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Introduction

Choisir la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) en la combinant à une écoute et une analyse d’orientation psychanalytique favorise la compréhension de phénomènes sociaux complexes, notamment celui de l’intimidation par des pairs à l’adolescence. Malgré de multiples efforts effectués autant par les chercheurs, pour mieux décrire ou comprendre les différents aspects de ce phénomène, que par des cliniciens, en vue d’offrir des programmes d’intervention variés, le vécu d’intimidation demeure une réalité trop présente dans les écoles (Evans & Smokowski, 2016).

En prenant appui sur les assisses communes de la MTE et de la psychanalyse lacanienne, le chercheur peut apporter un regard nouveau pour la compréhension de ce phénomène. Afin de rendre compte de cette complémentarité, il s’agit d’expliquer la posture du chercheur, l’épistémologie propre à chacune de ces méthodes et la façon de rassembler et de regrouper la compréhension du vécu de ce phénomène. Pour illustrer l’utilisation de ces méthodes à diverses étapes de la recherche, les exemples qui sont présentés proviennent de l’Étude psychanalytique du phénomène de l’intimidation par des pairs à l’adolescence (Lapointe, 2015; Lapointe & Hasan, 2016).

1. La posture épistémologique du chercheur : apports de la MTE et de la psychanalyse

C’est un défi pour tout chercheur de prendre une posture qui respecte plusieurs méthodes de recherche à la fois. Étant donné la complexité du phénomène de l’intimidation par les pairs, la mise en commun des principes de la MTE et ceux d’une écoute et d’une analyse s’inspirant de la méthode psychanalytique s’est avérée féconde. Très peu de chercheurs ont eu l’audace d’écrire sur cette mise en commun. Pour sa part, Brunet constate qu’entre ces méthodes, il y a un enrichissement réciproque certain :

[…] les réflexions issues de certains modèles de la recherche qualitative, pensons à la « Grounded theory » (Glaser, 2001) notamment, proposent une réflexion sur la validité scientifique qui se transpose d’une façon tout à fait correcte à l’objet d’étude psychanalytique

Brunet, 2009, p. 74

De son côté, Gilbert (2007) affirme que « la démarche inductive qui sous-tend la recherche qualitative permet l’ouverture à la nouveauté et à l’imprévu dans l’étude d’une thématique peu étudiée antérieurement qui a son équivalent dans la clinique analytique » (pp. 275-276). C’est visiblement sous l’angle de l’induction que le chercheur analyste peut prendre place; il s’agit de rester à l’écoute de ce qui émerge du sujet. Avant de démontrer leur complémentarité, il est souhaitable de décrire les caractéristiques propres à chacune de ces méthodes.

1.1 L’apport de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) à la recherche qualitative

La curiosité du chercheur qui utilise la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE), celle proposée par Glaser et Strauss (1967), le conduit vers des réponses innovantes aux questions que pose son objet de recherche. Le choix d’une problématique se fait à cause de sa pertinence sociale et scientifique, mais aussi fréquemment parce qu’aucune investigation n’a été effectuée de cette façon sur un phénomène. L’apport inestimable de cette méthode de recherche est d’abord reconnu par la communauté scientifique pour son caractère inductif, mais cet apport est aussi « contesté pour sa non-conformité aux procédures habituelles de la démarche scientifique » (Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 4). Les divers fondements de cette méthode sont : 1) l’utilisation de la subjectivité du chercheur; 2) les principes de l’exploration reliés à l’induction; 3) la circularité de l’approche; 4) la sensibilité théorique; 5) l’échantillonnage théorique; 6) la saturation théorique.

1.1.1 L’utilisation de la subjectivité du chercheur

Aller à la rencontre de la subjectivité des sujets intéresse grandement le chercheur, puisqu’il souhaite s’ouvrir à cette complexité de l’être humain. Lors des entretiens, le travail des participants et du chercheur est donc de faire sens, de chercher ensemble un nouveau sens ou un sens inédit dans le but d’aboutir à une coconstruction (Letendre, 2007). Ce type de construit repose sur un paradigme constructiviste plutôt qu’objectiviste, menant ainsi la posture du chercheur vers l’induction plutôt que la déduction dans l’analyse des données empiriques. Ainsi, la méthode d’élaboration et de construction des connaissances fait davantage appel à une norme de faisabilité par intuition (Ben Aissa, 2001). Autrement dit, le chercheur a comme tâche d’analyser et de relier de façon systématique et méthodique les éléments séparés qui se présentent à lui.

1.1.2 Les principes de l’exploration liés à l’induction

Glaser et Strauss (1967) proposent de construire un cadre théorique à partir des données recueillies plutôt que de forcer un cadre théorique sur les données (Guillemette & Luckerhoff, 2009). Les chercheurs en MTE utilisent de façon méthodique les processus d’analyse inductive pour développer des théories fondées empiriquement en favorisant l’émergence des résultats à partir des données.

La richesse des résultats obtenus dépend, entre autres, de la capacité du chercheur à demeurer ouvert à entendre ce que les participants veulent lui transmettre de leur vécu. Cette ouverture est également possible si le chercheur, pendant cette écoute, développe la capacité de mettre temporairement en suspens le recours à des cadres théoriques (Guillemette, 2006). Les premières rencontres avec les adolescents de la recherche ont été marquantes à ce propos. Sans en prendre conscience au début, les attentes de la chercheure envers le discours des adolescents étaient précises : entendre parler de la question du père et même, plus précisément, des défaillances de la fonction paternelle. Ce n’est qu’après quelques rencontres que la chercheure s’est dit qu’elle devait momentanément suspendre cette recherche afin d’écouter, d’entendre et d’explorer ce que les participants avaient de précieux à lui transmettre. Autrement dit, en laissant tomber cette idée précise, pratiquement de l’ordre d’une recherche causale – les adolescents vivent de l’intimidation à cause des écueils de la fonction paternelle –, la chercheure s’est ouverte à ce qu’ils avaient à dire, notamment en ce qui a trait à l’influence de la position fraternelle (Lapointe, 2015). C’est pourquoi la suspension temporaire des cadres théoriques est si importante, puisqu’elle permet au chercheur de percevoir un sens nouveau. Ce n’est qu’après l’analyse des données qu’il intègre la théorie et, en ce sens, la MTE n’adopte pas une posture a-théorique (Guillemette, 2006). Il est donc possible d’affirmer que le sens est produit à partir de ce qui émerge des données (en utilisant une approche circulaire) tout en respectant la rigueur méthodologique.

1.1.3 La circularité de l’approche et la sensibilité théorique

À partir du vécu du participant, le chercheur mobilisé par des mouvements itératifs entre la collecte de données empiriques et ses analyses met en place ses premières constructions du codage ouvert (Strauss & Corbin, 2004). Par après, l’analyse doit se poursuivre dans un mouvement comparable à une spirale circulaire qui propulse le chercheur dans une trajectoire hélicoïdale qui est décrite comme « une courbe qui s’enroule autour d’un axe en mouvement. Il avance dans son projet en retournant constamment à des étapes précédentes et il établit des relations entre les différentes étapes » (Luckerhoff & Guillemette, 2012, p. 41). Autrement dit, il doit poursuivre son analyse en revenant constamment à son premier codage. C’est pourquoi le chercheur doit être créatif et audacieux, précise Corbin (2013). Ces mouvements itératifs vers les données empiriques lui permettront peut-être de changer ses codages tout en prenant soin de noter la raison de ce changement afin d’assurer leur traçabilité. Par conséquent, cette méthode inductive demande de la fluidité et de la flexibilité (Charmaz, 2009). De plus, le chercheur doit développer la capacité de demeurer ouvert à l’élaboration d’une certaine sensibilité théorique amenée par les données à travers le processus d’analyse.

Concernant la recherche avec les adolescents, c’est seulement à partir de la rencontre avec le quatrième participant qu’un sens théorique a émergé de l’analyse de leur vécu. L’analyse circulaire a alors mis en relief deux concepts majeurs : les stratégies défensives et le positionnement du sujet devant ses expériences d’intimidation. Ces premières pistes d’analyse ont évidemment évolué tout au long de la recherche afin de déterminer le positionnement dynamique du sujet sur un continuum (voir Figure 1). Par la suite, la chercheure a continué à rencontrer d’autres adolescents afin de poursuivre ses découvertes à propos de ce phénomène.

Figure 1

L’évolution des stratégies défensives en regard du positionnement du sujet devant ses expériences d’intimidation

L’évolution des stratégies défensives en regard du positionnement du sujet devant ses expériences d’intimidation

-> See the list of figures

1.1.4 L’échantillonnage et la saturation théoriques

Pour arriver à une théorisation du phénomène étudié, le chercheur ignore l’échantillon dont il aura besoin (Glaser & Strauss, 1967; Guillemette & Luckerhoff, 2009). L’échantillonnage théorique est lié à ce qui émerge tout au long de la recherche. Le chercheur ira peut-être choisir un autre terrain pour enrichir son analyse en fonction de son objet de recherche ou il ira éventuellement collecter davantage de données chez les mêmes participants. Glaser et Strauss (1967) affirment que les situations, les lieux, les individus, etc., sont surtout choisis en fonction de leur pertinence théorique afin de favoriser le développement de catégories émergentes. Strauss et Corbin (2004) expliquent l’échantillonnage théorique comme suit :

[…] l’objectif est de se rendre sur le terrain chez des personnes ou sur les lieux d’événements susceptibles de maximiser les opportunités de découvrir des variations parmi les concepts et de densifier les catégories en fonction de leurs propriétés et de leurs dimensions

p. 241

L’échantillonnage théorique prend fin lorsque de nouvelles données empiriques sont confrontées aux catégories émergentes et n’apportent plus de propriétés aux concepts théoriques de la recherche. C’est ainsi que le chercheur se rend jusqu’à la saturation théorique. Plouffe et Guillemette (2012) rappellent que chaque chercheur doit répondre à cette question de saturation théorique grâce, entre autres, à la richesse des résultats de l’analyse théorisante, à l’évaluation de la qualité et de la pertinence théorique ainsi qu’aux ressources dont il dispose, par exemple le nombre de personnes pouvant participer à la recherche et les coûts.

En ce qui concerne la recherche avec les adolescents, les premières rencontres se sont effectuées auprès de sept participants âgés de 12 à 16 ans qui avaient la possibilité de nous rencontrer jusqu’à trois reprises. La durée des rencontres a varié entre 40 et 60 minutes. Le nombre de sujets a été déterminé en fonction de l’accessibilité aux jeunes ayant vécu l’expérience de l’intimidation ainsi que de la richesse des élaborations émises par ces derniers. Voyant que les analyses n’étaient pas complètes, nous avons choisi de rencontrer d’autres jeunes. À ce moment-là, nous avons découvert la parole des adolescents dans la série Les intimidés[1]. Les raisons qui ont motivé le choix d’intégrer le vécu de ces adolescents dans le corpus de données ont été les suivantes : la difficulté de rencontrer de nouveaux sujets de recherche; la possibilité d’explorer d’autres problématiques, telle l’homophobie; le recul sur leur vécu de certains de ces nouveaux sujets et leur réussite à cerner le moment où ils ont pu changer et commencer à s’affirmer différemment. C’est ainsi que huit autres sujets ont été ajoutés à la recherche pour totaliser 15 participants et 24 rencontres en tout pour atteindre ainsi une saturation satisfaisante.

En définitive, l’utilisation de la MTE aide le chercheur à développer sa propre démarche d’analyse. C’est en demeurant sensible et à l’écoute de ce qui émerge des données en lui que ce dernier peut construire ses propres dispositifs. Il va de soi que la coconstruction avec les participants guide le chercheur vers des pistes inédites et c’est à cela que l’on peut attribuer la richesse de cette méthodologie de recherche, puisqu’elle s’inscrit dans une logique de découverte. C’est donc le caractère inductif de la posture adoptée par les chercheurs qui leur permet de repérer de nouveaux sens, puisque toutes leurs décisions « sont prises en fonction de favoriser l’adéquation de leurs analyses à ce qui émerge des données » (Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 8). Et c’est grâce à cette ouverture envers ce qui est dit que nous avons pu jumeler à la MTE une écoute et une analyse psychanalytique.

1.2 L’apport de l’écoute et de l’analyse psychanalytique à la recherche qualitative

Dans un premier temps, il est nécessaire de décrire la posture possible pour un chercheur analyste ou pour un chercheur universitaire. Il convient avant tout de tisser un lien entre la psychanalyse, l’université et la recherche. En 1919, Sigmund Freud affirme que l’universitaire « n’apprendra jamais la psychanalyse proprement dite […], mais qu’il sera bien suffisant qu’il apprenne quelque chose sur la psychanalyse et quelque chose venant de la psychanalyse » (l’italique est de l’auteur, Freud, 1919/1973, p. 241). Ce n’est que beaucoup plus tard que Jacques André (2004) a repris ces écrits afin d’apporter plusieurs nuances comme celle que l’université s’inscrit déjà en porte-à-faux puisqu’elle ne forme pas de psychanalystes. Il désirait surtout défendre l’utilité et la pertinence de l’étude de la psychanalyse à l’université. La seule condition essentielle à sa réussite réside dans le fait que l’objet de recherche doit cerner l’inconscient ou les processus inconscients.

Tout en gardant à l’esprit l’ensemble des propriétés des systèmes inconscient, préconscient et conscient définis par Freud, André (2004) rappelle que la recherche sur la chose n’est pas la chose elle-même. À partir du texte intitulé La négation, Freud (1925/1985) explique que la chose, soit l’objet de satisfaction, est déterminée à partir de deux jugements : celui d’attribution et celui d’existence. En ce qui concerne le jugement d’attribution, la représentation de l’objet est admise dans le Moi si elle possède la bonne propriété. Pour le jugement d’existence, la représentation de l’objet doit être également accessible dans un monde extérieur. Pour ce second jugement, Freud ajoute qu’il ne s’agit pas de retrouver le premier objet qui a apporté la satisfaction, mais de constater sa perte. Lacan (1960-1961/2001), pour sa part, a repris et articulé différemment cette question en démontrant également que la chose a été perdue du simple fait d’accéder au langage. C’est dans Le séminairelivre III que Lacan (1955-1956/1981) a affirmé que « l’inconscient est structuré comme un langage » (p. 187).

C’est à partir de cette hypothèse lacanienne que Jacques André affirme que l’oeuvre de Lacan peut servir aux chercheurs à réduire ce hiatus en recherche en considérant le rapport suivant : « Il faut néanmoins reconnaître à la recherche en psychanalyse une originalité (tout particulièrement dans le champ comparable des sciences humaines), à travers son effort pour rendre plus familier “un corps” dont elle affirme simultanément son caractère définitivement étranger » (André, 2004, p. 66). D’après lui, c’est grâce au symbolique que le rapprochement entre l’expérience analytique et l’université peut avoir lieu.

L’activité théorique, par sa soumission aux formes de la rationalité, éloigne le psychanalyste de ce qu’il cherche à saisir. L’événement de discours qui rapproche le plus le psychanalyste du corps étranger de l’inconscient n’est pas la théorie, mais l’interprétation, l’acte interprétatif dans l’ici et maintenant de la situation transférentielle

André, 2004, p. 67

Comment le chercheur peut-il avoir en entrevue un participant travaillé par l’angoisse sans avoir préalablement rencontré lui-même quelque chose de la psychanalyse? Dans le cadre de notre recherche auprès des adolescents, les élèves du secondaire étaient invités à parler de leurs expériences d’intimidation et, par la même occasion, de donner un certain accès à leur monde psychique. Il est évident que ces jeunes n’ont pas présenté une demande d’entreprendre une cure psychanalytique. Toutefois, ils ont été surpris par ce qu’ils avaient à dire. En effet, se raconter et faire l’exercice d’explorer une partie de leur histoire, faire des associations avec de nouvelles idées par la parole devant un autre qui s’intéresse à ce qu’ils peuvent apporter et élaborer, leur a permis d’accéder graduellement à une nouvelle compréhension d’eux-mêmes. En accordant leur confiance de cette façon, ils ont ouvert la voie à la question du transfert à l’égard de la recherche.

1.2.1 L’apport de la notion de transfert à la recherche qualitative

Le désir de comprendre le fonctionnement de l’appareil psychique était au coeur même de l’oeuvre freudienne. Freud a fait ses recherches et il a réussi à élaborer tous ses concepts psychanalytiques à partir de l’observation de ses patients. Cette épistémologie heuristique s’est établie comme méthode de travail pour aboutir à la découverte du fonctionnement de l’appareil psychique par l’écoute des manifestations de l’inconscient. En renonçant à la suggestion par l’hypnose et en se soustrayant du regard de ses patients, Freud a privilégié une méthode de recherche fondée sur la technique des associations libres auxquelles il a ajouté le transfert[2] (Freud, 1900/1967). Maintenant, le chercheur universitaire peut-il s’inspirer de cette méthode et quelle posture peut-il prendre en considérant la relation transférentielle? La relation transférentielle entre le participant et le chercheur mène-t-elle inévitablement à un acte interprétatif? Si la réponse à cette question est positive, comment est-il possible d’arriver à rendre compte de ces nouveaux témoignages et, en même temps, à comprendre quelque chose de ce phénomène social? Cela dit, la question qui s’impose est la suivante : comment est-il possible de s’inspirer de la méthode psychanalytique afin de comprendre un phénomène à la fois singulier et sociétal tel que le vécu de sujets touchés par l’intimidation?

Avant de répondre à cela, il est important de rappeler comment Freud et Lacan ont défini la dynamique du transfert pour ensuite mieux expliciter la posture du chercheur. C’est en 1895, grâce aux Études sur l’hystérie, que le transfert (Übertragnun) a été développé en tant que concept (Lauru, 2002). À partir du travail d’analyse effectué avec l’une de ses premières patientes du nom d’Anna O., Freud est en mesure de décrire très clairement la fonction du transfert qui permet à sa patiente de lui supposer un savoir et aussi de transférer sur lui ses représentations inconscientes. Cela dit, le maniement du transfert devient un élément clé pour que se poursuive le travail analytique. Le patient, en passant par la parole soutenue par l’amour du transfert[3], pourra éventuellement repérer ce qui se rejoue par la projection sur son analyste. C’est ainsi que le patient pourra éventuellement être conscient de sa façon singulière de prendre place dans son rapport avec les autres.

En reprenant les travaux de Freud, Jacques Lacan a élaboré une explication très intéressante de la dynamique du transfert; il a construit un lieu à partir duquel le chercheur peut s’appuyer afin de soutenir sa position. Le premier argument dont le chercheur doit tenir compte, c’est qu’il ne peut y avoir de position symétrique entre le participant et lui. Ce principe s’inspire de l’enseignement lacanien évoqué dans Le Transfert (Lacan, 1960-1961/2001), lorsque le psychanalyste affirme qu’entre l’analyste et le patient, « il ne s’agit pas d’une symétrie entre sujets » (p. 11) dans l’analyse. Cette critique de l’intersubjectivité met l’accent sur le fait que l’analysant suppose un savoir à l’analyste. C’est ainsi que Lacan aborde la fonction de l’analyste, c’est-à-dire non pas par la réciprocité intersubjective, mais bien par la question du désir et de la demande entre deux sujets : « au commencement de l’expérience analytique, rappelons-le, fut l’amour [du transfert] » (Lacan, 1960-1961/2001, p. 12). C’est par cet angle que Lacan tente d’articuler la position du sujet et de son désir dans l’analyse. L’introduction de la question du désir vient raturer celle de l’intersubjectivité dans l’analyse.

Si la notion de contre-transfert n’est pas pour lui [pour Lacan] pertinente, c’est que l’analyste, dans le dispositif, n’est pas un sujet, il fait fonction d’objet. […] Chez Lacan, le contre-transfert a un nom, il s’appelle le désir de l’analyste

Blanchet, 2006

Autrement dit, l’analyste prend place non pas comme sujet, mais bien comme fonction d’objet : celui de l’objet aimé, l’objet petit a. C’est de cette façon que l’analyste est donc investi comme un objet désiré. Cette position d’objet petit a, adopté par le psychanalyste en se prêtant à l’exercice, lui permet de recevoir ce qui est projeté par l’analysant, de l’analyser et de lui présenter au moment opportun. En fait, l’analyste saura lui présenter à un moment où le patient sera disposé à recevoir ces interprétations. Le patient est alors relancé par son désir de se libérer de sa souffrance, mais aussi par le savoir qu’il attribue à l’analyste comme si ce dernier connaît déjà les réponses à ses questions. En effet, le sujet supposé savoir se place et, par conséquent, opère pour faire émerger ce savoir caché. Ainsi, « l’analysant par la question “Qu’est-ce qu’il veut?” poursuit son désir qui se reporte sur le désir de l’analyste et devient, par conséquent, constitutif au transfert dans l’analyse » (Lacan, 1960-1961/2001, p. 219). Il est manifestement plus facile de saisir en quoi l’analyste devient l’objet du désir du sujet. Mais, cela dit, qu’en est-il du désir de l’analyste? En fait, « l’analyste, en prenant une place d’objet aimé, l’objet a, doit amener un sujet à produire le signifiant auquel il pourrait s’assujettir » (Lacan, 1964, p. 248).

C’est à partir du sujet supposé savoir que s’établit le transfert. Dans le cadre d’une recherche, il est possible de présumer qu’il existe également une dynamique transférentielle entre les participants et le chercheur. Si la réponse à cette question s’avère positive, comment le transfert peut-il s’opérer? Le dispositif de recherche implique que le chercheur analyste veuille interroger les participants sur leur vécu singulier. Est-il possible de penser qu’il cède sur sa fonction « du sujet supposé savoir » et que celle-ci est reléguée aux participants? À ce propos, Letendre (1998) explique que le chercheur analyste est « l’objet d’un double décentrement des personnes ou, en d’autres termes, d’une double perte de maîtrise dans ses activités » (p. 55). D’une part, le chercheur n’échappe pas à sa propre position de sujet divisé, car il est soumis à la part inconsciente de son être. D’autre part, il est à même de pouvoir mettre en suspens sa position de supposé savoir, car le répondant est celui qui sait, du moins en ce qui concerne la partie connue, soit celle consciente. Letendre (2007) mentionne que

le chercheur n’est plus le maître de la relation au sujet répondant rencontré dans la mesure où ce dernier plutôt qu’être une simple source d’informations devient sujet à part entière, détenteur non pas d’une vérité matérielle qui serait objectivable, mais sujet de sa propre vérité subjective

p. 391

C’est donc dire que, devant les sujets qui participent à la recherche, le chercheur adopte un double statut. D’abord, les participants à la recherche se livrent à lui (même s’ils lui supposent continuellement un savoir) : « je sais que tu connais cela » ou « je sais que tu comprends cela ». Concernant l’étude portant sur le vécu d’intimidation, la confiance des adolescents est allée jusqu’à nous adresser une demande claire : faire quelque chose de leur savoir à eux afin d’aider d’autres jeunes comme eux. Autrement dit, en venant témoigner de leur vécu, ils dévoilent une partie intime de leur être, puisqu’ils accordent assez facilement une certaine confiance au chercheur. À la différence de l’analyste, le chercheur attribue un savoir aux sujets, puisqu’il va à leur rencontre et cherche à connaître leur expérience vécue. Ce qui le met et le garde au travail, dans un mouvement d’aller-retour entre l’autre et lui-même, est le désir de découvrir un nouveau sens, de faire surgir un sens caché. C’est pourquoi il accueille les témoignages, cherche, fait des efforts d’élaboration et de liaison. Toutefois, au lieu d’émettre ses interprétations à chacun des sujets qu’il rencontre, il tente de repérer ce qu’il y a de commun chez l’autre ou encore, de lui présenter une interprétation pour sentir comme cela résonne pour lui.

Les participants à la recherche avaient des préconceptions, c’est-à-dire qu’ils venaient avec l’idée que la chercheure possédait déjà un savoir sur leur vécu. Pour raconter leur histoire, cela impliquait qu’ils devaient passer de la position d’attente ou de « victimes » à celle d’aidants ou, mieux encore, à celle de « sujets ». Pour le processus de recherche, le sujet supposé savoir est partagé entre le chercheur et le répondant et ce qui advient est coconstruit. Il est vrai que le chercheur ignore ce que l’autre peut lui témoigner et c’est pour cette raison qu’il lui demande de lui raconter son expérience de ce vécu singulier. Le chercheur élabore par la suite un savoir en écoutant et analysant l’ensemble des vécus des participants. En fait, c’est la rencontre de deux inconscients, puisque le chercheur n’a pas choisi ce sujet par pur hasard : il a quelque chose à voir avec l’objet de sa recherche.

1.3 La position de chercheur analyste par rapport à l’objet et au sujet de recherche

Outre le passage par le langage, la filiation symbolique que Freud et Lacan peuvent avoir avec les sciences sociales valorise et soutient la position du chercheur analyste (Assoun, 2004; Zafiropoulos, 2001, 2003). Pour Chiantaretto (2008) « dès le cas Dora, [Freud] nous a donné les mots pour comprendre et faire l’expérience de la position d’analyste comme étant intrinsèquement une position de chercheur » (p. 196). Toutefois, cette dernière position n’est possible que grâce à l’expérimentation de la cure analytique. Ces allers-retours dans la cure permettent, entre autres, de mettre en doute le sens de la répétition en nous. Pour Assoun (2004, p. 51), « re-chercher, c’est chercher à nouveau – ce qui introduit l’idée d’une répétition ». En précisant cela, l’auteur fait référence au concept de compulsion de répétition introduit par Freud (1914/1972). Le champ de recherche est délimité parce que l’on assume que l’objet (perdu) y est. Ainsi, le moteur de l’analyste chercheur sera de retrouver cet objet, ce réel. « Fantasmer, c’est précisément tenter de rejoindre coûte que coûte ce rigoureux réel qui requiert une pensée à sa hauteur » (Assoun, 1995, p. 218).

Le chercheur doit voguer entre continuité et discontinuité ou encore entre reprise et rupture. Assoun (2004) évoque le fait que « le chercheur ne trouve pas par hasard, ni une seule fois, ni un beau jour, quoiqu’il est soutenu par le fantasme [d’une grande] révélation » (p. 51). En ce qui a trait à la méthode du « vrai » chercheur, elle est loin de correspondre au paradigme positiviste. Assoun (2004) affirme que :

le vrai chercheur est donc foncièrement « désordonné » (au-delà de son idiosyncrasie empirique), il se reconnait même à quelque chose d’« égaré », puisque, s’il n’avait rien perdu, pourquoi chercherait-il, et si tout était en ordre, pourquoi déclancherait-il son « ordre de marche »?

p. 52

Le chercheur doit accepter de ne pas trouver pour mieux développer une endurance à ce que la vérité se refuse à lui et lui joue des tours en lui faisant emprunter de fausses pistes. De cette façon, il est muni d’un espoir qui est réactivé par le désir de trouver. Son objet de recherche est cerné avec une loi qui est sans doute la plus opérative qui soit : l’hypothèse de l’inconscient. Chiantaretto abonde dans le même sens et évoque l’importance de considérer les effets de l’inconscient autant pour en témoigner sur le plan de son enseignement que pour pouvoir s’y intéresser dans le cadre des recherches doctorales :

[…] l’analyste chercheur, quand il se fait par ailleurs enseignant chercheur, ne peut ni ne doit échapper à cette tâche impossible consistant à témoigner de son expérience spécifique de l’inconscient. […] En d’autres termes, il n’y aura transmission que si l’enseignant chercheur permet à ses étudiants de se confronter, dans le cursus de formation et dans le cadre des recherches doctorales, à l’énigme de l’inconscient

Chiantaretto, 2008, p. 173

L’inclusion de l’analyse métapsychologique devient du coup intéressante, car elle permet de repérer le point oublié du tableau. Le chercheur s’intéresse à la compréhension des processus psychiques à partir des manifestations de l’inconscient en passant par les signifiants utilisés par les sujets.

2. L’épistémologie de la MTE et de l’écoute et de l’analyse psychanalytique

Il est difficile de rencontrer des adolescents qui ont vécu l’expérience de l’intimidation et de recueillir leur témoignage, car ces récits de vie sont rarement partagés. Ils ne les livrent à personne afin d’éviter que l’entourage intervienne à leur place. Qu’est-ce que le chercheur peut entendre à travers ces précieux témoignages? D’abord, les récits de vie lui permettent d’avoir accès à la fois à la perception subjective de l’histoire familiale et de la culture des jeunes. Connu comme l’approche biographique, le récit de vie considère la perspective historique et il s’applique à toutes les populations aux contours flous et difficiles d’accès (Becker, 1985). En fait, ces adolescents sont venus témoigner à partir du sens qu’ils ont fait de leur expérience. Le chercheur peut évidemment être attentif à ce qu’il entend, mais aussi à ce qui s’échappe du langage.

2.1 L’écoute et l’analyse de ce qui est témoigné par le langage rendent compte de l’existence de l’inconscient

Il a été particulièrement intéressant de recueillir plusieurs récits autant pour capter le sens propre à chacun que pour cerner ce qui est commun à plusieurs participants. Une attention particulière a été portée à la dynamique du discours, puisqu’elle est conçue comme un processus révélateur de la personne qui parle. Une attention était aussi portée au développement général du discours, à l’ordre des séquences, aux répétitions et aux négations. Cette analyse a été effectuée avec le souci d’être alerte aux manifestations de l’inconscient par le langage.

Comme Freud l’a mentionné, il est important d’être attentif aux manifestations de l’inconscient qui se présentent sous la forme de lapsus, de mots d’esprit, d’actes manqués, de rêves ou de symptômes. Comme le désir inconscient se manifeste, entre autres, par la parole, que ce soit par les associations libres, ses ratés ou ses contradictions, le chercheur peut repérer ses manifestations lors des entretiens avec les participants, de l’écoute des bandes sonores et de l’analyse. Le chercheur peut les reprendre avec les participants pour entendre une signification autre et en discuter avec eux. Plutôt que de passer rapidement sur les lapsus en évitant de s’arrêter sur ce qui émerge de l’inconscient, il est possible de laisser surgir une nouvelle élaboration à propos du sujet. Il est donc important d’être sensible aux intonations différentes dans le discours des participants afin de repérer une émotion qui n’a pas été mise en mots. À ce moment précis, le chercheur peut offrir de rester sur le sujet afin que le participant prenne le temps d’en parler ou encore d’associer sur ce lapsus. Un intérêt particulier est alors porté à ce qui s’opère chez le participant comme effet de l’inconscient, tout en demeurant très sensible à ce qu’ils disent et vers quoi portent leurs associations nouvelles.

3. Convergence des postulats théoriques de la MTE et de la psychanalyse lacanienne

Rassembler ces méthodes permet, d’une part, d’apporter un savoir heuristique obtenu par une démarche itérative afin d’arriver à produire de nouvelles théories et, d’autre part, de contribuer à une quête centrée sur la vérité du sujet. D’abord, le chercheur analyste a le souci de dégager une compréhension qui demeure le plus près de la subjectivité des participants en relevant, par exemple, les signifiants utilisés et en soulignant ceux qui sont porteurs d’un sens qui l’interpelle en tant que chercheur. Pour la MTE, la présence du chercheur est essentielle à l’analyse, puisque le degré zéro d’interprétation n’existe pas. C’est ce qu’Anadón et Guillemette (2007) nomment le premier degré d’interprétation. Lors de l’analyse des données, il est important de rester au plus près des dires des participants afin de mieux cerner leur perception subjective. D’abord, l’analyse ouverte permet de prendre connaissance de l’interprétation du sujet sur son vécu. C’est à cette étape que ce questionnement est venu : comment peut-on faire l’analyse de façon à respecter les fondements mêmes de la MTE et ceux s’inspirant de la méthode psychanalytique? Une différence certaine existe entre la façon de mener et d’écouter l’entretien de recherche et celui de la cure analytique, puisque la position du chercheur est bien différente de celle du psychanalyste. Cela étant dit, le chercheur analyste peut tout de même s’autoriser à entendre, à chercher et à trouver, à partir du vécu raconté par les participants et de cette mise en mots, ce qu’ils tentent de transmettre. En fait, les convergences entre les postulats théoriques de la MTE (Guillemette & Luckerhoff, 2009) et ceux de la psychanalyse lacanienne sont présentées, à l’aide de quatre critères, afin de pouvoir créer un lieu commun pour le travail d’élaboration, d’analyse et de constructions théoriques du chercheur.

Le premier critère fait référence à l’utilisation du vécu du participant par le chercheur. La théorie doit émerger des dires des participants, puisque c’est à partir de leur vécu, tel qu’il est perçu, que le chercheur va construire et donner du sens pour en arriver à une compréhension. Il est possible de dire que toute la compréhension psychanalytique se construit à partir de l’écoute des patients. En effet, c’est à partir du choix des mots et du langage utilisé par le participant qu’il est possible de repérer ses mouvements pulsionnels, ses blocages et même une partie de son organisation psychique. Le chercheur analyste s’autorise alors à adresser des questions aux participants là où il y a, dans le langage, quelques ratages ou encore des affirmations qui ne semblent pas importantes au participant. L’intuition du chercheur analyste l’amène à suivre le discours du participant pour y revenir, y retourner, et lui donner l’opportunité de préciser sa pensée et d’arriver à se comprendre davantage.

De cette façon, c’est une première compréhension du phénomène qui a tendance à se préciser au fur et à mesure des rencontres et des analyses subséquentes. Soulet (2012) précise « [qu’]interpréter est une prise de risque qui présuppose des sauts logiques, des sauts créateurs qui doivent, rapidement, être empiriquement étayés et argumentés pour pouvoir être reconnus et validés » (p. 32). Autrement dit, l’interprétation du chercheur doit extraire un sens qui dépasse les données comme telles et qui va au-delà de ce que les données empiriques apportent à la compréhension du phénomène. Parfois, le chercheur éprouve une difficulté à se décoller des mots, des données brutes. Pour arriver à prendre une première distance, l’utilisation répétée du dictionnaire est souhaitable. Cela est non seulement un excellent moyen de comprendre certaines significations propres et de trouver certains synonymes, mais aussi une façon de prendre du recul et d’interposer un outil qui a une fonction tierce entre la pensée du participant et celle du chercheur. Cet outil aide le chercheur à créer un code qui respecte la véracité de la pensée du participant tout en donnant la possibilité de lier et d’étoffer les catégories. Cet aspect est fondamental tant pour la MTE que pour le chercheur analyste : il est essentiel de demeurer très près du vécu des participants et des mots qu’ils ont utilisés pour en témoigner.

Le deuxième critère est lié à l’interprétation rigoureuse qui doit être faite des données et de la nécessité de garder toutes les notes sur les liens entre le codage émergent et les dires des participants. Il s’agit de démontrer que la nouvelle théorie provient des données et non de l’imaginaire du chercheur. Un des critères de scientificité est bien la traçabilité entre les concepts émergents et les données (Savoie-Zajc, 2000). Le danger pour certains est de se laisser emporter par ses propres hypothèses et être ainsi en décalage par rapport à ce que les données dégagent. Cette posture fait penser au travail du psychanalyste et au danger de comprendre trop rapidement. Lacan (1978) a recommandé que l’analyste tente d’éviter de comprendre trop rapidement pour ne pas filer vers une signification devant un savoir qui commence à prendre forme pour le patient. Il s’agit aussi de comprendre ce que le patient apporte en évitant de plaquer tout de suite la théorie au travail d’élaboration. Du côté de la recherche, l’intention n’est pas de bloquer l’inspiration qui vient du chercheur ou de la proscrire, mais plutôt de l’accueillir en l’inscrivant dans le journal de bord ou dans la marge pour l’analyse des données. En prenant du recul avec le discours du participant, il est plus facile d’arriver à trancher si cela a un lien avec le vécu tel que raconté ou s’il est modulé à partir de son imaginaire. Le chercheur doit faire l’exercice d’essayer d’imager ce que le participant voulait bien lui transmettre avec sa pensée et ce à quoi il lui renvoyait comme phénomène.

Le troisième critère fait référence à la construction d’une confiance en se fiant au processus interne du chercheur. Celui-ci doit effectivement se laisser du temps pour saisir beaucoup d’informations et en arriver à comprendre, sous des mouvements d’aller-retour, le vécu des participants. « Les chercheurs en MTE insistent sur un des postulats fondamentaux qui consiste à faire confiance à ce qui émerge des données, notamment la précision sur la problématique ou sur les enjeux présents dans le phénomène à l’étude » (Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 15). Cette compréhension s’organise également à l’intérieur du chercheur au fur et à mesure qu’il arrive à lier un élément avec un autre et voit en quoi cela peut répondre aux questions de recherche. Cette organisation fait appel, pour la psychanalyse, au processus de liaison psychique, c’est-à-dire à l’association de représentations entre elles. Pour la MTE, cette opération est appelée le codage axial et elle consiste à « systématiquement développer et relier les catégories [entre elles] » (Strauss & Corbin, 2004, p. 178). C’est à cette étape que le chercheur peut se mettre à dessiner, à faire des regroupements et surtout à essayer d’organiser les catégories pour leur donner du sens.

Dans cette recherche avec les adolescents, les éléments des catégories appelées « le vécu expérientiel difficile », « le vécu relationnel avec des pairs », « trouver sa place à soi » et « le vécu familial » ont été décrits. Au début, les trois premières catégories étaient reliées au premier objectif de la recherche et la dernière, au deuxième objectif. De plus, l’ensemble des codes in-vivo provenait directement des signifiants utilisés par les participants. Tranquillement, un système catégoriel a été élaboré au fur et à mesure qu’il émergeait des données et cela permettait de commencer à discerner les aspects spécifiques du phénomène. Par la suite, la chercheure analyste s’est vraiment demandé comment faire la liaison entre ces catégories. Après avoir effectué un retour dans les données et relu le journal de bord, dans lequel elle avait notamment écrit ceci à propos d’une participante que : « sa soeur est la première intimidatrice qu’elle ait connue » (extrait du journal de bord). À ce moment-là, la chercheure a non seulement mis en relations les éléments entrant dans la catégorie « le vécu familial », mais elle a aussi découvert la relation de sens entre « le vécu familial des adolescents » et « le vécu relationnel avec les pairs » soit par « la répétition du vécu familial au vécu avec les pairs ». C’est ainsi qu’à partir d’une partie des données empiriques, une première figure (Figure 2) a été créée pour rendre compte de la dynamique familiale de ces adolescents. Les mots utilisés dans cette figure proviennent des mots utilisés par les jeunes. Garreau (2015) précise qu’il s’agit « de mettre en évidence des relations qui vont au-delà des évidences tout en respectant l’adhérence aux données » (p. 231).

Figure 2

La dynamique familiale des adolescents ayant vécu l’intimidation par des pairs

La dynamique familiale des adolescents ayant vécu l’intimidation par des pairs

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Le chercheur analyste doit donc d’abord cerner le plus précisément possible ce que le participant vient lui livrer comme vécu, plutôt que de faire des rapprochements avec des concepts psychanalytiques. Il s’agit de repérer un sens à partir du vécu proprement dit pour ensuite comparer cette théorie émergente aux écrits scientifiques. Le chercheur qui éprouve des difficultés à laisser émerger un sens provenant des données peut laisser des notes en marge du texte (ou les insérer dans le logiciel d’analyse) pour y revenir plus tard et demeurer ouvert aux signifiants abordés par l’adolescent. Il doit réussir à accueillir ce qui se présentait à lui comme inspiration sans toutefois se dire que c’est la vérité absolue, mais plutôt probablement une vérité partielle. Cette manière d’analyser les données lui permet de mettre entre parenthèses le savoir existant pour demeurer disponible à ce qui peut émerger. Il est important de continuer à explorer et de se maintenir au travail, dans des mouvements d’aller-retour, entre les questions de recherche et le discours des sujets.

Le quatrième critère concerne le piège de vouloir conclure trop hâtivement et d’aboutir à des hypothèses finales et fautives. Le chercheur analyste doit mettre à profit quelques parties de son expérience clinique qui lui a appris que, devant chaque témoignage de sujet, il est primordial d’éviter d’interpréter et de comprendre trop rapidement ce que l’autre lui apporte, de conclure trop vite en pensant avoir trouvé « LA réponse » à sa recherche. Lacan (1956-1957/1994) met d’ailleurs en garde les analystes qui souhaitent « comprendre trop tôt » (p. 101) et qui cherchent à « coller » du sens ou plus précisément à apposer leur sens à eux au discours de l’autre. S’il va de soi que l’analyste peut utiliser son flair, il lui est pourtant essentiel de pouvoir repérer le sens provenant des signifiants du sujet, de l’inconscient de celui-ci, sans cesse énoncé et répété durant les entretiens. On peut supposer qu’il en va de même en recherche. Il s’agit d’amener le sujet à énoncer ses idées et à expliquer de signifiant en signifiant ce qu’il sait sur le phénomène. Lacan (1955-1956/1981) affirme que ce n’est pas important de comprendre rapidement, mais bien « d’atteindre le vrai » (p. 59). Dans ce cas, le vrai est lié à la fonction du symptôme. Pour le chercheur, l’éthique consiste à suivre le discours du répondant concernant son vécu comme il est compris et perçu par lui. Du côté de la MTE, il y a un sens commun à partager avec la clinique psychanalytique : « c’est en utilisant de manière systématique et consciente ce que nous apportons aux données que nous devenons sensibles aux significations, sans que nous imposions nos explications aux données » (Strauss & Corbin, 2004, p. 73). Aussi, d’autres chercheurs précisent que comprendre trop tôt pourrait les amener à conclure trop rapidement à une saturation (Royer, Guillemette, & Moreau, 2005). Glaser et Strauss (2010) affirment pour leur part que l’intuition et la flexibilité du chercheur sont des outils puissants pour atteindre l’objectif ultime : fonder une théorisation significative.

Dès le début de la recherche, nous soupçonnions la mise à mal de la fonction paternelle. Heureusement, nous nous sommes rendus compte que nous devions mettre de côté cette hypothèse et qu’il était plus important de nous ouvrir vraiment aux dires de ces adolescents. C’est ainsi que nous avions pu découvrir toute l’importance des enjeux fraternels.

Aussi, pour éviter de conclure trop rapidement, les processus de validation et de modélisation aident le chercheur « à mieux enraciner son analyse dans les données empiriques » et à illustrer « l’évolution de l’analyse à l’aide de modèles graphiques » (Guillemette & Lapointe, 2012, pp. 26-27). D’abord, pour notre recherche, des mémos ont été rédigés à partir de l’analyse des données empiriques. Ceux-ci illustraient notre compréhension de certaines parties du cheminement des adolescents. Ensuite, ils ont été présentés à certains participants afin qu’ils puissent commenter nos réflexions. Par la suite, les opérations de modélisation et d’intégration nous ont permis de créer la Figure 3. Autrement dit, nous avons pris soin, d’abord, de vérifier l’adéquation de l’analyse aux données tout en continuant d’illustrer les nouvelles théories émergentes à l’aide de représentations graphiques. Finalement, nous avons pu intégrer divers éléments théoriques dans une présentation unifiée qui est illustrée par la Figure 3 soit, la répétition du vécu d’intimidation à l’intérieur de la famille prédispose les adolescents à rejouer ce qu’ils on appris et à prendre cette même place parmi leurs pairs à l’école. Ces résultats révèlent l’importance de mieux comprendre la structuration subjective de l’adolescent intimidé ainsi que celle des membres de sa famille.

Figure 3

La répétition du vécu familial pour l’adolescent

La répétition du vécu familial pour l’adolescent

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4. L’importance de mieux comprendre la structuration subjective de l’adolescent intimidé ainsi que celle des membres de sa famille

Le modèle de compréhension du phénomène de l’intimidation chez les adolescents conçu à la fin de la recherche apporte un éclairage sur la question de la structuration subjective des membres de la fratrie en lien avec l’opération fondatrice de la métaphore paternelle. Dans certains cas, il est possible d’assister à la défaillance ou à un défaut de cette métaphore paternelle. Pour certains de ces adolescents, le père ne pouvait être représentant d’une position de médiation dans l’ordre symbolique. Par conséquent, il ne pouvait pas être le représentant de cette pure métaphore, ni de transmettre la loi séparatrice entre la mère et l’enfant. Certains de ces pères s’inscrivent plutôt hors métaphore paternelle en privilégiant un discours qui enjoint à la jouissance sans limite. Du côté de la mère, parfois elle s’inscrit comme toute-puissante, en opposition à une mère désirante et manquante, et que l’enfant représente tout pour elle, le signifiant du nom-du-père est ainsi soit forclos (psychose) ou manquant comme s’il y a un défaut (névrose)[4]. L’aspect novateur de cette recherche est de considérer certes l’importance de cette métaphore paternelle, mais surtout son influence sur la structuration de l’expérience subjective des membres de la fratrie. En ayant une mère toute puissante, l’aîné, par exemple, aura de la difficulté à renoncer à être tout pour sa mère donc de s’inscrire en tant que sujet désirant. Il est possible de dire qu’il oriente le maniement de la langue à l’extérieur du signifiant du Nom-du-père pour privilégier la jouissance. Autrement dit, l’aîné de la famille tente de faire valoir son autorité et ses désirs comme s’il décide de surpasser l’autorité de son père ou de sa mère, le cas échéant. Au sein de la relation horizontale fraternelle (au lieu de s’inscrire dans son rang générationnel), l’aîné de la fratrie essaie de devenir cette autorité avec l’illusion d’avoir le pouvoir sur les autres membres de sa fratrie, ce qui a pour conséquence de développer une relation duelle et d’emprise avec les autres membres de la fratrie. En croyant prendre la place du père, l’aîné va tenter tantôt de protéger ou d’intimider le cadet ou les autres membres de la fratrie. Parfois, il peut aussi se servir de « sa nouvelle place » pour répondre ou attaquer directement le père. C’est ainsi qu’aucun des membres de la fratrie n’est gagnant, puisque leur position de sujet est évacuée au profit d’une dépendance perverse sans fin. Comme l’adolescent construit sa structure psychique à partir de ses expériences familiales (relié au manque et au désir), il rejoue ce vécu avec ses pairs. C’est ainsi que l’intimidation vécue à l’école par l’adolescent est donc, pour lui, bien connue puisqu’elle n’est que la répétition de son expérience subjective parmi les membres de sa famille.

Conclusion : la MTE et la recherche psychanalytique peuvent entretenir un lieu commun

Choisir la MTE en la combinant à une écoute et une analyse psychanalytique favorise la compréhension de phénomènes sociaux complexes, notamment celui de l’intimidation par des pairs à l’adolescence. La complémentarité de ces deux méthodes est possible même si l’on doit être conscient de divergences importantes en regard de leurs postulats de base, dont celui de la conscience pour les chercheurs se basant sur les fondements théoriques de l’interactionnisme symbolique (Le Breton, 2004 ; Blumer, 1969 dans Guillemette & Luckerhoff, 2009) et celui de l’existence de l’inconscient pour les chercheurs analystes (Freud, 1900/1967). Les procédures méthodologiques qu’apporte la MTE permettent aux chercheurs de développer une démarche rigoureuse tout en gardant une ouverture vers l’émergence des données empiriques. Et c’est précisément grâce à cela que le chercheur analyste peut suivre à la fois les démarches propres à la MTE et être à l’écoute (renvoyant à l’attention flottante) des signifiants utilisés par les participants afin de saisir finement les effets du retour du refoulé.

Pour cet article, la posture du chercheur qui intègre les deux méthodes a été décrite ainsi que leurs épistémologies propres. De plus, il a été souligné combien l’emploi de ces méthodes pour décrire une nouvelle théorie qui soit au plus près des dires des participants est efficiente et met au premier plan les capacités d’analyse du chercheur. Par ailleurs, le désir de transmission de l’utilisation de cette combinaison de méthodes à d’autres étudiants ou à d’autres chercheurs expérimentés est en filigrane.