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Introduction

Les cancers gynécologiques et leurs traitements influencent profondément les rapports, les croyances et ce que vivent les femmes dans leur corps, leur santé, leur sexualité et leurs relations intimes et sociales. Pour comprendre l’effet de ces expériences chez des femmes francophones du Nord-Est de l’Ontario, ce projet de doctorat aborde l’impact de ces cancers sur l’identité corporelle, sexuelle et personnelle (Gadow, 1982).

Dans cette démarche, une méthodologie de recherche narrative (Reissman, 2008) utilisant le récit de vie (Bertaux, 2005) que nous avons appuyée par la création d’un narratif visuel, soit un autoportrait (Coles & Knowles, 2008) fut privilégiée. Les participantes optèrent pour deux techniques d’expressions artistiques : le moulage du corps, pour créer une sculpture qui représente exactement le corps, ou le collage à partir d’images, de mots et de dessins, pour créer une toile représentative de thèmes sélectionnés. Les participantes s’engagèrent activement dans la création de leur autoportrait pour ensuite en raconter l’histoire lors du dernier entretien. Quatre femmes francophones se sont engagées dans cette mise en commun d’histoires, et trois d’entre elles ont créé un autoportrait pour se représenter et se raconter. Cette démarche, quoiqu’elle ne vise pas un objectif de transformation identitaire, fut pour chacune un processus de réflexion soutenu, une introspection personnelle importante, un résultat non escompté.

Dans ce processus de recherche et de création artistique, le rôle de chercheure en posture de réflexivité (Etherington, 2004; Schön 1983) s’est transformé à plusieurs reprises. Les entretiens des récits de vie ont exigé une écoute attentive, sensible et intuitive afin d’accompagner chaque participante dans l’exploration de son histoire unique et de laisser une place à sa voix distincte. La démarche de création artistique a par la suite sollicité de notre part un rôle d’accompagnement et de facilitation lors des multiples rencontres avec les participantes dans un studio d’art où chacune fut invitée, à son rythme, à imaginer, créer et construire son autoportrait.

Le présent article décrira d’abord la démarche méthodologique de recherche découlant de la problématique et les objectifs de recherche. Il explorera par la suite la posture réflexive et critique de la chercheure dans un processus inductif qui fait appel à la créativité, à l’innovation et à la rigueur méthodologique – posture particulièrement importante lorsque la marche à suivre est complexe et imprévisible. L’évolution du rôle de la chercheure – être à l’écoute et inviter à la mise en commun de l’expérience et de l’imaginaire, faciliter l’expression de la créativité, manipuler le médium artistique, inviter à la rétrospection sur l’expérience – sera au coeur du présent exposé.

1. Émergence de l’intuition du projet

Vivre une maladie comme le cancer provoque généralement un état de choc et d’incertitude. Ce sujet est largement abordé dans les écrits en oncologie psychosociale. Pour leur part, les cancers gynécologiques confrontent et remettent en question les croyances qu’ont les femmes, les rapports qu’elles entretiennent et les expériences qu’elles ont avec leur corps, leur santé, leur sexualité, de même que leurs relations intimes et sociales (Juraskova et al., 2003; Wenzel et al., 2005). Ces types de cancers et leurs traitements provoquent des changements dans l’expérience du corps et de l’être, dans l’identité personnelle, sexuelle et sociale. En tant que travailleuse sociale inscrite dans un centre de traitement en oncologie, nous avons rencontré plusieurs femmes ayant reçu un diagnostic de cancer gynécologique. Leurs expériences furent marquantes en raison des répercussions particulièrement bouleversantes vécues par la plupart de ces femmes, consécutives aux traitements. En fait, elles vivent souvent des séquelles physiques et psychologiques à long terme qui interfèrent avec la fonction sexuelle, telles que la dyspareunie, l’assèchement vaginal, une baisse marquée de l’intérêt ou du plaisir sexuel, l’incontinence urinaire et anale, ou encore la perte de fertilité ou de la capacité de donner naissance. De plus, ces expériences, et particulièrement celles qui sont moins tangibles, sont souvent déniées par l’entourage et réprimées par le filtre de tabous sociaux importants touchant l’intersection du corps sexuel, de la médicalisation de la sexualité et de la sexualisation du corps par la médecine. Ainsi, ces femmes vivent une détresse importante, seules et en silence.

Dans le contexte de cet emploi, il y a eu plusieurs situations où les professionnels de la santé ne savaient pas composer avec la détresse, les expériences racontées ou les demandes de soutien des femmes durant ou après les traitements oncologiques. Aussi, nous avons rencontré des femmes et des couples vivant de grandes difficultés à réorganiser leur vie sexuelle et à y assumer un nouveau fonctionnement, à composer avec les divers effets à long terme relatifs aux traitements. Il fut profondément marquant de constater que ces femmes vivent tout cela seules, sans reconnaissance de la profondeur et de l’intensité des pertes vécues. Le Breton décrit le corps comme étant socialement construit par et dans sa relation avec l’autre, une « structure symbolique » (2002, p. 32) depuis laquelle se dégagent des savoirs et des représentations pluridimensionnelles. Le corps est ainsi non seulement porteur, mais aussi représentant de sens et d’identité (Frank, 1995). Selon Gadow (1982), l’essence même de l’existence humaine est la corporalité – l’existence du soi, de l’être –, celle-ci étant inséparable du corps. Le sens que donnent les femmes à leur corps est intimement lié à leur expérience de la sexualité dans son fonctionnement et à leur identité sexuelle de femme, celle-ci se déployant dans l’expérience de leur corps, de leurs interactions, de leurs échanges sociaux et de leur contexte de vie (Tiefer, 2004). L’essence de la corporalité, de l’identité sexuelle et de l’expression de la sexualité est au coeur de l’expérience humaine. Que les femmes atteintes de cancers gynécologiques doivent vivre ces expériences sans voix, en isolement et en silence, nous a fortement touchée et nous a interpellée pour agir, pour ouvrir un discours public et provoquer des réflexions à ce sujet, ce qui a donné du sens à ce projet (Bourdages, 2001).

La recension des écrits, à ce jour, permet de dégager la complexité de la question touchant une variété de diagnostics de cancers gynécologiques, leurs traitements et les dimensions physiques, sexuelles, personnelles et sociales de leurs séquelles. Malgré le progrès de la connaissance médicale sur les formes de cancers gynécologiques et leurs traitements, la représentation de l’expérience des femmes dans les écrits repose en majorité sur une vision médicalisée de la sexualité. La voix et l’expérience multidimensionnelle de la sexualité des femmes y sont quasi absentes. La détresse émotionnelle des femmes qui résulte des multiples pertes entourant la sexualité à la suite des traitements est troublante. Il n’y a qu’une reconnaissance marginale de ces pertes sur la qualité de leur vie, sur l’intégrité de leur identité personnelle de femme, sur la qualité de leurs relations affectives et sur la détresse du couple qui peut survenir.

De plus, dans la pratique, il existe une opinion pernicieuse qu’une fois les traitements terminés et la patiente en voie de rétablissement, elle devrait être heureuse et reconnaissante d’être en vie. Il existe même un regard condescendant, teinté de jugements, lorsque les femmes persistent à exiger des solutions pour régler les effets secondaires des traitements sur leur vie sexuelle : « elle devrait revoir ses priorités… être en vie versus avoir des relations sexuelles! »

Dans un contexte sociétal où la connaissance du corps se situe dans le champ de compétence de la médecine, la définition biomédicale de l’expérience sexuelle repose sur des concepts de comparaison androcentriques entre homme et femme. Ainsi, on assiste à une exclusion de l’expérience propre aux femmes des discours descriptifs de l’expérience sexuelle et des facteurs socio-environnementaux d’importance (Kaschak & Tiefer, 2001). Les femmes ont alors des difficultés à se reconnaître dans les critères et les caractéristiques de l’expérience sexuelle qui leur sont proposés. Lorsqu’elles arrivent à nommer leur expérience, leurs préoccupations sexuelles qui se situent au-delà du domaine biomédical représentent une source d’inconfort et d’incompréhension pour les professionnels de la santé, ce qui se manifeste par un évitement de la question (Laganà et al., 2005; Maurice, 1999; Schrover, 1997). Ce que ces femmes atteintes d’un cancer gynécologique vivent dans leur corps, leur identité et leur sexualité à la suite du diagnostic et des traitements est passé sous silence.

Peu de recherches abordent ce que représente cette expérience pour les femmes dans leur personne, dans leur identité de femme et d’être sexuel. Il apparaît donc important de développer cette connaissance par la voix des femmes qui vivent ces expériences au quotidien.

2. Objectifs du projet de recherche

Le projet a pour objectif principal de permettre aux participantes d’exposer leurs expériences, d’en mettre en commun leur sens propre, de leur accorder une voix publique, ouvrant ainsi la possibilité à d’autres femmes qui vivent des expériences similaires de se reconnaître. Aussi, ce projet vise à offrir aux professionnels de la santé un outil de réflexion pour se sensibiliser à l’expérience de ces femmes. Nous espérons également que ces informations serviront à élargir la vision biomédicale de la sexualité, afin d’y inclure les aspects liés à l’expérience multidimensionnelle des femmes.

3. Posture de chercheure

La posture de chercheure et les valeurs qui ont orienté celle-ci furent des assises importantes dans la conception et la mise en oeuvre de ce projet de recherche, soit la réflexivité ancrée dans une orientation de recherche féministe.

3.1 Approche féministe

Les paradigmes postmodernes et féministes contribuent à dénoncer les questions d’oppression en attirant l’attention sur la dynamique du pouvoir et sur la construction de la connaissance (Hesse-Biber & Yaiser, 2004), et visent à créer des espaces qui rendent possibles et reconnaissent une multiplicité de voix et d’expériences (Kaschak & Tiefer, 2001; White, Bondurant, & Travis, 2000).

Bref, l’approche féministe postmoderne examine des concepts tels que la langue, le discours, la différence, la déconstruction et la position (positionality) (Arslanian-Engoren, 2002; Saulnier, 1996). Cette approche invite à la reconnaissance de réalités multiples, toutes valables et légitimes (White et al., 2000). Chaque énoncé n’est qu’une représentation partielle et particulière d’une expérience donnée (Gannon & Davies, 2007). Dans cette perspective du féminisme, cet écrit ne compte pas présenter une vérité objective, mais une façon parmi plusieurs de voir le monde et de prendre la responsabilité de cette vision et de la représentation de celle-ci (Gannon & Davies, 2007). De ce fait, s’impliquer avec intention et redevabilité dans un processus de recherche féministe s’actualise à travers la réflexivité (Etherington, 2004; Liamputtong, 2007).

3.2 Réflexivité critique

Le choix d’une méthodologie de recherche qualitative requiert l’intégration d’un positionnement réflexif important dans la démarche (Butler-Kisber, 2010; Etherington, 2004). Hesse-Biber et Yaiser (2004) décrivent la réflexivité comme un moyen par lequel les chercheurs peuvent situer leur personne, leurs hypothèses et leurs expériences dans le processus de construction du projet et les activités de recherche. « Or la description du savoir intuitif […] est primordiale, insiste Schön (1994), car elle entretient la réflexion et maintient le chercheur dans une posture critique et structurante de son action et de son discours » (Bruneau & Villeneuve, 2007, p. 138). La réflexivité situe les expériences, les pensées, les sentiments, le genre et la culture du chercheur comme nécessaires et ayant un rapport avec le développement de l’objet de recherche, avec le choix de la méthodologie, ainsi qu’un impact dans la relation avec les participants (Hesse-Biber & Yaiser, 2004).

La réflexivité facilite un processus dynamique et circulaire qui permet de rester centrée sur les intentions et objectifs de recherche (Bourdages, 2001; Etherington, 2004). Dans la pratique, la réflexivité prend forme à travers des actions concrètes. Au-delà d’une prise de conscience des identités et des valeurs personnelles, la réflexivité sert aussi à noter la façon dont se prennent les différentes décisions relatives à ce projet au moyen d’un processus constant et soutenu de questionnements. Ce processus de réflexion qui sera approfondi plus loin s’exprime parfois par des gestes tels que la rédaction d’un journal personnel, ou l’utilisation du journal créatif (Jobin, 2002) ou d’un autre médium artistique (peinture, sculpture, dessin). Cet espace de réflexion et de créativité facilite notre exploration, notre prise de conscience et notre compréhension des enjeux plus subtils, tels que les dynamiques de pouvoir liées aux identités, afin de guider le choix des décisions à prendre et des moyens pour actualiser celles-ci en cohérence avec nos valeurs personnelles et professionnelles et nos objectifs de recherche. Notre voix de chercheure féministe et nos interactions avec les participantes sont ainsi reconnues, présentées, examinées et représentées, ouvrant un espace entre la subjectivité et l’objectivité (Etherington, 2004).

4. Méthodologie de recherche

Une méthodologie de recherche narrative appuyée par l’art a orienté cette démarche de recherche. Celle-ci sera maintenant décrite, ainsi que les procédures des diverses méthodes de collectes de données utilisées au sein de ce projet.

4.1 Approche narrative

La méthodologie de recherche narrative permet de décrire et d’explorer l’expérience par des histoires racontées, non seulement au sujet de l’expérience individuelle, mais aussi des discours sociaux, culturels et institutionnels au sein desquels elle se construit, s’exprime et se représente (Clandinin & Roseik, 2007; Reissman, 2008). De plus, Clandinin et Connely (2000) incluent le temps et l’endroit à ces types de discours et nomment cet espace métaphorique « tridimensionnel, où la temporalité est une dimension, le personnel et le social sont une deuxième dimension, et le lieu, la troisième » [1] [traduction libre] (p. 50). L’histoire vécue et racontée est au coeur de la démarche. La recherche narrative puise à de multiples sources d’informations; une méthode où convergent et se croisent deux formes d’expression, soit le récit de vie (Atkinson, 2007; Bertaux, 2005), appuyé par une méthode de création artistique (Cole & Knowles, 2008), et le journal réflexif du chercheur (Bruneau & Villeneuve, 2007; Etherington, 2004). Au-delà de l’histoire individuelle, la recherche narrative possède la capacité de présenter et représenter une multiplicité de voix, de discours et d’expériences (Chase, 2005). Dans cette perspective, le « narratif » est vu comme un phénomène à l’étude ainsi qu’à titre d’unité d’analyse. En tant que phénomène, on conçoit celui-ci comme étant : a) lié à la construction de l’identité en tant que mouvement continu de réinterprétation de l’expérience qui s’exécute au sein d’interactions réciproques (Reissman, 2002); b) exprimé dans un contexte temporel spécifique (Plummer, 2001); c) l’expression d’une expérience humaine primordiale dans une séquence reconnue et pleine de sens (Squire, 2013). À titre d’unité d’analyse, Squire (2013) détermine que les histoires centrées sur l’expérience permettent de repérer une séquence prévisible qui raconte l’expérience, représente et reconstitue celle-ci et son expression, afin de démontrer une transformation ou un changement.

4.2 Approche informée et appuyée par l’art

La recherche narrative s’allie fréquemment avec diverses méthodes d’expression artistiques, entre autres, l’écriture, la poésie, la photographie et divers médiums, par exemple le théâtre, la peinture, les arts plastiques, etc. Le mélange de ces méthodes permet d’accéder à d’autres canaux d’expression, au-delà de la parole et de l’histoire, et d’interpeller l’expression symbolique. Leavy (2009) présente la structure expressive et de représentation des pratiques d’art comme un moyen efficace de communiquer les aspects émotionnels de la vie sociale, ou au sujet d’identités, en donnant la parole aux voix marginalisées ou absentes (Liamputtong, 2007; Liamputtong & Rumbold, 2008). Cette forme de narratif visuel alloue un espace expérientiel par l’évocation de ses multiples sens, significations et interprétations imaginables (Leavy, 2009).

Coles et Knowles (2008) distinguent l’utilisation de l’art au sein de projets de recherche : on trouve des projets dont l’objet ciblé est la pratique artistique et d’autres où la pratique artistique vise à accompagner l’exploration d’un phénomène vécu, comme c’est le cas ici. Certains éléments clés définissent la recherche appuyée par l’art : le recours à un médium artistique particulier, l’intégrité méthodologique dans la relation entre la forme et l’objet de recherche, le processus de création artistique, la présence artistique de la chercheure dans le processus de création, ainsi qu’un reflet de sa personne et de son identité, et finalement, une intention explicite de rejoindre un auditoire ciblé et d’engager ce dernier dans une évocation quelconque d’émotions, de pensées ou d’actions (Bruneau & Villeneuve, 2007; Cole & Knowles, 2008).

Reconnaissant l’absence de discours sociaux au sujet de l’expérience personnelle et sexuelle des femmes ayant reçu des traitements oncologiques gynécologiques, de l’isolement et du silence qu’elles peuvent vivre, il fut important d’utiliser un moyen d’expression susceptible de rejoindre autrui au-delà des mots, dans un rapport tant visuel que symbolique. Ainsi, parmi les dispositifs artistiques disponibles, certains permettent le rapport au corps et l’expérience corporelle afin d’offrir un rapprochement entre ce qu’on peut raconter de son expérience et ce qui se vit dans le corps. Hydén (2013) discute d’ailleurs de l’importance d’intégrer au sein de recherches un narratif qui inclut le corps dans sa représentation, au-delà des mots, afin de nommer le corps vécu, le corps qui vit l’expérience, la corporalité.

De ce fait, ce projet a privilégié le recours à des médiums artistiques qui interpellent le corps et l’expression de son expérience, soit le moulage du corps (sculpture) et le collage. Ces deux modalités artistiques dans la collecte de données furent choisies par les participantes : le moulage du corps (sculpture) et le collage, invitant les participantes à créer une « représentation visuelle » (Knowles & Cole, 2008; Leavy, 2009; Liamputtong & Rumbold, 2008) de leurs expériences de la sexualité à la suite de la maladie. En somme, elles ont réalisé un autoportrait de leur identité personnelle, sexuelle, physique, sociale et relationnelle actuelle.

4.3 Étapes de la collecte des données

La collecte des données s’est faite en trois étapes distinctes. Nous avons d’abord effectué des entretiens de récits de vie avant d’entreprendre le processus de création artistique de l’autoportrait en compagnie de chaque participante. Par la suite, un entretien d’explicitation de chaque autoportrait a été réalisé. La première étape consista à mener des entretiens individuels ouverts, sous forme de récit de vie, dans le but d’inviter chaque participante à raconter son histoire personnelle (Atkinson, 2007) relativement à sa sexualité et aux conséquences des traitements médicaux sur son expérience et son identité sexuelle. Le genre d’entretien conversationnel privilégié, sans canevas de questions prédéterminées (Atkinson, 2007), a permis de créer un cadre d’échange ouvert et flexible où chaque participante a pu explorer ce qu’elle a choisi d’évoquer de son vécu, de ses expériences personnelles et sexuelles tout au long de sa vie, et en rapport avec le diagnostic et le traitement du cancer. En tout, trois entretiens furent menés avec chaque participante. De manière spontanée, chaque participante a choisi de commencer le premier entretien à partir du moment du diagnostic, pour ensuite aborder les traitements et son expérience de vie depuis la fin des traitements. Le deuxième entretien a abordé l’historique sexuel de chaque participante, tandis que la troisième rencontre fut une occasion d’approfondir certains liens entre les expériences antérieures et actuelles.

Pour la chercheure, chaque entretien fut une occasion de sentir le rythme d’expression individuelle de chaque participante, afin d’être à l’écoute et adopter une attitude ouverte d’acceptation de l’autre (Rogers, 1991) en puisant à ses expériences professionnelles antérieures à titre de travailleuse sociale inscrite et ancrée dans une solide posture de chercheure féministe (Hesse-Biber & Piatelli, 2007).

À la deuxième étape de la collecte de données, en s’inspirant de la transcription de leurs entretiens, les participantes ont utilisé un médium d’art plastique pour créer leur autoportrait.

Le processus de création artistique s’est déroulé dans un atelier d’art-recherche, lieu où chaque participante a pu choisir parmi une variété de médiums artistiques pour créer son autoportrait. Parmi les dispositifs disponibles, figuraient le collage, la peinture, la sculpture et le moulage du corps, le masque de plâtre, la photographie, le vitrail, la mosaïque, la couture et le tricot. Tout au long du processus, chaque participante a aussi utilisé un journal personnel d’accompagnement, permettant de rédiger ou de dessiner ses pensées, ses réflexions et ses inspirations.

Le moulage du corps visant à créer une sculpture fut privilégié par deux participantes, tandis qu’une troisième a choisi le collage. Chaque participante fut accompagnée dans l’exploration de ce processus créatif en assurant qu’elle arrive à manipuler le médium selon sa volonté. Jobin (2006) explique que, dans un espace de spontanéité et de non-jugement, quatre éléments peuvent expliquer le processus et le cycle de la créativité : « le relâchement de l’énergie continue; le développement du témoin; l’effet miroir (exploration des créations); et le contact accru avec le plus vaste » (p. 50, l’italique est de l’auteur). La création artistique permet ainsi d’actualiser les objectifs de ce projet, soit de donner une voix à des expériences souvent passées sous silence, de rendre public un phénomène privé, d’inviter une prise de conscience de la part des professionnels de la santé et de confronter la vision médicalisée de la sexualité des femmes.

À titre d’art plastique, le moulage du corps (life casting) consiste à reproduire une forme tridimensionnelle du corps en y appliquant premièrement un alginate qui crée un moule du corps, celui-ci étant renforcé et maintenu par des bandelettes de plâtre qui se solidifient (voir la Figure 1). Une fois le moule dégagé du corps, on y coule du plâtre liquide qui, une fois séché, est alors sorti du moule. De ce procédé, on obtient une réplique exacte de la forme du corps, une sculpture qui peut être alors sablée, peinte, décorée ou même sculptée. Les deux participantes ont respectivement passé entre 20 et 40 heures en studio pour la création et la décoration de leur pièce.

Figure 1

Modèle.

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Le processus du collage implique l’utilisation d’images publiques ou privées et de mots imprimés tirés d’une variété de sources qu’il s’agit ensuite d’agencer afin de créer une image unique. Le collage se crée sur une toile, un papier cartonné ou en origami et peut aussi réunir la peinture, le dessin ou la calligraphie afin de créer une toile de fond ou de mettre en relief l’ensemble de ce que l’on veut évoquer (Butler-Kisber, 2010). Plus de douze heures de rencontres d’accompagnement furent consacrées à l’organisation et à la mise en oeuvre du collage avec la participante ayant choisi ce médium.

La troisième étape de la collecte de données a consisté en un dernier entretien d’explicitation, où chaque participante a mis en commun le sens qu’elle donnait à son autoportrait en racontant l’histoire de son oeuvre, décrivant les symboles, les thèmes émergents et les représentations de sa personne et de son identité.

En résumé, c’est au moyen d’entretiens ouverts avec les participantes qu’émergea l’histoire de leurs expériences personnelles et sexuelles, illustrées et symbolisées dans la création de leur autoportrait pour finalement arriver à exprimer un sens à leur identité.

4.3.1 Accompagnement du moulage du corps

L’accompagnement des participantes ayant choisi de faire un moulage du corps a inclus le développement d’une première esquisse de la sculpture pour discuter des détails du processus de moulage : la forme, le positionnement du corps, le temps et les matériaux requis, le rôle de soutien d’une tierce personne présente (personne choisie par la participante), les parties du corps qui seraient moulées. Cette esquisse s’est accompagnée d’un rappel des étapes spécifiques au processus. Cette étape a aussi permis de discuter ouvertement du rôle de la chercheure qui passait d’accompagnatrice à technicienne du médium artistique. La conversation avec chaque participante a réitéré que, dans ce processus, l’alginate et les bandelettes de plâtre seraient appliqués sur son corps, aux endroits à mouler, afin de discuter de l’effet possible de ces gestes sur son expérience personnelle et le franchissement de frontières personnelles et physiques. Nous avons pu discuter de l’importance d’une communication ouverte, fluide et égalitaire afin de permettre la découverte de paramètres pour l’établissement d’un espace sécuritaire où chacune se sentirait capable de nommer ses émotions et ses limites personnelles (Liamputtong, 2007).

La rencontre en studio afin de faire le moulage fut pour les deux participantes une expérience nouvelle. Les multiples discussions antérieures, l’accompagnement d’une tierce personne de soutien pour chaque participante, la communication ouverte et la vérification constante de l’état d’esprit et du confort de la participante à chaque étape et à chaque mouvement ont grandement permis de vivre cette expérience de manière positive et enrichissante. Un bilan à la fin de la rencontre avec chaque participante et sa personne de soutien a servi à vérifier l’intégrité de son bien-être lors de cette expérience. Dans la suite du travail de préparation de la sculpture (sabler et sculpter la forme de la pièce), le rôle de technicienne du médium artistique s’est poursuivi, visant à actualiser la forme et la vision des participantes quant à leur sculpture et à préparer cette dernière pour sa décoration. Les boucles d’accompagnement dans la réflexion, l’échange et la discussion avec chaque participante afin d’amorcer, de mobiliser et d’actualiser son processus créatif dans la décoration de la pièce furent poursuivies jusqu’à l’achèvement de la sculpture.

4.3.2 Accompagnement de la création du collage

Le processus du collage fut plus simple à exécuter, dans le sens où les étapes de création furent moins nombreuses et ont moins fait appel à une transgression de frontières personnelles et physiques. Des images et des mots déjà découpés selon différentes catégories[2] ainsi que des revues variées furent présentés à la participante, l’engageant dans une conversation résumant les divers thèmes explorés lors des entretiens préalables pour l’inviter à composer une toile la représentant dans sa personne actuelle. L’accompagnement a demandé un rôle parfois directif et de suivi de notre part pour aider la participante à préparer sa toile de fond et lui suggérer d’autres médiums au-delà des images, soit la peinture, l’ardoise et les pastels. Nous fûmes parfois facilitatrice du processus en posant des questions de focalisation et en réitérant le cheminement de la démarche, mais aussi parfois technicienne pour coller certaines images sur le canevas.

4.4 Entretien final d’explicitation

Une fois la pièce terminée, un dernier entretien fut mené dans un style de conversation ouverte. Ainsi, en présence de sa création artistique, chaque participante a eu l’occasion de raconter son autoportrait, les symboles et le sens qu’elle y accordait, comment celui-ci représente ses expériences et qui elle est devenue. Chacune devenait alors l’analyste de sa création. Tout comme lors des entretiens préalables, la posture de chercheure visait à laisser chaque participante diriger la conversation, misant sur la curiosité et l’exploration des thématiques émergentes. Cette rencontre a aussi permis à chaque participante de faire part de son expérience et de discuter des moments marquants. De manière spontanée, les participantes ont noté l’effet marquant de s’être engagées dans ce processus de création, un résultat non escompté de cette démarche de recherche qui pourra faire l’objet d’une analyse ultérieure. Ce fut une occasion de remercier chacune de la confiance qu’elle a démontrée dans son engagement et dévouement envers le projet. Se remercier et se dire au revoir furent des moments émouvants et faisant état de la relation intime qui s’était développée.

5 Analyse des données

En lien avec la méthodologie narrative, les entretiens des première et troisième étapes furent transcrits en verbatims et par la suite codifiés et analysés dans une première structure, dégageant ainsi les petites histoires qui ont meublé les récits des participantes. Plusieurs boucles de codification furent nécessaires afin de rendre compte des divers types d’analyse narrative, soit thématique, structurelle et dialogique (Reissman, 2008; Squire, 2013). Le récit de chaque participante fut d’abord présenté dans une histoire intégrale et, par la suite, les codes appartenant à des thèmes communs aux participantes ont été regroupés. La création artistique a permis d’alimenter, de soutenir et d’illustrer l’histoire et l’expérience de chaque participante.

Étant donné les objectifs de cet article, la présentation des résultats de ces analyses sera limitée à ce qui touche spécifiquement le processus de création artistique et l’autoportrait créé par les participantes. Les trois oeuvres des participantes seront brièvement présentées et expliquées par la suite (voir la section 7).

6 Réflexivité et choix méthodologique

Pour assurer la cohérence entre les objectifs de la démarche de recherche choisie, la problématique et la conceptualisation théorique, le choix du moulage du corps s’est avéré pertinent très tôt dans notre processus. Nous avions déjà, dans notre pratique professionnelle thérapeutique et dans notre vie personnelle, fréquemment utilisé le masque construit de bandelettes de plâtre pour faciliter divers types d’expression. Interpellée par les écrits savants (Hydén, 2013; Le Breton 2002) quant à l’importance de dégager un espace de représentation faisant appel à l’expérience du corps et à la corporalité, l’idée d’utiliser le masque, non seulement sur le visage, mais aussi sur d’autres parties du corps, nous est apparue intéressante, piquant notre curiosité. Cette nouvelle perspective nous a permis d’explorer la façon dont ce médium pourrait être intégré dans la recherche. Comment peut se vivre cette expérience de création lorsqu’on interpelle le corps? Dans une première démarche, nous nous sommes engagée à créer un masque de notre propre torse et à le décorer (voir la Figure 2). D’une part, nous tenions à ressentir les exigences de cette démarche de création d’un autoportrait de son corps. D’autre part, ce processus nous a aussi permis de faire une mise au point importante dans notre vie personnelle, de prendre contact avec l’énergie mobilisant notre processus doctoral et la cohérence de certaines décisions. L’importance, voire la nécessité d’un médium artistique qui implique le corps et fait appel à lui – le faire parler –, s’est consolidée à nos yeux. Ce processus nous a, en outre, permis de prendre conscience de la manière dont l’utilisation de ce médium de création artistique requiert un accompagnement incluant aussi l’utilisation de notre corps, entre autres, de nos mains sur le corps d’autrui. Ce médium qui interpelle le corps des participantes appelle en retour une action de notre corps de chercheure, dans un dépassement de frontières habituellement proscrit dans des recherches traditionnelles.

Figure 2

Amorce.

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C’est aussi à cette étape que nous avons exploré le moulage du corps et la sculpture comme processus alternatifs au masque. Nous y avons découvert un univers magnifique. Nous nous sommes alors engagée dans un processus intensif avec une artiste professionnelle qui nous a formée à ce médium et nous avons expérimenté le procédé sur nous-même, en faisant deux moulages : de notre main et de notre torse. Ces sculptures nous ont permis d’exprimer des facettes de notre identité de femme en processus doctoral et notre projection dans le futur. Nous avons par la suite voué plusieurs mois de création à une série de sculptures tant de notre propre corps que de celui d’autres personnes, afin de développer une relation avec ce médium d’expression et une confiance envers lui. Parmi les sculptures que nous avons créées, l’autoportrait ci-dessous (voir la Figure 3) nous sert de muse dans notre processus doctoral. Elle nous accompagne au quotidien.

Figure 3

Persévérance.

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Aborder un projet qui comprend un processus de recherche hors du commun dans une structure universitaire plutôt conventionnelle implique de devoir négocier certaines positions. Le recours à des exercices de réflexivité centrés sur les objectifs de notre projet et sur nos valeurs professionnelles nous a permis de nous situer dans cette démarche de manière à pouvoir composer avec diverses barrières institutionnelles et garder la cohérence de nos intentions de recherche.

Divers moments de tension furent rencontrés dans ce processus doctoral. Entre autres, le comité de supervision de notre thèse étant composé de quatre personnes de diverses disciplines, nous avons dû argumenter clairement à propos de l’importance d’utiliser un médium artistique qui utilise le corps des participantes dans la création d’une sculpture. De prime abord, le comité émit des hésitations par rapport à cette idée, notamment au sujet du franchissement de frontières personnelles et professionnelles, de l’imprévisibilité de la création artistique et de l’utilisation de l’art comme véhicule d’expression. Tout en reconnaissant l’importance et la logique d’inclure une technique qui interpelle l’expérience du corps pour la création d’un autoportrait parmi les choix de médiums artistiques disponibles, il y eut un espace à combler et à expliquer pour que les membres du comité comprennent comment nous allions composer avec ce dépassement de frontières et cette transgression des rôles, soit de chercheure à technicienne du médium artistique, qui pourrait nous amener à poser nos mains sur le corps des participantes. Comment allions-nous nous assurer de la sécurité des participantes et de l’obtention d’un consentement réellement éclairé? Qu’allions-nous faire si une participante choisissait de faire un moulage de son corps requérant qu’elle soit en partie nue devant nous? Comment composer avec la possibilité que le processus de création artistique puisse provoquer des états de détresse chez des participantes déjà fragilisées par leur expérience de vie? Dans cet accompagnement de création artistique, comment allions-nous composer avec l’imprévisibilité de ce que la création artistique peut donner (ou ne pas donner) comme résultat? Et finalement, qui, ultimement, détiendrait l’autorité de l’interprétation de l’autoportrait? Nous avons exploré chacune de ces questions en nous appuyant sur les valeurs et le code de déontologie du travail social, sur notre posture de chercheure féministe et en utilisant notre journal de chercheure dans des boucles de réflexions critiques approfondies. Les valeurs fondamentales et directrices y furent l’intégrité personnelle et professionnelle, le respect de l’expérience des participantes et de leur personne, l’attention envers leur bien-être dans sa globalité, la reconnaissance de leur autorité et de leur expertise à l’endroit d’une sensibilité aux dynamiques relationnelles de pouvoir ainsi qu’un profond désir d’honorer l’expérience de ces femmes et le partage de leur intimité.

6.1 Créativité dans l’accompagnement

On ne peut penser un projet d’art sans ressentir l’énergie créatrice à sa source. La créativité étant la capacité et l’énergie de voir et de faire d’une manière nouvelle, celle-ci est « directement liée à l’art parce qu’elle est le processus par lequel on traduit dans la matière ce qui nous habite. Elle est le chemin entre nous et l’art qui naît par nos mains. » (Jobin, 2002, p. 38). Le rôle de chercheure dans ce projet fut non seulement d’inviter à la mise en commun des expériences passées des participantes, mais aussi de faciliter avec chacune l’amorce, la visualisation de la création artistique et sa réalisation, en utilisant un médium qui ne leur était pas familier de prime abord.

Inspirée du processus d’accompagnement dans la créativité de Jobin (2002, 2006, 2008), et reconnaissant qu’en recherche narrative, dialogique et centrée sur l’expérience, et dans ce type d’interaction et d’accompagnement de création artistique, il s’est créée un mouvement de va-et-vient dans l’échange. En ce sens, l’interaction devient un espace de coconstruction du narratif et de la création artistique (McNiff, 1998/2009; Squire, 2013) qui se doit de rendre compte des diverses postures, rôles et pouvoirs afin de donner une pleine voix aux participantes.

6.2 Évolution du rôle de chercheure

Au sein des échanges dans un mode de coconstruction du processus artistique, divers rôles ont été adoptés. Nous fûmes chercheure, observatrice, facilitatrice, créatrice/artiste, technicienne du médium artistique ainsi que participante dans un processus parallèle de création artistique. Dès le début, lors des prises de décisions entourant la structure des entretiens, nous avons entrepris notre rôle comme celui d’écoute et d’accompagnement dans une posture de curiosité, dans la recherche d’un espace où chaque participante dirigeait l’entretien, tout en demeurant sensible aux enjeux de pouvoir au coeur de nos dynamiques relationnelles.

Par la suite, l’accompagnement des participantes en studio pour l’étape de la création de l’autoportrait a interpellé d’abord un rôle d’accompagnement, de facilitatrice du processus de conceptualisation de l’autoportrait. Les premières rencontres au studio consistèrent en une introduction à cet espace, en la présentation des diverses techniques artistiques disponibles, des étapes et des procédés compris dans chacune d’elle. Elles ont fourni l’occasion d’une première exploration des choix possibles dans la production de l’autoportrait, dégageant en détail le temps requis, les frontières personnelles et professionnelles possiblement rencontrées, l’accompagnement qui sera fourni, et le soutien disponible en cas de détresse[3]; le tout visait à fournir aux participantes l’information nécessaire pour consentir de manière éclairée et ouverte au processus, ainsi qu’un premier tremplin vers le choix du médium artistique. À la suite de deux ou trois rencontres en studio, chaque participante a pu aller de l’avant dans la préparation de son autoportrait.

L’étape d’invitation à imaginer et à visualiser la forme de la création artistique s’est actualisée dans un accompagnement meublé d’écoute, de reflet, toujours en lien avec les histoires racontées lors des entretiens préalables. Ancrée dans une perspective de « faire confiance au processus de la créativité », suivant le rythme de l’énergie créatrice de chaque participante, nous avons pu repérer et mobiliser les diverses étapes de création proposées par Jobin (2006) : prendre conscience de ce qui se passe en soi, sentir l’appel des symboles et des images, choisir, s’organiser, agir, évaluer et faire le suivi.

Il y a eu de beaux moments d’inspiration et de l’émergence de cette créativité que chaque participante est arrivée à vivre pour formuler sa vision de la forme et des images symbolisant son expérience et représentant sa personne et son identité. Cet accompagnement fut rempli de moments d’intimité et de mise en commun où les frontières chercheure-participante ont parfois semblé s’effacer; des moments où chacune de nous arrivait à exprimer ce qui était compris de l’autre. Nous nous considérons privilégiée d’avoir pu vivre ces expériences avec elles et d’avoir été témoin de ces moments où l’énergie créatrice de l’imaginaire était présente, s’est concrétisée et s’est communiquée. Afin d’honorer, d’explorer et de représenter ces moments, la confiance et l’engagement des participantes, la relation interpersonnelle unique qui s’est développée à se côtoyer ainsi, nous avons créé une nouvelle sculpture qui exprime ces émotions.

6.3 Moments de tensions

Or, bien que ce parcours d’accompagnement fût un réel privilège et que chaque participante relata son cheminement en studio de manière très positive, certains moments de tension ont aussi fait partie de l’expérience. Entre autres, la difficulté de lâcher prise et de faire confiance au processus de créativité fut à la source d’une des principales tensions, tant pour la chercheure que pour les participantes. Les vagues de l’énergie créatrice ont un rythme qui lui est propre et qui ne peut être forcé. Et dans les périodes de basse énergie, ou de « compostage » comme le nomme Jobin (2006), des moments de doute ont fait surface. Pour les participantes : suis-je assez créative? Pour la chercheure : suis-je capable de cet accompagnement?

De plus, l’anxiété de la performance artistique fut aussi une préoccupation récurrente : est-ce assez beau? Suis-je assez bonne? Plusieurs discussions avec les participantes ont eu lieu afin de déconstruire cette attente d’une production esthétique. Nous avons aussi eu à réfléchir périodiquement à l’effet de cette anxiété sur notre propre pratique et sur nos interactions avec les participantes.

7. Créations des participantes

Cet article vise principalement l’exploration du processus de recherche et l’évolution du rôle de la chercheure, mais il paraîtrait incomplet sans un aperçu des oeuvres des participantes. Nous présentons donc sommairement ici les trois femmes s’étant engagées dans le processus artistique, leur autoportrait, ainsi que quelques énoncés clés au sujet de leur pièce.

7.1 Christine

Christine, dans la quarantaine, est aux prises avec un cancer du col utérin. Célibataire jusqu’à quelques semaines avant son diagnostic, elle a reçu des traitements incluant l’hystérectomie, la radiation et la curiethérapie. Elle a vécu beaucoup de détresse physique et psychologique à la suite du diagnostic et des traitements, particulièrement en ce qui a trait aux effets secondaires. Au coeur de son expérience, elle vit le deuil d’une vie sexuelle active, jouissante et nourrissante, ayant maintenant à composer, entre autres, avec une douleur génitale constante.

Son engagement dans la création artistique fut passionné et l’oeuvre qu’elle a créée en est le reflet (voir la Figure 4).

Figure 4

Christine.

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7.2 Lynda

Lynda est mère de quatre enfants. Elle a reçu un diagnostic de cancer de l’utérus alors qu’elle n’avait que 40 ans et des traitements de chirurgie, de radiation et de curiethérapie. Lynda a souffert de dépression pendant plusieurs années avant son diagnostic. Cette épreuve a grandement façonné les attitudes et les valeurs qu’elle privilégie. C’est pour elle un travail constant et parfois ardu que de maintenir une attitude positive envers les événements; elle se sent souvent dépassée par la lourdeur des situations. La création de sa sculpture fut pour Lynda une expérience intense dans laquelle elle s’est engagée pleinement, abordant de front les vives émotions évoquées par ce processus (voir la Figure 5). Avoir pu enfanter, être mère, apprendre à honorer son corps, se réapproprier une sexualité transformée où elle valorise le plaisir et la sensualité fut des thèmes importants pour elle.

Figure 5

Lynda.

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7.3 Ginette

Ginette, Métis, est âgée de 42 ans au moment du diagnostic. Pendant près de trois ans, Ginette a eu des symptômes physiques de saignement vaginal post-coïtal et des saignements sporadiques entre ses menstruations. Malgré tous ces symptômes, le diagnostic fut long à obtenir et les traitements recommandés furent la radiation, incluant la curiethérapie, et des traitements de chimiothérapie. Ginette habite avec sa fille adolescente. Elle adore rire, faire rire et utilise fréquemment l’humour afin d’alléger la charge affective de ses expériences passées. Elle a eu une vie jalonnée de défis personnels et familiaux, mais nourrit une attitude positive et résiliente. Depuis ses traitements, Ginette éprouve plusieurs effets secondaires (voir Figure 6). Étant célibataire, elle est prise dans un dilemme, soit son désir de trouver un partenaire, sans toutefois être capable d’avoir de relations sexuelles avec pénétration. Son expérience est marquée par ce conflit déchirant et polarisé qu’elle tente de résoudre.

Figure 6

Ginette.

« It’s a whole. C’est l’ensemble de moi.
C’est la deuxième chance. Je suis en train de travailler sur ma nouvelle vie.
Côté du corps, je suis frustrée incorporée. J’ai eu une date… ça faisait bien longtemps que je n’avais pas été avec personne! J’avais tellement peur. Mais non, ça ne marche pas du tout mon affaire. Parce que si on parle des traitements que j’ai eus, ils m’ont maganée. Je ne peux pas rien faire. Ça fait tellement mal. Je ne sais pas ce qui va arriver avec ça. Mais j’ai peur de devenir une vieille grognonne.
J’en veux tellement à la médecine. Ils m’ont fuckée! T’es supposée de faire confiance. C’est supposé être du monde qui sont connaissants [sic]. Mais là, il faut que tu te dises qu’ils ont le droit à l’erreur eux aussi. Sauf que ça laisse ses effets.
Il y a toujours une raison, il faut juste la trouver.
Je rêve que tout soit beau. Puis de trouver une belle sérénité. Je remercie la vie, je suis encore vivante. »
Ginette

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Conclusion

Dès le début de notre cheminement doctoral, nous fûmes confrontée à des structures et à des protocoles qui, parfois, nous semblaient répondre à des impératifs institutionnels peu cohérents. Ces expériences ont en partie consolidé notre conviction de vouloir nous engager dans une démarche réflexive, ancrée dans des valeurs de respect et d’authenticité, où les voix des femmes que nous avons rencontrées et la nôtre auraient une place privilégiée. Chaque étape de ce projet fut pensée en conséquence. Les objectifs de la recherche furent articulés de manière à répondre à l’absence de l’expérience des femmes dans le discours médical, et l’adoption d’une posture féministe a permis de rendre compte du pouvoir de celles-ci dans la construction de la connaissance et des dynamiques relationnelles. Cette méthodologique de recherche fut choisie afin de permettre un espace qui privilégie l’expression de l’expérience, de l’identité et de la corporalité.

On reproche souvent à la recherche qualitative et au recours à la création artistique leur manque de rigueur méthodologique. Par contre, ce texte a présenté comment une démarche fluide et inductive peut être solidement soutenue sur les plans théorique et conceptuel. Dans ces conditions, la réflexivité devient un outil indispensable pour rendre compte d’une prise de décision cohérente, éclairée et ancrée dans des valeurs personnelles et professionnelles éthiques. Également, notre posture de chercheure et les multiples rôles que nous avons occupés sont éclairés et dirigés par cette démarche de réflexivité.

L’actualisation de la réflexivité dans la démarche de recherche nous a amenée non seulement à rester cohérente dans la prise de décision et dans nos interactions avec les participantes, mais nous a aussi amenée, en parallèle avec les participantes, à entrer en contact avec le médium artistique. Parmi les divers apprentissages, nous avons trouvé particulièrement pertinentes l’attention et l’écoute intuitive du cycle d’émergence de la créativité et de la création artistique permettant un approfondissement de la réflexion et de la compréhension de l’expérience. Le partage de l’espace et de l’expérience avec autrui favorise le développement d’une intimité interpersonnelle puissante. Pouvoir nommer et reconnaître cette intimité au sein d’un projet de recherche permet de remettre en question la conception conventionnelle des frontières et des dynamiques entre chercheure et participantes, sans toutefois compromettre la sécurité de ces dernières, le professionnalisme de la chercheure ou le processus de recherche.

La présente démarche s’est aventurée sur plusieurs terrains audacieux et inconnus, confrontant plusieurs limites. La réflexivité, l’espace donné à la créativité et le maintien de la cohérence entre les valeurs personnelles et professionnelles ont permis d’en rendre compte et de faciliter la création de pièces artistiques percutantes dans un accompagnement sensible visant à sensibiliser le public et les professionnels de la santé à l’expérience de femmes atteintes de cancers gynécologiques. Par ailleurs, la description de la démarche, l’attention à la rigueur méthodologique et à la voix de la chercheure permettent aussi de forger de nouvelles pistes en recherche impliquant les arts et la création artistique. Une belle aventure!