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Introduction

Développer un cadre méthodologique de recherche servant à appréhender la réalité complexe d’une pratique professionnelle soulève bon nombre de défis. Au-delà des questionnements de départ, il est primordial de choisir la bonne stratégie pour recueillir un matériel de qualité dans l’objectif de participer à l’avancée des connaissances et, plus particulièrement dans une recherche dite appliquée, de s’assurer de la pertinence et de l’utilité des résultats pour les milieux de pratique. Il est parfois nécessaire de développer des façons de faire nouvelles et originales pour satisfaire les ambitions de la recherche.

Le but de cet écrit est de procéder à une mise en mots de notre démarche de recherche[1] dont la méthodologie est le fruit d’une combinaison d’approches menant à l’appréhension d’une pratique complexe que sont les interventions sociales dans le champ de la protection de l’enfance[2]. Les décisions prises par les professionnels de ce champ d’intervention sont souvent lourdes de conséquences pour les enfants et leur famille. Quotidiennement, ces derniers doivent gérer des risques dans leurs prises de décision, au regard des réalités de vie difficiles des familles et dans un contexte de doute et d’incertitude. Face à cette pratique, plusieurs questionnements nous interpelaient, reliés principalement aux rouages de la prise de décision : comment les professionnels arrivent-ils à prendre des décisions considérant les nombreuses préoccupations professionnelles qui émergent de leur pratique dans cette gestion quotidienne des risques? Sur quelles dimensions s’appuient-ils pour prendre leurs décisions et quelles logiques utilisent-ils dans leur processus décisionnel? Pour répondre à ces interrogations, une méthodologie adaptée permettant d’appréhender la complexité de la pratique, mais aussi l’accès à l’expérience des professionnels et à leurs savoirs professionnels et expérientiels, a été développée.

Le présent texte reconstruit donc le parcours du projet de recherche. Il sera d’abord question de l’appréhension d’une pratique d’intervention complexe; par la suite, l’arrimage épistémologique de la recherche, combinant réflexivité et délibération éthique, sera exposé; la méthodologie combinant diverses approches sera ensuite mise en lumière, permettant de se rapprocher du contexte de pratique; finalement, des réflexions et constats seront soulevés en guise de conclusion, servant à démontrer comment l’exercice de déconstruction et de reconstruction des discours des professionnels soulève certes des défis, mais amène des connaissances riches pouvant appuyer le développement des professionnels en exercice et apporter des réflexions pertinentes pour la recherche universitaire.

1. Appréhender la complexité d’une pratique : les interventions en protection de l’enfance

La recherche avait comme sujet la prise de décision au coeur des interventions en protection de l’enfance. Afin de bien comprendre le contexte de ces interventions, il est important de situer qu’au Québec, celles-ci se réalisent sous le couvert de la Loi sur la protection de la jeunesse et que ce sont les centres jeunesse des différentes régions qui sont responsables de son application. Cette pratique est appelée sociojudiciaire, puisqu’elle combine des actions sociales et des actions juridiques. Le contexte de travail des professionnels est coloré par cette interdisciplinarité (sciences sociales/sciences juridiques), ce qui les oblige à prendre, ensemble, des décisions de protection. Le cadre institutionnel est chapeauté et encadré par la loi, qui légitime les interventions de protection mises en place pour les familles, amenant certains professionnels à parler de travail social juridique ou de droit social (Lambert, 2013). Cette manière de qualifier les interventions laisse poindre les tensions possibles entre les valeurs à la base du travail social (la croyance aux changements, l’autodétermination, l’équité et la justice sociale) et les mandats liés à l’application de la loi dont découlent diverses balises juridiques. Les interventions réalisées en contexte d’autorité doivent alors trouver un certain équilibre entre cette dualité sociale/légale.

Pour mieux saisir l’esprit de la Loi sur la protection de la jeunesse et comprendre la complexité des interventions sociales qui y sont associées, il faut préciser qu’il s’agit d’une loi d’exception qui vise des interventions de protection extraordinaires pour les jeunes de 0 à 18 ans, c’est-à-dire dans des contextes très précis et pour des problématiques particulières, principalement : abandon, négligence (physique, éducative ou sur le plan de la santé, et risque de négligence), mauvais traitement psychologique, abus sexuels (l’enfant subit des abus ou est à risque d’abus), abus physiques (l’enfant subit des abus ou est à risque d’abus) et trouble de comportement (Gouvernement du Québec, 2007). À travers ces différents contextes, l’intervention de protection vise à répondre aux besoins minimaux de l’enfant dans le respect de ses droits et de ceux de ses parents. Comme il s’agit d’une réponse minimale et non optimale aux besoins, les interventions sont souvent comparées à une pratique du moindre mal (Steinhauer, 1996). Soulet (1997) illustre bien ce contexte en indiquant que l’intervenant doit « choisir à chaque fois la moins mauvaise des solutions en fonction des circonstances » (p. 264).

Deux concepts majeurs sont mis en lumière au regard de la loi et ceux-ci dictent et balisent les circonstances pour lesquelles des interventions sont nécessaires : les concepts de sécurité et de développement. Ces deux concepts sont les indicateurs légaux permettant de déterminer une situation de compromission chez un enfant (Gouvernement du Québec, 2007), donc de statuer si la sécurité ou le développement de l’enfant sont compromis. Les notions d’intérêt et de vulnérabilité sont également essentielles puisque, selon la loi, chaque situation se doit d’être évaluée de façon singulière par rapport au principe directeur de réponse à l’intérêt et aux besoins de l’enfant. Or des enjeux de définition demeurent présents, entre autres au niveau des concepts de sécurité ou de développement compromis qui sont souvent ardus à définir. Comme le souligne Cyr (2004), « ils demeurent des concepts mal précisés, ce qui ouvre la porte à des interprétations différentes selon les rôles joués dans le système et les orientations philosophiques personnelles » (p. 15).

Compte tenu de son caractère sociojudiciaire, c’est-à-dire une intervention sociale encadrée légalement (Gouvernement du Québec, 2007), la pratique de protection de l’enfance se réalise en contexte d’autorité et dans bien des cas avec des familles non volontaires, qui n’ont pas demandé l’aide qui leur est proposée, voire parfois imposée. Plusieurs des interventions sociales auprès des familles dont les enfants sont en besoin de protection se font sous le couvert d’une ordonnance de la Cour, plus spécifiquement de la Chambre de la jeunesse : le caractère obligatoire de ces interventions situe souvent les professionnels dans un rôle de contrôle et de surveillance. De fait, un contexte d’adversité accompagne régulièrement les interventions réalisées puisque plusieurs interventions se mettent en place sans l’accord réel des parents, dans l’objectif de faire disparaître les situations de compromission pour les enfants. Dans ces contextes, les professionnels doivent tenter d’en arriver à concilier, ou à défaut à prendre en considération, les besoins et les points de vue des différents acteurs en jeu (les membres de la famille en difficulté, les professionnels de divers milieux, les avocats, les juges). C’est à cet égard qu’apparaît une grande complexité de la prise de décision.

Les professionnels qui côtoient de près les enfants considérés comme étant en besoin de protection prennent des décisions lourdes de conséquences pouvant aller jusqu’au retrait de l’enfant de son milieu familial ou encore à son adoption. De multiples facteurs influencent les actions des professionnels et les choix d’intervention réalisés. Ces facteurs peuvent être autant de nature personnelle que professionnelle ou organisationnelle. Par exemple, les représentations de différents acteurs (les façons de percevoir les besoins ou les problèmes vécus par les familles), les missions et mandats des organisations (la compréhension des professionnels de leur rôle de protection, de leurs responsabilités et leurs obligations, ou encore les mandats déterminés par les organisations incluant leurs possibilités et leurs limites), ou encore les services offerts et les ressources disponibles. Au coeur de leur pratique et à partir des différents facteurs présents dans leurs prises de décisions, les professionnels doivent apprendre à jongler et conjuguer avec les notions d’aide, de contrôle et de surveillance.

C’est donc à partir du constat de cette complexité que notre objet de recherche a été appréhendé. Comme il a été mentionné en introduction, des questions cruciales nous interpelaient : comment les professionnels arrivent-ils à prendre des décisions considérant les préoccupations professionnelles qui émergent de leur pratique dans cette gestion quotidienne des risques? Sur quelles dimensions s’appuient-ils pour prendre leurs décisions et quelles logiques utilisent-ils dans leur processus décisionnel? Quel sens donnent-ils à leur pratique? Quelles logiques d’action déploient-ils dans leur quotidien? Bref, tous ces questionnements donnaient le ton et la ligne directrice au projet. Parce qu’évidemment, lors de prises de décision claire, où toutes les informations convergent vers une même solution, le processus décisionnel des professionnels peut se faire assez aisément. Mais que font les professionnels lorsqu’ils font face à des situations complexes où la gestion des risques devient épineuse et où ils doivent procéder au choix du moindre mal (Steinhauer, 1996)? L’exercice de conscientisation à partir de ces interrogations nous apparaissait judicieux à l’appréhension de la complexité de la pratique, dans la mesure où il permettait d’envisager la possibilité de développer une double capacité réflexive et pratique (Bouquet, 2003).

La question de recherche a donc été développée comme suit : comment, sur quels motifs et à travers quelle(s) logique(s) les divers professionnels impliqués dans la pratique de protection de l’enfance gèrent-ils les risques sociaux auxquels ils sont confrontés dans leur pratique quotidienne? Dans le même esprit que Deslauriers et Keresit (1997), qui déterminent qu’« un problème de recherche se conçoit comme un écart conscient que l’on veut combler entre ce que nous savons, jugé insatisfaisant, et ce que nous désirons savoir, jugé désirable » (p. 90), l’objectif était de découvrir les discours des professionnels liés à la prise de décision inhérente à leur pratique. Ainsi, le but était de faire émerger leurs savoirs professionnels et expérientiels pour mieux comprendre le processus dans lequel ils s’inscrivent. Il ne s’agissait pas d’un processus hypothético-déductif où une hypothèse doit être validée (Groulx, 1998), mais bien d’un processus inductif où l’exploration et la compréhension de l’objet de recherche pouvaient permettre une modélisation ou une théorisation de la prise de décision en protection de l’enfance (Soulet, 2003). Porter un regard sur le concept de gestion de risque associé à la prise de décision pour saisir l’articulation et la construction des logiques d’action était donc l’intérêt premier de la recherche. Dit autrement, il s’agissait de mettre sous la loupe l’espace décisionnel dans lequel naviguent les professionnels. Pour ce faire, un cadre conceptuel appuyé sur les théories du risque, de la protection et de la gestion de risque a été mis de l’avant. Or, pour le présent texte, ce sont davantage les perspectives épistémologiques et méthodologiques qui attirent notre attention. Ce sont donc ces deux volets qui seront développés.

2. Arrimage épistémologique : la combinaison de la réflexivité et de la délibération éthique

La recherche avait une visée exploratoire et compréhensive (Groulx, 1998), voulant mieux comprendre la prise de décision au sein des interventions de protection de l’enfance. De fait, il était nécessaire de développer un cadre épistémologique et une méthodologie pouvant à la fois faire ressortir du matériel clinique relié au processus de prise de décision et du matériel empreint de la réflexion des professionnels sur leurs interventions et leurs prises de décision. Une posture réflexive était alors souhaitée, permettant d’appréhender le point de vue des acteurs sur les éléments reliés à leur prise de décision tout comme sur leurs perceptions et leurs représentations de celle-ci. La perspective constructiviste de la recherche nous amenait à considérer que les professionnels construisent la situation problématique à partir de leur propre vision de la situation, tout autant qu’ils construisent et coconstruisent, avec différents acteurs et au moyen d’un dialogue entre diverses perspectives, la solution, c’est-à-dire la prise de décision. Comme l’entend Perrenoud (2001), la compétence des professionnels est de construire les problèmes en situation. Cette manière de concevoir la réalité de la pratique était évidemment influente sur les choix méthodologiques. Il était nécessaire de diriger la recherche vers la notion de processus, mais aussi vers les différentes représentations possibles des professionnels sur une même réalité. Des représentations qui ne pouvaient prétendre être une vérité puisque, à partir de cette posture épistémologique, il était admis qu’il n’y avait pas qu’une seule vérité au sein de l’intervention sociale en protection de l’enfance mais bien des clés d’interprétation (Watzlawick, 1988). Dès lors, c’était la construction du point de vue des acteurs, permettant de mieux comprendre le processus de prise de décision et le rendre conscient aux yeux des professionnels, qui était au premier plan.

Les recherches réalisées sur le sujet de la protection de l’enfance au cours des dernières années ont peu exploité le point de vue des professionnels sur leur propre pratique comme producteur de savoirs et propulseur du développement de connaissances sur la pratique professionnelle. Il apparaissait alors pertinent et judicieux de choisir l’angle de la vue de l’intérieur comme orientation méthodologique afin de dégager des données menant à saisir les rouages de la prise de décision. Le projet s’est orienté vers une démarche de découverte (Groulx, 1998) et l’objet de recherche était vu à la fois comme un point de départ et un point d’arrivée (Deslauriers & Keresit, 1997). Le désir de recueillir les discours des professionnels pour en faire une analyse fine permettant de saisir le processus de prise de décision dans ses moindres détails guidait la démarche. Laisser la place aux acteurs pensants et à leurs discours référait immanquablement au choix d’une approche qualitative, mais comment réussir à adapter la méthodologie, visant à voir de l’intérieur le processus décisionnel des professionnels, à la complexité de la pratique et aux différents facteurs influençant la prise de décision?

La piste de la réflexivité est apparue au fil de la recherche comme une voie très intéressante pour répondre à ce questionnement. D’abord, une réflexivité espérée pour le contexte de la cueillette de données, encourageant les professionnels à se dire et se raconter, au-delà des formalités du travail ou des procédures administratives, mais aussi au-delà du simple vécu associé à la complexité des interventions. Ensuite, une réflexivité pouvant mener vers une métaréflexion sur la prise de décision, permettant d’accéder à une mise en ordre du point de vue sur le réel (Morin, dans Kourilsky, 2002). Pour ce faire, il était opportun, et ici l’analogie du jeu de mécano est une excellente illustration (Bardin, 2007), d’observer, de déconstruire et de reconstruire toutes les pièces de la prise de décision à partir des différents discours des professionnels.

2.1 La lunette de la réflexivité

« La réflexivité est inhérente à la vie humaine. L’être humain en action reste normalement “en contact” avec ses motivations, lesquelles font partie de cette action » (Giddens, 1994, p. 43). La perspective réflexive de la recherche devait permettre de créer un contexte pour voir le sujet en action, en favorisant l’analyse de son processus de construction à travers l’action en train de se dérouler (Ion, 2005).

La notion de réflexivité ne présente pas de définition consensuelle dans la littérature. On s’entend toutefois pour dire qu’elle diffère de la simple réflexion. Même si « réfléchir, c’est déjà mettre en mental, adopter une position méta par rapport à la situation » (Donnay & Charlier, 2008, p. 59), cette réflexion demeure interne à la situation. La réflexivité, elle, demande au professionnel une posture d’extériorité qui prend deux formes : une mise à distance de la situation et une prise de recul (Donnay & Charlier, 2008). Au regard de la recension effectuée pour la recherche, c’est à partir des propos de Schön, de Racine et de Giddens sur la réflexivité qu’un cadre réflexif a été adapté au contexte de la pratique étudiée.

Selon la théorie de Schön, la réflexivité signifie de réfléchir en cours d’action et sur l’action (Schön, 1994). Le sujet, se recentrant sur son action à travers l’action, devient producteur de connaissances. Pour l’auteur, l’exercice de réflexion du professionnel sur sa pratique permet de comprendre les réalités de travail et la production de savoirs au coeur même de l’exercice de la profession. La pratique est alors considérée comme un univers habité par l’incertitude et par la singularité des situations : dans ce contexte, « les professionnels peuvent devenir des chercheurs réflexifs » (Schön, cité dans Barbier & Durand, 2006, p. 211). Schön suppose que

dans un monde concret de la pratique, les problèmes n’arrivent pas tout déterminés entre les mains des professionnels. Ils doivent être construits à partir des matériaux tirés de situations problématiques qui, elles, sont intrigantes, embarrassantes et incertaines. Pour transformer une situation problématique en un problème tout court, un praticien doit accomplir un certain type de travail. Il doit dégager le sens d’une situation qui, au départ, n’en a justement aucun

Schön, 1994, p. 65

Il s’agit donc d’un travail de construction où les nouvelles situations, dans toute leur singularité, se combinent aux savoirs antérieurs des acteurs dans une optique de création de nouvelles connaissances et de quête de sens.

Dans les traces de Schön, Racine propose d’envisager les savoirs d’expérience « sous l’angle d’une coconstruction de savoirs à laquelle participent des acteurs concernés par un même objet, impliqués dans une pratique commune d’intervention » (Racine, 1997, p. 183). L’auteure s’intéresse à la dynamique entre l’expérience individuelle et l’expérience collective comme source de connaissances, allant un pas plus loin que Schön dans l’analyse de la production des connaissances. Dans une optique réflexive, Racine convient que l’intervenant n’apprend pas seul dans l’action, il apprend en relation avec d’autres. Elle soutient d’ailleurs que « l’apprentissage est un acte social où l’être humain construit, incorpore et structure son expérience à travers ses interactions avec d’autres » (Racine, 1997, p. 186). La réflexion dans et sur l’action devient une conversation à plusieurs voix (Racine, 1997). Racine propose, au sujet de la conception de la réflexion en cours d’action de Schön, de « substituer une conception où donner un sens à l’expérience s’inscrit dans un “raisonnement partagé”, produit par la participation à une pratique d’intervention commune » (Racine, 2000, p. 83).

Dans un contexte comme celui de la protection de l’enfance, l’effet des structures de l’organisation ne pouvait être passé sous silence. Le volet judiciaire est cadrant bien qu’il laisse aux professionnels des marges de manoeuvre importantes dans la prise de décision. La réflexivité de Racine, cette réflexivité collective s’inscrivant dans une pratique d’intervention commune (Racine, 2000) devait être contextualisée. La réflexivité de Giddens porte vers cette voie. Pour l’auteur, les structures peuvent être contraignantes, mais pas nécessairement paralysantes : elles peuvent et doivent permettre un espace suffisant pour envisager la singularité des situations (Giddens, 1989). De fait, le structurel « est à la fois contraignant et habilitant » (Giddens, 1994, p. 75). Les règles et les ressources permettent l’interaction des acteurs à l’intérieur de structures, à la fois constituées et constituantes (Giddens, 1989). Cette idée permettait d’envisager que les professionnels orientent leurs actions afin de faire sens avec les structures, tout comme les structures influencent leurs actions. En ce sens, la réflexivité est inhérente à l’action, ce qui amène Giddens à proposer le concept de contrôle réflexif de l’action (Giddens, 1994) : une façon de maintenir un regard constructif et critique sur les actions posées par les professionnels, de les réfléchir et les conscientiser.

Pour appréhender la réalité des professionnels et saisir les logiques d’action qu’ils déploient dans leur prise de décision, la méthodologie de la recherche devait viser un accompagnement réflexif (Donnay & Charlier, 2008). Il fallait donc créer l’esprit d’un cadre de délibération collective pour permettre d’accéder au processus de construction de l’action. Le caractère complexe des prises de décision des professionnels en protection de l’enfance appelait nécessairement un cadre de réflexivité complexe. C’est en ce sens que la réflexivité des professionnels ne pouvait s’arrêter qu’à une réflexion sur l’action dans l’action comme le prétend Schön, non plus qu’à un exercice réflexif individuel. Le volet collectif de la réflexivité proposé par Racine ainsi que le contrôle réflexif de l’action mis de l’avant par Giddens, permettaient de bonifier le cadre réflexif utilisé. Les professionnels doivent adopter une posture réflexive dans leurs actions quotidiennes, mais ils le font dans un contexte interprofessionnel et interdisciplinaire tout autant que dans un cadre légal et juridique, ce qui oriente et influence leurs prises de décisions. C’est alors par le mariage des théories de Schön, Racine et Giddens sur la réflexivité qu’un cadre réflexif à paliers multiples a été développé pour la recherche, cadre réflexif adapté à la réalité des professionnels en protection de l’enfance (Figure 1) et permettant d’appréhender la vue de l’intérieur espérée : au coeur de la pratique de protection, les professionnels se doivent d’adopter une posture réflexive dans l’action, mais aussi avec d’autres et dans un cadre donné.

Figure 1

Cadre de réflexivité adapté à la pratique en protection de l’enfance (Lambert, 2013)

Cadre de réflexivité adapté à la pratique en protection de l’enfance (Lambert, 2013)

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2.2 La lunette de la délibération éthique

Dans l’esprit du cadre réflexif développé, la délibération éthique est apparue, au cours de la recherche et de la recension des écrits, comme une manière appropriée d’explorer les différentes dimensions associées à la prise de décision. La délibération éthique pouvait devenir d’une part une deuxième lunette pour appréhender la pratique et d’autre part un outil méthodologique servant à la fois la collecte et l’analyse des données.

Une éthique délibérative « doit pouvoir se justifier dans la rencontre interhumaine, dans le dialogue et la communication » (Richard, 2008, p. 214). Cette rencontre exige des compétences relationnelles qui « mènent à cette habileté qu’ont les professionnels de s’éprouver dans le dialogue avec autrui, de dévoiler leur façon de réfléchir, d’évaluer, d’analyser, de juger et d’agir en contexte d’intervention difficile » (Richard, 2008, p. 214). La délibération éthique permettait alors d’aller plus loin que la simple prise de décision technique pour aborder la sphère du vécu et de l’interrelation avec autrui.

Les écrits dans la littérature confirment que la délibération éthique est judicieuse lorsque les professionnels sont confrontés à des espaces de décisions complexes (Bossé, Morin & Dallaire, 2006; Legault, 1999; Quinche, 2005; Richard, 2008). Dans ces espaces, les professionnels sont confrontés aux conséquences de leurs actions, conséquences qui peuvent s’avérer positives ou négatives tant pour eux que pour les différents acteurs impliqués. Pour plusieurs, dont Quinche (2005), l’objectif d’une délibération éthique est de permettre la confrontation d’une pluralité de visions différentes. La délibération éthique est donc plus qu’une discussion, elle est une question de dialogue et c’est en ce sens qu’elle se combinait bien au concept de réflexivité. Plusieurs cadres de délibération éthique existent, mais c’est sur celui de Bossé et al. (2006) que nous avons décidé d’appuyer la recherche. La collecte de données étant un processus inévitablement sélectif (Miles & Huberman, 2003), le choix d’un cadre préliminaire d’analyse, tel que le cadre de délibération éthique, permettait de situer les données obtenues à même les discours des professionnels. Bossé et al. (2006) proposent un éclairage nouveau à la réflexion, combinant des perspectives éthiques qui ne sont pas associées traditionnellement. Ces perspectives, à leur avis, permettent d’aborder globalement des réalités complexes : selon eux, il est réducteur, voire dangereux, de ne pas tenir compte de cette globalité. Les auteurs mettent en relief la notion de dialogue, de la même manière que le fait Schön par rapport à la réflexivité, afin de permettre la communication entre les différentes perspectives soulevées, c’est-à-dire les perspectives identitaires et morales, déontologiques et juridiques, organisationnelles ainsi que sociopolitiques (Figure 2).

Figure 2

Modèle de délibération éthique de Bossé et al. (2006)

Modèle de délibération éthique de Bossé et al. (2006)

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Chacune des perspectives est associée à des déterminants particuliers :

  • Les perspectives identitaires et morales sont reliées au professionnel lui-même, à ses valeurs/croyances, à ses intérêts personnels, à son idéal et sa trajectoire de vie, à sa conscience morale et à sa responsabilité individuelle.

  • Les perspectives déontologiques et juridiques réfèrent au cadre d’intervention, au cadre juridique et légal, aux valeurs promues par la profession, à l’identité professionnelle et au cadre déontologique.

  • Les perspectives organisationnelles sont rattachées aux déterminants organisationnels, à la prestation de services, aux enjeux de pouvoir en place et aux codes d’éthique institutionnels.

  • Les perspectives sociopolitiques s’inscrivent à travers l’éthique sociale et politique, les enjeux démocratiques, la défense des droits collectifs et le bien commun, la justice et les politiques sociales.

Au contraire toutefois de ce que d’autres chercheurs ont fait à partir de l’utilisation du cadre de délibération éthique, le but de délibérer dans cette recherche n’était pas d’en arriver à un consensus, mais plutôt de déconstruire la démarche de prise de décision des professionnels pour mieux la comprendre. C’est le processus à travers lequel la délibération s’installe et les prises de conscience qu’elle suscite chez les participants qui étaient d’intérêt, plus que la décision elle-même. Il était alors permis de parler de délibération éthique réflexive, plutôt que de délibération décisionnelle comme cela est envisagé avec Bossé et al. (2006). C’est ainsi que la combinaison de la réflexivité et de la délibération éthique était envisagée de manière souple afin d’inventer la méthodologie la plus judicieuse tant pour l’objet de la recherche que pour le milieu de pratique.

3. Une méthodologie à « inventer » pour se rapprocher du contexte de pratique

La perspective épistémologique développée à partir de l’arrimage entre la réflexivité et la délibération éthique soulevait plusieurs défis de mise en place sur le terrain menant à choisir la méthodologie la plus appropriée. Combiner réflexivité et délibération éthique présentait théoriquement des avantages afin de répondre aux objectifs de la recherche, mais comment en arriver à actualiser ces choix au coeur du milieu de pratique?

3.1 Des entretiens de groupe délibératifs comme principale source de collecte de données

Par souci de cohérence avec l’idée de la délibération entre les professionnels, les entretiens de groupe ont été choisis comme principale stratégie de cueillette de données. Les entretiens de groupe offraient un espace pour interpeler les professionnels et saisir leurs discours de manière individuelle, mais aussi collective. Pour Geoffrion (1995), il est souvent plus important, en recherche, de comprendre les motifs d’une réponse que d’obtenir la réponse elle-même. La flexibilité à l’intérieur des entretiens de groupe, donnant la possibilité aux participants de réfléchir en cours de discussion grâce aux interventions de chacun, amenait la création d’une dynamique de groupe d’où pouvaient découler des contenus riches. « Les groupes de discussion permettent de comprendre les sentiments des participants, leur façon de penser et d’agir, et comment ils perçoivent un problème, l’analysent, en discutent » (Geoffrion, 1995, pp. 315-316).

L’utilisation du cadre de délibération éthique comme cadre préliminaire de cueillette de données pouvait mener vers cette voie. Les entretiens de groupe, perçus comme un « ancrage participatif visant à créer un espace de délibération » (Guillemette, Luckerhoff, & Baribeau, 2010, p. 2), proposaient un espace propice permettant aux professionnels de se dire et de se comprendre. Van der Maren (2010) mentionne deux objectifs à la collecte d’informations dans un cadre d’entretien de groupe : comprendre, par le discours des participants, et faire prendre conscience, par les échanges réalisés. En ce sens, les entretiens de groupe peuvent permettre de « restituer toute la complexité des interactions sociales » (Touré, 2010, p. 5) et mener à voir avec rigueur derrière les choses (Donnay & Charlier, 2008). Le sens se construit à partir du dialogue et le croisement de la multiplicité des réponses. Cela se liait parfaitement à l’objectif de la recherche qui était de comprendre la construction des logiques de prise de décision au regard du concept de gestion des risques dans un contexte de protection de l’enfance.

Afin de créer un espace délibératif suffisamment riche au coeur des entretiens de groupe, un noyau de participants de six à huit personnes était approprié : cela permettait à la fois d’enrichir la discussion et d’accorder à chacun un espace de dialogue intéressant et non contraignant, ce qui n’aurait pas été possible dans un groupe plus volumineux. Dans le cadre de la recherche, le recrutement des participants s’est réalisé de manière volontaire et aléatoire (48 participants). Avec l’aide des responsables d’équipes, l’invitation a été lancée et les inscriptions réalisées individuellement. De fait, l’échantillon s’est construit progressivement. Puisqu’il s’agit d’un contexte interdisciplinaire (travail social, psychologie, psychoéducation, criminologie), mais aussi interstatut (des professionnels occupant des positions différentes dans l’organisation), des places ont été réservées pour chacun dans tous les entretiens de groupe. Dans le cadre de la délibération, les participants à la recherche étaient invités à se pencher sur une étude de cas précise, une situation inspirée de celles rencontrées fréquemment, fictive mais réaliste, servant de déclencheur à la discussion sur la prise de décision et la gestion des risques. À partir de cette situation fictive, validée auprès de professionnels en exercice afin de corroborer son réalisme, il était alors possible de créer une base de discussion commune. Volontairement incomplète pour susciter les questionnements et ainsi amener à décortiquer les logiques et les processus mis en oeuvre par les professionnels, la situation référait à la quotidienneté et non à la singularité. Il ne s’agissait pas d’un cas exceptionnel, mais d’une situation rencontrée régulièrement. La grille de questions avait été développée de manière souple, mais avec un déroulement identique pour chaque groupe, permettant de couvrir l’ensemble des perspectives du cadre de délibération éthique. Au fur et à mesure que les questions étaient posées, les participants étaient invités à réagir, à émettre des hypothèses, à faire des réflexions afin d’en arriver à des pistes de solution. Par la discussion se construisaient des échanges amenant chacun à tirer profit des idées des autres. De fait, un climat de dialogue, de conversation et d’échange était privilégié, influencé par les principes de la délibération éthique. À la suite des entretiens de groupe, les professionnels étaient invités à participer à un entretien individuel afin d’explorer plus en profondeur, à partir de leurs discours en groupe, les différents éléments sur lesquels s’appuyait leur prise de décision. Douze professionnels ont été rencontrés individuellement, sélectionnés sur la base de leur désir et de leur disponibilité à poursuivre dans le projet de recherche.

Dans la mise en place des entretiens de groupe, le principal défi revenait au rôle d’animation porté par la chercheuse. Créer un climat de délibération en laissant la juste place à chacun des acteurs appelait une certaine vigilance. Selon Geoffrion,

le rôle de l’animateur est de présenter les sujets de discussion et les questions. Les participants sont ensuite entièrement libres de formuler leurs réponses et commentaires à leur gré. […] Cette flexibilité, contrôlée par l’animateur, génère une richesse de données

Geoffrion, 1995, p. 312

Les défis étaient grands quant à une animation efficace qui guidait vers l’obtention de données riches. Le canevas, campé sur le cadre de délibération éthique, devait être suivi tout en permettant aux professionnels d’y aller de leurs idées ou leurs réflexions. Le cap sur la réflexivité était essentiel afin de créer des conditions gagnantes pour la délibération, tant pour ce qui est de la posture de la chercheuse que pour la gestion et l’animation des entretiens de groupe. Le contexte de mise en place des groupes a donc permis de dégager des contenus pertinents et complets quant au processus de prise de décision des professionnels, favorisant l’atteinte de l’objectif du projet de déconstruire les discours pour les reconstruire par l’analyse des données.

3.2 Une analyse des discours à triple niveau

Pour Anadón, les stratégies d’analyse de données doivent rendre compte des modalités de production de la connaissance, de sens et de significations (Anadón, 2013). Cette recherche de sens était la ligne directrice de l’analyse des données de la recherche, porteuse des questionnements de départ. Les discours issus de la cueillette de données ont été colligés sous forme de verbatims d’entretiens au fur et à mesure de la recherche. Cette façon de collecter et d’analyser des données engageait d’emblée dans une lecture flottante (Bardin, 2007) qui menait à prendre contact avec le contenu dans un processus itératif. Analyser, c’est « trouver un sens aux données recueillies » (Deslauriers & Keresit, 1997, p. 98). Pour notre projet, c’était donner un sens aux discours des professionnels sur leur pratique et réaliser un exercice d’interprétation qui s’avérait « pour l’essentiel, une proposition de compréhension, c’est-à-dire la présentation d’une manière de mettre ensemble les éléments d’un monde observé » (Paillé, 2006, p. 117).

Pour procéder à l’analyse des données, une retranscription rigoureuse des discours des participants a été réalisée puis une analyse de contenu de ceux-ci a été effectuée. L’analyse de contenu choisie s’inspirait des axes développés par Van der Maren (2010) quant à l’analyse des données issues d’entretiens de groupe et s’est déployée en trois niveaux. D’abord, une analyse horizontale ayant pour but de dégager les éléments pertinents et éclairants de chacun des discours, en cohérence avec l’utilisation du cadre de délibération éthique de Bossé et al. (2006), a eu lieu. Les quatre perspectives du cadre de délibération servaient de guide à une première classification du matériel, proposant un déblayage et une organisation préliminaire des données. Par la suite, une analyse verticale a été effectuée, permettant de dégager des interactions et des interinfluences entre les professionnels au sein des entretiens de groupe. Parce qu’en effet, en plus de permettre les interactions entre les participants, au sein d’une discussion et d’un échange collectif, la délibération amenait à discerner des espaces d’influence où le discours de l’un colorait le discours de l’autre. C’est donc plus que les discours en eux-mêmes, mais bien la richesse du croisement des différents discours qui prenait l’avant-scène. Finalement, une analyse transversale, plus complexe, a été complétée où l’exercice amenait à mettre en lumière les noyaux de sens (Bardin, 2007) et à dégager des logiques derrière les discours : en fait, à construire des logiques d’action à partir de la déconstruction des pièces de la prise de décision, dans un exercice de mécano (Bardin, 2007) où chacune des pièces devait être assemblée aux autres pour qu’elles forment un tout, dans l’objectif d’un résultat cohérent et signifiant. « Démonter le mécanisme, expliquer le fonctionnement et… retrouver les mêmes rouages ou le même moteur, quelles que soient la forme de l’horloge ou la couleur de la carrosserie » (Bardin, 2007, p. 277) – dans le cas de la protection de l’enfance, peu importe le choix de l’intervention dans la prise de décision.

Comme le précise Van der Maren, analyser des données n’est pas chercher les extraits de discours qui illustrent la théorie, mais bien déterminer quels concepts théoriques correspondent le mieux aux discours recueillis (Van der Maren, 2010). En ce sens, un aller-retour constant entre le contenu des discours et la littérature pertinente pour l’éclairer était réalisé, permettant aussi de revoir la posture de la chercheuse. Parce que comme le soulèvent Guignon et Morrissette (2006),

le chercheur a un rôle actif dans l’attribution de sens qu’il donne au récit qu’il analyse […]. C’est pourquoi les différents niveaux d’interprétation posés sur les données doivent s’accompagner d’un retour fréquent au récit lui-même, afin de limiter les inférences du chercheur qui peut avoir tendance à faire dire au verbatim ce qu’il souhaite y trouver

Guignon & Morrissette, 2006, p. 32

La vigilance est donc essentielle dans cette analyse du sens, afin d’éviter toute interprétation qui ne rendrait pas de manière juste les discours des professionnels.

L’analyse fine des données a conduit, au final, à dégager trois logiques d’action à travers la prise de décision des professionnels (collaborative, délibérative et légaliste) et à situer plusieurs dimensions sur lesquelles s’appuient les professionnels dans leur prise de décision (Tableau 1). Les différents enjeux de la prise de décision ont été mis en lumière, tout comme les risques et les malaises. À travers le discours des acteurs, il a donc été possible de voir de l’intérieur, c’est-à-dire de comprendre le processus par lequel les professionnels prennent leurs décisions, et cela dans un souci de mettre au jour la complexité des interventions à réaliser, mais également d’offrir un espace de conscientisation pouvant servir une meilleure compréhension des pratiques et leur amélioration.

Tableau 1

Logiques d’action dans la prise de décision en protection de l’enfance, (Lambert, 2013)

Logiques d’action dans la prise de décision en protection de l’enfance, (Lambert, 2013)

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À travers ces logiques, les trois dimensions importantes qui ont émergé de l’analyse des discours des acteurs sont le rapport au mandat de protection, le rapport à la situation et le rapport aux risques. Pour chacune de ces dimensions, il est possible de percevoir comment les professionnels se positionnent dans l’action et quelle posture ils adoptent dans l’intervention, sachant évidemment que la posture adoptée influence considérablement le cours de l’action. Ce sont les trajectoires parcourues à travers ces trois dimensions qui ont permis de faire ressortir les trois logiques préalablement identifiées.

Ainsi, la logique collaborative présente un professionnel qui se situe dans un rôle d’accompagnement et qui adopte une posture d’engagement tout comme un discours d’aide envers les familles. Il appréhende les situations de manière souple et considère comme primordial l’aspect relationnel avec les personnes, les enfants et les parents. Le facteur temps est secondaire, au profit de la mise en place d’une relation et, idéalement, d’un lien de confiance. Il agit à partir d’un principe de prévention (travailler en amont) et présente de bonnes capacités à faire face à l’incertitude. De cela découle une gestion des risques qui peut être qualifiée de flexible.

La logique délibérative, quant à elle, permet de situer le professionnel dans un rôle de médiation où il adopte une posture d’analyse et de compromis. En ce sens, il projette un discours de compréhension au regard des situations rencontrées. Sa manière d’appréhender les situations est tout en nuance et, pour ce faire, l’aspect relationnel prend une place importante. Il est conscient du temps, et souvent du peu de temps dont il bénéficie, mais est en mesure de le baliser. Il intervient en fonction du principe de prudence (conscience des risques associés à la situation) et est en mesure de nuancer les espaces d’incertitude. De fait, la gestion des risques se présente comme équilibrée.

Finalement, la logique légaliste amène à situer le professionnel dans un rôle d’intervention, voire de surveillance et de prise de décision. Dans ce contexte, il adopte généralement une posture d’expertise et maintient un discours décisionnel, voire administratif, par rapport au travail à effectuer. Sa manière de voir les interventions est orientée selon les critères de la loi et l’aspect relationnel avec les familles apparaît secondaire. Pour ce professionnel, le facteur temps est d’une grande importance et les enjeux qui y sont rattachés sont omniprésents. Compte tenu de cela, sa gestion des risques est définie comme serrée.

Plus globalement, les résultats de la recherche nous portent à voir que chacune des logiques est appelée à se mettre en oeuvre pour les professionnels, selon les situations et les problématiques rencontrées. Elles ne permettent pas de figer les professionnels dans un rôle unique. Des contextes particuliers, des situations plus complexes ou au contraire plus familières, appellent ces spécialistes à adopter différentes postures. Les connaissances qui découlent de cet exercice de classification sont utiles pour mieux conscientiser les professionnels aux logiques au travers desquelles leur travail s’inscrit et ainsi leur permettre de se situer par rapport à leurs prises de décisions et d’accéder à une meilleure zone de confort.

4. Constats et réflexions autour de la démarche de recherche

À partir de l’expérimentation d’une méthodologie articulée afin de découvrir la complexité des interventions en protection de l’enfance, un certain nombre de constats quant aux impacts et aux bénéfices des choix réalisés peuvent être mis en lumière. Nous soumettons ici à la réflexion des constats d’ordre clinique (pour illustrer la valeur ajoutée de ce type de recherche pour les milieux de pratique et les professionnels au coeur des interventions), mais aussi d’ordre méthodologique (pour illustrer les défis, les enjeux et les bénéfices d’une telle démarche dans l’optique de la recherche universitaire appliquée et de l’avancée des connaissances).

4.1 Constats cliniques

La combinaison de la réflexivité et de la délibération éthique a permis, dans ce projet, la création d’un contexte de dialogue et de conversation pour les professionnels en exercice. Leurs discours et leurs savoirs professionnels et expérientiels les ont conduits à réfléchir ensemble, à débattre, à argumenter, à se questionner.

L’intérêt des participants à la recherche pour le projet est révélateur d’un besoin dans les milieux de pratique d’offrir ce genre d’espaces de discussion, qui stimulent les questionnements et incitent la réflexivité collective.

Et voir que les décisions qu’on prend, elles ne sont pas faciles et c’est au quotidien qu’on a des décisions à prendre […] dans des discussions comme ça, je me dis qu’on n’a pas un rôle facile et on les tient, c’est nous qui les prenons les décisions. C’est lourd. Et ça amène la conscientisation, la réflexion par rapport à ce que l’on vit et qu’on ne voit pas

participante, Lambert, 2013, p. 204

En fait, ce que [sic] je prends conscience aujourd’hui, c’est qu’on le fait tellement systématiquement dans notre pratique […] aujourd’hui, je vais repartir de la rencontre en gérant peut-être d’autres risques, mais en le faisant de manière différente, en me questionnant sur ce que je pourrais faire

participante, Lambert, 2013, p. 205

Les connaissances cliniques qui découlent de l’exercice des entretiens de groupe sont riches pour les milieux de pratique. L’analyse apprend que pour les professionnels, les logiques diverses se mettent en place et commencent à se construire à travers l’articulation de différentes perspectives dès la première lecture d’une situation nouvelle.

S’en suit tout un processus de prise de décision où les différents facteurs en cause (personnels, professionnels ou organisationnels) s’articulent pour mener au choix de l’intervention. Des postures plurielles se dégagent, principalement influencées par le sens donné à l’intervention à réaliser. Ainsi, malgré un cadre légal clair, les professionnels oeuvrant en protection de l’enfance adoptent des postures différentes qui influencent la trajectoire, la logique des interventions posées et ultimement les décisions qui seront prises. À cet égard, l’expérience de mise en mots de leur prise de décision est significative.

La difficulté d’engager un langage commun est aussi mise en lumière dans la manière d’aborder les situations et de percevoir les réalités familiales. Les distinctions interdisciplinaires et interstatuts au sein des entretiens de groupe soulèvent des défis d’arrimage et d’uniformité. C’est à travers la rencontre des différents professionnels au sein des espaces de délibération qu’il est possible d’en arriver à dégager ces multiples informations. Le rôle primordial du dialogue et de la conversation entre les professionnels est mis au jour. Pour reprendre les propos de Quinche,

ce n’est que par le langage que la présence des personnes prend une dimension supplémentaire. Son aspect créateur se révèle dans le dialogue qui permet aux croyances de se dire et aux arguments de se développer en se soumettant aux questions

Quinche, 2005, p. 223

Les constats cliniques qui se dégagent de l’analyse des données portent à mieux comprendre la pratique, mais également à envisager des pistes prometteuses pour son amélioration. La mise au jour de différentes dimensions prises en compte par les professionnels dans leur processus de décision permet de nombreuses ouvertures réflexives sur la pratique. Il a d’ailleurs été possible, à la suite du projet, de développer de la formation et des outils de réflexion visant à perpétuer les impacts positifs de la recherche et permettant de valoriser les savoirs professionnels et expérientiels.

4.2 Constats méthodologiques

Plusieurs constats peuvent être soulevés en ce qui a trait à l’arrimage épistémologique construit et à la méthodologie inventée pour appréhender la pratique. Le défi de créer un espace de dialogue propice à la compréhension de la pratique est d’abord relevé. La combinaison de la réflexivité et de la délibération éthique a atteint son objectif comme choix méthodologique permettant l’accès aux savoirs des professionnels. Les entretiens de groupe s’avèrent être un espace de délibération riche, ce que nous avons appelé un microclimat délibératif (Lambert, 2013), propice aux réflexions. Le fait de laisser émerger les réflexions et la discussion entre des professionnels de professions et de statuts différents propulse dans toute la profondeur de l’interdisciplinarité et de l’interstatut : les prises de conscience quant aux visions différentes et aux diverses lunettes utilisées à l’analyse d’une même situation sont bonifiées par ce contexte.

Malgré les craintes énoncées par le milieu de pratique quant à la rencontre de professionnels ayant un rôle hiérarchique différent dans l’organisation, les discussions interstatuts ont contribué à mettre en lumière des langages différents et orientés et ainsi à favoriser les échanges de points de vue et leur compréhension. L’expérience nous a permis d’observer que la composition hétérogène des entretiens de groupe stimule l’effet catalyseur des points de vue (Lambert, 2013) : la délibération encourage les participants vers une ouverture à la compréhension de l’autre et aux perspectives différentes. Racine maintient que « c’est dans la multiplicité des réponses, parfois contradictoires, à la situation qu’un travail de co-élaboration de sens peut se produire » (Racine, 2000, p. 83). À cet effet, la composition interdisciplinaire et interstatut des entretiens de groupe permet de mieux saisir la construction et la coconstruction des options possibles et met de l’avant des interrogations qui seraient difficilement accessibles dans des groupes homogènes : l’homogénéité dirige vers de multiples a priori conjoints, des orientations implicites acceptées en raison d’une discipline, d’un rôle, de l’appartenance à une même équipe ou d’un statut commun. À cet égard, les bénéfices et la richesse de l’interdisciplinarité et de l’interstatut s’avèrent importants.

Théâtre neutre, les entretiens de groupe réalisés dans le cadre de cette recherche ont également offert une mise à distance de la pratique directe, favorisant la discussion et la mise en perspective à travers une situation fictive qui n’engageait pas de la même manière que dans la pratique réelle les enjeux émotifs et relationnels de l’intervention. Ce contexte de discussion encourageait les professionnels à maintenir une certaine distance émotive et un pas de côté propices à la réflexivité.

Aussi, il n’est pas possible d’ignorer l’effet des interactions du groupe, de la dynamique et des interinfluences provoquées par les échanges. Cependant, comme il n’y a pas de bonne décision en soi, ni de mieux de l’acte (Wahl, dans Parent, Boulianne, Beaulieu, & Dumais, 2004) au coeur de l’exercice de délibération, peu d’enjeux décisionnels étaient présents : le processus était alors beaucoup plus important que le résultat, ce qui a favorisé un contexte d’ouverture et permettait aux participants d’énoncer confortablement leurs idées. L’objectif étant de délibérer, de questionner et de mieux comprendre, tant pour la chercheuse que pour les participants, la délibération devenait alors réflexive plus que décisionnelle. À cet égard, l’utilisation des entretiens de groupe en combinaison avec la réflexivité et la délibération éthique favorisait le décloisonnement de la discussion au sein des groupes.

Évidemment, nombre de constats proviennent des enjeux rattachés à l’animation des entretiens de groupe, particulièrement en ce qui concerne les multiples rôles exercés par la chercheuse. Comme chercheuse, il est impossible de prétendre favoriser une perspective réflexive chez les participants sans adopter soi-même cette posture. Le défi réside donc dans la capacité de trouver l’équilibre entre la posture de neutralité importante pour la validité des données recueillies et l’implication nécessaire favorisant la réflexion des professionnels. Il faut jouer de flexibilité pour une plus grande richesse des données (Geoffrion, 1995) tout en maintenant le cap sur les objectifs encourus par la recherche. Or la chercheuse faisant partie intégrante de la dynamique de discussion ne peut pas, par souci de cohérence, minimalement s’engager pour favoriser la démarche réflexive. De fait, dans un objectif de relance des discussions, la chercheuse s’est elle-même permis quelques réflexions à partir des propos des participants, en demeurant évidemment vigilante quant à l’influence que cela pouvait avoir sur le déroulement des entretiens de groupe.

Au final, les constats méthodologiques issus du projet de recherche confirment que l’utilisation des entretiens de groupe délibératifs, dans le cadre de pratique d’interventions complexes, est un choix méthodologique qui permet aux professionnels de discuter plus largement que dans un cadre procédurier de situations et de ce qui doit être fait. Cela supporte également l’importance de valoriser ce type d’échanges dans les organisations. Les résultats démontrent le besoin d’un espace de réflexivité pour les professionnels qui se voient plongés dans un contexte de travail où les exigences, les critères de compétence, les impératifs légaux et les actes prescrits ne cessent de se multiplier, comme le met en lumière la citation de cette participante :

Moi j’ai un dernier commentaire… moi je cherche depuis plusieurs années… Pourquoi dans une réunion d’équipe, on n’arrive pas à faire ce qu’on a fait aujourd’hui? C’est extraordinaire la richesse, on vient de sauver… si je pars avec ça, vous venez de me faire sauver des heures de réflexion… C’est effrayant parce que les clients dépendent de ça…

participante, Lambert, 2013, p. 207

Conclusion

L’approche réflexive engagée dans la recherche, tant pour la posture de la chercheuse tout au long du processus que pour le contexte de la cueillette de données auprès de professionnels en exercice, a demandé l’ouverture nécessaire à une certaine créativité méthodologique. En cours de démarche, la combinaison de la réflexivité et de la délibération éthique s’est construite dans un souci d’adapter le cadre méthodologique aux ambitions de la recherche, mais également au milieu de pratique. Il est donc possible de voir autrement et d’innover dans les manières d’appréhender un sujet de recherche. La démarche de délibération employée est non menaçante pour les professionnels et permet un espace réflexif favorable aux dialogues et aux échanges. Elle favorise une mise en mots, une recherche de sens inhérente à la prise de décision associée à la gestion des risques en protection de l’enfance.

La situation de la recherche qualitative invite […] à rompre avec la tradition de la construction linéaire de la problématique de la recherche et de la thèse. Un esprit ouvert et bien formé représente, dans cette optique, un meilleur outil qu’un esprit rempli de connaissances et de certitudes. Et il ne s’agit pas seulement d’être d’accord avec cette grande maxime, il faut assumer ce qu’elle implique et ce qu’elle interdit : elle implique de rechercher une formation fondamentale, une aisance théorique, une assise expérientielle; elle interdit d’empiler les connaissances (jusqu’à l’indigestion), de croire les théories et de s’oublier soi-même

Paillé, 2007, p. 409

Dans l’idée d’un esprit ouvert, le mariage réussi entre réflexivité et délibération éthique aura permis de développer une méthodologie permettant de saisir les discours des acteurs et reconstituer leur processus de prise de décision pour en comprendre les rouages. Les constats, tant cliniques que méthodologiques, mettent en lumière la pertinence des résultats de la démarche pour la pratique comme pour le milieu de la recherche.

Finalement, c’est lors de la réception des commentaires et réflexions des professionnels, à la lumière de la diffusion des résultats de recherche, que l’on est à même de constater que la réflexivité peut être un moteur puissant de développement de la pratique professionnelle. Permettant un pas de côté nécessaire à une réflexion profonde, elle guide les professionnels vers une meilleure compréhension de leur pratique. Réalisée de manière collective à partir d’espaces de délibération, la perspective réflexive conforte mais en même temps ébranle les convictions, interroge et remet en question les pratiques mais conduit également vers leur amélioration. Elle permet alors « d’appréhender la pensée dans l’action et l’action dans la pensée » (Le Moigne, 1999, p. 324) et encourage les professionnels et les chercheurs à, ensemble, bien penser.