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Introduction

Le couple déduction – induction est l’un des dualismes structurant l’histoire de la philosophie. En termes de conception, une approche déductive considérerait le design comme une activité de résolution de problèmes, recherchant avant tout la généralisation et l’efficacité. Une approche inductive, elle, s’appuierait sur le cas particulier. Une autre possibilité est de considérer la pensée du design comme étant abductive, c’est-à-dire faisant intervenir une troisième forme de raisonnement, tournée vers l’inconnu et l’avenir. Telle est la démarche du design, activité de conception qui se nourrit du terrain puis s’en détache pour proposer des scénarios d’expériences à vivre. Ancrés dans l’analyse du vécu humain, en particulier émotionnel, les designers assument envisager le monde sous un angle projectif et pragmatique. Comment se positionnent-ils entre force critique et force créative? Quelles sont les implications d’une telle démarche, en contexte de projet et en rapport avec les enjeux politiques qui s’y jouent? Finalement, comment rendre la critique constructive et créative? Telles sont les questions adressées par cet article qui interroge les notions d’abduction et de pragmatisme au regard de retours d’expériences de l’auteure, designer chercheuse.

D’abord, des apports théoriques permettront de dessiner un cadre conceptuel à la pratique réflexive du design. C’est une démarche abductive qui prend le monde comme projet et associe esprit critique et créativité. C’est une démarche pragmatique qui se nourrit d’interdisciplinarité et réconcilie le dualisme entre pensée et action.

Ces concepts théoriques seront ensuite relus au regard de retours d’expériences de l’auteure, qui exemplifient et incarnent une trajectoire singulière de designer-chercheur. Entre l’intime et l’universel, cette analyse tentera ainsi de dresser quelques jalons pour une pratique réflexive du design infusée de questionnement éthique permanent.

1. Une démarche abductive

Déplaçant la dichotomie entre induction et déduction, c’est suivant une démarche abductive qu’opère le designer. Sa lecture du terrain balance esprit critique et créativité dans une vision projective. Cette section propose une analyse de ce mode d’approche.

1.1 En immersion

Le design est avant tout une pratique contextuelle et située, ne travaillant que sur des cas particuliers. La plupart des méthodologies[1] insistent sur l’importance d’une phase d’observation en début de projet, visant à découvrir le terrain par l’immersion et la mise en empathie. L’enjeu est d’y développer une compréhension holistique de la situation, en articulant les points de vue et enjeux des parties prenantes. Durant cette phase, les designers collectent un ensemble de données de terrain (issues d’interviews, de notes, d’états de l’art…) que des outils ethnographiques aident à analyser. Ce travail d’enquête et de traitement des résultats est le plus souvent mené par les designers eux-mêmes, parfois en collaboration avec des spécialistes des sciences humaines – psychologues, sociologues ou anthropologues. Sachant que l’exhaustivité est inatteignable, les études qualitatives sont préférées aux quantitatives. Mieux qu’un traitement statistique, la projection dans des expériences vécues est une source de compréhension et d’inspiration pour la conception.

Un exemple radical d’immersion sur le terrain est celui de Moore, qui, pour mieux se représenter les difficultés vécues par les personnes âgées, s’est créé une peau de femme octogénaire. Pendant trois ans, elle a ainsi arpenté des villes, utilisé les transports publics, fréquenté les supermarchés… avec la démarche lente, la posture voûtée et les doigts ankylosés d’une vieille femme. Les enseignements tirés de cette expérience ont nourri son travail de designer industriel, jusqu’à chambouler sa méthode de conception (Moore & Conn, 1985).

Pour le designer, le processus de création de connaissances s’appuie donc autant sur l’exemple et le vécu que sur le savoir abstrait. Les expériences individuelles permettent d’exemplifier un concept et, par extension, de le justifier ou de l’infirmer – que l’on parle du design de façon théorique ou de démarches singulières de projet.

Le designer cherche à comprendre des comportements humains et des problématiques non structurées, selon une forme différente de la compréhension scientifique. Alors que la science recherche des invariants, visant à une certaine généralisation, le design s’attache aux singularités (Hatchuel, 2015). Aussi précis qu’il soit, un objet d’étude scientifique ne représente qu’un exemple d’une catégorie plus large. Le design, pour sa part, considère ce qui rend cet objet ou cette situation unique – et qui relève autant du contexte que de l’individualité du designer lui-même.

1.2 Le monde comme projet

Au-delà de l’acquisition de connaissances, le design est avant tout une activité projective. Il faut donc à un moment se détacher des situations existantes pour prendre « le monde comme projet »[2] [traduction libre] (Aicher, 2015). Mais le design ne se contente pas de donner une interprétation du monde, il agit aussi sur lui de manière concrète, en faisant advenir les objets et les dispositifs qui constituent notre environnement. Il le prend donc comme sujet et non comme simple objet d’étude. Alors qu’un objet de recherche est une construction théorique au sein de laquelle on isole une hypothèse à tester et des variables à manipuler, la composante sujet marque la dimension d’intériorité. C’est par le projet que s’articulent la mise au jour de schémas existants et la création de formes au sein même du terrain étudié (Nifle, 1996).

Plutôt que déductif ou inductif, le raisonnement du designer est donc d’ordre abductif. Théorisée par le sémioticien et philosophe américain Peirce, fondateur du courant pragmatiste en sémiologie, cette troisième forme de raisonnement serait, à ses yeux, la seule capable d’aboutir à des connaissances nouvelles. L’approche abductive représente un processus itératif de validation de concepts et propositions, où la théorie s’enrichit de données issues du terrain (Glaser & Strauss, 1967). Des hypothèses créatrices se forment à partir de l’expérience sensible pour développer un savoir situé ou phronesis (Thomas, 2010). Le processus de recherche laisse alors une place à l’intuition et à l’imagination. Il ne s’agit pas d’avoir recours à la théorie pour expliquer ou prédire un phénomène donné, mais d’ouvrir des opportunités dans un espace encore inconnu. Cette démarche est particulièrement ajustée à celle du design, en tant que celui-ci vise à transformer des situations existantes en situations préférables (Simon, 1969/1996).

Mais puisque faire projet signifie « intervenir sur le monde », comment s’assurer que c’est dans un tel sens préférable, souhaitable? Le design des objets et de l’environnement avec/dans lesquels nous (inter)agissons influence inévitablement nos comportements et nos perceptions du monde. Le design peut ainsi être une forme de politique matérielle dans nos vies quotidiennes (Shove, Watson, Hand, & Ingram, 2007). Même si les consommateurs, usagers et citoyens ne sont pas voués à les recevoir passivement, tout objet encapsule inévitablement des valeurs, des symboles et des biais déposés par leurs concepteurs, délibérément ou non (Heschong, 1979). La conscience de ces rapports de pouvoir oblige le designer à se livrer à une perpétuelle évaluation critique de sa capacité d’action. Ce n’est pas parce que l’on a la possibilité d’agir que l’on doit le faire, et certaines dérives ont montré le potentiel nuisible d’un « design de la persuasion[3] ».

1.3 Marier esprit critique et créativité

L’esprit critique – constat d’insatisfaction qui se fonde sur l’existant – et la créativité – action de rupture orientée vers l’avenir – sont deux facteurs sur lesquels l’innovation s’appuie. Ils se nourrissent corollairement, avec une différence d’accentuation selon les temporalités et les contextes. Entre eux se joue une véritable relation dialectique, où se rencontrent scepticisme et confiance, passé et futur. Pour que l’équilibre se crée, il apparaît donc plus intéressant d’interroger sans cesse l’esprit critique et la créativité l’un au regard de l’autre plutôt que de manière séquentielle. Pour le designer, le temps du diagnostic (supposément fondé sur la critique) et celui de l’idéation (censé incarner la créativité) ne se découpent pas linéairement. Il faut faire un exercice de pensée critique tout en faisant l’effort de se projeter dans un possible, se montrer créatif sans mépriser ce qui a été fait avant, ailleurs, par d’autres. C’est par la tenue d’un parti-pris que s’ancre un projet de design.

Cette notion de positionnement implique une part subjective dans la pratique. C’est la raison pour laquelle la pensée abductive, créative, se décale de la logique et de la rigueur dites « scientifiques ». Les critères de validité du design sont dans la pertinence plus que dans la vérité. Les designers disent souvent qu’il n’existe pas de « bonne réponse », mais une diversité de propositions qui ne s’excluent pas mutuellement. Donner le même cahier des charges à vingt professionnels se soldera inévitablement en vingt projets différents. En outre, évaluer la qualité et la pertinence de ces solutions l’une par rapport à l’autre pourrait bien être impossible. Contrairement aux sciences, il n’existe donc pas en design de relation causale entre les problèmes identifiés, les processus mis en oeuvre pour y répondre et les solutions qui émergent (Beck & Stolterman, 2015). Celles-ci sont des entités émergentes qui n’auraient pas pu être prédites de la situation initiale. Elles représentent de nouvelles perspectives, des concepts ou significations qui étendent l’espace des possibles (Cariani, 2012) et que Schön nommait « métaphores génératives »[4] (1993).

2. Une démarche pragmatique

Construisant sur la singularité de chaque contexte et projet, la discipline design s’ancre dans une approche pragmatique. Interdisciplinaire par nature, le designer exprime une pensée en action, qui s’appuie pour une large part sur des relations au terrain et aux autres. Cette section caractérise le mode d’exercice d’une pratique réflexive.

2.1 Le designer, nécessaire interdisciplinaire

Si l’objectivité est inatteignable, l’autonomie de la discipline du design semble l’être tout autant. C’est dans ses liens avec les autres, la société et le monde en général qu’elle se construit. Les designers se disent souvent généralistes au service de spécialistes, forts de savoir presque rien sur presque tout. Cela n’est pas un aveu d’incompétence, mais la revendication de l’essence interdisciplinaire de leur pratique. Celle-ci se manifeste au quotidien dans plusieurs dimensions du projet. Pour faire une synthèse entre les parties prenantes, se projeter vers les usagers, intégrer des connaissances et des outils d’origines diverses, le designer joue un rôle d’interface et de traducteur (Berger, 2016). En effet, s’il existe une façon propre au designer d’acquérir des connaissances et de voir le monde[5], elle est sans nul doute liée à cet exercice d’articulation de savoirs et de points de vue, pour les sublimer dans une synthèse créative.

Alors que la pluridisciplinarité juxtapose les points de vue sans véritable interaction et que la transdisciplinarité traverse littéralement les disciplines constituées (Darbellay, 2005), l’interdisciplinarité échange, coopère, partage en interrogeant et intégrant de façon critique. Plus encore, le design s’apparenterait à une interdisciplinarité focalisée, c’est-à-dire à « une démarche qui cherche à tenir à la fois la multi-appartenance disciplinaire des phénomènes sociaux (interdisciplinarité) et la rigueur d’une discipline (focalisée) » (Charaudeau, 2010, p. 222). Les concepts et les outils utilisés dans un projet se trouvent transformés en matériaux, réinvestis du point de vue du designer. Pour pouvoir aller de l’un à l’autre et les mettre en perspective, il faut donc se construire une vision globale des paramètres (d’ordre technique, sociologique, écologique, économique…) qui entrent en jeu. Le designer s’appuie sur une assise théorique qui doit lui permettre d’emprunter, d’interpréter et de redéfinir les concepts et les outils issus d’autres disciplines – tout en conservant sa vision spécifique, à la fois critique et créative. Avoir conscience des enjeux de sa profession signifie se positionner intellectuellement, esthétiquement et/ou politiquement en société. Celui qui se limite à une approche unidimensionnelle de la conception risque de se réduire au rôle de « petit soldat » de l’industrie.

Néanmoins, les designers ont longtemps laissé à d’autres le soin de parler de leur discipline. C’est le champ des design studies, où les disciplines partenaires (sciences humaines et sociales, philosophie…) construisent un savoir distancié, descriptif et cumulatif, mais déconnecté des réalités pratiques. Depuis quelques décennies, les designers eux-mêmes investissent le champ de la recherche pour faire émerger d’autres types de connaissances, plus en rapport avec le champ professionnel. Selon la modélisation en trois pôles de Fallman (2008 ; voir la Figure 1), elles peuvent concerner la pratique – le savoir contextuel, spécifique et synthétique à partir du design en organisations commerciales – et l’exploration – plus idéaliste, sociétale et subversive, qui recoupe le design critique, l’art et les sciences humaines.

Un autre modèle proposé par Findeli (2005) distingue :

  • la recherche sur le design, recoupant le champ des design studies;

  • la recherche pour le design, au sein du processus de projet. Elle est destinée à produire du savoir-faire dans l’acte de design, mais pas de connaissances scientifiques;

  • la recherche par le design, interrogeant la pratique du projet. Elle mêle théorie et action, faisant appel aussi bien aux méthodes créatives familières au designer qu’aux méthodes de recherche dite « fondamentale », employées par exemple dans les sciences sociales.

Figure 1

Les champs de la recherche en design (d’après Fallman, 2008, p. 5).

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Sans établir de dichotomie rigide, l’auteur défend cette dernière approche pour produire des connaissances à la fois pratiques et théoriques, propres à la discipline du design, mais bénéfiques également pour d’autres. Il s’agit bien d’interdisciplinarité focalisée, reconnaissant au design une capacité à penser en action.

2.2 La pensée en action

La spécificité du design en tant que champ de pratique et de recherche est donc de considérer la réalité en tant qu’elle se fait. Pour parler du terrain, il faut l’expérimenter et ainsi participer à la transformation de l’objet étudié. La confrontation à la réalité perturbe les hypothèses de départ, forçant la théorie à s’y adapter (Lolive dans Cloarec, Findeli, Lolive, & Pinaroli, 2016).

Cette démarche évoque la philosophie pragmatiste qui, rompant avec la tradition cartésienne, affirmait que connaître, ce n’est pas seulement voir, mais aussi agir. Pour les pragmatistes contemporains, toute opération d’examen rationnel inclut des évaluations basées sur nos affects et nos émotions, situés à la fois dans nos corps et nos environnements (Dewey, 2005; Hennion, 2007). Notre compréhension du monde résulte donc d’un contact intime avec celui-ci, et c’est en rendant compte de la multiplicité des expériences vécues que l’on surmonte le dualisme entre théorie et pratique (Dewey, 2005; Thibaud & Thomas, 2004). Par conséquent, la faculté de compréhension est liée à celle d’imagination, et l’on peut philosopher en acceptant sa subjectivité et ses émotions.

En outre, penser et agir ne sont pas les termes d’une opposition ontologique, mais plutôt deux moments, deux accentuations différentes de l’activité humaine. Pour Arendt (1981), la conciliation est donc possible, pour peu que l’on réalise que le conflit entre philosophie et politique n’est que la conséquence de la manière particulière, professionnelle, dont le philosophe vit l’activité de penser. Longtemps, la tradition philosophique s’est effectivement retirée dans le monde abstrait des idées, accentuant son éloignement du monde de l’action. Depuis le tournant pragmatique, concerné par la réalité du monde sensible, une large part de la philosophie contemporaine s’intéresse ainsi à l’action (notamment Maffesoli, Onfray, Serres).

Ce détour par la philosophie aura permis de dessiner un chemin de crête entre la pensée et le faire, inspirant pour une pratique « éclairée » du design. Sommé de proposer des scénarios acceptables et applicables, le designer ne peut rester un doux rêveur. En pensant le monde et en opérant dans et sur celui-ci, il met à l’épreuve sa vision du monde. À la suite d’Arendt, on peut donc considérer que le mode de pensée du design relève d’une philosophie politique, qui retisserait des liens entre le monde des idées et le monde du faire. Dans le quotidien de la pratique, les idées sont les briques de projets qui apprennent de leur environnement et se transforment pour s’y installer. Le designer expérimente avec les matériaux à sa disposition, en ajustant perpétuellement son positionnement en société.

2.3 Se faire praticien réflexif

Le chemin d’exercice professionnel d’un praticien réflexif a été théorisé par le philosophe et pédagogue Schön (1983). Constatant une crise de confiance envers le savoir-faire des professionnels et leur capacité à prendre des décisions adaptées aux contextes, il passe au crible de son expérience cinq métiers, ambitionnant d’y révéler un savoir caché dans l’agir. Est praticien réflexif celui qui, devant des situations incertaines ou inédites, s’interroge sur sa manière d’agir et acquiert ainsi une connaissance « libérée des dichotomies de la rationalité technique »[6] [traduction libre] (Schön, 1983, p. 69), qui pourra être réinvestie ensuite. La démarche décrite par Schön distingue et articule deux modes : l’un immédiat et immersif – la réflexion dans l’action –, l’autre plus en recul – la réflexion sur l’action. Tous deux impliquent des activités mentales partiellement conscientes, qui n’utilisent pas les connaissances pour les appliquer directement, mais en tant que grilles de lecture ou principes d’orientation de l’action. Elles sont considérées comme des outils qu’il s’agit de s’approprier, et dont l’usage doit s’adapter à chaque situation.

Dans ce double mouvement de pensée, c’est lui-même que le praticien réflexif prend pour objet : il réfléchit à sa propre manière d’agir, de façon à la fois critique et constructive. Critique, car il rompt avec la tentation de la justification et de l’autosatisfaction pour mettre à distance, objectiver, analyser (réflexion sur l’action). Constructive, car son but n’est pas de se flageller, mais d’apprendre de l’expérience, de construire des savoirs utiles à l’avenir (réflexion dans l’action).

Dans le champ du design, ce concept fondateur a été réinterprété pour inspirer la démarche de recherche-création (Bruneau & Villeneuve, 2007; Léchot Hirt, 2010) ou pour revendiquer une forme spécifique de la recherche en design, projective et orientée vers l’inconnu plutôt que vers la combinaison de données existantes (Design « Vor-schung » plutôt que « Re-search » pour Krippendorff, 2011).

Si de tels concepts révèlent une quête de légitimité scientifique pour la discipline du design, celle-ci revendique tout aussi fortement une liberté ontologique, tant dans sa théorie que dans sa pratique, pour pouvoir donner naissance à des propositions disruptives. Impossible d’innover quand tous les paramètres sont déjà déterminés. Pour exprimer pleinement ses capacités de création, un designer doit pouvoir remettre en question les ordres établis s’ils sont jugés absurdes ou limitants. Tout l’enjeu est de concilier le droit à l’impertinence et le devoir de pertinence. C’est toute la tension entre esprit critique et créatif qui s’exprime ici. Pour tenir une telle posture, le designer ne peut que rencontrer un certain nombre de dilemmes et de paradoxes. Comment alors rendre la critique créative?

3. Des bricolages épistémologiques

Cette section est consacrée à l’analyse des concepts théoriques de l’abduction et du pragmatisme au regard de retours d’expériences de l’auteure, designer chercheuse. Le recours à une telle auto-analyse paraît légitime dans la mesure où la thématique est encore largement à explorer, et où les fortes variations individuelles du vécu imposent une approche qualitative et empirique. Sans aller jusqu’à l’étude de cas détaillée, les témoignages visent donc à exemplifier une démarche de pratique réflexive telle que décrite ci-dessus. Il s’agit de traiter de « soi-même comme un autre » (Ricoeur, 1990) en tentant de faire résonner l’intime et l’universel. Nous choisissons néanmoins d’employer la forme subjective dans les passages qui engagent le cas particulier de notre pratique.

3.1 Du complexe d’imposture…

Après des études de design et une première année d’exercice professionnel, nous ressentions un sentiment de frustration par rapport au court-termisme régnant en agence, et à la subordination de la fonction de designer aux autres organes d’entreprise. Pour tenter de développer un recul critique, nous avons entrepris en 2010 une thèse de doctorat qui interrogeait notre propre pratique et, au-delà, la façon dont les processus et les modes de pensée se croisent, s’unissent ou s’opposent parfois sur le terrain. Nous souhaitions construire notre singularité de designer avec l’appui de ce travail de recherche universitaire pour développer un double profil de praticien réflexif.

À l’heure actuelle, il n’existe pas en France de section universitaire spécifique au design – donc pas de doctorat en design stricto sensu. L’avantage de cette situation est de renforcer l’approche interdisciplinaire chevillée au corps de la discipline, mais au détriment de la lisibilité et de la reconnaissance des travaux de recherche menés par des designers. L’égide disciplinaire Arts plastiques, arts appliqués (CNU 18) qui a hébergé notre thèse, défend la « claudication » ou « position médiane entre conceptuel et sensible, théorie et pratique, raison et rêve ». La pratique et la réflexion qu’en tire le chercheur ne doivent pas être juxtaposées, mais « rigoureusement articulées afin de constituer un tout indissociable » (Lancri, 2001, p. 109). En cohérence avec cet objectif, nous avons adopté une approche articulant textes et retours d’expérience des terrains professionnels. La thèse a pris la forme d’un objet laboratoire ambivalent, associant un écrit rédigé et une exposition de travaux (voir la Figure 2) – articulation indispensable en recherche-création. Le projet de recherche dont elle témoigne, et que nous poursuivons aujourd’hui, consiste à construire une boîte à outils qui fera avancer la connaissance en recherche-action, c’est-à-dire mis en situation.

De ce travail hybride, « en position triviale[7] par rapport à la pureté des doctrines » (Barthes, 1978, p. 807), nous retenons le doute, voire le complexe d’avoir emprunté des outils, des méthodes et des idées aux disciplines partenaires du design sans appartenir à aucune d’entre elles. Si nous doutions de notre légitimité, c’est que nous voyions la recherche comme une quête d’objectivité et d’expertise irréfutable. Ce qui nous a permis de dépasser ces doutes, c’est de réaliser qu’il n’y a pas de vérité, seulement de la justesse. Puisque les pratiques du design sont politiquement engagées, requérant de prendre parti, il est naturel qu’il en aille de même pour leurs discours. Dans les deux cas, il est question de choisir et de tenir une posture. L’ouverture interdisciplinaire permet de la définir, ne serait-ce qu’« en creux » par rapport aux profils experts. Quant au doute, il n’est plus complexe d’imposture, mais s’apaise et devient un moteur.

Figure 2

Poïétique du design, entre l’expérience et le discours. Exposition de travaux à la soutenance de thèse (yume Design Studio, septembre 2014).

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Findeli défend lui aussi cet « opportunisme épistémologique » (Cloarec et al., 2016), à la condition d’honorer une exigence éthique et de conserver sa modestie. Le designer donne simplement une trajectoire possible, qu’il aide à solidifier pour la soumettre en société – tout en sachant qu’aucune solution n’est universelle. Il doit donc être vigilant à ne pas considérer les gens comme des consommateurs ou des utilisateurs passifs, mais comme des citoyens actifs. Ce centrage sur l’humain est un pilier de la démarche en design (Buchanan, 2008), notamment reconnu dans ses liens à l’innovation sociale (Manzini, 2007).

En ce sens, le pragmatisme est libérateur. Lorsque ni l’objet d’étude ni la connaissance ne sont fixes, il est possible de construire une anticipation, d’exploiter des pistes qui apparaissent empiriquement porteuses d’avenir. Le revers de cette liberté est bien l’hésitation, le tâtonnement. Ce qui est gagné en liberté est perdu en certitudes – mais c’est justement là que réside la valeur heuristique du projet.

3.2 … À l’intoxication

S’il n’est pas un imposteur, le designer est donc un « bricoleur », voire un « braconneur » (De Certeau, 1990). La démarche de recherche-action met en relation et en débat des points de vue et des expériences, pour construire cette boîte à outils[8] (Foucault, 1994), cet ensemble d’instruments et de théories qui permettront au designer de problématiser différemment au sein même des systèmes dans lesquels il s’insère. Car le designer opère au sein d’organes et d’organismes qui sont déjà en action. C’est le sens du projet – se projeter dans un milieu dynamique avec ses enjeux, ses acteurs, ses règles du jeu « déjà écrites, mais qui offrent aussi l’opportunité d’être réécrites ou écrites différemment lorsque l’on se positionne dans une visée critique du projet » (Caumon, 2016, p. 57). L’enjeu essentiel de la recherche-action est donc de moduler le projet pour l’envisager comme une perspective, de se mesurer au contexte sans le subir. Pour ainsi créer son autonomie au sein de l’écosystème, il est nécessaire de connaître les codes, et de justifier sa place et sa position tout au long du projet. Le designer « s’intoxique » par la pratique (Sloterdijk, 1999), investissant « le milieu proche (hostile) mais en tentant d’y percevoir les marges et horizons (milieux environnants) pour pouvoir y agir réellement » (Caumon, 2016, p. 58). Il s’agit d’une prise de risque, voire d’une mise en danger au sens d’Arendt (1981), pour qui toute pensée véritable place son auteur en insécurité.

Entre mise en action et recul pour requestionner les enjeux de ses projets, l’ambivalence est difficile à tenir. En tant que designer, il faut parfois se résoudre à faillir à ce qu’attendrait une logique productiviste, ou à se décevoir soi-même en limitant ses ambitions. L’étiquette de praticien réflexif est difficile à porter dans certains milieux professionnels où une posture de designer et chercheur suscite des réticences – il faudrait choisir de quel côté être. Il est vrai qu’entre ces deux univers, les temporalités, les logiques de carrières et les critères d’évaluation et sont assez différents. Tout l’enjeu est d’intégrer ces contradictions dans une visée constructive, pour amener une critique créative dans les entreprises et organisations.

Adopter l’identité flexible d’un praticien réflexif aide à mettre en jeu une double vision, proche et lointaine. Et, intimement, à assumer que l’on ne puise pas ses ressources uniquement de sa valeur intrinsèque, mais surtout de l’extérieur, en cristallisant les paradoxes, en traduisant les langages et en transformant les contraintes en opportunités. C’est ainsi que les designers abordent un contexte avec une ouverture d’esprit, modestie, mais aussi sans avoir peur de se montrer iconoclaste. Ce n’est pas par provocation qu’ils osent dépasser les frontières, les normes établies, mais dans l’espoir de créer du mieux.

Dans les faits, si la critique ne peut pas toujours devenir force créatrice, elle peut a minima ouvrir une discussion au sein des parties prenantes du projet, voire à l’échelle de la société. À cette fin, le designer est d’abord tenu de documenter ses projets, des processus aux réactions qu’ils soulèvent. Archiver et analyser permet de construire sur des expérimentations passées, de questionner et de ralentir les processus d’innovation qui vont de plus en plus vite et tendent parfois à confondre recherche et recherche & développement. Cela peut être une manière de composer avec l’injonction paradoxale (Bateson, Jackson, Haley, & Weakland, 1956; Midal, 2011) qui somme le designer d’être « socialiste », humaniste et avocat des usagers, d’une part, et « capitaliste », instrumentalisé par la société de consommation, d’autre part. Flusser (« Se décider à être soit un saint, soit un designer », 2002, p. 32), Sottsass (« Tout le monde dit que je suis très méchant », 1973 dans Midal, 2011) et tant d’autres ont relevé que cette situation semble structurelle et indépassable. Plutôt que de dissoudre la contradiction, les postures constructives sont celles qui la transforment en espaces d’imagination et de conception.

Au cours du 20e siècle, l’industrie et la société de consommation pourraient sembler avoir « avalé » le design. Mais il existe d’autres rapports aux forces de production et de diffusion permettant d’ajouter de la valeur critique au processus d’esthétisation du monde contemporain. Le design peut ainsi prendre la forme d’un « activisme, utilisant les ressources de la pensée et de la pratique pour créer des narrations alternatives qui généreront un changement social, institutionnel, environnemental et/ou économique positif »[9] [traduction libre] (Fuad-Luke, 2009, p. 27). Les courants du design critique, spéculatif, ou design for debate visent ainsi à provoquer la conscience, à stimuler la discussion et à susciter le débat (Dunne & Raby, 2008). Les designers proposent des narrations incarnées dans des artefacts qui peuvent rester fictifs ou être réalisés. Dans ce cas, ces objets sont dits intermédiaires, car ils restent ouverts et ambigus, porteurs d’une tension. Soumis au public, ils prennent valeur de probes, « sondes » pour précipiter la réflexion et maintenir l’exploration (Gaver, Boucher, Pennington, & Walker, 2004).

Le projet « Santé au travail » illustré ci-dessous (voir les Figures 3 et 4) est un exemple de design spéculatif. Il visait à produire des scénarios imaginant un impact potentiel des propositions relatives au travail des différents candidats à l’élection présidentielle française de 2017. Rassemblant un groupe d’une dizaine de designers, notre démarche s’envisageait hors du contexte de toute commande, présente ou future. Il s’agissait d’employer les moyens du design pour immerger le public dans des fictions ayant le goût du réel – et suscitant la réflexion par une projection incarnée.

Pour partager les scénarios et accompagner le débat, un site internet a été développé, et des séances de discussion organisées (dont le public était majoritairement composé de designers et d’étudiants). Aujourd’hui, on constate que les projets de design critique restent souvent à l’intérieur des communautés professionnelles. Leur diffusion se fait plus par les médias et les galeries d’exposition que par la voie des entreprises et du marché. L’implication du public et des organisations reste donc limitée, tout comme l’impact sur le débat public et sur la production massive d’artefacts. Comment alors incorporer une dimension critique au sein même des entreprises et organisations?

Figure 3

Le plateau-repas « coup de pouce » pour jeunes actifs contient deux pilules d’amphétamines : « Best PM vous donne de l’énergie pour l’après-midi! » (yume Design Studio, pour politic-fiction.fr, avril 2017).

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Figure 4

Le patch fessier connecté Bottom’up mesure un ensemble de paramètres biologiques et se comporte en véritable coach sportif. Après une trop longue position assise, un dégagement de chaleur vous invitera à vous dégourdir les jambes – sous peine de subir une légère brûlure. (yume Design Studio, pour politic-fiction.fr, avril 2017).

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3.3 Vers une hétéronomie critique

Ayant consacré sa vie à la recherche d’un « moralisme antimoral » visant à équilibrer commandes « sales » et projets « à charge subversive » (Mendini, 2014, p. 433), l’architecte et designer Mendini conçoit ses objets comme des sondes au sein de l’industrie, qui lui permettent de tâter le terrain à la manière de probes, et au-delà : « Je voudrais penser que les mouvements minimes constitués par mes objets et mes fragments puissent être comme l’acupuncture dans le corps d’un contexte erroné » (Mendini, 2014, p. 446).

La métaphore médicale fait sens, car le design a bien une dimension pharmacologique. Il peut créer des effets positifs comme nuisibles ou contre-productifs, à l’image du pharmakon grec, potentiel remède comme poison en société (Stiegler, 2008 d’après Platon). Le designer Massaloux exprime en des termes similaires ce rôle ambivalent : « On est un peu comme un corps étranger dans un organisme. Seulement un corps étranger peut être autant un virus qui rend malade qu’une huile essentielle qui amène une amélioration. » (Massaloux dans Pesch, 2012, p. 170).

Le design est une force d’influence au sens physique du terme, non pas natif, mais « envahissant » le monde de l’entreprise (Michlewshi, 2015). En mouvement perpétuel et quelque peu en marge des systèmes industriels, scientifiques, économiques et commerciaux, les designers doivent pouvoir y exercer une forme d’« hétéronomie critique » (Caraes, 2008, p. 24). Hétéronomie, car c’est au carrefour de différentes influences que se pratique le design. Il faut en être conscient, composer avec elles et trouver un équilibre. Comme le designer choisit ses outils et ses méthodes, il adapte également à chaque projet la dose de réflexivité nécessaire pour évoluer et se positionner, ainsi que la dose de critique acceptable.

S’il est impossible d’évacuer toute externalité négative, il faut pouvoir répondre de ses actes, assumer ses choix et sa responsabilité – les deux piliers d’une démarche éthique (Pichevin, 2014). C’est une ambition bien plus modeste que celle d’un design activiste, qui se construit par petits pas quotidiens plutôt que par des actions flamboyantes. Mais une éthique de travail, indispensable au designer comme une conscience qui questionne et régule ses actes et parti-pris, se développe sur un temps long. Si le design ambitionne d’« améliorer ou au moins maintenir l’habitabilité du monde » (Findeli, 2010, p. 46), il s’agit bien d’une éthique. En effet, c’est du terme grec ethos, capacité d’habiter au mieux un lieu donné, qu’est né le concept. Le designer se positionne par cette préoccupation plus intime que sociale, faisant de sa pratique un mode de réflexion dans l’action, qu’il ambitionne la plus juste possible.

Conclusion

En s’immergeant dans un terrain qu’il prend pour projet, puis en imaginant ses « métaphores génératives » (Schön, 1993), le designer cherche à comprendre le monde et à l’orienter vers les futurs les plus préférables (Voros, 2001). S’il manie la critique, c’est dans l’objectif de la rendre créative et constructive pour enrichir l’expérience humaine. L’éthique qui sous-tend une telle pratique ne peut donc se limiter à une évaluation morale ou déontologique, qui évacuerait l’ambivalence et la complexité du réel. Des concepts théoriques d’abduction et de pragmatisme, le designer praticien réflexif peut tirer des outils pour développer une connaissance située, contextuelle et évolutive. De ces matériaux, remis en jeu à chaque projet, il construit une sagesse pratique ou phronesis, qui requiert à la fois intuition et capacité de discerner pourquoi et comment agir sur et dans le monde.