Darbyshire et al., 2005; Fargas-Malet et al., 2010; Kirk, 2007). Dans cet article, nous rendons compte de la démarche inductive d’élaboration méthodologique et de cueillette de données avec les enfants de deux projets qui se sont déroulées successivement. Ces démarches ont été ponctuées de questionnements et d’ajustements dont découlent les réflexions critiques que nous présenterons. Nous poserons d’abord les cadres théoriques ayant guidé nos réflexions.

1. Être à l’écoute des enfants dans la recherche en SMJ : une posture critique inductive

À l’instar du constructivisme qui pose le phénomène à l’étude comme étant construit dans un contexte historique et socioculturel donné, le paradigme critique conceptualise la réalité comme non seulement construite, mais également traversée de relations de pouvoir qui influencent cette construction. Les approches critiques en recherche ont également mis en lumière l’ancrage de la pratique scientifique dans des structures sociales et des contextes culturels et politiques, notamment dans le cadre des études postcoloniales et des études de genre. Ces approches de recherche se portent à la défense de populations en position de vulnérabilité, ce qui peut s’appliquer aux enfants (Driessnack, 2005). De plus, une littérature émerge autour de l’enfance, non plus conceptualisée seulement comme une étape développementale, mais également comme un monde en soi, traversé de signifiants culturels. On parle ainsi de « culture de l’enfance » (Docherty & Sandelowski, 1999) ou « culture des enfants » (Veale, 2005). On fait par exemple référence à une « nouvelle sociologie de l’enfance » (Darbyshire et al., 2005; Koller & Juan, 2015) ou une « sociologie critique de l’enfance » (Liegghio et al., 2010), et on met en garde contre les interprétations « adultocentrées » (Darbyshire et al., 2005; Driessnack, 2005). Permettre la participation des enfants et valoriser leur perspective dans la recherche sur des services leur étant destinés peut aussi être envisagé comme une posture critique en soi, dans sa visée émancipatrice (Anadón, 2006; Morrow, 2005; Ponterotto, 2005). En effet, en contexte de soins, les enfants se trouvent dans un rapport de force où ils sont désavantagés, étant donné le pouvoir décisionnel dévolu aux adultes, dont ils dépendent (Greene & Hill, 2005).

De plus, en santé mentale jeunesse (SMJ), c’est l’enfant qui est désigné comme patient principal. Or, comme nous le rappelle Guillemette (2009), « en amont des approches inductives, il y a ce que l’on pourrait appeler un préjugé favorable ou une considération positive a priori des données empiriques fournies par les acteurs sociaux qui vivent les phénomènes étudiés » (p. 1). Dans ce contexte, s’intéresser au point de vue des enfants dans la recherche en SMJ est aussi, de prime abord, une posture d’orientation inductive qui nous convie à être « à l’écoute » (Guillemette & Luckerhoff, 2009; Strauss & Corbin, 1998).

Il faut par ailleurs adapter la rencontre de recherche pour permettre aux enfants de s’exprimer et d’être compris. Cet ajustement est une démarche en soi. Pour être à l’écoute des expériences des enfants dans toute leur complexité, nous avons tenté autant que possible de mettre de côté nos aprioris théoriques ou savoirs préalables, en nous inspirant de l’epoquè de la phénoménologie (suspension du jugement) ou de la mise entre parenthèses (bracketing) des savoirs (Guillemette & Luckerhoff, 2009; Morrow, 2005). Cette posture s’est notamment manifestée par une naïveté volontaire et une curiosité sincère qui s’inscrivaient dans un désir de favoriser l’expression et la participation des enfants. Notre démarche inductive a été essentiellement animée d’un désir de découverte et d’ouverture à l’imprévu (Paillé & Mucchielli, 2003). Cette approche nous a également menées à nous ajuster continuellement pendant la cueillette de données, selon le « critère de l’emergent-fit » (Guillemette & Luckerhoff, 2009), c’est-à-dire selon ce qui s’avérait le plus approprié au fur et à mesure de la cueillette, considérant ce que nous communiquaient les enfants et les réflexions qui découlaient de notre expérience.

1.1 Des cadres conceptuels préalables : entre les méthodes projectives de la clinique et les méthodes créatives de la recherche

Le désir d’écouter les enfants dans la recherche comporte une sphère commune avec la clinique. En effet, le travail du clinicien en enfance consiste à mettre en place un cadre pour permettre aux enfants et aux familles de s’exprimer, à accueillir leur parole et à déployer les efforts nécessaires pour les comprendre.

Au début du 20e siècle, des pionnières de la psychothérapie d’enfant comme Sophie Morgenstern, Anna Freud et Françoise Dolto[2] ont très vite intégré le dessin et le jeu dans leurs entretiens pour permettre aux enfants de s’exprimer. Aujourd’hui, ces médiums sont couramment utilisés dans les psychothérapies d’enfants (Anzieu, 2008; Fabre, 1998). Cependant, la tradition psychanalytique de laquelle est issue cette pratique stipule que l’enfant ne s’exprime pas directement dans son jeu ou son dessin; il y projette quelque chose de lui, qui doit être interprété et qui permettra de le comprendre.

Le principe de projection[3] comme une extériorisation d’éléments psychiques est ce qui a valu le nom à ce qu’on a ensuite appelé les « méthodes projectives » (Anzieu & Chabert, 2004). Bien que ces méthodes soient souvent utilisées dans l’évaluation, leur usage en psychothérapie vise principalement à offrir un support indirect à l’élaboration du vécu. L’idée centrale des méthodes projectives est de créer une situation d’ambigüité, ou un espace de liberté pour le sujet, qui ne lui laisse d’autre choix que d’interpréter spontanément ce qu’il perçoit (Anzieu & Chabert, 2004). La projection peut donc être comprise comme relevant de la perception (Widlöcher, 1984). C’est l’ambigüité qui favorise l’association libre d’idées, cette dernière supposant une projection subjective. Ainsi, l’interprétation spontanée d’éléments flous (par exemple des taches d’encre dans le Rorschach) implique un certain dévoilement et une expression de soi. Plus une activité proposée est libre et non directive, plus elle sera projective, et plus son potentiel inductif sera grand, car plus elle sera propre au sujet. Dans les épreuves de dessin, c’est la consigne, mais aussi la feuille et le matériel à disposition qui constituent l’espace d’ambigüité et de liberté à partir duquel l’enfant peut projeter quelque chose de lui. Par exemple, dans le dessin de famille de Corman (1978), c’est la consigne de dessiner « une » famille, et non « ta » famille, qui constitue une occasion projective. C’est donc précisément le fait qu’il ne s’agisse pas de quelque chose de réel qui nous informe sur le monde interne du sujet et sur ses représentations. On accordera aussi une importance à l’utilisation de l’espace dans la feuille, au choix des couleurs, aux traits, etc. (Royer, 2005). Dans une certaine mesure, tous les choix de l’enfant peuvent être considérés comme porteurs de projections, et donc comme données à analyser. Le jeu peut être conceptualisé de la même façon : à partir d’un matériel donné, l’enfant projette ses représentations, ou ses perceptions, dans une histoire. Il projette aussi ses identifications dans le choix des personnages; il se projette à la place des personnages.

Dans la clinique, le jeu et le dessin agissent ainsi comme des leviers pour comprendre l’enfant et pour qu’il se comprenne lui-même. L’enfant met en scène son expérience du monde et peut ainsi l’élaborer. On fera ainsi référence à un « travail du dessin en psychothérapie » (Anzieu, 2008) ou un « travail de l’imaginaire » à travers le jeu (Fabre, 1998).

Bien que notre approche se situe à distance de la psychanalyse, notre position d’écoute a été inspirée par les enseignements de la psychothérapie avec les enfants, qui est issue de cette approche. Ces enseignements ont entre autres permis de conceptualiser le dessin et le jeu comme des moyens d’expression privilégiés de la vie psychique infantile (Bertrand, Bessette, Krymko-Bleton, Dufour, & Lesourd, 2011; Fabre, 1998). Le jeu et le dessin sont par ailleurs reconnus de manière plus large pour leur valeur d’« expression créative » (Lacroix et al., 2007) et leur valeur narrative, par exemple en psychologie générale, en psychiatrie ou en art thérapie.

En recherche, l’intérêt pour le point de vue des enfants s’est principalement développé dans des initiatives de recherche participative qui s’inscrivent dans un paradigme critique (Anadón, 2006; Morrow, 2005). Ces initiatives sont plus présentes dans le champ des sciences sociales (Docherty & Sandelowski, 1999). Elles sont le plus souvent centrées sur l’enfant (child-centered) ou centrées sur l’expérience (Due, Riggs, & Augoustinos, 2014; Kramer-Roy, 2015; Liegghio et al., 2010). Cet accent sur l’expérience s’inspire de l’humanisme et s’inscrit dans un horizon de faire des « sciences humaines » (DeRobertis, 2012). Ce sont ces approches qui ont le plus développé l’idée de faire de la recherche « avec » les enfants. Certaines initiatives ont même considéré l’enfant comme cochercheur (Alderson, 2008; Clark, 2010; Warren, 2000). La participation des enfants est encouragée par différentes méthodologies innovantes, incluant des techniques visuelles comme la photographie ou la vidéo, mais aussi le dessin ou le jeu (Fargas-Malet et al., 2010; Greene & Hill, 2005; Liegghio et al., 2010; Morison et al., 2000; Robinson & Gillies, 2012; Thomas & O’Kane, 1998). Ces méthodologies sont envisagées dans leur valeur communicative, expressive et narrative, en misant sur l’imagination et la créativité. On retrouve ainsi l’appellation de « méthodes créatives » (creative methods) (Greene & Hill, 2005; Kramer-Roy, 2015; Robinson & Gillies, 2012) pour faire référence à ces méthodes médiatisées (passant par un autre médium que la parole). On suggère la combinaison créative de différentes activités, permettant de s’adapter au contexte et à l’enfant.

Nous nous sommes aussi inspirées de ce type de méthodes pour élaborer une façon originale d’explorer l’expérience des enfants. À mi-chemin entre la clinique et la recherche, nous avons par ailleurs privilégié une approche humaniste des méthodes projectives, c’est-à-dire une approche centrée sur l’expérience. C’est le potentiel expressif, narratif et créatif de la projection (Widlöcher, 1984) à travers le jeu et le dessin qui est mis de l’avant.

2. Une démarche inductive à travers deux projets de recherche impliquant des enfants

Notre démarche de recherche concernant l’interrogation du point de vue des enfants s’est déroulée à travers deux projets faisant partie d’une programmation de recherche d’orientation participative portant sur les soins en collaboration en SMJ (« Les soins partagés en santé mentale jeunesse », Rousseau et al., Fond de recherche en santé du Québec (FRSQ), 2012-2016)[4]. Les projets de recherche ont été menés dans la région de Montréal, principalement en Centre local de services communautaires (CLSC), auprès d’usagers de soins en SMJ de première ligne. Les projets seront maintenant présentés dans l’ordre chronologique des cueillettes de données avec les enfants, selon le déroulement inductif de la démarche réflexive.

2.1 Projet 1 : Les soins en SMJ auprès de familles réfugiées

Dans le cadre du programme sur les soins en collaboration, un volet qualitatif portait sur l’expérience des soins en SMJ pour les familles réfugiées (« Partenariat et intervention SJM auprès des familles réfugiées », Vachon et al., FRSQ, 2012-2016). Cette étude exploratoire par étude de cas multiples visait à 1) documenter les situations cliniques faisant l’objet d’une demande en SMJ pour les familles réfugiées, 2) mieux comprendre l’expérience de soins; 3) décrire les forces et les limites du modèle de soins La cueillette de données impliquait une étude des dossiers cliniques, des entretiens avec les parents et avec divers intervenants impliqués, et des entretiens adaptés pour les jeunes[5]. Neuf familles réfugiées ont participé, parmi lesquelles neuf jeunes âgés de six à seize ans ont été rencontrés.

2.1.1 L’élaboration du protocole de recherche avec les enfants : un large éventail de données dans une perspective non directive

L’esprit dans lequel nous avons construit le protocole de recherche était non directif et visait d’abord un contact, une rencontre avec les enfants. Nous devions aussi considérer le niveau de complexité supérieur dans la recherche avec les réfugiés, notamment concernant la possibilité de ressolliciter des vécus traumatiques (Caldairou-Bessette, Vachon, Bélanger-Dumontier, & Rousseau, 2017; De Haene, Grietens, & Verschueren, 2010). Ainsi, au plan éthique, nous étions soucieuses de placer le bien-être des participants en priorité, en précisant aux enfants qu’aucune activité n’était obligatoire et qu’on pouvait s’arrêter quand ils voulaient.

Nous avons d’abord construit le protocole de recherche en commençant par le jeu dans le sable (Sandplay), qui est reconnu comme un espace approprié pour exprimer les émotions dans un contexte d’expériences difficiles, par exemple des situations d’adversité prémigratoires (Lacroix et al., 2007; Rousseau, Benoit, Lacroix, & Gauthier, 2009). Le jeu dans le sable est un jeu libre avec différents objets permettant de représenter des personnes, des lieux et des appartenances culturelles.

Le protocole prévoyait ensuite les « quatre dessins » (Bertrand, Bessette, Krymko-Bleton, Dufour, & Lesourd, 2011), qui correspondent habituellement au dessin libre et au dessin d’une personne, de la famille réelle et d’une famille idéale. L’avantage de cette combinaison est de permettre un aperçu des repères identitaires en sollicitant les représentations libres, individuelles et familiales (Bessette, 2012). Cela nous paraissait pertinent dans le cadre d’un projet avec des réfugiés qui font souvent l’expérience d’un déracinement géographique, mais aussi culturel (Vachon, Caldairou-Bessette, & Rousseau, 2017). Pour adapter les quatre dessins au projet, nous avons regroupé les deux dessins de famille en un seul (« une » famille, à l’instar de Corman (1978)) et avons complété avec un dessin d’une situation où une personne reçoit de l’aide.

Des questions sur les soins clôturaient la rencontre. Il s’agissait de questions très simples (ce qu’ils avaient aimé et moins aimé, et si cela les avait aidés), introduites par une phrase rappelant qu’ils « étaient allés voir X (leur intervenant) au CLSC ». L’objectif principal de la cueillette de données était de mieux connaître les enfants et d’explorer leur point de vue sur les soins.

2.1.2 L’expérience de la cueillette du projet 1 : quelle directivité et quelle exigence?

Après avoir débuté les entretiens, nous avons pu constater que les réponses aux questions sur les soins étaient très restreintes, les enfants élaborant très peu. De plus, ni le jeu ni le dessin adapté au projet n’était utilisé pour exprimer une expérience en lien avec les services reçus. Nous nous sommes alors demandé si le thème aurait dû être introduit davantage et de manière plus précise.

Nous avons ainsi modifié le protocole pour commencer l’entretien par les courtes questions sur les soins, de manière à laisser la possibilité aux réponses de s’exprimer par d’autres voix dans les différentes activités subséquentes. Nous avons aussi modifié la consigne du quatrième dessin pour demander : « Comme on a dit tout à l’heure, tu es allé au CLSC pour voir X (l’intervenant). Pourrais-tu faire un dessin de ça? »[6] Nous avons ainsi pu avoir accès plus directement à des représentations en lien avec l’expérience de soins et les croiser avec d’autres données, comme nous l’explicitons dans l’exemple qui suit. Pour respecter la confidentialité, les informations sur les participants ont été modifiées.

2.1.2.1 Nadège, 13 ans : le visage de l’écoute

Lorsque nous rencontrons Nadège, elle nous parle de son expérience négative des intervenants qui parlent trop et posent trop de questions. Elle précise qu’elle « n’aime pas trop parler ». Elle a par ailleurs apprécié son intervenante principale du CLSC de qui elle s’est sentie écoutée.

Elle fait ensuite les quatre dessins suivant : une banane (dessin libre), une chanteuse de rap (dessin d’une personne), une famille de quatre (dessin de famille) et son intervenante du CLSC (dessin adapté au projet) (voir Figure 1).

On peut y voir la force du lien intérieur avec son intervenante; il s’agit du seul personnage de la série qui a un visage et qui est dessiné en deux couleurs. Ce visage est aussi souriant et entouré d’une chevelure qui le valorise. Bien que rudimentaire, ce dessin, quand on le compare avec les autres, évoque la trace émotive du visage de cette intervenante sur les représentations de Nadège et la place privilégiée de cette intervenante pour cette jeune. Les autres données concernant cette participante révèlent un certain isolement. Cela met d’autant plus l’accent sur l’importance de cette intervenante, qui a déployé des efforts pour continuer de voir Nadège, alors qu’elle ne se trouvait plus sur le territoire couvert par le CLSC en question.

Figure 1

Les quatre dessins de Nadège, 13 ans.

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Ainsi, davantage de directivité dans la consigne du 4e dessin nous a permis de recueillir un matériel plus facile à interpréter pour la recherche. Par ailleurs, le déplacement des questions concernant les soins dans la temporalité de l’entrevue n’a pas eu pour effet d’orienter le jeu dans le sable et de relier son contenu aux soins en SMJ. Par contre, lorsqu’on met le jeu en lien avec les autres données disponibles, il s’agit d’un matériel qui peut présenter un intérêt important, tel qu’illustré dans l’exemple suivant.

2.1.2.2 Kevin, 8 ans : jouer à se protéger pour que l’histoire continue

Kevin met en scène avec beaucoup de plaisir un jeu très élaboré qui raconte l’histoire du soldat du Honduras, dans laquelle des voleurs ont subtilisé des armes et des voitures de police. Après toutes sortes de retournements et de mouvements de violence et de destruction, le soldat du Honduras réussit à se protéger dans un abri et les « méchants » (les voleurs) sont neutralisés. En mettant ce jeu en lien avec les entrevues réalisées auprès des parents et des intervenants, et avec les informations au dossier clinique, on constate que le soldat est originaire du même pays que l’enfant, et que l’expérience prémigratoire de cet enfant a impliqué un vécu d’insécurité lié au fait de ne pas être protégé par les autorités. Cela donne un sens au fait de placer des « méchants » dans des voitures de police. De plus, le suivi en SMJ de Kevin était un suivi en art thérapie, principalement par le jeu. Au début de son suivi, Kevin ne faisait que des histoires se concluant en destruction totale où personne ne survivait ou n’était protégé. Puis, progressivement, les histoires se sont organisées et Kevin a pu imaginer des figures de protection et structurer ses histoires en imaginant une fin porteuse d’espoir. Le jeu de Kevin peut être compris comme témoignant de l’influence du suivi et de l’investissement thérapeutique du jeu. On voit ainsi la richesse projective qu’on peut découvrir dans une activité libre qui semble au premier abord être difficile à comprendre. Par ailleurs, on voit aussi la complexité des analyses et la nécessité de données complémentaires pour l’interpréter dans un contexte de recherche. Soulignons toutefois que bien qu’il nous a été possible d’interpréter le jeu dans le sable de Kevin dans un sens pertinent aux objectifs du projet, cela n’a pas été le cas pour tous les enfants.

Ainsi, un degré de liberté supérieur dans les activités suggérées, bien que permettant davantage la projection de l’expérience intime du sujet, comporte aussi certaines limites pour la recherche. En ce sens, nous nous sommes questionnées sur le degré de liberté et de directivité qu’il serait le plus approprié d’adopter avec les enfants dans une perspective de produire des données plus à même de répondre à nos questions, mais en gardant une approche inductive et centrée sur le vécu.

Dans certains cas, nous avons par ailleurs eu l’impression d’être trop directives, ou que l’entrevue était trop exigeante, et nous nous sommes demandé si cette directivité pouvait faire violence à l’enfant rencontré, comme dans l’exemple suivant.

2.1.2.3 Nygel, 9 ans : la colère d’être abandonné

Lors de la rencontre avec Nygel, nous nous sommes vite aperçues du niveau de difficulté que représentaient nos demandes pour lui, bien qu’il ait 9 ans. Il se lève constamment pendant l’entretien. Lorsque nous lui proposons de faire un dessin d’une famille, il regarde par terre et part faire autre chose. Nous n’insistons pas, pensant que c’est plutôt le confort de Nygel qui prime. Nous tentons alors de le suivre dans son intérêt, en ayant en tête la simple rencontre. Nygel nous montre alors quelque chose sur sa tablette électronique : le jeu Angry Birds (« oiseaux fâchés » en français)[7]. Nous le suivons, attentives. Puis, il prend la feuille de papier et nous signifie qu’il souhaite faire un dessin. C’est alors qu’il représente une famille d’Angry Birds. Dans cette famille, il y a une maman, un papa et un bébé Angry Bird. La maman est « fâchée » et dit au bébé « bye, je ne veux plus te garder, toi ». Nous demandons alors à Nygel comment se sent le bébé, question à laquelle il répond que « le bébé Angry Bird, après, il était triste, et après, fâché ». Or nous savons par d’autres sources de données que Nygel est séparé de sa mère, ce qui peut expliquer sa difficulté par rapport à la demande de dessiner une famille. En effet, sa mère l’a amené au Canada, car elle considérait qu’il était en danger d’être violenté au pays d’origine. Cependant, se trouvant dans l’impossibilité de rester sur le territoire canadien, elle a dû repartir en laissant Nygel avec de la famille élargie. Le dessin de Nygel nous parle ainsi de l’importance du vécu d’abandon dans l’expérience de cet enfant, et de la colère y étant relié (des crises faisaient d’ailleurs partie du motif de consultation). Le choix du jeu des « oiseaux fâchés » ne parait alors pas anodin. Ce dessin nous a aussi permis de comprendre la pertinence de la perception de l’intervenant de Nygel qui se préoccupait de la continuité des soins pour cet enfant. Il avait en effet vécu énormément de changements (de pays, d’école, de services spécialisés) qui impliquaient à chaque fois des ruptures relationnelles.

Dans cet entretien où nous avions l’impression que la directivité pouvait être vécue négativement, nous nous sommes adaptées pour permettre à l’enfant de prendre les libertés et les appuis qu’il lui fallait pour s’exprimer. Vu la difficulté de l’enfant, nous avons choisi de ne pas proposer toutes les activités, pour ne pas le mettre davantage en échec. Cela nous a amenées à nous questionner sur le protocole. Bien qu’il avait l’avantage de recueillir un large éventail de données, était-il trop exigeant pour les enfants? Avions-nous besoin de toutes ces données?

Le questionnement restait entier concernant la meilleure façon de mener les entretiens avec les enfants. C’est dans cette posture interrogative que nous avons entrepris la démarche concernant la cueillette de données pour le deuxième projet.

2.2 Projet 2 : Les soins en SMJ auprès d’une population générale

Un autre projet du programme de recherche sur les soins en collaboration, intitulé « La qualité du partenariat et l’évolution clinique des jeunes » (Nadeau et al., FRSQ 2012-2016), adoptait un devis de recherche longitudinal mixte comprenant une cueillette des données auprès d’intervenants et de familles usagères des services en SMJ. Différents facteurs (individuels, familiaux et organisationnels) ont été examinés[8], et des groupes de discussion ont été menés avec les jeunes, les parents et les intervenants. Deux ans après le début du projet, une cueillette de données qualitatives supplémentaires a été ajoutée au devis initial dans le cadre d’un nouveau financement de recherche, intitulé « Caractéristiques des interventions thérapeutiques et qualité des services » (Nadeau et al., Institut de recherche en santé du Canada (IRSC) / Ministère de la santé et des services sociaux (MSSS) 2014-2017). Des triades d’entrevues (jeune, parent, intervenant) ont ainsi été ajoutées, et un protocole adapté pour les enfants plus jeunes (6 à 12 ans) a été élaboré dans un deuxième temps[9]. Un total de 217 familles ont participé au volet quantitatif de l’étude et 44 d’entre elles ont également participé aux entrevues semi-dirigées. Parmi ces dernières, 23 enfants ont été rencontrés en utilisant le protocole de recherche adapté aux plus jeunes.

2.2.1 L’élaboration du protocole : trois médiums d’exploration pour un focus plus ciblé

Le projet « Caractéristiques des interventions thérapeutiques et qualité des services » s’était, comme le projet 1, heurté à une pauvreté des entrevues avec certains enfants, surtout avec les plus jeunes. Le guide d’entrevue semi-dirigée[10] donnait par ailleurs des résultats satisfaisants avec les adolescents. À la lumière de l’expérience vécue lors du précédent projet, nous avons choisi d’intégrer le dessin et le jeu aux entretiens avec les enfants de 6 à 12 ans[11], mais cette fois plutôt comme stratégie d’entrevue (Driessnack, 2005; Koller & Juan, 2015). Ainsi, le protocole combinait trois occasions d’aborder un même thème, mais avec différents médiums. Au départ, soucieuses de ne pas surcharger les enfants (à la suite du projet 1), nous avions choisi d’offrir un choix (jeu ou dessin), comme recommandé dans la littérature sur les approches participatives (Fargas-Malet et al., 2010; Thomas & O’Kane, 1998). Les questions reprenaient des thèmes du guide d’entrevue, mais de manière simplifiée (comment ils avaient trouvé les visites au CLSC, est-ce qu’ils étaient d’accord pour y aller, est-ce qu’ils avaient préféré certaines choses et moins aimé d’autres, etc.). Nous proposions ensuite de jouer l’histoire d’un enfant qui va au CLSC (avec des figurines de bois de différents âges et phénotypes et des feuilles de couleur pouvant représenter des lieux) ou de faire un dessin d’un enfant qui va au CLSC. Les participants pouvaient « être l’enfant » s’ils le voulaient. Nous nous sommes questionnées sur la formulation de la proposition. Bien que de proposer de mettre en scène un enfant corresponde à une situation plus projective, ayant un potentiel révélateur, cela pouvait également mener à des défis d’interprétation du matériel recueilli. En outre, il était possible que la modalité projective soit plus confortable pour certains enfants. Nous avons convenu de garder une flexibilité dans la modalité proposée, conformément à la position inductive de notre démarche. Ainsi, une option du protocole consistait à proposer à l’enfant de dessiner ou de jouer directement son expérience.

2.2.2 L’expérience de la cueillette du projet 2 : complémentarité et spécificité des modalités et des médiums

Bien que, dans un premier temps, quelques entrevues aient été réalisées en utilisant la parole et un seul médium (jeu ou dessin) et en adaptant la modalité (directe ou projective) aux différentes situations, certaines conditions dans lesquelles il nous était possible de rencontrer les enfants[12] ont mené à une situation où une enfant a à la fois joué et dessiné. C’est de cette façon que nous avons pu constater la complémentarité importante des différents médiums.

2.2.2.1 Léa, 7 ans : la présence sécurisante d’un lieu de soins

Léa est rencontrée au CLSC avec son père. Nous débutons par l’entretien avec elle. Elle raconte que le suivi en SMJ l’a aidée à surmonter ses peurs et mentionne qu’elle a beaucoup apprécié son intervenante. Par contre, elle exprime qu’elle trouvait parfois les rencontres ennuyantes parce que « les gens parlaient trop ». Elle élabore ensuite un jeu dans lequel une jeune fille, Charlie, va au CLSC avec sa grande soeur, sans ses parents, et rencontre l’intervenante qui va l’aider. Pendant l’entretien avec son père, nous proposons à Léa de dessiner, soucieuses qu’elle ne s’ennuie pas inutilement, à la suite de ses propos. Elle accepte avec joie et fait le dessin de la Figure 2.

Figure 2

Dessin d’un enfant qui va au CLSC, Léa, 7 ans.

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Même s’il s’agit des mêmes personnages que dans le jeu (Charlie et sa grande soeur), la représentation du CLSC en grand et coloré, avec l’inscription « toujours là pour vous »[13], est frappante et ajoute un élément important à ce qu’on peut comprendre de l’expérience de Léa : le CLSC lui-même occupe une place centrale et semble représenter une sécurité. Or cette enfant consulte pour anxiété et ses parents ont parfois du mal à être présents à cause d’une surcharge de travail.

Alors qu’une situation projective est apparue intéressante et a été préférée par cette enfant, différentes occasions projectives sur le même thème se sont également avérées complémentaires. Les différents médiums ont permis des expressions distinctes, par la spécificité offerte par leur structure, et ce, que la consigne soit projective ou non. Dans le dessin, la feuille blanche et l’utilisation que l’enfant choisit d’en faire permettent une liberté où s’exprime une projection dans l’espace. La place, la forme et la couleur des choses sont révélatrices d’aspects que l’enfant n’aurait pas nécessairement mis en parole ou en jeu, comme on a pu le voir dans le dessin de Léa.

Cette spécificité s’est exprimée dans une autre situation où nous avons proposé à une jeune fille de 12 ans de dessiner, bien qu’elle soit également en mesure de décrire verbalement sur son expérience.

2.2.2.2 Esther, 12 ans : être au milieu de bavardages, mais écoutés

Esther, après avoir raconté qu’elle avait plus ou moins apprécié son expérience au CLSC parce qu’on y parlait trop, fait le dessin de la Figure 3.

Elle y représente des paroles sans sens (blablabla), mais elle dessine aussi l’intervenant avec une grosse oreille, ce qui l’amène, à partir de nos explorations, à dire que l’intervenant écoutait bien. Cela n’était pourtant pas ressorti avant dans l’entretien. À travers l’utilisation de l’espace, des couleurs et des formes, on entrevoit aussi dans ce dessin la projection du vécu des rencontres de cette jeune qui correspond au personnage en couleur. Alors que la consultation au CLSC n’était pas spécifiquement pour elle, l’accent est mis sur elle dans son dessin, qui communique son impression de se trouver « au milieu » de gens agités et de paroles abondantes.

Figure 3

Dessin d’Esther, 12 ans, à une rencontre de suivi familial au CLSC.

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Le jeu offre lui aussi une spécificité à travers l’aspect temporel que sa structure permet. L’exemple suivant illustre une situation où le jeu, en modalité projective, a permis une élaboration. Les consignes indirectes sont en effet apparues comme soutenant l’expression, particulièrement autour de sujets sensibles pour les enfants.

2.2.2.3 Jean-Étienne, 9 ans : aller mieux et devenir intervenant

Lorsqu’on le questionne sur son expérience, Jean-Étienne répond de la façon suivante :

I : Comment ça allait avant que tu ailles voir Janine au CLSC?

P : Moins bien.

I : Peux-tu me parler de ça un petit peu?

P : Mmmm… je ne sais pas comment t’expliquer, ma mère peut t’expliquer.

I : Est-ce que tu pourrais me raconter comment ça se passait au CLSC quand tu allais voir Janine?

P : Bien.

I : Est-ce qu’il y a des choses que tu as particulièrement aimées?

P : On joue à des jeux. Et c’est ça.

I : Puis est-ce qu’il y a des choses que tu as moins aimées?

P : Parler.

I : Est-ce que ça t’a aidé, toi, d’aller voir Janine au CLSC?

P : Oui.

I : Comment ça t’a aidé?

P : Ben… Je ne sais pas.

Dans son dessin, il se représente assis à une table avec sa mère et son intervenante. Le dessin est réalisé avec une seule couleur et les personnages prennent la forme de bonhommes allumettes. Il commente en évoquant que les personnes sont en train de parler, mais ne précise pas davantage sa pensée, malgré nos efforts d’exploration.

Nous proposons alors à Jean-Étienne de jouer l’histoire d’un enfant qui va au CLSC. Jean-Étienne joue alors l’histoire de Martin, qui va au CLSC avec sa maman parce qu’il est « tout le temps fâché ». Les autres données sur Jean-Étienne nous permettent de découvrir qu’il s’agit d’un enfant qui faisait des crises de colère plusieurs fois par jour. Ainsi, passer par un personnage semble avoir permis à Jean-Étienne de partager une représentation des soins possiblement liée à son expérience subjective. Georges, l’intervenant fictif, aide Martin et sa maman en donnant des conseils à sa maman. Puis, Martin va mieux et continue d’aller au CLSC jusqu’à ce qu’il soit vieux et devienne lui-même un intervenant. Martin vieillit, et à sa mort, tous les gens du CLSC sont bien tristes de sa disparition. La temporalité permise par le jeu a aussi donné un espace pour l’expression d’une certaine identification au personnel soignant; il projette un avenir heureux dans le rôle d’intervenant, il y imagine une place où on peut être apprécié des autres en vieillissant. Le jeu de Jean-Étienne souligne un autre aspect temporel : la durée et la fin du suivi. Dans l’histoire, Martin va au CLSC toute sa vie, ce qui évoque peut-être le désir de continuité de Jean-Étienne qui sait que son suivi tire à sa fin. Le jeu projectif est ainsi apparu comme permettant une élaboration qui n’avait pas été possible autrement, mais aussi une expression spécifique contrastée avec celle du dessin.

Nous avons ainsi terminé la cueillette en proposant plutôt aux enfants les deux médiums, plutôt que de choisir entre le jeu et le dessin. Nous avons aussi conservé des consignes projectives avec des options directes, mais avec une certaine préférence pour les modalités projectives.

3. Réflexions critiques issues de la démarche inductive : une créativité éthique

À travers l’élaboration et l’expérience des projets de recherche, nous avons abordé des questionnements sur le degré de liberté et de directivité des activités proposées aux enfants, sur les exigences des entretiens, de même que sur les particularités des différents médiums utilisés et modalités proposées. En filigrane de ces questionnements, une réflexion critique s’est construite autour d’un souci éthique.

3.1 La projection comme méthode créative : un espace de jeu

Les méthodes créatives issues des courants critiques et participatifs en recherche sont celles qui s’appuient sur l’imagination pour favoriser la participation à la recherche (Greene & Hill, 2005; Kramer-Roy, 2015; Veale, 2005). Ainsi, ces méthodes privilégient de raconter des histoires plutôt que de rendre compte de manière factuelle de l’expérience du participant (Greene & Hill, 2005). Elles proposent toutes sortes d’activités expressives comme écrire des poèmes, peindre, prendre des photos ou faire des jeux de rôle. Dans toutes ces activités, ce n’est pas la vérité objective des évènements qui est l’objet d’intérêt, mais bien la perception ou l’expérience qu’en fait le sujet. Ainsi, les méthodes créatives usent de modalités plus indirectes que directes. Ces modalités et l’interprétation spontanée qu’elles impliquent de la part du participant sont centrales à une approche dite projective. L’ambigüité ou la liberté devant laquelle se trouve le sujet à qui on propose de « jouer un enfant » ou de dessiner sur une feuille vierge l’amène à créer quelque chose à partir de son expérience du monde. Ainsi, les méthodes projectives peuvent être considérées comme des méthodes créatives. Comme l’illustrent les exemples donnés, les espaces de projection (un personnage fictif, l’espace de la feuille, le choix des formes et des couleurs, la temporalité d’une histoire, etc.) favorisent l’expression des enfants et leur participation.

De plus, une approche narrative des méthodes projectives (par opposition à une approche évaluative ou structuraliste) nous permet de voir la projection comme un « espace de jeu » ou un « espace transitionnel », au sens de Winnicott (1975). En effet, dans les activités ludiques (comme le jeu et le dessin), il existe un espace qui se trouve entre l’imaginaire et la réalité. Même si l’enfant représente son expérience, il va spontanément jouer dans un mouvement de va-et-vient entre l’imaginaire et la réalité, entre ce qu’il a envie d’imaginer et qui l’amuse, et un aspect plus réaliste où il peut représenter des personnes ou des évènements réels. Ce mouvement de va-et-vient, c’est d’ailleurs pour Gadamer (1996) le propre du jeu lui-même. Ainsi, les productions des enfants se trouvent toujours un peu à mi-chemin entre une création et un témoignage. Dans cet ordre d’idées, la projection peut être considérée comme un mode d’expression narrative naturelle pour les enfants. Ils expriment en effet quotidiennement leurs goûts, leurs amours ou leurs peurs d’une manière indirecte et dont ils n’ont souvent pas conscience eux-mêmes. À travers leurs activités ludiques où ils se projettent dans des personnages et des situations – par exemple lorsqu’ils veulent « jouer à… », « dessiner X » ou qu’ils clament « moi, je suis X! » –, ils parlent de ce qui les a marqués, de leurs souhaits, de leurs difficultés. Ainsi, il y a une vérité dans les activités projectives des enfants, une vérité sur leur expérience du monde.

Dans cette perspective, Gadamer (1996) a aussi présenté le jeu comme ayant une structure herméneutique permettant d’atteindre le plus haut degré de compréhension (Lindberg, von Post, & Eriksson, 2013). Comme il le souligne, « le jeu comporte un sérieux qui lui est propre, voire un sérieux sacré » (Gadamer, 1996, p. 119). Lorsque les enfants ne répondent pas ou n’élaborent pas, c’est parfois parce qu’ils ne comprennent pas (Morison et al., 2000). Or le jeu leur permet d’avoir une occasion de comprendre et de développer leurs idées; c’est parfois en se projetant dans une histoire ou une image qu’ils arrivent à participer.

3.2 Un espace de jeu : contribuer à l’éthique relationnelle de la recherche

Bien sûr, les récits projectifs doivent être interprétés par le chercheur et cette interprétation implique toujours une part d’incertitude. Par contre, cette incertitude, ou cet espace de doute, comporte un aspect éthique, une dimension chère aux approches critiques. Ce doute, lorsqu’il est assumé, permet un espace de jeu et de dialogue potentiel. Il permet de penser une place pour l’autre (le participant) et de le considérer dans la relation de recherche.

Par ailleurs, les trois principaux enjeux éthiques relevés par Kirk (2007) dans la recherche avec les enfants, soit les relations de pouvoir, le consentement et la confidentialité, se trouvent significativement améliorés par cette incertitude et par une approche flexible qui suppose que l’on accepte de récolter parfois des données plus difficiles à interpréter. Le fait de proposer différentes possibilités aux enfants dans la forme de leur récit, tant par le choix du médium que par celui de la modalité, leur donne la latitude de consentir à leur manière et d’avoir un pouvoir sur le déroulement de l’entrevue. De plus, en leur permettant des espaces narratifs indirects, on leur permet aussi de préserver leur intimité, même en présence de leurs parents, ce qui est fréquemment le cas pour les enfants en bas âge. Ils peuvent ainsi nous parler de leur expérience et de leur point de vue d’une façon détournée et à leur convenance, tout en préservant la possibilité de dire que « ce n’est qu’un jeu », que ce n’est pas « pour vrai ». Ils auraient aussi tout le loisir d’invalider nos interprétations et celles de leur entourage. Cet espace de jeu nous semble également minimiser un possible vécu d’intrusion (Christensen & James, 2008). Enfin, l’utilisation de modalités projectives permet un rééquilibrage des rapports de pouvoir. Ce sont les enfants qui contrôlent ce qu’ils dessinent et ce qui se passe dans leurs histoires. La relation de pouvoir peut parfois même se voir inversée. Par exemple, nous avons permis qu’ils nous « utilisent », s’ils le souhaitaient, pour jouer ou dessiner. Autoriser de tels « jeux de pouvoir », au gré du désir de l’enfant, peut favoriser le plaisir et la motivation à participer. Ainsi, la réflexivité éthique dans la relation de recherche est aussi un processus créatif, où l’on a avantage à se permettre de jouer spontanément, tout en maintenant un certain cadre.

3.3 Vers la participation des enfants au développement des méthodes de recherche

Notre démarche nous porte à recommander d’intégrer dans les protocoles de recherche un espace d’expression des enfants concernant les méthodologies. En effet, une approche critique devrait influencer les méthodes de recherche adoptées (Marcus & Fischer, 1999), qui ne devraient pas être dictées uniquement par des modèles véhiculés par les détenteurs du pouvoir au sein de la relation chercheur/sujet de recherche. Par ailleurs, les résultats préliminaires de recherche (qui se sont laissé voir dans les exemples donnés) indiquent que les enfants peuvent préférer les techniques médiatisées dans le suivi thérapeutique et avoir une expérience moins heureuse des échanges verbaux. Cela nous porte à valider notre choix d’avoir recouru à des méthodes graphiques et ludiques pour la recherche. À ce titre, nous avons été marquées par les mots d’une participante de 11 ans : « parler, c’est la façon des adultes », ce qui suggère que le recours à des techniques médiatisées représente un pas vers une position moins « adultocentriste ». Néanmoins, il serait intéressant d’intégrer une participation des enfants dans l’élaboration même des méthodologies de recherche, comme le recommandent plusieurs auteurs (Alderson, 2008; Due et al., 2014; Warren, 2000). Cela favoriserait une éthique de la recherche qui permet l’élaboration de méthodes mieux adaptées et plus sensibles aux expériences des enfants. Une telle approche critique favoriserait le développement d’une relation de recherche sincère, au sein de laquelle les inégalités de pouvoir sont reconnues et travaillées. Enfin, une plus grande intégration de la voix des enfants en recherche favorise la construction de savoirs dans une perspective critique de justice sociale, où la perspective de tous les acteurs impliqués est reconnue.

Conclusion : La pertinence d’une approche inductive pour une réflexivité critique dans la recherche

En conclusion, notre expérience montre en quoi une démarche inductive au cours de l’élaboration méthodologique et de la collecte de données, avec la flexibilité qu’elle autorise, a permis de développer une réflexion critique dans la recherche, notamment à travers des questionnements éthiques qu’une approche inductive permet de garder toujours vivants. Cette réflexivité peut être pertinente à tout le champ de la recherche qualitative, du moins lorsqu’elle implique une rencontre humaine. Les réflexions proposées sont également applicables à toute recherche qui vise à explorer l’expérience, particulièrement les expériences sensibles ou difficiles qui peuvent être plus aisées à élaborer de manière indirecte, ou encore l’expérience de personnes pour qui la communication verbale est plus ardue et qui profiterait de méthodes créatives. La démarche inductive aboutit ainsi à une réflexion d’autant plus critique qu’elle valorise une éthique relationnelle de la recherche par un rééquilibrage des dynamiques de pouvoir, en même temps qu’elle promeut la possibilité pour des participants dans une position de vulnérabilité (comme le sont les enfants) d’être entendus et d’avoir un impact de transformation sociale.

Pour finir, si la justice sociale légitime la pertinence de la recherche avec les enfants, la complexité de cette entreprise reste entière. Cela en fait par ailleurs l’intérêt. Bien que la question de « comment faire » de la recherche avec les enfants ne soit pas résolue, la posture inductive s’intéressant à leur point de vue représente à tout le moins un point de départ sur le chemin amenant leur perspective à contribuer à un « combat pour l’avenir » (Horkeimmer, 1996), leur avenir.