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Introduction

La formation clinique des stagiaires au département de Gynécologie-Obstétrique (G-O) de l’Université de Liège constitue le centre du projet pédagogique mis en place avec les stagiaires de 3°master en médecine et les médecins qui les accompagnent. Car, bien que la formation théorique soit organisée majoritairement sous la forme d’apprentissage par problème (APP; en anglais Problem Based Learning (PBL)), et d’apprentissage du raisonnement clinique (ARC), le transfert des apprentissages n’est pas organisé sur le parcours des stages des étudiants. Ceux-ci éprouvent des difficultés à mobiliser leurs acquis et à les organiser sur un terrain pratique. Or, par essence, les stages cliniques correspondent potentiellement au lieu de résurgence optimal des savoirs acquis et de leur mobilisation dans une logique de développement des compétences professionnelles. C’est pourquoi, durant l’année universitaire 2008-2009, un dispositif pédagogique réflexif a été mis en place sur le parcours des stages en G-O. Sa finalité est d’accompagner les apprentissages des stagiaires externes le plus souvent guidés par des médecins internes, nommés aussi assistants ou résidents selon les contextes d’apprentissage. Ce dispositif réflexif (Vierset, 2015) est organisé selon sept modalités pédagogiques :

  1. L’utilisation d’un référentiel de compétences (Vierset, De Ketele, & Foidart, 2010) nommé Guide d’apprentissage et d’accompagnement (GAA);

  2. La formulation de livrets-guides pédagogiques destinés aux stagiaires;

  3. L’organisation et l’animation d’ateliers fondés sur l’analyse d’incidents critiques rencontrés par les stagiaires lors de leurs vécus en situation professionnelle. Les ateliers d’apprentissage de la communication clinique (ACC) et les ateliers d’apprentissage de la pratique réflexif (APR) s’organisent autour d’entretiens réflexifs qui soutiennent le questionnement et le positionnement au sujet des situations cliniques que les stagiaires ont vécues;

  4. L’installation d’un outil d’apprentissage et d’accompagnement réflexifs (log book, carnet de route ou journal de bord) dans lequel les stagiaires formulent trois cas cliniques qu’ils ont rencontrés lors du stage en faisant référence aux capacités à développer pour exercer la profession, telles que d’ARC, d’APR et d’ACC, formulées dans le référentiel de compétences;

  5. L’organisation d’un processus d’auto-évaluation/co-évaluation/auto-régulation;

  6. L’accompagnement des accompagnateurs le plus souvent assumé par de jeunes médecins (assistants, internes ou résidents) qui ne bénéficient pas pour autant d’une formation ou d’un accompagnement pédagogique facilitant l’exercice de cette fonction pédagogique;

  7. Une planification des postes de travail au sein du service de G-O avec un système de rotation, semaine après semaine, afin que chaque stagiaire ait l’occasion de rencontrer les différentes réalités du terrain de G-O.

Ces modalités sont toutes intégrées les unes aux autres dans le but d’engager les acteurs de la relation pédagogique dans l’adoption d’une posture réflexive, porteuse du transfert des apprentissages et de (trans)formation des savoirs (cognitifs, sociocognitifs et affectifs-relationnels) toujours renouvelés, sinon à renouveler.

1. Problématique

Bien que les stagiaires adhèrent de plus en plus à ce nouveau dispositif, nous nous posons la question des postures réflexives qu’ils adoptent. La posture réflexive étant une posture de base facilitant la création de nouveaux apprentissages transférables à des situations inédites, il est essentiel d’en trouver des traces dans leur parcours d’apprentissage. Dans le cadre du dispositif réflexif qui a été organisé pour accueillir plus d’une centaine de stagiaires de 3°master par année académique, il a été proposé à chacun de construire un log book (modalité 4). Les stagiaires ont ainsi rédigé un log book lors de leur stage d’un mois effectué sur leur terrain clinique d’accueil de G-O. La recherche présentée dans cet article est focalisée sur l’analyse des traces réflexives relevées dans cet outil pour trouver des réponses à notre questionnement. Le principal point d’appui – point de repère ou guide de réflexivité – communiqué aux stagiaires pour rédiger ce log book est le processus DQRpA (Vierset, 2015) inspiré des phases du processus réflexif d’explicitation proposé par Kolb (1984)[1] :

  • Description (D) de l’expérience (la prise en charge d’une patiente par un médecin);

  • Questionnement (Q) et explicitation lors du processus de conscientisation à propos de l’observation de cette prise en charge, des attitudes prises, des représentations et des ressentis évoqués par les acteurs en présence, c’est-à-dire, tout au moins, le médecin, la patiente et le stagiaire (qu’est-ce que je me suis dit à ce moment-là? Qu’est-ce qui se passe pour moi? Quelles sont mes croyances à ce sujet?);

  • Recherche (R), positionnent (p) vis-à-vis de la prise en charge et explication fondée sur des ressources fiables (biblio et/ou humaines);

  • Identification des acquis (A) à investir dans l’action future, expérimentation, en vue de l’amélioration de son efficacité;

Les stagiaires ont le choix de la présentation de leur processus réflexif dans leur log book tout en sachant qu’ils ont un guide DQRpA pour les soutenir dans la réalisation de cette tâche. Toutefois, ces points de repère proposés par le DQRpA doivent être représentés en tenant compte d’un niveau de lisibilité facilitant le travail de l’accompagnateur réflexif. Ce guide va leur servir de cadre au sein duquel les stagiaires s’expriment et, s’ils pensent que c’est nécessaire, en sortir ou l’ajuster selon leurs besoins et leurs motivations contextuelles. Les objectifs de la réalisation de cet outil concernent la mise en conscience des savoirs, des attitudes, des stratégies et des émotions par le questionnement réflexif afin de faciliter les transferts des apprentissages (re)construits lors des situations vécues formulées par les stagiaires. Ils peuvent se référer à une grille d’auto-évaluation d’apprentissage de la pratique réflexive (APR) fondée sur la posture réflexive DQRpA. Cette grille est nommée Grille d’auto-évaluation APR[2], elle pourrait tout autant s’appeler Grille d’auto-réflexivité.

2. Objectifs de recherche

Le premier objectif de cette présente recherche est de relever les différentes formes données par les stagiaires à leur posture réflexive. Autrement dit, la question posée se résume ainsi : sous quelles formes se manifeste la pratique réflexive chez les stagiaires? Le deuxième objectif, lié au premier, concerne le transfert des ressources acquises lors des ateliers d’apprentissage de la communication clinique (ACC) et des ateliers d’apprentissage de la pratique réflexive (APR) organisés lors des stages en G-O (ou lors des cours organisés par la faculté). Autrement dit, la question posée se résume ainsi : les ressources discutées, construites et/ou conceptualisées avec les stagiaires dans un cadre théorique in vitro (en dehors de la réalité) sont-elles mobilisées sur le terrain de pratique clinique in vivo (sur le terrain clinique)? Ces deux questions sont liées dans la mesure où le but de toute pratique réflexive est d’aboutir à une transformation des pratiques.

3. Fondements de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE)

La Grounded Theory a été créée par Barney Glaser et Anselm Strauss, sociologues américains, dans les années 60. Pour bien indiquer que la Grounded Theory est une méthodologie et non une théorie, les anglophones la nomment de plus en plus Grounded Theory Methodology (GTM). C’est pour cette raison que nous avons choisi, à l’instar de Luckerhoff et Guillemette (2012) [3], la traduction méthodologie de la théorisation enracinée (MTE). Cette approche méthodologique constitue d’abord et avant tout une démarche de théorisation des vécus des acteurs. Glaser (1978) précise que cette activité fait intervenir la « sensibilité théorique » du chercheur, c’est-à-dire la capacité de tirer un sens des données, de nommer les phénomènes en cause, d’en dégager les implications et de les ordonner dans un schéma explicatif. En d’autres termes, il s’agit de théoriser les données. La théorisation correspond essentiellement à un processus d’analyse et de conceptualisation d’un vécu, d’un événement, d’un phénomène, d’une situation ou d’une fonction portée par des acteurs d’un contexte donné, à un moment donné (Corbin & Strauss, 2014; Glaser & Strauss, 1967/2010).

L’approche de cette théorisation fait alterner systématiquement collectes et analyses des données dans un processus itératif en utilisant une méthode de comparaison constante entre les données récoltées, d’un côté, et celles à récolter, de l’autre. Progressivement, ce processus de recherche empirique oscillant entre les données relatives aux vécus des acteurs et l’analyse par comparaisons et interprétations successives conduit à l’émergence d’une théorie. Un des principes fondateurs de la MTE (principe 1) exige que, quel que soit le niveau de théorisation atteint, le résultat soit « enraciné » dans les données du vécu des acteurs de terrain. Le chercheur doit donc assurer une étroite correspondance entre la théorie qui se construit et les données recueillies et assimilées progressivement comme matériau de construction prioritaire à privilégier lors de l’analyse. Une double structure hélicoïdale comme celle de l’ADN (voir Figure 1) pourrait représenter ce processus avec, d’un côté, un axe de recueil de données et, de l’autre, un axe d’analyse; entre les deux axes se trouvent les ponts successifs entre ces deux phases de la recherche.

Figure 1

Double structure hélicoïdale d’ADN

Double structure hélicoïdale d’ADN

-> See the list of figures

Le processus d’analyse systématique étant censé faire émerger les propriétés essentielles encore inédites du phénomène étudié, des comptes rendus représentent des traces précieuses à garder si le chercheur veut (se) rendre compte du suivi et de la complexité de son processus de recherche. Chaque phase du processus est verbalisée dans ces comptes rendus. Du vécu de terrain à la modélisation, en passant par l’étiquetage, la catégorisation et la recherche de supports théoriques sélectionnés par le chercheur, toutes les phases de recherche sont formulées de manière soit opérationnelle, soit descriptive, soit analytique. Une procédure systématique est proposée par les auteurs de la MTE tout en valorisant les démarches inductive et comparative.

Il est important de préciser que si les phases de codage relèvent d’un processus systématique, elles n’en sont pas moins inscrites dans un mouvement simultané où la récolte et l’analyse des données sur les vécus des acteurs se soutiennent étroitement. Une explication rigoureuse complète et détaillée pourrait s’avérer très lourde à saisir pour un novice, surtout si l’objectif de la méthode lui échappe : faire émerger une catégorie centrale pouvant être reliée aux différents axes de codage qui ont été dégagés des données, représenter l’ensemble sous forme de schémas et/ou de cartes conceptuelles tout en évoquant des théories existantes qui y sont liées. Le sens de ce travail est de proposer des montées en abstraction des vécus des acteurs, de les relier à des théories existantes pour approfondir les thèmes abordés.

Dans le même ordre d’idées, à l’instar de Paillé (1994), nous insistons sur le fait que les chercheurs qualitatifs considèrent la construction de sens comme un processus complexe dans lequel l’acteur questionné dispose de degrés de liberté non négligeables. Ainsi, le chercheur qualitatif est invité à se laisser surprendre par ce qu’il peut découvrir au cours de la recherche. Une démarche inductive (Charmaz, 1999; Glaser, 1965; Lukerhoff & Guillemette, 2012) se dessinant pas à pas entre le chercheur et les acteurs du terrain promet d’aborder l’inconnu et sa complexité potentielle. Guillemette souligne :

L’attention portée à ce qui émerge du terrain (ou des acteurs qui vivent les phénomènes) permet de découvrir des points de vue inédits, d’autant plus que cette attention implique que l’analyse se développe selon des questionnements qui proviennent du terrain et non de cadres théoriques existants

2006, p. 33

Dans ce sens, on peut dire que la MTE favorise l’innovation en recherche scientifique.

4. Analyse des traces formulées dans les log books des stagiaires

Les traces réflexives concernent ce que le stagiaire a observé, ressenti, pensé et/ou appris lors de la situation clinique qu’il a observée et à laquelle il a eu l’occasion de participer. Les stagiaires de 3°master ne pouvant pas encore gérer cliniquement les situations qu’ils rencontrent, cette pratique réflexive liée à une observation participante (Malinowski, 1926; Winkin, 1981) constitue le premier stade d’apprentissage de la réflexivité précédant le stade d’une pratique réflexive à propos de leurs propres actions cliniques.

Guillemette (2006) insiste sur le fait que l’on ne formule pas d’hypothèse de recherche a priori, que l’on n’identifie ni les paramètres de la situation sociale que l’on veut étudier ni leur variation dans le contexte analysé. Un autre principe de la MTE (principe 2) est que l’objet de recherche est défini davantage comme un territoire à explorer que comme une question de recherche posée a priori. On parle alors d’hypothèses formulées a posteriori, c’est-à-dire à la suite des premiers entretiens ou, de préférence, de questionnements émergeant.

Une analyse qualitative des traces réflexives relatives à l’observation de situations cliniques vécues par les stagiaires de 3°master sur le terrain clinique de G-O pour ce qui concerne la prise en charge des patientes par des médecins (médecins en G-O et/ou internes) est présentée ci-dessous. Ces traces sont formulées par les stagiaires dans leur log book, un outil intégratif de l’apprentissage de la pratique réflexive (APR) en ce qui concerne l’apprentissage du raisonnement clinique (ARC) et l’apprentissage de la communication clinique (ACC) du stagiaire.

Si nous avons insisté sur l’intégration de ces deux capacités (ARC et ACC) dans la construction du log book, c’est parce qu’elles constituent deux capacités intégratives de la compétence à gérer une situation clinique, compétence formulée dans le GAA. Toutefois, l’analyse se focalise ici uniquement sur les traces réflexives liées à la communication clinique construite lors de la relation médecin-patiente en G-O, observée et formulée par les stagiaires dans leur log book. Avant d’élaborer notre recherche proprement dite, nous avons donc d’abord réalisé un tri entre les données concernant l’ACC et les données concernant l’ARC de soixante log books rédigés par les stagiaires accueillis sur les terrains cliniques de G-O durant l’année 2012-2013. La pratique réflexive soutenant le transfert des apprentissages, nous nous sommes parallèlement intéressée aux ressources théoriques relatives à l’ACC qui ont été mobilisées par les stagiaires lors de leur analyse de la situation clinique.

4.1 Émergence d’une première catégorie : « Acteurs inscrits dans une situation clinique »

Après plusieurs lectures des traces d’ACC dans soixante log books, nous en avons choisi dix en fonction de leurs différents apports et de leurs limites lors d’une première phase de codage[4]. Ces dix textes porteurs de traces réflexives relatives aux ACC ont été lus et relus plusieurs fois. Lors de ces lectures, Glaser (1978) conseille d’apprendre « à ne pas savoir » dans un but d’ouverture optimale à ce qui peut émerger des données; il s’agit là d’un autre principe de la MTE (principe 3).

Les lectures répétées de ces log books nous ont guidée vers la distinction des propos relevant du médecin responsable de la situation clinique (et de son entourage), des propos de la patiente (et de son entourage) et de ceux des stagiaires. Certains stagiaires ont choisi d’écrire à propos des trois acteurs inscrits dans la relation, y compris eux-mêmes, au moment de l’action, c’est-à-dire lors de l’observation de la situation à gérer par le médecin. D’autres ne se sont pas inclus dans la situation observée. D’autres encore ont évoqué préférentiellement les relations entre le médecin et la patiente en parlant peu de la patiente sinon pas du tout. Ce premier compte rendu de codage nous invite à établir un lien avec un concept émergeant également lors des ateliers ACC : le principe de résonance.

Le principe systémique de résonance, tel qu’il est abordé par Elkaïm (1989), nous est apparu comme une ressource à investir d’emblée dans cette analyse, comme nous le faisons lors d’un exercice proposé dans un des ateliers d’ACC[5]. Un modèle qui résonne dans une école, un hôpital, une famille ou dans n’importe quelle autre institution s’appelle un isomorphisme. Pour comprendre le concept d’isomorphisme, intimement lié aux résonances d’attitudes d’un individu à un autre ou d’une structure à une autre, ou encore d’un système à un autre, nous faisons appel aux concepts utilisés en analyse systémique (Benoît, Malarewicz, Beaujean, Colas, & Kannas, 1988) :

Le terme d’isomorphisme désigne d’abord un concept mathématique selon lequel, lorsque deux structures peuvent être superposées de manière isomorphique, à chaque élément d’une structure correspond un élément de l’autre structure, en ce sens que chacun des éléments joue le même rôle dans leurs structures respectives

p. 2

Nous envisageons dans cette recherche la question de la résonance (de représentations, d’attentes, de besoins, d’émotions, etc.) que la relation induit tant chez la patiente que chez le médecin, voire chez le stagiaire. Le processus de résonance (Elkaïm, 1989) peut être décelé chez toute personne qui a une profession intimement liée à la relation professionnelle avec un individu ou un groupe d’individus, qu’elle soit psychologue, psycho-pédagogue, assistante sociale, médecin ou autre. Dans ce cadre d’analyse de traces réflexives, le repérage de la résonnance dans la relation médecin-patiente est une piste qui se dessine lors des premières lectures des log books.

Nous décidons alors d’organiser les situations formulées dans les dix log books des stagiaires selon une structure commune dans laquelle s’inscrivent les trois acteurs de la relation. Cette structure proposée pour soutenir la conceptualisation est une structure dont nous nous servions pour conceptualiser le principe de résonnance lors des ateliers ACC.

Dans cette structure apparaissent le stagiaire, le plus souvent en observation participative, le médecin, en acteur agissant et, enfin, la patiente, comme actrice s’il en est de la relation thérapeutique en construction lors d’une consultation clinique. Cette structure rendue commune aux dix premières situations cliniques formulées dans les log books constitue le compte rendu de ce premier codage. La catégorie émergente est nommée « Acteurs inscrits dans une situation clinique ». Elle est constituée de trois dimensions représentant les réactions et attitudes des trois acteurs de la situation clinique : la patiente, le médecin et le stagiaire. Chaque situation clinique analysée est envisagée selon la structure commune proposée. Dix cartes conceptuelles sont ainsi construites, une par situation choisie dans les log books.

4.2 Émergence d’une deuxième catégorie : « Posture réflexive »

Tout en alimentant la structure commune selon la première catégorie émergente définie jusqu’ici, s’extrait progressivement une autre catégorie émergente[6]. En effet, il apparaît de plus en plus clairement que le processus réflexif DQRpA s’inscrit dans les traces analysées. Le codage des traces se réalise alors selon une logique réflexive impliquant les trois acteurs entrant en résonnance dans la relation. Voici les propos formulés par un stagiaire pour une situation qu’il a vécue et restructurés selon le processus DQRpA :

  • Description de l’expérience (mes émotions et mes réactions, les réactions et émotions que j’observe chez la patiente, les émotions et réactions que j’observe chez le médecin) : « Moi, j’étais interpellé par la situation. La patiente d’origine italienne était assez exubérante. Elle criait et semblait avoir très mal. Elle présentait des signes tangibles de douleur. » Quant à lui, « le médecin paraissait très énervé et frustré devant le manque d’indices cliniques ».

  • Questionnement et explicitation (ce que je me dis dans ma tête) : « Je me demande si le ressenti de la patiente n’a pas été perturbé par la dubitation que nous éprouvions à son égard. Je me demande si dire à la patiente “je ne sais pas ce que vous avez” et reconnaître ne pas avoir la réponse à tout est si compliqué et rabaissant pour le médecin. »

  • Recherche, positionnement et explication (en référence, dans ce cas-ci, à ce que le médecin m’en a dit, en tant que personne-ressource) : « Il est difficile de ne pas étiqueter les patients. Le sentiment d’impuissance devant un cas comme celui-ci peut nous irriter et nous amener à perdre patience. »

  • Identification des acquis et non-acquis et expérimentation (ce que j’ai appris, comment je me positionne et ce que je retiens pour ma pratique future) : « Ce cas m’a permis d’apprendre qu’il ne faut pas juger trop vite les patients. Je pense que pour gérer la frustration que nous pose ce genre de cas, il faut avant tout garder son calme, et ce, même devant le sentiment d’impuissance que nous inspire ce genre de situation. »

Au niveau des ressources bibliographiques, bien que les recherches à propos de la communication clinique (ACC) restent rarement évoquées, les stagiaires commencent à se documenter de ce côté-là lorsqu’ils veulent approfondir le sujet. Toutefois, ce point reste le plus souvent négligé, à la différence du raisonnement clinique (ARC) qui croule sous les propositions de références bibliographiques. Dans leur log book, les stagiaires formulent généralement, mais non systématiquement, ce qu’ils ont appris soit aux ateliers d’ACC, soit au cours de psychologie clinique de 1re°année de master auquel ils ont participé en faculté, soit des ressources humaines rencontrées sur le terrain clinique (médecins, infirmières, psychologues, etc.) et qu’ils ont questionnées à ce sujet. C’est pourquoi la phase d’explication identifie soit « ce que le médecin en disait », soit « ce que j’ai retenu des ateliers d’ACC », soit « ce que j’ai retenu du cours de 1°master », soit, bien que trop rarement, une référence bibliographique plus précise abordant le sujet de la relation médecin-patient ou tout autre sujet abordant la communication, par exemple l’analyse transactionnelle (Berne 1961), l’écoute active (Gordon, 1981), etc.

Nous tenons à préciser que, dans le cadre de ce dispositif, les entretiens réflexifs ainsi que les moments de partages réflexifs et les écrits récoltés dans les log books évoquent la pratique réflexive comme faisant partie du moment de décontextualisation de l’action. Or, initialement, la réflexivité évoque la réflexion in action (Schön, 1983/1994). Ce qui est essentiel à comprendre, selon Schön, c’est que cette réflexion porte non sur la réflexion après l’action (décontextualisation), mais sur la réflexion pendant ou dans l’action hic et nunc, même si cela se réalise après coup, tel un flashback (contextualisation). Autrement dit, dans le cadre de rédaction du log book, le moment d’explicitation devrait, selon Schön (1983/1994), Kolb (1984), Vermersch (2011) et Saint-Arnaud (2001), maintenir l’acteur dans le moment présent de la contextualisation de l’action, car c’est ce moment qui contient l’essence de la posture réflexive, la mise en conscience. Cependant, comme le souligne Vermersch :

Il ne s’agit pas de privilégier de manière absolue une position de parole au détriment de l’autre, ce serait absurde. Mais, plus de rétablir l’équilibre entre ces deux points de vue complémentaires. Il me semble important de voir la valeur des deux positions, et encore plus l’intérêt de la flexibilité qui permet, selon les besoins et les buts, de passer d’une pensée formelle décontextualisée [désincarnée] à une pensée incarnée [contextualisée]

2011, p. 59

Sur ce plan, au fur et à mesure des lectures et des analyses simultanées des log books selon le principe de la MTE (principe 4) de comparaison constante et de circularité des exercices de recueil et d’analyse de l’information recueillie (Glaser & Strauss, 1967/2010), nous identifions l’utilisation de plusieurs temps de conjugaison, allant du présent à l’imparfait en passant par le passé composé, et ce, dans la formulation d’une même situation clinique. Or, la conjugaison au présent (Vermersch, 2011) indique l’importance d’être présent à soi-même lors de l’expérience tout autant que lors de l’évocation de l’expérience en flashback. Cet approfondissement de la posture réflexive n’a pas été ni soulevé, ni investi au sein du dispositif installé en G-O.

En relisant encore les log books, nous voyons que les étudiants parlent soit au « nous » (membres d’une communauté de médecins), soit au « je » (individuel professionnel), soit au « il » (le médecin) ou « elle » (la médecine), soit au « on/il » (impersonnel). Nous choisissons de nommer cette catégorie émergente « Posture réflexive » en référence à Vermersch (2011) qui suggère l’utilisation du « je » lors de la phase d’explicitation pour mieux fournir l’occasion au stagiaire d’exprimer sa subjectivité.

4.3 Sélection de la catégorie centrale : « Posture réflexive »

Comme nous le verrons ci-dessous, au fur et à mesure que la recherche a progressé, quatre axes indicateurs de réflexivité ont émergé : l’indicateur d’engagement personnel (axe 1), l’indicateur de subjectivation des savoirs (axe 2), l’indicateur de projection dans la professionnalité future (axe 3) et l’indicateur de prise de position personnelle par rapport à celle prise par le médecin responsable de la situation clinique (axe 4). Ces axes étant intiment reliés au développement de la pratique réflexive, nous avons choisi de définir la catégorie « Posture réflexive » comme catégorie centrale qui émerge des données, celle-ci répondant à notre question de recherche concernant l’analyse de traces réflexives formulées par les stagiaires. Nous développons maintenant chaque axe, un après l’autre, en faisant le lien avec des théories existantes. La théorie sera fondée à partir des données recueillies empiriquement.

4.3.1 Axe 1 : Indicateur d’engagement personnel

Le premier axe qui émerge est l’indicateur d’engagement personnel du stagiaire dans le questionnement au sujet de la situation clinique (voir Figure 2). Selon ce que nous avons pu retirer des données, cet axe se développe selon quatre seuils. Le premier seuil correspond à une très grande implication et/ou à une intégration précoce dans le corps médical lorsque le stagiaire s’y identifie en utilisant le « nous » en tant que faisant partie d’une communauté de praticiens (1). Le deuxième seuil se rapporte à l’utilisation du « je » en tant que médecin (2). Le troisième seuil correspond à un éloignement de l’individu moins directement concerné par la situation; c’est « la médecine » qui est concernée (3). Le quatrième seuil regroupe l’utilisation de formules impersonnelles, toutes faites (4). Les extraits présentés ci-dessous proviennent de différents log books – ils ont donc été écrits par des stagiaires différents –, et illustrent chacun des seuils :

  1. « […] que nous éprouvions à son égard »; « […] la frustration que nous pose ce genre de cas… »; « […] ce sentiment d’impuissance que nous inspire ce genre de situation. »

  2. « Je ne savais que faire devant le désespoir de cette jeune femme… J’ai été choquée de voir la préparation du bébé mort. »

  3. « À travers le suivi de cette personne, j’ai réalisé à quel point le versant humain et communicationnel de la médecine est important. » « Je me suis rendu compte de l’implication émotionnelle qu’un médecin pouvait avoir avec un patient. »

  4. « J’ai appris qu’il fallait rester critique aux informations données par le patient. »

À la recherche de repères théoriques, nous faisons appel, une fois encore, à Vermersch (2011) qui rappelle :

La position de parole « formelle » s’accompagnera de généralisation : chaque fois que je fais, en général, la plupart du temps, jamais […] mais aussi de nominalisation, c’est-à-dire tous les mots abstraits qui renvoient à un sens idéal : la liberté, l’intérêt, la méthodologie [la médecine]. Ces indicateurs montrent que le sujet ne s’exprime pas au sujet d’un vécu spécifique, mais qu’il est au niveau d’une classe de tâches. Inversement, la prise de parole incarnée [posture réflexive] se manifestera sous la forme d’un vocabulaire spécifique, descriptif, concret, relié à des connotations sensorielles. Il semble aussi que lorsque l’évocation est fortement présente, le sujet verbalise facilement au présent, en prenant la parole de manière directe (présence de « je »)

p. 62

Au sujet de l’engagement d’un stagiaire sur un terrain de stage, Jorro et De Ketele (2011) rappellent ceci : « Non seulement, il est possible d’imaginer un cheminement de l’acteur au point de vue de l’incorporation de compétences mais aussi une affirmation de soi dans ses modes d’action [et de réflexion] » (p. 9). L’utilisation du « je » nous apparaît, dans ce cas, comme synonyme d’une affirmation de soi dans ses modes de réflexion.

4.3.2 Axe 2 : Indicateur de subjectivation des savoirs

Le deuxième axe, l’indicateur de subjectivation des savoirs (voir Figure 3), se développe également selon quatre seuils. Le premier seuil correspond à une très grande capacité de subjectivation des savoirs tout en tenant compte des principes déontologiques de la communauté de praticiens dans laquelle le stagiaire s’inscrit (1). Le deuxième seuil concerne la mise en conscience de ses croyances personnelles (2). Le troisième seuil se rapporte à l’intention de n’envisager que la subjectivité du patient (3). Cela signifie que le stagiaire n’indique pas qu’il a conscience de sa propre subjectivité, mais uniquement de celle du patient. Le quatrième seuil s’en tient à une formulation généralisante et impersonnelle (4). Les extraits suivants tirés des log books exemplifient chaque seuil :

  1. « J’ai appris à me détacher de nos propres principes pour pouvoir entendre ce que la patiente nous dit d’elle et de sa vie. »

  2. « Cette situation m’a fait comprendre que la relation médecin-malade ne se résume pas à devoir gérer les émotions de son patient. Il est tout aussi important de savoir contrôler mes propres émotions. » « J’ai parfois difficile de dépasser mes a priori négatifs. »

  3. « Il est important de prendre en compte la subjectivité du patient. »

  4. « On doit prendre en compte l’aspect relationnel avec le patient. »

Lors de notre recherche théorique sur ce sujet, nous faisons appel au propos de Vanhulle (2009) :

Nous ne prétendons pas qu’elle [l’écriture réflexive] soit le mode de subjectivation par excellence. Mais, elle peut être explorée comme un véritable instrument de co-construction de soi et des objets : 1. Dans la mesure où elle est de la pensée en train de se forger et de se transformer au fil de la mise en discours (d’une idée, d’une réaction, d’une expérience, d’un espoir, d’un sentiment, d’un rien ou d’un trop-plein). 2. Dans la mesure où elle consiste à mobiliser sans cesse le langage avec ses caractéristiques, ses mécanismes, ses codes et ses ressources

p. 246

L’exercice de subjectivation des savoirs se situe dans les formes que les stagiaires donnent à ce qu’ils ont appris. Ces formes varient en fonction de chaque individu et en fonction de son rythme, du sens qu’il y trouve, de sa motivation à s’y engager, des enjeux sous-jacents qui tracent ses développements écrits et de son potentiel de remise en question de ses savoirs, de ses croyances, de ses actes et de ses attitudes.

Nous remarquons que ces deux premiers axes qui émergent dans chacun des dix log books sont intimement liés. À ce propos, Vanhulle (2009) souligne :

Un fait remarquable est que les étudiants qui investissent le plus dans l’écriture réflexive et qui, ce faisant, vont plus loin dans la transformation des significations, sont ceux qui s’engagent le plus dans les dispositifs et prennent dès lors le plus les tensions en charge

p. 247

Après l’analyse des dix premiers log books, nous vérifions la récurrence de ces deux axes sur cinq autres log books. Nous pouvons dire que les deux axes qui émergent s’articulent au sein d’une seule catégorie nommée « Posture réflexive ». La catégorie émergente sélectionnée se révèle selon deux axes de codage qui évoluent de manière concomitante : l’axe indicateur d’engagement personnel et l’axe indicateur de subjectivation des savoirs.

4.3.3 Axe 3 : Indicateur de prise de position personnelle

Un troisième axe est identifié lors des lectures des log books, il s’agit de l’indicateur de prise de position personnelle par rapport au positionnement du médecin (voir Figure 4). Cet axe se compose lui aussi de quatre seuils qui renseignent sur la façon dont les stagiaires disent qu’ils sont d’accord, ou pas, avec le médecin responsable de la situation clinique. Certains stagiaires formulent une position différente de celle qu’a prise le médecin, allant ainsi à l’encontre de la manière dont il l’a gérée, alors que d’autres confirment la position prise par le médecin (1). D’autres stagiaires s’associent au médecin pour discuter leur prise de position (2). Le troisième seuil se rapporte à un questionnement, mais sans formuler de prise de position (3). Le quatrième seuil correspond à un vide, une absence de formulation à ce sujet (4). Voici des extraits des log books qui illustrent les trois premiers seuils :

  1. « Je trouve que dire à la jeune fille ce que le médecin a dit est discutable alors qu’elle vivait très mal cette annonce »; « Je pense que la prise en charge par le médecin était adéquate. En effet, des recherches que j’ai faites avec d’autres intervenants, il en ressort […] »

  2. « Je pense que l’interne, et moi-même, aurions dû prendre plus de temps pour expliquer à la patiente sa pathologie. »

  3. « Je me pose encore des questions au sujet de la position asymétrique [paternaliste], comme l’a prise le médecin, à prendre avec une patiente dans le but de lui faire prendre conscience de l’importante du suivi thérapeutique. »

  4. Pas de prise de position formulée. Pas de questionnement.

Il n’était pas facile pour le stagiaire de faire cet exercice, car les prises de position, surtout par écrit, ne lui sont pas familières, et encore moins lorsqu’il s’agit de formuler ses questionnements à propos de l’action d’un médecin qui l’accompagne. Il serait bien trop téméraire pour lui de s’engager dans cette voie réflexive s’il n’a pas pu précédemment interagir avec le médecin pour lui faire part de ses questionnements au sujet de la situation clinique formulée dans son log book. Dans le cas contraire, ses questionnements pourraient être perçus par le médecin comme un jugement ou comme une critique, surtout si ce dernier n’a pas adopté lui-même une posture réflexive vis-à-vis des questions du stagiaire. Et si une relation de partenariat entre les deux acteurs se reconnaissant mutuellement engagés dans l’interaction professionnelle qu’ils vivent hic et nunc, chacun ayant sa place au sein de la résolution d’un problème, facilite le processus réflexif (Vierset, 2015), il n’est pas dit qu’à l’heure actuelle ce soit le type de relation pédagogique le plus couramment proposé aux stagiaires. En effet, Jorro et De Ketele (2011) précisent :

Les stagiaires énoncent à quel point la traversée des contextes [différents lieux de stages cliniques] les expose à des modes différenciés de reconnaissance. Dans tel lieu, ils se sentent reconnus et ont le sentiment de pouvoir s’accomplir. Dans d’autres lieux, le régime d’invisibilité les fragilise : ils ne se sentent pas à leur place

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4.3.4 Axe 4 : Indicateur de projection dans la professionnalité future

À la (re)lecture des log books, un quatrième axe s’ajoute à la catégorie émergente, celui de l’indicateur de projection dans la professionnalité future (voir Figure 5). Tant les « je devrais faire » et « j’aurais dû faire » peuvent être considérés comme des voeux pieux, tant la conjugaison des verbes au futur, par exemple « je ferai », « je proposerai », peuvent s’inscrire dans un futur professionnel. Cet axe, comme les précédents, se développe selon quatre seuils. Le premier seuil correspond à une grande capacité de projection dans le futur (1). Le deuxième seuil identifie clairement une position dans le présent, à dépasser dans l’avenir (2). Le troisième seuil regroupe les questionnements sur leurs possibilités dans l’avenir (3). Le quatrième seuil se rapporte aux propos d’une grande généralité formulés par les stagiaires (4). Des extraits des log books exemplifient les seuils décrits :

  1. « Ce cas me permettra de mesurer avec plus de facilité la balance des bénéfices/risques de chacune de mes décisions dans ma pratique médicale future »; « Cette situation m’a permis de vivre une situation réelle (pathologie vue au cours d’endocrinologie mais pas en situation de grossesse) qui me permettra à l’avenir de communiquer de façon optimale avec mes confrères et de garantir la meilleure prise en charge de mes patientes »; « À l’avenir, je resterai aux côtés de la maman. »

  2. « Il faut réussir à garder une certaine distance affective tout en cherchant le bien-être de la patiente par l’empathie. Je ne pense pas avoir assez de maturité pour gérer actuellement ce genre de situation et dépasser cette dualité. »

  3. « […] je ne sais pas si j’aurais son répondant ».

  4. « Je pense avoir encore beaucoup à apprendre en la matière. »

    Selon Vassileff (1997),

    la projection [dans la professionnalité] exprime la démarche de l’individu qui donne du sens à ses pensées et à ses actes à partir de ses propres conceptions. C’est cette démarche, expression du désir, qui fonde l’autonomie et qu’il convient en premier lieu de développer chez les formés [les apprenants].

Ainsi, les stagiaires, en se projetant dans le futur professionnel à partir d’une situation clinique qu’ils ont analysée, construisent précocement leur manière de s’y engager ou de chercher à s’engager dans une communauté de praticiens.

Les quatre figures représentant les quatre axes de réflexivité et leurs seuils régressifs sont présentées ci-dessous.

Figure 2

Axe 1. Seuils indicateurs d’engagement personnel dans la gestion de l’action

Axe 1. Seuils indicateurs d’engagement personnel dans la gestion de l’action

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Figure 3

Axe 2. Seuils indicateurs de subjectivation des savoirs dans la gestion de l’action

Axe 2. Seuils indicateurs de subjectivation des savoirs dans la gestion de l’action

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Figure 4

Axe 3. Seuils indicateurs de prise de position personnelle dans la gestion de l’action

Axe 3. Seuils indicateurs de prise de position personnelle dans la gestion de l’action

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Figure 5

Axe 4. Seuils indicateurs de projection dans le futur professionnel lors de la gestion d’une action

Axe 4. Seuils indicateurs de projection dans le futur professionnel lors de la gestion d’une action

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5. Modélisation de la posture réflexive adoptée par les stagiaires

Pour indiquer la profondeur, voire la progression, de l’ancrage de la posture réflexive chez le stagiaire, nous proposons quatre schémas de forme pyramidale, un pour chaque axe. Les Figures 2, 3, 4 et 5 représentent les quatre axes émergeant des données du vécu des acteurs de terrain selon différents seuils de pratique réflexive. Si nous organisons ces quatre axes sous la forme d’un moulin à vent fonctionnant avec quatre ailes catalysant le processus de pratique réflexive (Figure 6), nous pouvons dire, suivant cette analogie, que plus l’envergure des ailes (axes de réflexivité) se développe dans un cadre d’apprentissage/accompagnement réflexifs en situation d’apprentissage contextualisé authentique, plus la posture réflexive (le cercle rouge au centre) activera la mobilisation, la réorganisation et la transformation – le transfert – des connaissances (flèches vertes qui entrent et sortent du moulin) d’une situation connue (vert clair) à une situation inconnue que l’étudiant est en train de vivre (vert foncé), tout en s’incarnant dans une professionnalité émergente, que Jorro et De Ketele (2011) définissent ainsi :

La professionnalité émergente suppose une « première construction d’un soi professionnel » pour des stagiaires se destinant en formation initiale vers le monde du travail. Elle renvoie également à la « construction renouvelée d’un soi professionnel » pour les acteurs qui ont déjà une expérience. Il ressort de ces deux situations que la professionnalité émergente pourrait être entendue comme la caractéristique de tout professionnel cherchant à se développer professionnellement, voire à se perfectionner tout au long de son activité professionnelle et faisant l’expérience de tâtonnements qui conduisent à des restructurations du soi professionnel. […] Le fait d’attribuer un caractère professionnel à l’activité d’un stagiaire revient à identifier des savoirs en cours de construction ou déjà incorporés qui demandent encore d’être reliés à d’autres composantes identitaires, sociales et institutionnelles

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Figure 6

Modélisation de la posture réflexive adoptée par les stagiaires et transformation des pratiques

Modélisation de la posture réflexive adoptée par les stagiaires et transformation des pratiques

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Savoirs cognitifs, socio-cognitifs et affectifs-relationnels réorganisés et/ou transformés pour savoir-pouvoir c-ré-agir à la situation qui se présente hic et nunc, c’est-à-dire à une transformation des pratiques.

forme: 1971234n.jpg

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Cette modélisation proposée rend compte de plusieurs éléments nourrissant la réflexivité tant sur les plans de l’engagement dans l’action (axe 1) et de la subjectivation des savoirs (axe 2) que sur les plans de la projection dans la professionnalité future (axe 3) et de la prise de position personnelle (axe 4). Les fondements méthodologiques de cette recherche par MTE se différencie de l’approche méthodologique utilisée par Vanhulle qui souligne :

En abordant nos analyses de cas, nous savions déjà que les processus énonciatifs, ou les manières dont les sujets se construisent peu ou prou à travers leur discours, ne seraient pas à proprement parler « modélisables » […] Sans doute peut-on décrire et expliquer des activités de subjectivation dans la mesure où l’on pratique une méthode permettant de déceler leur orientation, leur mouvement

Bronckart & Friedrich, 1999, p. 243

Dans ce cas, nous pouvons dire que la MTE a permis de déceler le mouvement et l’orientation des activités d’engagement dans l’action, de subjectivation des savoirs, de positionnement et de projection dans le futur professionnel des stagiaires.

En résumé, cette recherche aboutit à une modélisation de la pratique réflexive articulée autour de quatre axes émergents, chacun proposant quatre seuils de réflexivité :

  • Axe 1 : Indicateur d’engagement personnel : formulation au « nous », faisant partie d’une communauté de médecins (1); formulation au « je » (2); formulation distanciée en invoquant ce que dit « la médecine » (3); formulation impersonnelle (4).

  • Axe 2 : Indicateur de subjectivisation des savoirs : évocation de « nos valeurs » en tant que valeurs de la communauté de médecins (1); évocation de « sa propre subjectivité » (2); évocation de la « subjectivité du patient » (3); évocation impersonnelle (4).

  • Axe 3 : Indication de prise de position : prise de position claire et argumentée au « nous », faisant partie d’une communauté de médecins (1); prise de position claire et argumentée au « je » (2); pas de prise de position, expression de doutes (3); aucune formulation à ce sujet (4).

  • Axe 4 : Indicateur de projection dans la profession future : « je ferai » (1); « actuellement je ne peux pas faire » (2); « je ne sais pas si je saurai faire » (3); formulation impersonnelle (4).

Ainsi, nous pouvons dire que le processus réflexif a été adopté par les stagiaires selon ce qu’ils étaient prêts à en faire et selon les seuils qu’ils ont décidé (consciemment ou non) de franchir. La constatation a posteriori que ces quatre axes correspondent aux quatre moments proposés par le processus DQRpA (guide communiqué pour construire les log books) est plutôt rassurante en soi, surtout si, celui-ci a été abordé de manière très personnalisée et très différenciée par les stagiaires : Axe 1 : Description de la situation et expérience; D. Axe 2 : Questionnement et explicitation; Q. Axe 3 : Recherche, prise de position et explication; Rp. Axe 4 : Acquis d’apprentissage, projection dans le futur et expérimentation; A.

Conclusion

Bien que les stagiaires adhèrent au dispositif réflexif de manière exponentielle d’année en année, nous nous sommes posé la question des postures réflexives qu’ils adoptent. La posture réflexive étant une posture de base facilitant la création de nouveaux apprentissages transférables à des situations inédites, il est important d’analyser les traces réflexives formulées au cours d’un parcours d’apprentissage comme celui des stages. Notre questionnement porte sur les effets engendrés par le dispositif à l’égard de la posture réflexive, envisagée comme une des compétences à développer durant le stage en G-O. La construction du log book représente une des modalités du dispositif réflexif mis en place pour les stagiaires de 3e année de master en médecine accueillis sur plusieurs terrains cliniques de G-O. Ainsi, tous les stagiaires ont un log book à réaliser lors de leur stage.

La recherche présentée dans cet article se focalise sur l’analyse des écrits de cet outil investi très différemment par les stagiaires afin de trouver des réponses à notre questionnement : sous quelles formes se manifeste la pratique réflexive chez les stagiaires? Le premier objectif de cette présente recherche est donc d’identifier les différentes formes données par les stagiaires à leur posture réflexive (objectif de recherche 1). Le deuxième objectif, lié au premier, concerne le transfert des ressources acquises, soit lors des ateliers organisés dans le cadre des stages en G-O, soit lors des cours communiqués en faculté (objectif de recherche 2). Autrement dit, les ressources discutées, construites et/ou conceptualisées avec les stagiaires dans un cadre théorique in vitro (en dehors de la réalité clinique) sont-elles mobilisées sur le terrain de pratique clinique in vivo (sur un terrain pratique)?

Cette recherche aboutissant à une modélisation répond au premier objectif. En effet, les stagiaires ont fait preuve de réflexivité sous différentes formes, chacun ayant développé son log book selon des seuils de réflexivité représentatifs de leur état de progression, allant de la formulation impersonnelle d’une situation clinique à la prise de position vis-à-vis de l’action gérée par un médecin. Ce processus de réflexivité a pu s’organiser grâce à la contextualisation des apprentissages, aux ateliers d’ACC et d’APR organisés sur les lieux de stages, et à l’accompagnement (groupal et individuel), toujours en lien avec les ateliers, que nous avons pu leur proposer pour approfondir leur questionnement à propos de leur manière d’envisager la relation thérapeutique avec les patientes suivant des situations qu’ils avaient vécues. La modélisation proposée devrait pouvoir guider les apprenants lors de leurs exercices réflexifs tout en les soutenant lors de l’adoption de cette posture réflexive, non coutumière dans notre université.

Concernant le deuxième objectif, nous pouvons dire que les stagiaires utilisent et re-créent (« transfert créatif », selon Roussel, 2011) leurs acquis d’ACC en fonction de la situation contextualisée authentique et des acteurs qui la vivent.

Ces deux objectifs de recherche sont intimement liés dans la mesure où le but de toute pratique réflexive est d’aboutir à un niveau de transfert facilitant la transformation des pratiques.

La MTE a permis de faire émerger, au travers des log books, la progression individuelle de chaque stagiaire. La verbalisation écrite de l’action aide à se recentrer sur la situation telle que celui-ci l’a vécue, ce qu’il y a apporté, ce qu’il n’y a pas apporté, et à exprimer ses craintes, ses valeurs et ses attentes. L’apprenant peut aussi décider de maintenir la distance qui lui semble la plus appropriée à son état de développement réflexif ou de dépasser cette limite à son rythme quand il sent que c’est juste pour lui.

Nous ne pouvons pas résister à communiquer quelques phrases, formulées de manière tout à fait spontanée de la part de quatre stagiaires :

  • « Ce log book est un outil pédagogique qui selon moi permet de nous investir d’une manière qu’on ne retrouve pas dans les autres stages, tout aussi bien avec le personnel médical qu’avec les patients. Il nous pousse à observer, à nous questionner et également à oser aller vers les autres. Étant quelqu’un d’assez inhibé d’une manière générale, l’écriture de ce log book m’a encouragée à sortir de ma coquille afin d’aller parler avec les patients, d’apprendre à communiquer avec eux et surtout m’a particulièrement poussée à être attentive à la manière de communiquer – verbale et non verbale – des médecins qui m’entouraient et ainsi à pouvoir m’inspirer pour le futur médecin que je serai. »

  • « Ce log book, même s’il prend du temps et de l’énergie, nous a permis de nous motiver et de nous investir de manière plus profonde dans ce stage de gynécologie-obstétrique, encore plus que dans les autres stages. Il nous a permis de remettre constamment en question ce qu’on entendait de la part des médecins et patients, de ne pas considérer les choses comme acquises, de ne pas nous reposer sur un matelas confortable. »

  • « D’un point de vue communicationnel, ce cas m’intéressait beaucoup en raison des difficultés linguistiques et culturelles qu’il présentait. Il s’agit d’une réalité que l’on peut comprendre seulement en situation réelle. C’est pourquoi j’ai décidé de le développer dans mon log book »

  • « Cela m’a permis de voir, lors de la rédaction de ce log book, la théorie d’une autre façon. »

Pour terminer, voici une piste de questionnement à propos d’une citation de Dessoy (1997), psychologue systémicien à l’Université de Liège qui, en parlant d’une institution thérapeutique, nous invite à nous questionner en tant qu’acteur faisant partie d’une institution pédagogique :

Du moins au début du traitement, l’institution n’échappera sans doute jamais à la répétition en ses murs du modèle qui fait vivre et souffrir le patient [l’étudiant]. Mais au lieu de considérer ce phénomène comme un problème funeste, nous aurions intérêt à en accepter l’idée et à repérer activement le processus en train de naître..., à partir de sa reconnaissance, il est possible de construire une nouvelle approche thérapeutique [pédagogique]

Dessoy 1997 cité dans Schrod, 2004, parag. 48