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Introduction

Le passage à la paternité est un moment crucial dans le développement psychique de l’homme adulte. Certains auteurs prétendent qu’il s’agit là d’une étape développementale qui permet à l’identité de se peaufiner (Benedek, 1959; Lamour, 2013). Bien que plusieurs auteurs se soient penchés sur la paternité, peu d’études s’attardent à cette transition vers la paternité, aussi appelée la paternalisation (Cupa & Riazuelo-Deschamps, 2001). Pourtant, les défis psychiques qui s’y produisent sont complexes et méritent l’attention de chercheurs et cliniciens de différents domaines. Parmi ces défis, le devenant père est appelé à définir sa propre paternité. Il est en effet bien connu des sociologues, historiens, psychologues et philosophes que l’exercice de la paternité a beaucoup évolué en raison de changements sociaux considérables au cours des dernières décennies. Jusqu’à une époque qui n’est pas encore si lointaine, celle qui a précédé la Révolution tranquille, le père était traditionnellement le pourvoyeur, le maître à penser, le transmetteur des traditions sociofamiliales et le représentant principal de l’autorité. La société a bien évolué depuis, notamment avec la montée du féminisme, l’arrivée des femmes sur le marché du travail, le droit au divorce sans fautes dans les années 1980 et, de surcroît, l’éclatement du modèle familial traditionnel. Depuis, le modèle du père traditionnel n’est plus celui qui prévaut, de sorte que l’exercice de la paternité s’érige davantage sur un mode autoréférentiel et privé (Noël & Cyr, 2009). Le devenant père doit donc puiser dans ses modèles ambiants et passés pour construire son projet de paternité. Voilà justement le thème central de la thèse de doctorat en psychologie réalisée par la première auteure de cet article et intitulée Influences réciproques entre l’historicité et le devenir père : une étude qualitative en psychanalytique. Elle fut dirigée par Louis Brunet, professeur au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et François Guillemette, professeur au Département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).

Dans le cadre de son projet doctoral, la chercheuse principale s’est intéressée au vécu des devenants pères à partir de paradigmes issus de la psychanalyse et de la méthodologie de la théorisation enracinée. Ainsi, à partir d’entretiens semi-directifs avec des primipères, soit des hommes devenant pères pour la première fois (Delaisi de Parseval, 2004), elle a constaté une récurrence de thèmes se rapportant à l’histoire personnelle. Cette récurrence est comprise comme un investissement psychique d’éléments de leur trajectoire de vie. La chercheuse s’est alors engagée dans l’étude des influences réciproques entre le passage à la paternité et l’historicité. Elle a développé une acception psychanalytique de cette notion qui, dans les sciences humaines, signifie ce qui est relatif à l’histoire (Garnier & Vinciguerra, 2004). Ici, l’historicité renvoie au bagage conscient, préconscient et inconscient unique à chaque sujet, sur lequel s’est construit l’appareil psychique, et ses effets dans l’actuel. Cette acception regroupe différents thèmes psychanalytiques, dont la transmission psychique et les processus d’intériorisation. Par influences réciproques, la manière dont s’articulent l’historicité et le devenir père a ainsi été examinée. L’objet de ce présent article est de présenter les fruits de cette étude. Pour ce faire, le recueil des données, quelques concepts sensibilisateurs, la méthodologie et les résultats de l’analyse qualitative seront d’abord explicités, puis des propositions conceptuelles modélisées seront ensuite exposées.

1. Recueil des données et définition du projet de recherche

Dans notre démarche de recherche, le choix de la méthodologie de la théorisation enracinée est survenu une fois les entretiens terminés. Toutefois, durant le recueil des données, la doctorante avait déjà adopté une posture clinique et psychanalytique, notamment avec le principe d’association libre où le sujet est appelé à parler avec le moins de censure possible (Laplanche & Pontalis, 1967/2007), et montrait un intérêt pour les processus psychiques qui s’expriment en entretien au-delà du contenu manifeste. En effet, en psychanalyse, le contenu latent réfère à ce qui se dit autrement que par les mots, donc qui implique une participation de l’inconscient et du préconscient (Lepage & Letendre, 1998).

Neuf primipères ont été rencontrés entre 2010 et 2012, ceux-ci ayant répondu volontairement à une invitation à participer à une recherche sur le devenir père qu’ils ont vu annoncée sur des affiches ou dont ils ont entendu parler lors de cours prénataux ou par bouche-à-oreille. Ils avaient à l’époque entre 20 et 40 ans, provenaient de différents milieux socioéconomiques et oeuvraient dans différents domaines, dont les affaires, le tourisme, la recherche, la littérature et l’enseignement. Certains étaient Québécois de souche, d’autres immigrants européens de première ou deuxième génération. La chercheuse les a rencontrés à deux reprises, durant le deuxième ou le troisième trimestre de grossesse de leurs conjointes respectives, avec un intervalle de deux semaines entre les rencontres afin de recueillir les réflexions émergeant de la première entrevue. Celle-ci commençait par la question ouverte : « Vous allez bientôt devenir père, pouvez-vous m’en parler? » Tous se sont montrés impliqués et généreux dans leurs réponses.

Pour circonscrire l’objet d’étude, la chercheuse principale s’est concentrée sur les dominances qui saillaient du discours des participants. Les multiples écoutes des entretiens de recherche et lectures des transcriptions verbatim l’ont pistée sur la notion d’historicité. L’investissement psychique de leur histoire donnait à penser qu’ils revisitaient certains éléments de leur parcours de vie de manière à se représenter une paternité parfois en cohérence, d’autres fois en dissonance, avec certains vécus et héritages psychiques. Ce constat a mené à examiner plus en profondeur certains concepts psychanalytiques reliés à l’historicité qui seront développés dans la prochaine partie.

2. Concepts sensibilisateurs

En méthodologie de la théorisation enracinée, les concepts sensibilisateurs désignent les concepts sur lesquels s’appuie et s’enrichit le travail de théorisation inhérent au processus de recherche qualitative (Corbin & Strauss, 2014). Ainsi, la prochaine section vise à expliciter les concepts qui ont alimenté les modélisations présentées ultérieurement.

2.1 Transmissions et intériorisations

Un concept saillant de l’étude fut la transmission psychique. En psychanalyse, celle-ci est le fruit de processus d’intériorisation dans lequel s’exerce un travail de mise en soi de parties de l’autre à son contact (Tisseron, 2007). Parmi ces mécanismes, il y a l’introjection et l’identification. L’introjection constitue le mécanisme par lequel « […] le sujet fait passer, sur un mode fantasmatique, du “dehors” au “dedans” des objets et des qualités inhérentes à ces objets » (Laplanche & Pontalis, 1967/2007, p. 209). En fait, il renvoie à la version psychique de l’incorporation puisqu’il y a intériorisation d’un matériel brut externe, aussi appelé introject. Étant un matériel brut, cet introject est davantage de l’ordre d’un impensé dont la psyché se retrouve dépositaire, telle une culpabilité d’un parent qui est agie dans le lien plutôt que nommée et dont l’enfant se retrouve dépositaire (Caïn, 1978).

Concernant l’identification, Le Vocabulaire de psychanalyse (Laplanche & Pontalis, 1967/2007) la définit comme un

processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci. La personnalité se constitue et se différencie par une série d’identifications

p. 187

L’identification chez Freud fait référence à des processus qui sont parfois archaïques, parfois plus matures. Dans le texte Deuil et mélancolie (1915/1968), il souligne que l’identification primaire (ou identification narcissique) survient lors de la phase orale, durant laquelle le sujet et l’objet maternel sont indifférenciés. L’enfant s’identifie d’abord à la mère en prenant en lui ses caractéristiques. Ce mécanisme de mise en soi est dit primitif, car il est constitutif du noyau narcissique. À ce stade, l’identification est synonyme de l’introjection puisque l’enfant met à l’intérieur de lui du matériel brut, hors des mots, depuis ses contacts avec son environnement primaire. Freud (1921/1970) différencie ces intériorisations des identifications plus matures, ou secondaires, qui se produisent tout au long de la vie. Ces dernières peuvent se produire, par exemple, chaque fois qu’une personne envisage un trait commun avec une autre personne ou s’inspire d’un autre pour son propre développement identitaire.

Chez les participants, les représentations du père constituent une source prépondérante d’identifications (tout comme celles relatives à la mère) que les devenants pères souhaitent reproduire. Cependant, ils peuvent aussi refuser de s’identifier à des contenus intériorisés, liés à des conflits père-fils. Par exemple, ils décrivent leur manque, leur absence affective qu’ils ne veulent pas reproduire auprès de leur enfant. Leur description laisse voir que le père est intériorisé en tant qu’absent et que le devenant père se défend de cette intériorisation par des contre-identifications, en se définissant de façon contraire au contenu intériorisé (Brunet, 2006). Ces intériorisations – identifications, introjections – et les mouvements de reproduction ou de différenciation qui en découlent impliquent une instance psychique importante, à savoir l’Idéal du Moi.

2.2 L’Idéal du Moi

Casoni et Brunet (2003) définissent ainsi l’Idéal du Moi :

L’idéal du Moi désigne l’image de ce que l’individu voudrait être ou devenir, compte tenu des limites imposées par la réalité et compte tenu aussi des exigences morales imposées inconsciemment par le Surmoi. L’idéal du Moi réfère à une vision, en partie consciente et en partie inconsciente, des projets de l’individu par rapport à son avenir. L’Idéal du Moi est donc constitué des représentations de soi, ou des fantasmes, qui renvoient à des désirs pour l’avenir; désirs qui sont des sources de motivation amenant l’individu à se dépasser. Ces idéaux peuvent être illustrés par des phrases comme : « dans la vie, je veux faire telle ou telle chose...; j’aimerais réaliser tel projet...; j’ai tel rêve...; je me vois de telle façon quand je serai adulte... je veux exercer tel métier, telle profession »

p. 28

En d’autres termes, l’Idéal du Moi renvoie à nos ambitions nourries des identifications parentales et objectales idéalisées et des idéaux collectifs. Il renvoie à ce vers quoi on souhaite tendre, mais qui n’est jamais tout à fait atteint. Il est constitué de bonnes intentions pour le Moi, à savoir celles du dépassement et de la réalisation de soi. Idéal narcissique, il amène le sujet à se dépasser à partir des impératifs externes et internes. En effet, l’Idéal du Moi intègre le principe de réalité et les ambitions personnelles; il saisit suffisamment les éléments de la réalité externe pour protéger le narcissisme du sujet de réalisations idéalistes inadéquates (Lussier, 2006). En somme, l’identification à des objets idéalisés vient nourrir l’Idéal du Moi, de sorte que chaque individu construit son Idéal du Moi à partir d’identifications multiples aux différentes personnes qu’il rencontre dans son parcours de vie (Laplanche & Pontalis, 1967/2007).

Les résultats qui seront présentés ultérieurement laissent voir que cette instance est sollicitée chez les devenants pères rencontrés, notamment parce qu’ils élaborent leur projet de paternité en fonction des idéaux qu’ils se sont créés depuis leurs expériences personnelles, leurs identifications et leurs contre-identifications parentales et outre-parentales passées et présentes. Ces formes d’intériorisations qui étayent l’Idéal du Moi sont d’autant plus activées au sein de l’appareil psychique du devenant père que ce dernier est appelé à vivre des reviviscences au fil de la grossesse de sa conjointe. C’est pourquoi ce concept sera défini au cours des prochains paragraphes.

2.3 Les reviviscences

Les reviviscences sont la réactivation de traces qui sont créées à l’intérieur de l’appareil psychique à la suite d’une expérience importante, sinon traumatique. Parmi les reviviscences, il y a les réminiscences et les souvenirs conscients. Les réminiscences constituent des prototypes de souvenirs alors qu’elles sont conservées dans l’appareil psychique telles qu’elles ont été vécues. Spécifiquement, elles consistent en des résurgences du passé, confuses, vagues, involontaires, déformées ou rendues méconnaissables par l’activité psychique inconsciente; elles comportent également un relâchement des liens avec l’appareil psychique pour le sujet qui ne reconnaît pas forcément ces ressouvenirs comme appartenant à son histoire propre

de Mijolla, 2005, p. 1514

Toutefois, selon Roussillon (2003), l’humain se doit de subjectiver l’expérience vécue, la faire sienne, en faire du « je ». En conséquence, les expériences non intégrées ou insuffisamment représentées par l’appareil psychique seront continuellement réactivées chez le sujet jusqu’à leur intégration au sein de la psyché (de Mijolla, 2005).

Ainsi, les réminiscences se manifestent au plus près de leur expérience première, ce qui pousse l’individu à les agir sous une forme actuelle; dans ses comportements, ses paroles, ses conceptions de la situation, ses attitudes. Par exemple, un des participants critique la fragilité du lien avec son père, mais en même temps tend à investir davantage de temps dans les amitiés et sorties que dans la grossesse de sa conjointe. Il est possible d’y envisager une actualisation du conflit père-enfant dans son lien avec l’enfant à venir, une forme de répétition mal représentée. Par ailleurs, certaines reviviscences ont été davantage métabolisées par l’appareil psychique des participants, de sorte que ceux-ci ont raconté des souvenirs. En effet, le souvenir est plus subjectivé, intégré à la trame du « je », que la réminiscence puisqu’il y a un travail de création de représentations de mots et d’images par la psyché. Cependant, il ne faut pas croire que le souvenir est pur : il consiste en un amalgame de fantasmes, de mémoires et d’émotions (de Mijolla, 2005). Par ailleurs, la notion de fantasme sera reprise ultérieurement, dans la partie sur les propositions conceptuelles.

3. Analyse des données

Pour bien cerner l’émergence des résultats sous le mode inductif inhérent à la méthodologie de la théorisation enracinée, la procédure de codage utilisée se doit d’être explicitée. Trois extraits verbatim serviront d’exemples pour démontrer la démarche d’analyse.

3.1 Trois étapes d’analyse qualitative

D’abord, le codage ouvert, qui consiste à la codification du matériel à analyser sans grille préétablie (Corbin & Strauss, 2014), a sensibilisé la chercheuse et ses directeurs de thèse à l’importance de la notion d’historicité dans le discours et de l’expérience actuelle des trois premiers participants ainsi analysés. En effet, voici des exemples d’extraits dans lesquels ils parlent de leurs représentations du père de leur enfance. C’est ainsi que Jean[1] se rappelle de son désinvestissement affectif :

Mon père, c’était : « Vous allez vous débrouiller, vous allez, pas être seuls, mais vous allez grandir puis vous allez vous habituer à vous démerder tout seul. Je fais mes choses à moi. Je fais mes choses à moi et puis débrouillez-vous un peu avec votre mère. »

Hugues souligne quant à lui l’absence de communication par son père :

Puis c’était le classique, comme beaucoup d’hommes qui travaillent de leurs mains, ce sont des gens qui parlent peu et qui travaillent fort physiquement sans nécessairement communiquer beaucoup. Donc je pense qu’en bout de ligne, c’est la nature, c’est la personnalité de mon père.

Le père de Marc-André était, selon lui, peu démonstratif sur le plan de l’affection : « Il n’était pas, ce n’était pas le père aimant, tu sais. Puis lui, son moyen de nous récompenser ou de nous dire qu’il nous aimait c’est genre, il nous achetait une bébelle là ».

Ensuite, le codage axial a permis le regroupement, la sélection et l’assimilation de codes de manière à créer des catégories et sous-catégories dans un système dynamique et synthétique. Pour ce faire, des tableaux organisaient la classification de codes en grandes catégories. L’analyse des entretiens de chaque participant s’est poursuivie en classifiant les codes émergents des données à l’intérieur de celles-ci. Dessinant une hiérarchie de codes, ces tableaux ont amorcé une mise à distance « théorisante » avec les données (Guillemette, 2006). Ainsi, les tableaux intrasujets comprenaient une section Représentations du père de l’enfance, dans laquelle étaient joints les extraits rapportés ci-haut.

Puis, par la mise en commun de ces tableaux, l’analyse est passée de l’intrasujet à l’intersujets et, du même coup, du codage axial au codage sélectif. Cette étape a consisté en la mise en commun dynamique des codes en vue d’une montée en théorisation. En effet, elle a pour but particulier l’articulation des relations au sein d’un système catégoriel (Corbin & Strauss, 2014). Ainsi, une catégorie appelée Le vécu de manque du père, qui regroupait l’ensemble des extraits cités ci-haut, a été créée puis celle-ci s’est avérée être une sous-catégorie d’un système catégoriel.

De l’analyse qualitative ont finalement émergé deux catégories centrales, qui elles-mêmes comportaient des sous-catégories. Mises en relation, elles ont ouvert sur des propositions conceptuelles modélisées, dont certaines seront présentées ultérieurement. La nature itérative de la recherche qualitative a fait en sorte que le codage a été modifié jusqu’à la toute fin, à savoir au moment où il y a eu saturation théorique, c’est-à-dire où l’ajout de nouvelles données ne généraient plus de nouveaux codes permettant d’enrichir de manière significative les deux catégories centrales (Corbin & Strauss, 2014; Guillemette, 2006). En effet, l’analyse s’est terminée seulement lorsque ce système catégoriel fut solide, soit au moment où les deux catégories centrales ont été organisées de manière à comporter chacune trois sous-catégories. Ces dernières constituent des variations qui témoignent de la complexité des catégories centrales (Brunet, 2009).

4. Présentation sommaire des résultats

Cette section présentera les deux catégories centrales, soit L’émergence de reviviscences filiales polymorphes et L’élaboration psychique du projet de famille : des reviviscences polymorphes aux négociations multiples, ainsi que leurs sous-catégories.

4.1 Première catégorie centrale

L’émergence de reviviscences filiales polymorphes rend compte de différents phénomènes chez les primipères rencontrés à l’égard du maternel, du paternel et de leur trajectoire filiale. Le qualificatif polymorphe octroyé aux reviviscences dans le titre de la catégorie centrale n’est pas sans raisons. En effet, comme il a été mentionné ci-haut, les reviviscences peuvent apparaître sous forme de souvenirs conscients, mais aussi sous une forme moins élaborée, métabolisée par la psyché et donc plus proche de la trace d’origine. Elles prennent alors la forme d’agirs, à savoir des comportements impulsifs ou non réfléchis. Par exemple, un des participants vit une période de régression alors qu’il a recommencé une consommation quotidienne de cannabis tel qu’il le faisait à l’adolescence. Elles prennent aussi la forme d’affects; des angoisses, de la frustration par rapport à une autre personne ou à une situation actuelle. Par exemple, un devenant père ne fait pas le lien entre son sentiment d’être lésé de ne pas avoir sa place, alors qu’il racontait au préalable ne pas l’avoir eue dans sa famille. Cette catégorisation se décline en trois sous-catégories.

4.1.1 Rapprochement avec le maternel

Cette sous-catégorie dépeint des phénomènes où les hommes se tournent vers le maternel : la mère intériorisée, la mère réelle ou la femme-mère en devenir. Ils recherchent la contenance maternelle, par exemple en se confiant à leur mère. Le rapprochement avec le maternel peut se faire par la voie identificatoire. Par exemple, ils investissent leur parentalité en prenant à leur compte les héritages maternels qu’ils veulent transmettre à leur enfant, comme la passion pour la cuisine, ou encore la présence affectueuse de leur mère. L’identification peut également se faire de façon plus inconsciente à l’égard de leur conjointe, notamment lorsque les devenants pères présentent les mêmes symptômes de grossesse que leur conjointe. Un participant racontait uriner plusieurs fois par nuit comme elle, ce qui ne lui est pas habituel. Un autre disait avoir pris du poids, car il mangeait comme sa conjointe, aux mêmes moments qu’elle. Cette identification est complexe puisqu’elle se produit à l’insu du participant et ouvre sur plusieurs hypothèses cliniques. Est-ce que ces hommes tentent d’atténuer leur position de tiercéité au sein de la triade père-mère-bébé au cours de la grossesse? Est-ce une reprise du fantasme archaïque de fusion avec la mère, qui implique l’indifférenciation des sexes ou le refus de la différence sexuelle avec la femme-mère?

4.1.2 Rétrospectives de pères

Ici, le mot rétrospective comporte un double sens et c’est pourquoi il est mis au pluriel. Il désigne à la fois le phénomène de remémoration de ce qui s’est passé avec le père ainsi que le bilan fait par le devenant père quant à l’état actuel du lien père-fils. Selon la première acception, un phénomène commun à la plupart des participants est le rappel des conflictualités père-fils. En effet, comme exemplifié ci-haut, certains participants évoquent l’absence ou le désinvestissement affectif du père durant l’enfance. Deux d’entre eux ont parlé de la violence verbale ou physique de leur père à leur endroit. Les participants formulent un bilan de leurs héritages paternels. Bien que la plupart se remémorent l’inadéquation ou l’absence de leur père, ils reconnaissent avoir intériorisé leurs valeurs de pourvoyeur, telle l’assiduité au travail, et de loyauté, dont le respect de ses engagements. Toutefois, le conflit lié à l’absence paternelle les mène à créer des contre-identifications. En effet, ils créent un projet de paternité sous le signe de l’implication auprès de leur enfant, et ce, tant sur le plan des soins physiques et que sur celui des besoins émotionnels. Finalement, les participants formulent un bilan de leur relation actuelle avec leur père. Certains constatent soit une résignation quant au lien affectif non advenu ou insuffisant, soit une amélioration du lien père-fils. D’autres réalisent que leurs pères respectifs avaient fait de leur mieux dans le contexte de l’époque. Finalement, quelques-uns révèlent un espoir que l’arrivée de l’enfant génère un rapprochement entre eux.

4.1.3 Revisites de sa trajectoire filiale

Pour l’appellation de cette sous-catégorie, le mot visite signifie « action de parcourir, de visiter ». L’ajout du préfixe re vient mettre en lumière que les participants revoient leur trajectoire de familiale. De plus, le de doit être ici compris dans le sens de « depuis » : depuis leur place au sein de leur famille et depuis leur passage à la paternité. Ainsi, à l’aube de la naissance de l’enfant, plusieurs souvenirs d’enfance émergent à leur mémoire. Des souvenirs heureux et malheureux ont été confiés dans une grande ouverture et authenticité, comme le divorce des parents pour l’un, le décès de son père pour un autre, ou encore l’adolescence difficile d’un dernier. Ensuite, parmi les revisites de l’histoire, le thème de l’inscription filiale est saillant dans le discours des participants. Certains font le constat d’une inscription en continuité alors qu’ils mentionnent un sentiment d’appartenance familiale par les héritages, les idéaux ou les intérêts communs avec la famille. D’autres envisagent plutôt une inscription en porte-à-faux par un phénomène de désidentification (ou de contre-identification). Notamment, deux participants racontent comment ils sont différents de leur famille. L’un d’entre eux souligne à quel point il se différencie d’elle par ses valeurs gauchistes et communautaires, venant d’une famille traditionnelle et capitaliste. Ces reviviscences mettent en lumière l’importance au sein du devenir père des enjeux d’identification et d’individuation du sujet vis-à-vis de sa famille.

En définitive, l’explicitation sommaire des trois sous-catégories montre que le passage à la paternité est intriqué à l’historicité par les reviviscences qu’il génère. Au terme de cette présente section, le choix du qualificatif polymorphe lié à ces reviviscences paraît plus évident. En effet, cette partie a relevé leurs différentes formes : des souvenirs construits, le retour de frustrations, des agirs, la reprise de l’identification maternelle. Les reviviscences s’incarnent aussi par des mises au point, des bilans quant à l’inscription filiale, aux legs reçus des figures parentales ou de leurs substituts, comme un oncle ou un grand-parent. Elles actualisent également des conflictualités relatives à leur filiation, notamment l’impression de s’être développé en marge de leur famille. En définitive, les reviviscences concernent des moments de la trajectoire de vie qui ont marqué le développement identitaire des participants rencontrés.

4.2 Deuxième catégorie centrale

La seconde catégorie centrale, soit L’élaboration psychique du projet de famille : des reviviscences polymorphes aux négociations multiples, s’imbrique à la première. La notion d’élaboration psychique est un concept psychanalytique qui se définit comme suit :

[…] le travail de la pensée qui lie et associe les représentations psychiques entre elles et par le biais du langage, et qui les conduit, à travers des traductions successives et des réseaux d’associations symboliques mis en oeuvre par les fantasmes, à évoluer du stade des processus primaires à celui des processus secondaires

de Mijolla, 2005, p. 524

Donc, depuis les reviviscences, l’élaboration du projet de famille exige différentes négociations pour atteindre une construction psychique à la hauteur des idéaux des participants. Ce phénomène d’élaboration se décline selon les trois objets qui étayent le projet de famille et que le père est appelé à investir psychiquement, à imaginer, à fantasmer : l’enfant, la famille et le soi comme père. Chacun de ces objets constitue une sous-catégorie qui sera explicitée dans les prochains paragraphes.

4.2.1 Penser son enfant : superpositions de l’enfance sur l’enfant à venir

Un phénomène observé dans le discours des participants rencontrés consiste en l’appui des devenants pères sur leur propre histoire, leurs souffrances, leurs carences et leurs joies infantiles pour imaginer leur enfant. En effet, ils tendent à investir psychiquement leur enfant sous un mode narcissique, soit à partir d’eux-mêmes et de leurs enjeux saillants. D’une part, certains devenants pères anticipent un plaisir à se voir dans l’enfant, à générer une descendance « à leur image », à voir s’incarner dans l’enfant une partie d’eux-mêmes. D’autre part, ils tendent à s’imaginer les besoins de l’enfant à partir de leurs propres carences : le besoin de dépendance infantile ou de tendresse chez les devenants pères dont les parents n’ont pas été suffisamment présents affectivement, ou encore le besoin d’être reconnus dans leur singularité et soutenus dans leurs mouvements d’épanouissement personnel pour ceux qui ont senti du jugement ou un manque d’encouragement de la part de leurs parents. Il sera explicité plus loin comment cette identification à l’enfant permet une réparation des blessures réactivées à l’occasion de la grossesse de la conjointe.

4.2.2 Penser sa famille : (Re)positionnements des héritages et de la filiation

Un autre phénomène qui a émergé des données consiste en l’impératif de se repositionner au sein de sa filiation. Spécifiquement, pour générer des représentations psychiques relatives au projet de famille, les participants ont été appelés à se repositionner par rapport à leurs héritages. Ce phénomène se produit sur trois plans : 1) en devenant pères, ils se repositionnent au sein de leur généalogie; 2) ils positionnent leur projet de famille vis-à-vis de leur filiation afin que celui-ci corresponde davantage à leurs désirs et idéaux; 3) ils positionnent leur enfant à venir au sein de leur filiation. Le préfixe re- au terme positionnement est entre parenthèses puisque la sous-catégorie évoque parfois la nouvelle posture induite par le contexte de parentalisation et d’autres fois elle réfère à une reprise d’une posture déjà existante.

D’abord, l’élaboration du projet de famille exige que les devenants pères réfléchissent à leur place au sein de leur famille. Pour l’un d’entre eux, la parentalité constitue une occasion de redorer son blason au sein de la famille, passant du « marginal » au « bon garçon rangé ». Un autre raconte qu’il y voit l’occasion d’affirmer son affranchissement vis-à-vis des traditions familiales. En effet, il évoque le désir d’éduquer son enfant en rupture avec certaines valeurs familiales, dont la surconsommation et l’individualisme. En ce sens, les devenants pères doivent aussi se repositionner quant à leurs héritages psychiques pour élaborer un projet de transmission. Certains veulent enseigner à leur enfant les héritages reçus de leur famille. Par exemple, des participants ont décrit l’importance de transmettre des valeurs de leur père, telles que l’assiduité, la persévérance et l’engagement au travail, des héritages provenant de la mère, comme la passion pour la cuisine, ou encore issus des grands-parents, comme l’intérêt pour la nature. Par ailleurs, comme il en a été question précédemment, le projet de famille peut aussi être envisagé en rupture avec certains héritages, liés à des blessures psychiques. Dans ce cas-ci, les devenants pères refusent que leur enfant vive les mêmes souffrances qu’eux, ce qui les amène par exemple à imaginer une parentalité plus affectueuse ou plus engagée que celle de leurs parents. Finalement, ils sont appelés à réfléchir sur la manière dont ils souhaitent inscrire leur enfant et leur future famille au sein de leur propre famille. Certains participants qui se sont déjà marginalisés vis-à-vis de leur famille souhaitent que la famille en devenir permette cette individuation, notamment en transmettant des valeurs développées en réaction à leurs liens filiaux, comme les valeurs de gauche plutôt que de droite. D’autres souhaitent que leur enfant ait une place à part entière et préconisent l’épanouissement d’un lien entre l’enfant et les grands-parents. En définitive, le projet de famille implique un travail de négociation des héritages reçus et revivifiés dans l’esprit des hommes rencontrés.

4.2.3 Penser sa paternité : synthèses des héritages en avatars

Le dernier objet impliqué dans l’élaboration psychique du projet de famille est « le soi comme père », à savoir l’identité paternelle. Or un tel phénomène exige un travail de synthèse qui a été mis en lumière au sein de la dernière sous-catégorie Penser sa paternité : synthèse des héritages en avatars. Ici, le mot synthèse est sciemment utilisé pour sa nature polysémique. Il désigne deux phénomènes qui sous-tendent l’édification de la paternité, qui réfèrent à son nom commun et à son verbe. C’est pourquoi d’ailleurs il est employé au pluriel. D’abord la synthèse renvoie à la mise en commun, au rassemblement. Les sources d’inspirations qui alimentent l’élaboration du projet de paternité sont en effet multiples : les identifications du passé, dont des figures parentales ou des mentors, du présent, dont les amis, les professionnels ou autres ressources actuelles, et les contre-identifications actuelles ou passées telle l’attitude paternelle distante. En corollaire, les participants construisent leurs représentations de leur paternité en lien avec leurs identifications et contre-identifications. Ainsi, le mot synthèse est aussi utilisé dans le sens du verbe synthétiser, comme les cellules qui dégradent une protéine pour l’assimiler au sein de l’organisme. Les devenants pères sont en effet appelés à rassembler, à transformer, à remanier leurs reviviscences, leur vécu actuel et leurs connaissances pour créer des avatars, soit des représentations de la paternité idéale. En ce sens, l’usage du terme avatar réfère ici à la métamorphose ou au produit transformé (Garnier & Vinciguerra, 2004).

Quels sont ces avatars, ou ces représentations de la paternité idéale? L’exercice de construction psychique du projet de famille varie selon les personnes, leurs histoires, leurs héritages. Certains veulent reproduire l’attitude paternelle de leur oncle ou d’un autre modèle significatif. D’autres imaginent une paternité qui ressemble davantage au côté maternant de leur mère, personnifiant du même coup les concepts du mère-père développés entre autres par Naouri (1985). Des devenants pères rencontrés vont jusqu’à refuser une différence entre le père et la mère. L’un d’entre eux a d’ailleurs mentionné qu’outre l’allaitement, il compte s’impliquer tout autant que sa conjointe dans les soins nourriciers et affectifs. Un autre participant mentionnait que la distinction père et mère est désuète et que l’appellation parent est maintenant plus appropriée. Ces discours renvoient aussi au phénomène d’androgénéisation des rôles parentaux, évoqués notamment dans les travaux de Le Camus (2000, 2002) et de Schneider (2007). Finalement, malgré la reviviscence des conflictualités avec leur père, la plupart ont mentionné le désir d’endosser une posture paternelle similaire sur les plans de la protection, de la pourvoyance, de la transmission de valeurs et de l’autorité. Ceci démontre que leur père n’est pas désinvesti de leur scène psychique malgré la conflictualité revivifiée.

Pour conclure cette section sur les résultats de l’analyse qualitative, il convient de retenir que la construction des représentations de l’enfant, de la famille et de soi comme père est imbriquée à la notion d’historicité (soit le bagage conscient, préconscient et inconscient issu de l’histoire personnelle et ses effets dans l’actuel). Toutefois, pour encore mieux saisir les influences réciproques entre l’historicité et le devenir père, des propositions conceptuelles seront développées à partir des deux métacatégories qui ont été mises au jour par la recherche.

5. Propositions conceptuelles par modélisation

Pour mieux saisir les influences réciproques entre l’historicité et le devenir père, des propositions conceptuelles seront développées ici-bas, et ce à partir des deux méta-catégories mises au jour par la recherche.

5.1 Le rouage synergique

La Figure 1 donne un aperçu de la façon dont les deux métacatégories s’imbriquent l’une et l’autre.

Figure 1

Rouage synergique du devenir père intégrant l’ensemble des catégories

Rouage synergique du devenir père intégrant l’ensemble des catégories

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Ce rouage permet de représenter comment les différents éléments compris dans les deux catégories s’inter-influencent; les constructions psychiques du projet de famille émergent des reviviscences et des négociations, qui sont elles-mêmes générées par la rencontre entre le travail d’élaboration psychique et les reviviscences. Il y a donc un rouage dans lequel les différents éléments s’alimentent les uns les autres. À titre d’exemple, un participant mentionnait avoir peur de ne pas suffisamment désirer son enfant, alors qu’il mentionne durant l’entretien que lui-même n’était pas désiré par son propre père, de sorte qu’il a toujours senti une distance affective de sa part. Il a décrit l’importance pour lui d’être présent et que son enfant se sente bien accueilli et accompagné, refusant par le fait même la reproduction d’un lien intergénérationnel inadéquat. Dans le même sens, un autre devenant père rencontré envisage sa paternité comme une occasion de vivre un lien père-fils sain, ce qui lui a manqué durant l’enfance. Un autre se rappelle comment sa mère était ouverte à jouer avec lui en l’absence de son père. Il souligne que l’assiduité et la constance affective de celle-ci constituent des référents centraux pour sa propre parentalité. Ces exemples démontrent bien comment les négociations multiples, issues des reviviscences polymorphes – notamment les souvenirs qu’ils ont racontés – ont permis l’édification de représentations d’un projet de famille idéale.

5.2 Le modèle de la gestation psychique, le fantasme et l’idéal

Après avoir démontré l’innervation sous forme de rouage, les phénomènes psychiques induits par le devenir père peuvent aussi être considérés comme un processus maturatif, dont l’aboutissement est la construction psychique d’un projet de famille idéale (voir la Figure 2).

Figure 2

Modèle de la gestation psychique

Modèle de la gestation psychique

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L’élaboration du projet de famille peut donc être réfléchie sous l’angle de la gestation psychique, notion utilisée notamment par Darchis (2005). À l’instar de la grossesse, il se produit chez le devenant père un processus gestationnel, voire maturatif, durant lequel se produit un travail de construction de représentations psychiques du projet de famille : de l’enfant, de la famille et du « soi comme père ». Il est à noter que cette proposition conceptuelle se veut une métaphore déclinant les différents phénomènes à l’oeuvre dans le devenir père et qui cherche à mettre en lumière que, tout comme la femme, l’homme porte en lui un projet qui croît.

Ce processus maturatif est jalonné de fantasmes conscients, préconscients et inconscients. À ce sujet, il faut en préambule introduire la perspective psychanalytique du fantasme, terme qui peut parfois être équivoque ou confus. Dépendamment des sous-courants psychanalytiques, il peut être considéré comme inconscient ou être confondu avec la fantaisie consciente. Spécifiquement, selon Laplanche et Pontalis (1967/2007), le fantasme peut s’incarner sur les scènes préconsciente et consciente en prenant la forme de rêves diurnes, soit des fantaisies ou des fictions que le sujet s’imagine à l’état de veille. Or, selon ces psychanalystes, une telle rêverie s’enracine dans des fantasmes inconscients. En effet, une activité fantasmatique existe au niveau inconscient et elle vise une satisfaction pulsionnelle. Pour se faire, elle peut prendre la voie de la rêverie diurne. En d’autres termes, les fantaisies consistent en des créations imaginaires conscientes ou préconscientes qui traduisent des fantasmes inconscients tout en tenant compte du principe de réalité. Étant au service du désir, ces fantaisies visent et procurent un sentiment de satisfaction (de Mijolla, 2005). Il est à noter que ces conceptions de la fantaisie et du fantasme réfèrent principalement à la première topique freudienne. Si l’on se fie aux auteurs postfreudiens, dont Bion (1962/2003) et Roussillon (2003), les fantaisies diurnes et les fantasmes inconscients sous-jacents font partie intégrante du travail de construction de représentations, dont celles relatives au projet de famille.

Ainsi, à l’instar de la figure précédente, les fantasmes conscients, préconscients et inconscients jalonnent l’ensemble de la trajectoire maturative qui mène à la paternité. Dans le cadre de cette recherche, certaines fantaisies furent mentionnées au sein du discours manifeste. Dès l’activation du désir d’enfant, soit le point de départ du processus de gestation psychique chez les devenants pères rencontrés, il est possible d’en retracer quelques-unes. Certains veulent assouvir des carences affectives infantiles alors que d’autres participants cherchent à perpétuer la généalogie. Ensuite, les reviviscences et négociations multiples suscitent différents fantasmes périnataux. Bien que les entretiens de recherche n’aient pas permis de mettre en lumière l’ensemble des fantasmes inconscients sous-jacents aux rêveries diurnes, quatre grandes catégories de fantasmes et fantaisies diurnes ont pu être conceptualisées, comme le démontre la Figure 3.

Figure 3

Les fantasmes périnataux

Les fantasmes périnataux

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D’abord, des fantasmes de réparation sous-tendent plusieurs fantaisies élaborées par les participants. Ils renvoient à la superposition de leurs propres enjeux sur l’enfant à venir, notamment leurs blessures narcissiques ou leurs traumatismes infantiles. Les fantasmes de réparation se situent à deux niveaux. L’enfant blessé au sein du sujet est projeté sur l’enfant à venir, de sorte que les devenants pères cherchent à réparer leurs blessures en prenant soin de l’enfant comme ils auraient voulu que l’on prenne soin d’eux. Il y a donc l’opportunité de réparer leur propre infantile alors que le soi comme père incarne l’agent réparateur de la partie d’eux blessée et projetée sur l’enfant imaginaire. Ensuite, ils peuvent imaginer une parentalité qui leur permet de vivre ce qu’ils n’ont pas pu vivre enfant, telle une occasion de rattraper un échappé. Il se crée alors des représentations d’une famille qui vient combler les lacunes en souffrance depuis l’enfance. Par exemple, plusieurs envisagent la paternité comme la possibilité de vivre enfin une relation père-fils saine.

Concernant les fantasmes de rupture, ils sous-tendent la fantaisie d’éviter la répétition de travers intergénérationnels, notamment par le refus de s’identifier aux lacunes paternelles intériorisées. Ainsi, les participants cherchent à rompre avec une dynamique familiale, avec des valeurs, avec des modes d’éducation, avec le vécu d’absence affective. Ce phénomène peut aussi passer par une identification à l’enfant, alors que le devenant père refuse que son enfant vive les mêmes souffrances ou carences que lui. Par exemple, un participant envisage d’outiller son enfant pour qu’il ne vive pas l’intimidation à l’école comme il l’a lui-même vécue.

Ensuite, les fantasmes de continuité concernent la pérennité de certaines transmissions de dynamiques et d’héritages familiaux. Ils sont pour la plupart du temps conscients, décrits par les participants comme des scénarios idéaux. Ils s’incarnent de différentes manières : par le projet d’adopter une posture parentale similaire à celle de leurs parents, notamment l’affection maternelle ou la pourvoyance de leur père; par le désir de reproduire des relations satisfaisantes, comme le lien entre un devenant père et son propre père ou une autre figure paternelle significative; par le fantasme de transmettre des héritages. Ainsi, des participants veulent transmettre la passion pour la cuisine qu’ils ont reçue de leur mère ou encore les valeurs d’engagement professionnel de leur père.

Finalement, les fantasmes de dépassement se révèlent par les fantaisies élaborées par certains de dépasser des enjeux personnels, relationnels ou intergénérationnels. Un participant souhaite par exemple se rapprocher de son père à l’occasion de l’arrivée de l’enfant pour ainsi dépasser l’écueil relationnel père-enfant. D’autres tendent à investir d’autres personnes pour dépasser la position d’attente à l’égard de leurs parents et, par conséquent, à se tourner vers d’autres ressources identificatoires. Finalement, certains cherchent à dépasser leurs propres enjeux à l’occasion de la paternité, comme celui d’avoir de la difficulté à s’établir ou améliorer certains traits de caractère comme l’impatience.

Étant donné que cette construction s’appuie sur des fantasmes conscients, préconscients et inconscients émergeant des reviviscences et des négociations qu’elles suscitent, le substantif idéal a été joint à la construction psychique du projet de famille. La plupart des participants ont tenu un discours idéalisé, repoussant leurs angoisses relatives quant au fait de devenir père, et ce, au profit d’une idéalisation du projet. Pour bien comprendre l’usage de l’idéalisation dans le processus du devenir père, il importe de s’attarder à la notion d’Idéal du Moi paternel.

5.3 L’Idéal du Moi paternel et l’usage de l’idéalisation dans le devenir père

Comme il a été démontré sous différentes facettes, l’exercice de penser à son enfant, à sa famille et à soi-même comme un père provoque l’intrication des reviviscences et de l’imaginaire. Par conséquent, en plus des élaborations théoriques explicitées précédemment, il faut approfondir la proposition selon laquelle la construction de représentations de la famille, notamment celle de l’identité paternelle (le soi comme père) implique l’idéalisation. Selon le Vocabulaire de psychanalyse (Laplanche & Pontalis, 1967/2007), l’idéalisation est un « processus psychique par lequel les qualités et la valeur de l’objet sont portées à la perfection » (p. 186). Concernant l’émergence de l’identité paternelle, le concept de soi comme père est envisagé comme sans faute par la plupart des participants. Ces derniers considèrent en effet être en mesure de réaliser des actions, d’avoir des attitudes et de promouvoir des valeurs qui correspondent à leurs idéaux.

De plus, cette idéalisation ne peut pas, pour le moment, être démentie par la réalité : les entretiens de recherche ayant lieu avant la naissance de l’enfant, leurs représentations n’ont pas rencontré le réel. Elle fait donc partie intégrante de la représentation imaginaire de soi-même comme un père, et se retrouve, du même coup, impliquée dans l’investissement narcissique de l’identité paternelle. En ce sens, le devenir père implique la notion d’Idéal du Moi, évoquée antérieurement, qui consiste à une instance de la personnalité qui intègre le narcissisme, les identifications aux figures parentales et aux idéaux collectifs, et qui prend la forme d’ambitions que l’on cherche à réaliser (Laplanche & Pontalis, 1967/2007; Lussier, 2006). À la lumière de cette définition, l’Idéal du Moi constitue en lui-même une synthèse de différents éléments. La proposition qui s’ensuit est qu’au sein de cet Idéal du Moi existe un Idéal du Moi paternel, à savoir qu’il y a des idéaux qui sous-tendent et nourrissent l’identité paternelle. Tel que le dévoile la Figure 4 ci-dessous, cette proposition conceptuelle suggère une intégration d’éléments déjà mentionnés précédemment, mais cette fois-ci de manière à leur conférer un rôle au sein du développement de l’identité paternelle idéale.

Figure 4

L’Idéal du Moi paternel

L’Idéal du Moi paternel

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Bien que distincts dans cette figure, ces concepts se chevauchent et s’amalgament. D’abord, les représentations de la future paternité chez les devenants pères rencontrés sont alimentées par les repères identificatoires et contre-identificatoires relatifs aux parents, par exemple, chez certains participants, la paternité idéale implique de ressembler à la mère et de s’éloigner de l’absence du père. Les participants abondent ainsi dans le sens du phénomène d’éclatement du modèle du père traditionnel au profit d’une paternité privée et affective (Noël & Cyr, 2009). Néanmoins, il reste des vestiges de la paternité traditionnelle et des identifications paternelles alors que les participants, à l’instar de leur propre père, endossent le rôle et les valeurs du pourvoyeur.

Parmi les autres identifications qui étayent l’Idéal du Moi paternel se retrouvent celles relatives à l’enfant. Les hommes rencontrés s’imaginent en effet une paternité qui éviterait que leur progéniture vive les mêmes souffrances et carences qu’eux, et qui répéterait les bonheurs vécus. L’Idéal du Moi paternel s’enracine aussi dans des souvenirs heureux sur lesquels les devenants pères veulent calquer leur projet de famille, animés par le désir de vivre ces expériences avec leur enfant.

Dans le même sens, ces repères identificatoires relatifs aux parents et à l’enfant génèrent des fantasmes périnataux, alors que les devenants pères envisagent une posture parentale qui répare, dépasse, répète ou rompt avec leur histoire et les modèles familiaux.

Finalement, les résultats de l’analyse révèlent que les participants ont recours à des ressources outre-parentales : des figures parentales substitutives, des pairs (amis, fratrie) ou des écrits. Ils les utilisent parfois comme modèles, comme un participant qui se réfère aux soins des grands-parents maternels, ou comme contre-modèles, tel un autre qui ne veut pas exercer sa paternité comme le font certains amis.

Force est de constater que l’Idéal du Moi paternel des participants se rapproche des conceptions du « nouveau père » en 2018. En effet, les participants décrivent un projet de paternité fondé sur l’affection, la participation aux soins nourriciers, la présence dans le jeu, et, en ce sens, ils incarnent le papa poule ou le père-mère évoqués par Le Camus (2000) et Naouri (1985). Cet idéal de la paternité corrobore l’androgynie des rôles parentaux (Schneider, 2007).

En somme, le « soi comme père » s’érige sur le mode de l’idéalisation et s’inspire de l’histoire du sujet, des identifications, des héritages et des ressources qui se sont présentés durant sa trajectoire de vie. Ainsi, le travail de recherche sur les influences réciproques entre le devenir père et l’historicité a débouché sur la question de l’usage de l’idéalisation dans le devenir père. Enraciné dans les données, l’objectif de la recherche a en effet conduit au constat que les fantasmes et les idéaux qui en découlent font partie intégrante du processus de devenir père. Au terme de l’analyse et du travail de conceptualisation, il apparaît que ces scénarios idéaux sont au service du narcissisme de vie puisqu’ils permettent au sujet d’étayer ses pulsions de vie et d’autoconservation au profit d’un projet idéalisé qu’est la parentalité (Green, 1983/2007). En effet, en refusant d’être submergés par l’angoisse, les devenants pères tendent à utiliser leurs reviviscences, leurs souffrances, pour générer des représentations idéalisées. Ces idéalisations préparent ainsi le Moi au futur, notamment par le biais de l’Idéal du Moi. Ainsi envisagées, ces idéalisations peuvent être considérées comme étant saines, car de cette manière le sujet s’investit dans le projet de parentalité. Elles peuvent également assurer un sentiment de continuation d’existence (Winnicott, 1969/1992) alors que le père en devenir poursuit sa descendance et remplit ainsi sa dette de vie (Moreau, 2001).

Conclusion

Cet article visait une présentation sommaire d’une recherche doctorale, notamment le partage des résultats de l’analyse et les propositions conceptuelles originales en découlant. Spécifiquement, l’originalité de cette étude réside d’abord dans le choix de ne pas recruter des devenants père sur la base d’un problème de santé mentale. En effet, le passage à la paternité a souvent été étudié auprès de populations présentant des troubles psychopathologiques (Ebtinger, 2005; Moreau, 2001). Sa singularité se situe également dans le choix de la méthodologie puisque les études en péripaternité sont plutôt érigées selon des paradigmes quantitatif et hypothéticodéductif (Brennan, Marshall-Lucette, Ayers, Ahmed, 2007; Clinton, 1986). En fait, il ne semble pas exister ailleurs de recherches issues spécifiquement de la méthodologie de la théorisation enracinée ayant permis l’élaboration de propositions conceptuelles d’orientation psychanalytique sur le devenir père. Finalement, la notion d’historicité apporte un angle original à l’étude du passage à la paternité.

Ainsi, après avoir mis en contexte la mise en place de la recherche doctorale de la première auteure, dont l’objet était l’étude des influences réciproques entre l’historicité et le devenir père, quelques concepts sensibilisateurs ont sommairement été explicités. La partie sur la méthodologie a décrit le déroulement de l’analyse qualitative. Puis, la présentation des résultats a exposé les deux catégories centrales et leurs sous-catégories. Finalement, trois propositions conceptuelles modélisées ont été décrites. Le modèle du rouage synergique a d’abord mis en évidence les interinfluences des reviviscences, les négociations psychiques et les représentations du projet de famille. Le modèle de la gestation psychique a ensuite fourni une autre perspective en relevant notamment des fantasmes des participants quant au projet de famille. Les observations provenant de leurs discours ont mené au constat d’un phénomène d’idéalisation au sein du devenir père, qui a été identifié comme étant au service de l’Idéal du Moi dans la construction de l’identité parternelle alors que les scénarios idéalisés aident les devenants pères à se préparer à la paternité.

Il est grandement souhaité que les résultats et conceptualisations issus de cette recherche favorisent une sensibilité chez les cliniciens en périnatalité quant à l’existence de phénomènes intrapsychiques se produisant chez les devenants pères. D’ailleurs, certains participants ont utilisé les entretiens de recherche comme une tribune pour exprimer un besoin de parler et de dénoncer un manque de considération à leur égard, notamment de la part du personnel soignant ou des proches. Par ailleurs, il apparaît essentiel de considérer certains comportements ou symptômes comme étant des reviviscences. Ceux-ci peuvent faire l’objet de jugement alors qu’ils témoignent d’une régression vers des enjeux qui n’ont pas pu être suffisamment traités par la psyché pour apparaître sous forme de souvenir. Ils prennent plutôt la forme d’agirs, comme le surinvestissement des amis durant la grossesse pour l’un des participants, la reprise de la consommation de cannabis pour un autre. Les lecteurs devraient donc envisager de tels agirs survenant à l’occasion de la paternité comme des tentatives de métaboliser psychiquement des contenus qui n’ont pas pu encore l’être. Ce souhait rappelle d’ailleurs la strophe du poème Liminaire de Gaston Miron (1970/1999) : « Je ne suis pas revenu pour revenir, je suis arrivé à ce qui commence » (p. 19).