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Introduction

Où en serait aujourd’hui le grand projet de l’édification des connaissances, n’eût été le travail méthodologique fait en amont par la communauté scientifique? De la multitude des outils qui est aujourd’hui proposée aux chercheurs en sciences sociales, nous avons choisi de nous intéresser au volet quantitatif de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE), en recherche inductive, qui reste à ce jour relativement peu exploré. Dans ce texte, nous présentons plus précisément les résultats d’une analyse inductive des écrits qui nous a permis de dresser un état des lieux des usages qui en sont faits. Nous verrons donc, dans l’ordre, la problématisation de cet objet d’étude, la démarche méthodologique que nous avons retenue, les résultats de notre recension sous forme d’une analyse de synthèse présentant successivement les écrits méthodologiques traitant du quantitatif en MTE, les écrits empiriques témoignant de sa mise en oeuvre et, enfin, une discussion autour de ces résultats.

1. Problématique

Autour des débats qui ont caractérisé la recherche en sciences sociales aux XXe et XXIe siècles, les tensions entre les différentes écoles de pensée méthodologique sont connues[1]. Les oppositions entre le quantitatif et le qualitatif, ainsi qu’en parallèle celles opposant l’hypothético-déductif et l’inductif, constituent encore une question d’actualité, du séminaire doctoral le plus commun au comité institutionnel le plus haut placé (Nguyên-Duy & Luckerhoff, 2007). Dans un tel contexte politique et de la recherche, où les critères de l’hypothético-déductif font au final figure de norme, la MTE évolue déjà à contre-courant du fait qu’elle est une méthodologie de recherche principalement inductive (Glaser & Strauss, 1967; Strauss & Corbin, 1998). C’est aussi dans le cadre de ladite méthodologie de recherche inductive que nous nous intéressons aux usages du quantitatif, alors que ces derniers sont plus traditionnellement associés à la recherche hypothético-déductive. Dès la genèse de la MTE, ses pères fondateurs écrivent pourtant que « la distinction habituelle entre le quantitatif et le qualitatif est non fondée lorsque l’objet de la recherche est la théorisation »[2] [traduction libre] (Glaser & Strauss, 1967, p. 9). Invoquant le principe fondateur du All is data, ils admettent en MTE tant le recours au quantitatif qu’au qualitatif, qu’à tout autre type de données. Innovant, ils posent ainsi les bases qui permettront à un volet de recherche quantitatif d’émerger au sein de la MTE.

Dans le même élan, Glaser – aussi largement inspiré par le travail de Lazarsfeld qui l’a formé à l’effet de proposer des lectures qualitatives de statistiques quantitatives – travaillera à développer les usages spécifiques du quantitatif en MTE. Des méthodologues ayant contribué aux fondements de la MTE et ayant écrit sur le quantitatif dans son contexte, Glaser se révélera le plus prolifique. Non content de défendre la place du quantitatif en MTE, il exhortera même ses pairs à s’engager dans la création d’une branche de la MTE qui y serait consacrée (Glaser, 1994, 2007, 2008a, 2008b).

La communauté scientifique réagira de manière ambivalente à ce projet, nous le verrons. En dépit des critiques (Bryant & Charmaz, 2007; Oktay, 2012; Strauss & Corbin, 1998) qui furent formulées à l’endroit du projet glaserien, notre recension révèle que les usages du quantitatif en MTE existent bel et bien. Ils apparaissent toutefois dispersés et mettent en oeuvre des manières de faire très variées, plutôt que d’être rassemblés autour de la vision de Glaser et du modus operandi qu’il préconise. Les voix qui plaident en sa faveur sont même multiples (Coyle & Williams, 2000; De Gregorio, 2014, notamment). C’est sur la base de ce constat que le présent projet de mobilisation des écrits trouve sa pertinence.

1.1 Objectifs et questions de recherche

Dans ce texte, nous cherchons donc à recenser afin de mieux comprendre les usages qui ont été faits du quantitatif en MTE jusqu’ici. Notre question de recherche centrale, « quels sont les usages du quantitatif en MTE? », se décline de fait en plusieurs sous-questions : quels écrits, quelles études existe-t-il? Quel contenu retrouve-t-on dans ces études? Quels usages spécifiques du quantitatif y sont préconisés? Y a-t-il adéquation réelle avec le projet de Glaser? Voilà quelques questions qui nous ont guidé dans la production de ce texte. Notre recension fait enfin état de plusieurs ouvrages, chapitres et articles expliquant ou illustrant les manières d’avoir recours au quantitatif en MTE. Nous nous pencherons sur nos résultats d’analyse après une brève description de notre démarche méthodologique.

2. Démarche méthodologique

Pour répondre à ces questions, nous avons d’abord recensé les écrits francophones et anglophones à la recherche de textes contenant des mots-clés spécifiques associés soit au quantitatif et/ou aux méthodes mixtes et/ou à la MTE. Nous avons notamment recherché les termes « MTE », « méthodologie de la théorisation enracinée », « méthodes mixtes », « quantitatif », mais aussi leurs synonymes et traductions : « théorisation ancrée » ou « fondée », « Grounded Theory », « GT »; « mixed methods », « quantitative » ainsi que leurs composantes isolées et coupées (« théorisation », « mix* », « quanti* »), etc. Nous avons consulté la base de données centrale de la bibliothèque de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), CAIRN, les bases de données Elsevier (dont SCIRUS, ScienceDirect et SCOPUS), Érudit, Oxford Journals, SAGE Journals Online, puis Web of Knowledge, Web of Science, Google Scholar, et enfin, Google Books et Worldcat.org.

Nous avons enfin procédé à une analyse inductive en considérant les écrits scientifiques recensés comme des données – une approche dont l’intérêt a été démontré par Tourigny Koné (2014). Le contenu d’une trentaine d’ouvrages et de textes a ainsi été analysé qualitativement : 25 écrits méthodologiques fondamentaux puis 16 articles portant sur des études dans le cadre desquelles la MTE quantitative a été mobilisée et renvoyant à des disciplines de recherche diversifiées. Cette méthode de recension nous a permis à la fois de dresser un état des lieux puis de mieux comprendre les écrits qui traitent, à ce jour, des usages du quantitatif en MTE.

3. Résultats de recherche

Notre recension a d’abord révélé deux grandes catégories d’écrits traitant du quantitatif en MTE. D’abord, les écrits s’intéressant strictement à la méthodologie comme objet d’étude ou de discussion. Puis, les écrits témoignant plutôt de sa mise en oeuvre. Nous présenterons donc ces deux catégories d’écrits en deux parties distinctes.

3.1 Première partie : écrits méthodologiques

Sur le plan des écrits méthodologiques, nous distinguerons aussi en trois temps les écrits constituant la proposition initiale de Glaser, la polémique l’ayant entourée, puis les argumentaires reçus qui plaident plutôt en faveur de la mixité des méthodes.

3.1.1 La MTE quantitative selon Glaser

Glaser a contribué de manière soutenue à la cause du quantitatif en MTE, qu’il fait ultimement sienne. En 1967, il coécrit l’ouvrage fondateur The discovery of grounded theory avec Strauss. Alors que la MTE est aujourd’hui principalement considérée comme une méthodologie qualitative, Glaser et Strauss y admettent pourtant explicitement l’usage du quantitatif – tel que cité précédemment. Pour résumer leur positionnement original, rappelons seulement le principe du All is data : la théorisation est possible pour peu que les analyses soient ramenées au niveau conceptuel, sans égard à la nature des données. Ce qui inclut d’emblée les données quantitatives.

Or, dans ledit ouvrage, les pères fondateurs consacrent même un chapitre entier à la démonstration de la fonctionnalité du quantitatif en MTE. En explorant les publications subséquentes de Glaser, nous avons toutefois pu constater que le chapitre en question, Theoretical elaboration of quantitative data, serait plutôt le fruit du travail de Glaser et non de Strauss (Glaser, 2007). Bien que la publication originale de ce chapitre soit située dans l’ouvrage coécrit, son contenu spécifique sera plutôt présenté ici comme partie intégrante du point de vue de Glaser. Il est aussi à noter que ce chapitre a connu deux republications avec Glaser comme auteur unique (1994, 2007). Les écrits de Glaser que nous avons pu repérer plus généralement nous sont essentiellement apparus des variations sur un même thème; un processus de développement des usages du quantitatif en MTE qui culmine en 2008(a) avec la parution de Doing quantitative grounded theory. C’est pourquoi nous avons choisi de présenter ici la conception glaserienne de la MTE quantitative en une seule trame continue.

Devant la prédominance de la MTE qualitative, Glaser se lance donc éventuellement dans une sorte de croisade personnelle en faveur du quantitatif. L’argumentaire qu’il reprendra à de multiples occasions au fil des publications s’appuie sur les points suivants. Il clame que « les données quantitatives sont si étroitement associées au courant de vérification prévalent actuellement que leur potentiel d’utilisation pour la théorisation s’en trouve occulté »[3] [traduction libre] (Glaser & Strauss, 1967, p. 185).

Point fondamental et récurrent de son message : le recours au quantitatif en MTE implique de préserver à tout prix sa posture inductive. Quoique cela puisse lui paraître contre-intuitif au premier abord, c’est ainsi que le chercheur pourra maximiser son utilisation du potentiel de théorisation du quantitatif. Et puis, s’agirait-il toujours de MTE autrement? La question est pertinente, et particulièrement dans le cadre de ce texte.

Glaser clame ensuite :

La liberté d’action et la flexibilité que présente la théorisation à partir de données quantitatives vont mener à de nouvelles stratégies et de nouveaux styles d’analyses quantitatives, recelant elles-mêmes de nouvelles règles qui nous sont encore inconnues à ce jour. Et ces nouveaux styles d’analyse vont permettre d’utiliser tout le potentiel des données quantitatives, qui demeure occulté par les analyses faites en mode confirmatoire[4] [traduction libre]

Glaser & Strauss, 1967, p. 198

Poursuivant sur sa lancée, Glaser indique donc qu’un ensemble de procédures viendra éventuellement renforcer cette nouvelle manière de faire de la MTE. Au fil du temps, il contribuera généreusement au développement des usages du quantitatif en MTE et à la découverte desdites procédures. Dans ce même chapitre de 1967, il en propose d’ailleurs quelques-unes, que nous verrons à l’instant, à travers un certain nombre d’exemples.

3.1.2 Trame opératoire

À plusieurs reprises dans ses publications, Glaser propose au lecteur un accompagnement étape par étape dans la théorisation à partir de données quantitatives. Cela, en se référant à des projets de recherche publiés qui ont été menés plus tôt dans sa carrière – alors que la MTE n’en était qu’à l’état embryonnaire. En outre, il décrit sa démarche inductive, enracinée dans les chiffres, dans :

  1. Organizational scientists : Their professional careers (1964), aussi inclus dans l’ouvrage fondateur de 1967, puis dans l’ouvrage Doing grounded theory de 2008(a);

  2. The local cosmopolitan scientist (1963a), aussi inclus en 2008, et finalement;

  3. Attraction, autonomy, and reciprocity in the scientist – Supervisor relationship (1963b), qui figure également en exemple dans l’ouvrage fondateur de 1967 et qui a été élaboré puis republié dans The grounded theory review : An international journal en 2010.

Dans la première étude mentionnée, Glaser explique notamment comment il travaille à la construction de modèles théoriques avec l’intention particulière de nepas aller jusqu’à leur vérification, du moins, dans le cadre spécifique de l’étude en question. Pour lui et en regard de cet objectif, il sera « suffisant d’explorer les relations plausibles entre les variables » sur la base d’analyses de tables descriptives relativement simples, puis de « porter son attention sur les écarts systématiques qui sont hautement révélateurs et qui mèneront à une nouvelle vue d’ensemble, avec des éléments plus intégrés »[5] [traduction libre] (2010, p. 3) sur les relations.

Plus en détail dans les procédures que Glaser décrit, il s’agit, en somme, de procéder d’abord par analyses descriptives afin de laisser émerger une catégorisation initiale, qui mènera à son tour au postulat d’une structure conceptuelle. Éventuellement, par la méthode de comparaison constante, le chercheur parvient à « développer puis lier les concepts qui émergent » (Plouffe & Guillemette, 2012, p. 90) par des hypothèses.

Selon Glaser, le chercheur se réfère ensuite à l’Elaboration analysis de Lazarsfeld et Theilens (1958), c’est-à-dire qu’il répète l’exercice d’inférence de liens, mais plus seulement sur la base de comparaisons et de croisements bivariés, mais multivariés également. Ce faisant, de nouveaux liens peuvent être révélés. Le coeur de l’étape réside toutefois plutôt en l’identification de propriétés conceptuelles remarquables; le chercheur peut en ce sens se référer aux Six C qui caractérisent la nature des liens conceptuels : cause, consequence, intervening condition, contingency, covariance et context (Glaser, 1978).

Toujours selon Glaser, c’est à ce moment que la théorie proprement dite émerge. Le chercheur peut en effet identifier la directionnalité des liens, différents points de convergence puis niveaux de relation, ce qui aboutira éventuellement à une théorisation suffisamment dense. Puis, par mouvement déductif, le chercheur met à l’épreuve ces premières hypothèses en retournant vérifier leur concordance avec les données et la réalité du terrain (l’emergent fit). Opérant ainsi en circularité, la théorie peut être développée en poursuivant le modus operandi de l’échantillonnage théorique par la diversification des perspectives et des références, comme le rappelle à maintes reprises Glaser (1994, 1998, 2003, 2008).

Lors de ce processus, Glaser met en exergue l’importance de détendre certaines règles et de s’affranchir des réflexes et des préoccupations propres au paradigme hypothético-déductif dominant afin de préserver la posture inductive qui est, encore une fois, fondamentale. Avançant en mode exploratoire plutôt que confirmatoire, les résultats d’analyse qui seront jugés intéressants par le chercheur ne seront pas seulement ceux qui révèlent au premier abord une tendance centrale, mais plus encore la minorité de cas qui en dévient. Le mode exploratoire l’incite donc à aller plus loin dans sa recherche et sa compréhension des variables à l’oeuvre. Selon lui,

le chercheur doit se donner une certaine liberté ainsi qu’une flexibilité notable dans son usage des données quantitatives, sans quoi il ne sera pas en mesure de générer une théorie adéquate en termes d’échantillonnage théorique, de saturation théorique, d’intégration et de densité des propriétés conceptuelles […][6] [traduction libre]

Glaser & Strauss, 1967, p. 187

L’accent est donc mis sur l’importance de la posture inductive du chercheur.

Outre l’ensemble des procédures d’analyses adaptées au quantitatif qu’il présente, l’essentiel de l’idée glaserienne d’une MTE quantitative reste fidèle à la démarche de théorisation enracinée traditionnelle : la posture inductive, les principes de suspension de la référence aux écrits, de circularité de la démarche, de sensibilité théorique et d’emergent fit, puis d’échantillonnage théorique, etc. demeurent. Ce qui devrait, en principe, faciliter l’adoption du recours au quantitatif en MTE. Or, l’accueil qu’on lui réservera ne sera pas si positif.

3.1.3 La place des méthodes mixtes en MTE

Le fait que Glaser insiste sur les qualités du quantitatif dans un cadre de MTE et sur ce qui le distingue du qualitatif ne signifie toutefois pas qu’il les considère comme des approches incompatibles. Dès leur ouvrage original (1967), Glaser et Strauss affirment en effet que leur mise en complémentarité est parfois même essentielle, et pas seulement de manière différenciée, comme le veut la tradition hypothético-déductive – le qualitatif génère la théorie alors que le quantitatif la vérifie –, mais plutôt de manière intégrée.

Glaser renchérit en 2008 : même « après une étude quantitative, une théorisation enracinée qualitative sur le terrain de la recherche peut permettre d’expliquer certains résultats puis orienter de futures études sur le sujet »[7] [traduction libre] (2008a, p. 2). Selon lui, le quantitatif peut aussi très bien complémenter le qualitatif a posteriori en maximisant la découverte des variations au sein des structures conceptuelles trouvées, puis en permettant de densifier les propriétés et dimensions des concepts. Il représenterait, en ce sens, une opportunité.

Dans le même ordre d’idées, Glaser écrit en 2003 un chapitre complet sur la complémentarité possible entre les approches qualitatives et quantitatives, qui sera publié à nouveau dans le GT Review en 2008(b). Nous pouvons y lire que Glaser adhère également au point de vue de Tarrow (1995), comme quoi la recherche quantitative produit des données sur un grand nombre d’observations isolées, alors que la recherche qualitative produirait plutôt des données sur un grand nombre de dimensions observées de l’objet. Dans l’étude d’un objet de recherche, les deux approches peuvent ainsi se relancer. Leur articulation pose néanmoins un défi aux chercheurs qui l’abordent, vu la multitude des configurations possibles, une multitude devant laquelle il convient de faire preuve de pragmatisme dans ses choix méthodologiques (Robson, 2003, cité par Lösch, 2006, p. 135), renvoyant au positionnement pragmatique de Strauss et Corbin dans le débat.

3.2 Seconde partie : Exemples de mise en oeuvre du quantitatif en MTE

Des 16 projets d’application du quantitatif en MTE que nous avons recensés, un seul nous apparaît suivre à la lettre la totalité des prescriptions de Glaser, tant en ce qui a trait à l’orientation inductive suivie qu’à la trame opératoire retenue. Sept autres ont aussi recours au quantitatif en préservant une orientation inductive quoique les moyens de mise en oeuvre qu’ils préconisent varient. Enfin, huit apparaissent réserver au quantitatif un usage déductif à l’intérieur de leur démarche générale en MTE, s’inscrivant en porte à faux – certes à des degrés divers – avec l’affranchissement des critères de l’hypothético-déductif prescrit par Glaser.

Nous présentons ici ces résultats ainsi regroupés en sous-catégories, des projets se tenant le plus près de l’idée originale de MTE quantitative de Glaser jusqu’aux plus éloignés. Il est à noter que ces sous-catégories auxquelles nous les associons ne sont pas strictement exclusives, mais plutôt indicatives. En effet, elles sont indicatives car, d’une part, nous remarquons que certains projets font mention d’intentions ou de bénéfices perçus qui renvoient à un usage inductif ou déductif, mais aussi parfois aux deux et à des degrés d’importance très divers, ce qui brouille la frontière de la catégorisation. D’autre part, si les devis des projets recensés convergent certes vers ces catégories générales, notre analyse nous a également permis de discerner un grand nombre de caractéristiques qui révèle des configurations effectivement uniques dans plusieurs cas. L’utilité de catégories souples, à des fins de référence et visant une meilleure compréhension, demeure toutefois.

3.2.1 Mise en oeuvre : la MTE quantitative glaserienne

Voici donc, dans un premier temps, l’exemple de Rosenbaum qui illustre la mise en oeuvre de la MTE quantitative en se collant très étroitement à la proposition originale de Glaser. Le caractère inductif de la démarche générale est manifeste, alors que l’auteur fait usage du quantitatif également de manière inductive. Enfin, la trame des procédures retenue est fidèle au modèle glaserien.

Dans l’application et les résultats de la recherche, le projet de Rosenbaum a le mérite d’être clairement balisé et méticuleusement appuyé sur les écrits de Glaser. Il apparaît avoir été réalisé expressément dans le but de mettre à l’essai la Quantitative grounded theory, et conséquemment, son auteur ne poursuit pas comme objectif d’amener des éléments nouveaux à la méthodologie en question. Il s’agit néanmoins d’un exemple de MTE quantitative qui est très proche – le plus proche – du projet tel que formulé par Glaser. Il est à noter qu’il s’agit également de la seule étude qui est menée strictement en quantitatif, alors que toutes les autres études repérées sont plutôt menées en méthodes mixtes.

3.2.2 Usages inductifs du quantitatif en MTE

La seconde sous-catégorie de textes recensés que révèle notre analyse est celle des projets proches de la MTE quantitative, mais qui mettent de l’avant des variations plus ou moins importantes en regard de la trame des procédures prescrite par Glaser. Le point le plus important qui les en rapproche systématiquement a toutefois trait au caractère inductif de l’usage du quantitatif : chacun de ces projets adopte et préserve effectivement une posture générale inductive, mais utilise qui plus est le quantitatif de manière inductive dans le but de générer des éléments théoriques.

Si la fonction inductive de l’usage du quantitatif apparaît ici comme la constante, la place qui lui est donnée dans le design des projets de recherche en question varie, quant à elle, grandement. Dans le cadre de ces études, il ressort aussi qu’il est rarement fait usage du quantitatif de manière autonome. Dans les faits, nous avons observé que le quantitatif génère la plupart du temps des données qui viennent compléter une théorie principalement enracinée dans le qualitatif. Chez nombre d’auteurs, cette qualité du design de la recherche est décrite comme mettant de l’avant un volet quantitatif voulu complémentaire au volet qualitatif traditionnel.

Cela dit, Greene, Caracelli et Graham (1989), puis De Gregorio (2014) partagent l’avis favorable de Glaser et Strauss (1967) – tel que mentionné précédemment – en ce qui a trait à l’usage du quantitatif en complémentarité au qualitatif. Ils expliquent que cette mise en complémentarité peut être réalisée en poursuivant différents objectifs, notamment : 1) stimuler des avenues de recherche nouvelles; 2) illustrer ou clarifier les résultats d’une recherche par l’apport d’une perspective alternative; 3) générer des résultats, au moyen d’une certaine méthode, essentiels à la poursuite du projet de recherche avec une autre méthode. Ces deux derniers objectifs nous ont semblé correspondre à ce que mettent de l’avant la plupart des projets recensés et qui se retrouvent dans la présente sous-catégorie de résultats.

Satisfaisant ainsi au critère central de la proposition glaserienne, les projets de Catallo, Jack, Ciliska et MacMillan (2013), Elliott, Jones et Barker (2002), Knigge et Cope (2006), Lee et Eaton (2009), Lösch (2006), Morgan et Stewart (2002) puis Srikrishna, Robinson, Cardozo et Cartwright (2008) nous sont apparus faire un usage inductif du quantitatif dans leur démarche générale de MTE. Fait intéressant, l’ensemble de ces auteurs cite Glaser, individuellement, dans tous les cas sauf un, Elliott et al. – qui citent plutôt l’ouvrage fondateur coécrit avec Strauss en 1967.

Le protocole de recherche respectif des études susmentionnées variant encore une fois grandement, voici deux exemples de théorisation incluant un volet quantitatif inductif :

3.2.3 Usages déductifs du quantitatif en MTE

Bien qu’ils inscrivent leurs projets dans une démarche générale inductive, l’usage du quantitatif que mettent de l’avant Baillargeon (2017), De Gregorio (2014), Ferguson, Phil, Dyrness et Spruijt-Metz (2007), Kerivel (2015), Luckerhoff et Guillemette (2012b), Morgan et Stewart (2002), Rowland et Parry (2009) puis St-Denis (2015) marque un moment qui, lui, est déductif. Différentes explications nous sont offertes par les auteurs. Cet usage déductif du quantitatif résulte toutefois essentiellement en une consolidation de résultats produits à une étape antérieure de la recherche.

3.2.4 Moment déductif servant l’induction vs préoccupation propre à la déduction

Pour Luckerhoff et Guillemette (2012b) notamment, ce moment déductif vient bonifier l’enracinement de la théorie dans les données. En dépit de la présence d’un moment déductif, les auteurs demeurent fidèles à la posture générale inductive que suppose la MTE. Il est en effet convenu que le processus de recherche en MTE est composé d’un enchaînement de moments inductifs et de retours déductifs (Corbin & Strauss, 2008) qui, eux, interviennent sur le principe d’emergent fit (Luckerhoff & Guillemette, 2012c). Pour Plouffe et Guillemette, plus précisément :

Il s’agit de faire suivre toute l’opération d’exploration par une opération d’inspection (Blumer, 1969). Cette dernière consiste à vérifier si les analyses provenant de l’exploration sont cohérentes (ou en adéquation) avec les données empiriques. […] Ainsi, le chercheur confronte constamment les concepts et les énoncés développés avec les données empiriques […]

2012, p. 95

C’est en ce sens que Luckerhoff et Guillemette (2012b) ont recours au quantitatif. En menant un ensemble d’analyses quantitatives sur leur corpus de données, ils s’engagent dans un moment déductif, où l’exploratoire fait place au confirmatoire, afin d’assurer l’emergent fit de leur théorisation. L’usage déductif du quantitatif vient, dans ce cas, effectivement servir des objectifs de théorisation qui demeurent affranchis des préoccupations hypothético-déductives, les plaçant relativement près de la proposition de MTE quantitative de Glaser.

Pour Baillargeon (2017), Kerivel (2015) puis St-Denis (2015), le recours au quantitatif permet aussi, dans un moment déductif, de favoriser le développement et la saturation des catégories conceptuelles. St-Denis ajoute toutefois qu’il contribuerait aussi à l’« atteinte d’une validité externe de la théorisation en élaboration » (2015, p. 169) – propos auxquels fait écho Baillargeon. Chez tous les autres auteurs inclus dans cette sous-catégorie, on évoque également le bénéfice d’une certaine augmentation de la validité de la théorie ou des résultats qui semble marquer un rapprochement notable de préoccupations propres à la recherche déductive puis une distanciation à la fois de la posture fondamentalement inductive de la MTE puis des prescriptions de Glaser.

Chez les autres projets de cette troisième sous-catégorie de résultats, cette justification de l’usage du quantitatif réside en la stricte poursuite de la validité ou de la généralisation. Nous voilà donc bien éloignés de l’affranchissement des critères et réflexes de l’hypothético-déductif que prescrit Glaser.

Si le fait de chercher à confirmer peut d’emblée ne pas paraître en adéquation avec les buts fondamentaux de la MTE, notre objectif de recension étant de rendre compte de l’état des faits nous a incité à donner le bénéfice du doute à ces chercheurs qui proposent de nuancer la dualité entre les paradigmes de recherche exploratoire et confirmatoire.

La fine ligne entre la nuance constructive, prospective, et l’erroné nous apparaît être liée non pas au fait de confirmer, mais bien à ce que l’on cherche à confirmer. Revenons sur l’exemple de Luckerhoff et Guillemette (2012b) : les chercheurs confirment, par le recours au quantitatif, l’adéquation entre leur théorie et le phénomène social observé – son emergent fit. Il n’est pas, pour eux, question de confirmer la théorie elle-même. Alternativement, poursuivre la validation ou la généralisation d’une théorie renvoie, chez les autres chercheurs, à viser la confirmation d’une théorie tout entière. Certes, confirmer une théorie est tout à fait réalisable. La poursuite de cet objectif est normalement le fait de la recherche hypothético-déductive. Ce qui, de fait, déborde du cadre de la MTE, fondamentalement conçue pour la recherche inductive (Glaser & Strauss, 1967).

Voici enfin, dans le but d’illustrer ces principes, deux exemples d’un volet quantitatif déployé déductivement dans le cadre d’une théorisation enracinée :

Ces deux exemples révèlent toute la complexité que peut revêtir l’emploi des méthodes mixtes dans un projet en MTE. Si la posture générale inductive est préservée dans les deux cas, leur souci de validité et leur usage déductif du quantitatif respectifs font qu’il serait erroné de qualifier leurs préoccupations d’affranchies des critères de la logique hypothético-déductive. Si par ailleurs leurs objectifs de recherche relèvent effectivement de la MTE, nous ne pouvons considérer que l’ensemble des prescriptions de Glaser, en regard du volet quantitatif, soit respecté. À cet égard, les études de Baillargeon (2017), Kerivel (2015), Luckerhoff et Guillemette (2012b) puis St-Denis (2015) semblent bien plus nuancées.

4. Discussion

À la lumière de nos résultats de recension, l’influence de Glaser sur l’usage du quantitatif en MTE apparaît manifeste sur la plus grande partie des procédures observées dans les écrits. L’aspect revendicateur pour l’émergence et la reconnaissance d’une branche dédiée et autonome de la MTE quantitative apparaît toutefois, à ce jour, comme un coup d’épée dans l’eau. L’ouvrage qui voulait en être la fondation, Doing quantitative grounded theory (2008a), est également celui qui fut le moins cité par les chercheurs dont les écrits ont été recensés.

En dépit des éléments de compréhension mis en lumière par notre recension, le travail en regard d’une meilleure compréhension de ce que pourrait être la place du quantitatif en MTE nous apparaît loin d’être achevé. Des questions qui débordent de notre analyse et qui mériteraient d’être développées dans des analyses et des réflexions éventuelles, notons celle-ci : lorsqu’un chercheur choisit d’avoir recours au quantitatif ainsi qu’au qualitatif, un conflit paradigmatique, comme le décrit Oktay (2012), existe-t-il véritablement? Le cas échéant, comment de telles limitations sont-elles abordées par la communauté scientifique en dehors du cadre de la MTE, où la mixité des méthodes n’est pas moins présente?

Une autre question qui nous apparaît importante est la suivante : qu’ils aient recours au quantitatif ou non, dans quelle mesure les projets de recherche en MTE sont-ils compatibles à des projets de recherche en hypothético-déductif? Quels sont les différents modes de combinaison possibles? À ce sujet, il nous a semblé très intéressant de constater qu’en procédant à une élévation de notre niveau d’analyse, les enjeux en lien avec le quantitatif ou la mixité des approches se transposaient naturellement du niveau plus micro d’un volet d’une étude à un niveau plus macro; d’une étude qualitative à une autre quantitative, par exemple. De fait, les usages et fonctions du quantitatif et de la mixité des méthodes peuvent effectivement être mis à contribution à différentes échelles – un fait qui rappelle que l’enjeu de la complémentarité du quantitatif et du qualitatif déborde largement du cadre de la MTE et qui indique que le processus de développement de ces passerelles paradigmatiques pourrait très bien être nourri en dehors des écrits en MTE.

Finalement, l’enjeu de la reconnaissance transcende lui aussi le cadre du quantitatif en MTE en ce que la MTE elle-même, rappelons-le, peine parfois à être reconnue et acceptée des comités institutionnels, comités de sélection et autres jurys qui sont beaucoup plus familiers avec les critères de l’hypothético-déductif. Il s’agit d’un problème dont traitent expressément Luckerhoff et Guillemette (2012a) et qui pourrait bien avoir un rôle à jouer dans le fait qu’une certaine confusion semble s’être installée lorsque les auteurs clament la confirmation d’un fait au cours de leur démarche exploratoire.

Conclusion

En conclusion, l’analyse de près d’une quarantaine d’ouvrages et articles scientifiques traitant du quantitatif en MTE ou même le mettant en oeuvre nous a révélé plusieurs éléments. D’abord, le recours au quantitatif en MTE apparaît généralement admis, tant que son usage demeure pertinent. En regard de sa mise en oeuvre, les variations dans le design d’une MTE s’appuyant sur une mixité de méthodes nous sont toutefois apparues comme sans limites. Les usages que les auteurs recensés ont faits du quantitatif en MTE nous ont semblé préserver l’orientation inductive dans huit cas puis, à l’opposé, constituer une sorte de moment déductif dans huit autres. Alors que les premiers sont conséquents des écrits glaseriens, l’examen de la cohérence de la démarche de quelques-uns des seconds avec les principes de la MTE pourrait en laisser plusieurs perplexes. D’autres nous montrent toutefois que le recours momentané à un moment déductif chez ses chercheurs ne va pas forcément à l’encontre de leur inscription dans une posture générale inductive, pour peu qu’ils s’affranchissent des préoccupations et réflexes de l’hypothético-déductif, tel que le prescrit Glaser.

Enfin, malgré le grand potentiel que nous lui connaissons, la place du volet quantitatif de la MTE et dont Glaser se fait le héraut demeure, encore à ce jour, marginale par rapport à celle du qualitatif. Près de dix ans après la publication de son ouvrage presque encyclopédique sur la question, Doing quantitative grounded theory (2008a), nous pouvons affirmer que Glaser a certainement eu une grande influence sur le développement de ses usages. Mais le déploiement du nouveau style de recherche auquel il cherche à donner l’impulsion depuis plusieurs années – son grand projet de MTE quantitative – reste, quant à lui, toujours dans la prospective.