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1. Contribution

Notre démarche sera celle de l’école française d’analyse du discours, et nous nous placerons plus particulièrement dans la continuité de Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau. Nous nous intéresserons aux mécanismes énonciatifs et au rôle du contexte dans l’élaboration des discours de deux guides touristiques : le Guide Gallimard (ci-après GG; Fève et Milledrogues 2001) et le Guide du Routard (ci-après GR ; Gloaguen 2004). Ces guides ont été choisis car l’un dans la tradition dite « littéraire », l’autre plus pratique, les deux avec le même macro-référent : le Cambodge.

À la suite d’Émile Benveniste pour qui « l’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste 1966 : 80), l’énonciation est définie comme l’acte individuel de création, de production et d’utilisation de la langue dans un contexte déterminé, ayant pour résultante l’énoncé. C’est cette dimension contextuelle qui sera notre fil conducteur, pour étudier le mode de donation de l’espace « guidé » dans les guides touristiques. Il s’agira de montrer comment un discours à visée foncièrement didactique tel que celui des guides touristiques s’ancre à la fois dans du culturel et dans du social. Dans la mesure où l’institution d’un savoir partagé se fonde sur des représentations communes et induites, elle s’inscrit dès lors dans une construction d’identités. Le discours trouve son fondement dans l’interprétation qu’en fait le lecteur, lui-même inséré dans une situation donnée et dans un contexte social avec les compétences linguistique et encyclopédique qui en découlent. Le discours est par conséquent une entité empirique sujette à un conditionnement qui se concrétise par un contrat tacite entre les contraintes sociales, institutionnelles, le lecteur et le locuteur. Ce conditionnement n’est autre que le genre. En écho à Mikhaïl Bakhtine, des auteurs comme Jean-Michel Adam, Dominique Maingueneau, Sophie Moirand ou Catherine Kerbrat-Orecchioni se sont largement penchés sur cette question du genre discursif. Il est aujourd’hui posé que le contrat générique et les représentations induites, sur lesquelles repose la portée pragmatique du texte, sont tout aussi décisifs dans l’élaboration que dans la réception du discours touristique dans sa globalité. Ce discours se fonde sur l’identité culturelle du lecteur. Cette identité a été définie par les anthropologues comme un espace et des habitudes que partage une même collectivité (Saadi 2006 : 188).

À cet égard, nous analyserons l’institution d’un savoir partagé à travers la thématique de la spatialité, en étudiant la relation locuteur/lecteur sous l’angle d’un lecteur à la fois « sédentaire » et « ambulant » car elle nous semble induire une dynamique discursive assez caractéristique. En effet, selon nous, le locuteur s’adresse à un lecteur que nous avons caractérisé d’ « ambulant », par opposition au lecteur  « sédentaire », statique, qui prépare son voyage ou qui revient sur son voyage en relisant son guide. Le lecteur ambulant, en revanche, est dynamique, in situ, il se déplace sur le site dont il lit la description. Il voit ce qu’il lit et actualise le discours par sa lecture aussi bien que par ses actes. Cet angle prolongera la réflexion sur les liens entre l’objet extra-discursif (le référent, ici le site à visiter) et la représentation que s’en fait le lecteur. L’étude de quelques extraits choisis sur Phnom Penh et les Temples d’Angkor révèlera que la notion d’espace s’élabore dans le discours par la mobilisation de représentations socioculturelles.

2. Représentation de l’espace « guidé »

Bien que le discours des guides touristiques dépasse souvent la simple approche utilitaire du lecteur-touriste (« opératoire » selon le géographe Gilles Chabaud (Chabaud 2000 : 10) : où dormir ? que faire ? que manger ? où manger ?), la vision de l’ « utile » pour le lecteur-touriste y est omniprésente. Elle lui permet de développer « sa propre représentation de l'espace, largement induite par les a priori sociaux et culturels portant sur le lectorat supposé de ces ouvrages » (Nordman 2000 : 436). Comme le guide s’adresse à un lecteur potentiellement  « ambulant », qui se déplace au sein de l’espace à découvrir, Chabaud (2000 : 10) préfère la désignation de « lecteur itinérant », considérant que le lecteur ambulant reste potentiellement un « consommateur d’itinéraires » (Knafou 2000 : 472). Toutefois, cette caractérisation nous semble trop restrictive, car que le lecteur-touriste décide ou non de suivre l’itinéraire suggéré, la description de l’espace prend en compte sa mobilité intrinsèque.

Ainsi, le guide doit répondre au contrat pragmatique dont il subit les contraintes, avec deux objectifs premiers : le repérage sur place et la découverte de l'offre culturelle des curiosités locales. Découvrir et repérer sont donc les fils conducteurs de cette mise en discours des guides touristiques :

Frustes nomenclatures ou choix d'itinéraires, énumération de renseignements ou descriptions détaillées, simples outils de repérage ou instruments sophistiqués, les guides imprimés ne cessent de se référer à l'espace et de représenter des espaces. Leur fonction même se justifie par la tension qu'ils s'efforcent de réduire, pour le lecteur, entre la diversité topique de leur objet et l'unité qu'ils lui supposent et qu'ils recomposent, celle d'un espace de conduite et de découverte dont ils articulent les différentes dimensions géographiques, historiques, politiques, institutionnelles, sociales, économiques, etc.

Chabaud 2000 : 10

C’est cette tension entre la « diversité topique de l’objet » (la réalité extradiscursive) et l’« unité » proposée (la réalité discursive) que les guides mettent en discours et qu’ils manient pour construire leur spécificité. Le discours des guides donne donc lieu à plusieurs « strates » de différents types de spatialités, dont chacune prend part à l’organisation systémique de l’espace.

  1. La première est extra-discursive; c’est l’espace du monde du réel.

  2. La deuxième relève de la représentation de l’espace qui se développe dans le discours, c’est l’espace « utile », puis l’espace « guidé ».

  3. La troisième est induite par la deuxième : il s’agit de la mise en discours touristique, la macrostructure ou comment l’espace « guidé » peut devenir « utile » et pratique pour le lecteur.

Le référent (dans son acception linguistique ou le « site » dans son acception géographique et touristique) à découvrir peut être un pays, un paysage, un monument ou un ensemble de monuments reliés par un circuit à accomplir. Cette découverte s’avère double. En premier lieu, elle peut s’opérer par simple lecture (descriptif historique, géographique) et n’est alors pas destinée à être contemplée. Elle relève de la connaissance factuelle car le lecteur reste sédentaire. En second lieu, elle ouvre la possibilité d’allier cette lecture à une visite, ce qui conduit la connaissance issue de la lecture du guide à être prolongée par une reconnaissance visuelle des sites ou auditive (la langue locale). C’est le cas chez un lecteur qui devient ambulant. S’adresser à ce lecteur ambulant oblige le locuteur à insérer le référent au sein d’un espace virtuel puisqu’il suppose et se fonde sur une mobilité plus ou moins explicite et directement aux prises avec des pratiques touristiques de rigueur. Les guides font ainsi volontiers mention de « circuits », « itinéraires », et utilisent des prépositions spatiales comme titres « de … à… », « vers… ». L’espace est dit « utile » lorsqu’il est envisagé sous le jour de sa dimension touristique, voire dans son acception d’agrément et d’accessibilité. Il ne s’agit plus de seulement décrire le site mais de le rendre visitable, ce qui explique la profusion d’« itinéraires », de « circuits de découverte », de « promenades » pour le Guide Gallimard, et de « jeux de pistes », de « Petit circuit » ou de « Grand circuit » dans le Guide du Routard, comme autant de ponts entre conception et usage des parcours pour le lecteur-touriste. À l’intérieur de ces circuits, peuvent s’opérer encore d’autres découpages, plus fins et mis en exergue par la typographie (gras, police, souligné…).

3. Fragmentation

Le discours des guides s’appuie sur la perception de l’espace réel, extradiscursif. Il circonscrit l’espace « utile », le délimite textuellement, le décrit avec un apport informatif variable et procède enfin à un « découpage séquentiel ou interne de l'espace » (Bonneau et Voilier 2000 : 562). Il opère une ségrégation de l'espace (l’espace utile), puis une fragmentation et une mise en ordre de cet espace, donnant une représentation spécifique de cet espace et visant à en faciliter l’appropriation par le lecteur. Nous pouvons observer ces procédés dans le Guide du Routard qui propose un découpage binaire ou ternaire lorsqu’il se réfère à l’hébergement (dans la rubrique « où dormir ? »). Dans sa version consacrée au Cambodge, le séquençage de la ville est binaire pour la capitale khmère, Phnom Penh, et ses 2 millions d’habitants (« dans le quartier du lac Boeng Kak » et « dans le centre », GR : 84-85). Le nombre d’habitants par ville sert ici d’indice pour l’importance géographico-économique du pôle urbain. Le séquençage est ternaire pour une ville de moindre envergure géographique mais très touristique comme la station balnéaire de Sihanoukville avec ses 155 690 habitants (« sur Weather Station Hill » (au nord) « sur Ocheteal Beach et autres plages », (au sud) et « dans le centre-ville », GR : 110), et inexistant pour d’autres villes moins touristiques comme Siem Riep où vivent pourtant 140 000 Cambodgiens. Récapitulons ces données sous forme d’un tableau :

Guide du Routard

Guide du Routard

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Illustration du découpage binaire (Phnom Penh)

Illustration du découpage binaire (Phnom Penh)

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Illustration du découpage ternaire (Sihanoukville)

Illustration du découpage ternaire (Sihanoukville)

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Le séquençage des villes selon des zones d’hébergement ne s’effectue pas au regard du nombre d’habitants mais selon des critères d’afflux touristique. Les localités sont classées non selon leur importance géographique ou économique mais selon des critères d’attrait touristique. Ces critères sont issus de jugements historiques et esthétiques tels que le beau, le pittoresque, avec donc des fondements largement stéréotypiques (par exemple, la mer de Sihanoukville est plus intéressante que la campagne de Siem Riep). La lisibilité de l’espace urbain est alors simplifiée sur la base de cette connaissance stéréotypique autant que de l’attente qu’elle procure chez le lecteur. Les éléments du paysage sont en effet clairement identifiables et combinés dans un schéma d’ensemble, avec pour fil conducteur ce seul critère de l’intérêt touristique. Ainsi, dans la description des sites à voir, le Guide du Routard n’opère plus un séquençage par quartier de la ville mais par type de curiosités : « Palais Royal et musées » (GR : 95), « Les pagodes » (GR : 99), « Les marchés » (GR : 100), « Les vestiges coloniaux » (GR : 101). La segmentation de l’espace décrit s’effectue donc de manière différente si le locuteur évoque un espace « utile » ou un espace « guidé », selon ce qu’il présuppose être les attentes de son lecteur.

Le Guide Gallimard opte, lui, pour un découpage en décalage avec celui du Routard. Dans le chapitre ayant trait à l’hébergement, il n’opère aucune segmentation intra-urbaine (comme le montre l’illustration ci-dessous, GG : 343). Les hôtels sont classés par ordre décroissant de prix et selon leur localisation.

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En revanche, pour la description des sites de la capitale cambodgienne, il propose un itinéraire implicite sans pour autant segmenter la ville: « Le Palais Royal » (GG : 249), « Le musée des Beaux-Arts (GG : 252), « Le Vat Oulanom » (GG : 252), « En longeant le Tonlé Sap » (GG : 252), « Le Vat Phnom » (GG : 253), « Un petit air de France » (GG : 254), « Le sud de la ville » (GG : 254). Les transitions entre les monuments se font explicitement, par un repérage spatial omniprésent : « Au centre de l’enceinte nord, le palais du Trône. […] Au nord-ouest, derrière le mur de cristal s’élève le palais Kemarin. […] Derrière le palais de bronze se dresse le pavillon Napoléon III » (GG : 250), « Le musée national des Beaux-Arts, juste au nord du palais royal est un élégant bâtiment en grès rouge. […] Le Vat Oulanom se dresse au nord du palais royal, sur le quai Sisovath (face à l’office du tourisme). […] En sortant du Vat Oulanom, on peut flâner sur le quai Sisovath, le long du Tonlé Sap » (GG : 252), « Autour du Vat Phnom s’étend le quartier français. […] En remontant la rue 47 pour redescendre ensuite le boulevard Monivong, on passera devant l’ambassade de France » (GG : 254). Le guide favorise la fluidité de la lecture grâce à un séquençage assez large, non segmentant, dans un circuit pourtant imposé. Le séquençage de la partie sur l’hébergement s’adresse à un lecteur sédentaire, qui sélectionne son hôtel avant son séjour alors que celui de la partie descriptive des curiosités touristiques s’adresse clairement à un lecteur ambulant. En procédant à un découpage de l’espace plus perceptible, le Guide du Routard tend à créer un rapport hiérarchique plus marqué entre le locuteur (qui sait) et le lecteur (qui ne sait pas), là où le Guide Gallimard tend à atténuer ce rapport hiérarchique dans la construction de cet espace pourtant « guidé ».

Nous allons à présent étudier cette construction discursive de l’espace « guidé » par le biais de l’hyperstructure type de chacun des deux guides. En effet, si les deux guides conservent quasiment les mêmes lieux référencés, ceux-ci diffèrent par leur mode ou leur ordre d’apparition. Les deux illustrations ci-dessous (d’abord celle du Routard puis celle du Gallimard) montrent bien cette hyperstructuration du « dit » propre à chacun :

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Le Guide du Routard facilite la lecture en proposant un classement par puces ainsi qu’une fragmentation exacerbée accentuée par des polices en gras ou majuscules. Là encore, ce classement se fait selon des critères subjectifs propres au Routard. Le jugement esthétique est marqué dans le texte par des puces qui représentent justement une version miniature du logotype du guide. Il s’agit bien là de la voix du locuteur qui s’exprime, clairement revendiquée. Les sites apparaissent selon un ordre essentiellement décroissant d’agrément touristique. Tout d’abord, il présente les monuments implicitement incontournables, comme le sous-entend la tournure infinitive d’injonction : « à voir ». Après ces monuments culturels (principaux temples ou palais, musées) sont détaillés les édifices religieux. Les pagodes ou les temples de moindre importance sont regroupés et classés selon plusieurs ordres : d’abord un classement implicitement esthétique puis un classement géographique, dans le sens des aiguilles d’une montre - est, sud, centre, nord de la ville. En dernier lieu, sont mentionnés les temples très excentrés d’Angkor ou les marchés de la capitale.

À cette approche par la focale de l’intérêt touristique, le Guide Gallimard privilégie un classement par localisation géographique, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre — centre, est, nord, ouest et enfin sud. Les sites s’intègrent dans cet itinéraire (non énoncé comme tel) aussi bien que dans la linéarité textuelle du discours. En effet, les noms des monuments soulignés dans la colonne Guide Gallimard sont simplement mis en avant par des caractères en gras mais ne donnent pas lieu à des retraits topographiques dans le texte, accentuant ainsi la fluidité de la lecture. Par conséquent, le Guide Gallimard garde une répartition d’abord géographique puis esthétique des monuments au sein de l’espace urbain, ce qui favorise une certaine continuité dans le texte autant que sur le terrain. Le Guide du Routard, en revanche, propose une fragmentation très marquée qui accentue l’hyperstructuration du texte, le classement s’y opère selon des préoccupations touristiques. Il offre à l’ensemble de l’espace urbain une discontinuité non seulement textuelle mais aussi géographique pour le lecteur.

4. Hyperstructuration

Pour le locuteur-guide, participer à l’ensemble de ce dispositif touristique suppose non seulement une juste évaluation en amont et en aval des pratiques collectives et individuelles mais également une prise en compte des besoins du lecteur, qu’il soit sédentaire ou ambulant. C’est la raison pour laquelle le locuteur doit effectuer un travail spécifique, adapté, sur la matérialité même de son discours, pour rester aux prises avec les pratiques touristiques. Comme le souligne Ariane Devanthéry, la lecture d’un guide touristique s’effectue de façon non linéaire : « contrairement à un roman qu’on lit généralement de manière continue, du début à la fin, un guide de voyage se lit par bribes et doit permettre au lecteur de circuler facilement dans ses pages » (Devanthéry 2008 : § 6). Cette consultation propre au guide est en corrélation directe avec l’usage que l’on fait de l’ouvrage : avant ou après le voyage, devant le monument ou dans sa chambre d’hôtel etc. Cet usage passe par une mise en scène typographique, une hyperstructuration, qui a pour objectif de rendre le repérage visuel plus facile : le colonnage, le fort séquençage en paragraphes courts et tous les procédés typographiques de focalisation.

Le discours participe donc à la production de routines, connues et reconnues par tous et qui tiennent d’une certaine scénographie. Le séquençage, s’il est communément adopté par l’ensemble des guides touristiques, diffère néanmoins de l’un à l’autre. Ce fait révèle des pratiques de lecture envisagées différemment et, par là même, un passage au « faire faire » propre à chaque locuteur-guide. Chacun développe son rapport au monde puisque souvent, dans un souci didactique, le discours des guides favorise une perception particulière du référent, différenciée par une spatialité ou un rapport à l’espace et au temps qui n’a pas vraiment d’existence hors du contexte touristique. Pourquoi, sinon, parcourir les Temples d’Angkor dans un certain ordre ou à un certain moment de la journée ou pourquoi finir la visite de Phnom Penh par les marchés ? Par cette adaptation à un contexte touristique que le locuteur contribue lui-même à créer, il réalise un passage entre le Dire et le Faire, le discursif et le réel. Sans se contenter d’un simple « faire savoir », le discours des guides actionne le levier d’un « faire faire » (Mourlhon-Dalliès 1995 : 69). Il influe ainsi sur l’univers extra-discursif puisqu’il intervient sur des pratiques et parvient même parfois à transformer le réel qu’il avait vocation à énoncer, ainsi que le note A. Devanthéry :

En invitant les voyageurs à aller dormir dans cet hôtel plutôt que dans celui-là, en les incitant à aller admirer telle cascade ou à prendre tel chemin de fer de montagne, ils peuvent provoquer l’agrandissement d’un établissement, l’aménagement de chemins d’accès ou de parkings, la démultiplication de convois. Ce rapport au monde particulier qui définit les guides de voyage souligne une autre singularité de ces textes : ils sont fortement en prise avec des pratiques. Situées aussi bien en amont des guides qu’à leur aval, à la fois collectives et individuelles, celles-ci sont multiples. Les propositions que le guide imprimé fait aux lecteurs-voyageurs induisent ensuite des pratiques qui vont avoir […] une influence sur le monde physique.

Devanthéry 2008 : § 5

Le locuteur du guide crée un espace « à visiter », un référent particulier, dont la spatialité et la temporalité proscrivent toute existence hors du contexte touristique. Dans cette dynamique générique du « faire faire », il intervient sur des pratiques extra-discursives en générant, par exemple, une manne touristique sur certains sites (et les conséquences qui s’ensuivent). Ce rôle actif lui permet également de participer à un travail créateur sur la matérialité même du discours, par la mise en place de nouvelles routines, d’un nouvel usage typographique, d’un séquençage et d’un marquage stéréotypés qui formulent autant qu’elles accompagnent des modes d’accès au fait touristique. Il est bien évident que ces routines n’ont lieu d’être que dans la mesure où elles sont reconnues, ce qui suppose donc en parallèle d’asseoir l’autorité discursive du locuteur qui prend en charge cette position.

L’espace que chaque locuteur recrée par le discours répond à ses propres problématiques de simplification de la lecture du texte (comme celle de l’espace de la ville) aussi bien qu’à un souci de faciliter l’accessibilité physique et intellectuelle d’un territoire inconnu. À l’instar de Bonneau et Voilier, on définira trois types d’espaces proposés au lecteur dans les guides :

  1. L’espace peut être continu, « non seulement d’une séquence ou d’un quartier à un autre, mais aussi à l'intérieur de chaque quartier, d'un site à l’autre » (Bonneau et Voilier 2000 : 562).

  2. L’espace peut être « morphologiquement plus éclaté ou plus discontinu » et « organisé autour de nébuleuses de lieux » (Bonneau et Voilier 2000 : 563) comme dans le Guide Gallimard.

  3. L’espace peut apparaître sous forme d’une « simplification et une parcellisation » (Bonneau et Voilier 2000 : 566) comme c’est le cas pour le Guide du Routard.

L’interaction entre le réel à décrire (la réalité topique extradiscursive) et la visée pragmatique de chaque guide détermine le mode de « production » de l'espace du guide touristique en ces trois espaces et témoigne de la tension « entre le matériel et l’idéel » dans ces discours (Bonneau et Voilier 2000 : 570).

Leur efficacité est accrue par des conditions qui s’articulent autour du tripôle : référent – énonciateur – énonciataire. La première condition est que décrire l’espace suppose l’homogénéisation du référent. Il ne doit pas apparaître comme morcelé, tronqué ou constitué d’éléments disparates mais comme une entité cohérente. La deuxième est d’homogénéiser le groupe visé à partir de valeurs et de représentations supposées communes, ce qui passe par la création d’un lecteur modèle. La troisième tient de la capacité discursive de construction de représentations socioculturelles, partagées à la fois par le locuteur et le lecteur. Cette construction se réalise à l’aune de l’autorité qui la construit, c’est-à-dire de l’autorité de celui qui l’énonce (Bourdieu, 1980), liée à sa capacité d’objectivation et à sa routine scénographique. Au-delà de la description de l'espace de référence, les guides produisent discursivement « un espace guidé » permettant ainsi l'appropriation partagée de ces représentations et la diffusion au sein de la collectivité.

5. Mode de donation de l’information

L’espace « guidé », représentation de l’espace de référence par le locuteur-guide, est donné dans le discours sous un mode commun à tous les locuteurs des guides touristiques (et qui relève donc de la routine du genre), mais également selon des spécificités propres à chacun, déjà évoquées. Son mode de donation se situe à trois niveaux : les informations à caractère touristique, le savoir extra-touristique (historique, géographique, sociologique) et les informations plus subjectivantes. À un premier degré sont alors données les informations pratiques qui relèvent d’une problématique de visite touristique : horaires de visites, tarifs pratiqués etc. Ensuite figure le niveau des informations factuelles d’ordre géographique ou historique communiquées au lecteur. Ces données objectives sont données suivant une alternance de plans désembrayés puis embrayés, c’est-à-dire tour à tour ancrées dans la situation d’énonciation puis coupées d’elle. Cet apport informatif réalise alors un « effet de connaissance » (Bourdieu 1980 : 66), contribue à instaurer la crédibilité du locuteur et fédère le public autour de lui et de son autorité discursive. Ainsi, « pertinence » et « objectivation » renforcent autant qu’elles s’appuient sur la « reconnaissance » (pendant bourdieusien de l’« effet de connaissance ») et la « coappartenance » des destinataires, « le pouvoir de faire le groupe ». L’« objectivation » se fonde donc sur une recherche de légitimité de la part du locuteur et de « coappartenance » des instances énonciatives :

Mais l'effet de connaissance qu’exerce le fait de l'objectivation dans le discours ne dépend pas seulement de la reconnaissance accordée à celui qui le tient ; il dépend aussi du degré auquel le discours qui annonce au groupe son identité est fondé dans l'objectivité du groupe auquel il s'adresse, c'est-à-dire dans la reconnaissance et la croyance que lui accordent les membres de ce groupe.

Bourdieu 1980 : 66

Enfin, à un troisième degré, apparaissent les informations subjectivantes, que Bonneau et Voilier décrivent comme « connotatives » (Bonneau et Voilier 2000 : 569).

  1. Ce sont des commentaires voire des métacommentaires du locuteur (« Bref, une vraie tranche de vie locale » GR : 106 ; « Au Cambodge, même les monuments sont victimes de la violence… Il faut dire qu’André Malraux avait montré l’exemple… » GR : 153 ; « Un sentier de rocaille « qui grimpe dur se poursuit.. » GR : 160) ;

  2. des anecdotes historiques sans indication des sources (« contrairement à une rumeur tenace, les hommes de Pol Pot ont peu pillé Angkor » GR : 153), souvent le locuteur a recours à un « on » non identifié (« on raconte que Groslier traversa les champs de bataille à vélo » GR : 153) ;

  3. des qualificatifs plus ou moins positifs en fonction des échelles utilisées par les différentes collections (« Le vieux Marché : le plus crade, mais vaut tout de même un coup d’oeil. Intéressant pour les stands de nourriture » GR : 101 ; « Les plus belles apsaras se trouvent à Angkor » GG : 231).

Cette connotation linguistique s'accompagne de la connotation iconique apportée par la mise en page du guide (caractères gras, astérisques, italiques, etc.). Ces connotations appartiennent à des types de registres issus de la littérature ou la peinture des xviiie et xixe siècles (nous nous fondons ici sur Chabaud 2000 : 10-25) :

  1. le pittoresque (avec l'attention portée au détail et le goût des anecdotes),

  2. le curieux (au sens latin d'étonnant ou extraordinaire),

  3. le sublime ou émotionnel de l'ordre de la contemplation esthétique ou du sentiment (par exemple : « tout ce que l'architectural a peut-être jamais édifié de plus beau », « nulle part au monde on ne trouve un tel ensemble de monuments », « Angkor, qui fut le centre du brillant empire khmer du ixe au xve siècle », « C'est aussi le berceau de la plus vieille civilisation de la péninsule indochinoise » GG : 267),

  4. le registre du mystérieux (« la profondeur de ces forêts », « dans un des pays les plus reculés du monde, sauvage, inconnu, désert, où les traces des animaux sauvages ont effacé celles de l'homme, où ne retentissent guère que le rugissement des tigres, le cri rauque des éléphants et le brame des cerfs. », « on sait encore peu de chose sur le Founan » GG : 267).

Dans une démarche empirique d’analyse de cette dimension « connotative », nous constatons ainsi que le Guide du Routard, souvent, insiste sur les informations pratiques et sur la dimension axiologique du discours. Il indique avec précision les horaires d’entrée et le meilleur point de vue pour les photographies. Il décrit avec davantage de détails l’aspect extérieur du Palais, d’une façon qui se voudrait presque naïve et spontanée, au gré de ce qui semble lui venir à l’esprit (« ses airs de pagodes anciennes », « qui n’est pas sans évoquer le Wat Pra Keo de Bangkok, » « d’inspiration traditionnelle khmère » GR : 97). Le discours du Guide Gallimard porte moins sur ces questions pratiques mais insiste longuement sur les aspects historiques puis artistiques («  La vaste enceinte du palais royal s’étend face au Tonlé Sap, à l’endroit où s’élevait jadis la Citadelle de cristal du roi Ang Chan II (1796-1834). Le palais actuel, édifié en 1913 par des architectes français et khmers, est la réplique en brique d’un palais de bois de 1869. Norodom Sihanouk y réside depuis son retour, en 1991. C’est un magnifique ensemble de bâtiments ocre-rouge de style néo-khmer. » GG : 250). Ces différences soulignent que le locuteur de chaque guide s’adresse à un lecteur modèle distinct, tablant sur les attentes et le profil socioculturel que celui-ci est supposé avoir.

Malgré ces divergences inhérentes à l’ethos et au contrat scénographique de chacun, ces deux discours permettent de dégager une vision d’ensemble du mode de donation de l’espace « utile » et « guidé ». En effet, on observe que l’objet de référence s’inscrit dans plusieurs dimensions qui s’interpénètrent :

  1. d’un point de vue temporel : à la fois dans un passé historique et dans le moment d’énonciation (autrement dit, dans une diachronie et dans une synchronie),

  2. d’un point de vue spatial : à la fois ici (le Palais Royal au sein de la capitale) et ailleurs (comparé au Bayon des Temples d’Angkor dans le Gallimard, au Wat Pra Keo en Thaïlande dans le Routard),

  3. d’un point de vue déictique : plans à la fois embrayés (ancrés dans la situation d’énonciation) et désembrayés (coupés de celle-ci),

  4. d’un point de vue humain : à la fois ancré dans le général des hommes et le particulier du visiteur touriste.

D’autres constantes se dessinent également, qui ont été très bien décrites par le sociologue Jean Rémy, comme celle d’un exotisme exacerbé ou d’un « stéréotype attractif » selon l’expression (Rémy 2000 : 39). « Stéréotype » car l’espace ainsi énoncé relève d’une représentation commune et non forcément du réel topique. Elle est réduite à quelques traits significatifs, supposées partagées par le locuteur et le lecteur. « Attractif » car il doit répondre à la contrainte de l’adhésion et pour cela il est magnifié, idéalisé, sorti de toute quotidienneté, « transfiguré » :

Pour qu'un lieu existe et suscite un échange spatial élargi à des personnes non familières, il doit donner une image de lui-même mettant en valeur quelques traits idéalisés. […] L’imaginaire transfigure une réalité dont les caractéristiques objectives donnent de la plausibilité à l'idéalisation. Le « stéréotype attractif » doit se plier à une double contrainte : remodeler l'objet de l’attrait touristique sans pour autant le déconnecter du vécu quotidien des autochtones. […] Ainsi naît un monde extérieur qui devient un espace attractif. Dans ce processus de transfiguration, le touriste est plus attiré par l'image que par la réalité des contraintes qui pèsent sur le contexte quotidien du lieu qu'il visite. Ainsi se constitue le registre de la chose à voir qui est digne d'un déplacement touristique, qui « vaut le détour ».

Rémy 2000 : 39-40

L’espace géographique devient espace touristique lorsqu’il est « remodelé » selon l’ethos du locuteur autant que selon un « processus collectif » (attentes, stéréotypes) tout en gardant cependant un ancrage dans le réel. Le guide touristique justifie sa propre existence en participant à cet « enchantement » par l’isotopie du beau, du pittoresque, de l’exotisme, autant qu’en le créant. C’est la raison pour laquelle, nous pouvons relever de façon récurrente dans les guides de très nombreuses expansions laudatives du groupe nominal (adjectifs, relatives…).

Cependant, le caractère insolite ne bénéficie pas du même traitement selon le guide. En effet, si cet insolite est seulement esquissé chez Gallimard et ce, de façon factuelle et objectivante pour le Palais Royal (« c’est un magnifique ensemble de bâtiments ocre-rouge dans le style néo-khmer » GG : 250), il est expressément formulé et développé dans le discours du Routard (« Une vraie curiosité : l’arbre de Sala, arbre sacré dont les feuilles sont tout en haut et dont les fleurs émergent du tronc » GR : 162). Le locuteur du Guide du Routard fournit systématiquement un développement lorsqu’il a recours à une tournure subjectivante, axiologique ou non. Ainsi, l’expansion « beaucoup d’allure » est justifiée a posteriori par cinq éléments dans le complément circonstanciel qui sont introduits par un possessif (« ses ») : « L’ensemble, d’inspiration traditionnelle khmère, a beaucoup d’allure avec ses toits étages de tuiles vernissées [1], ses frontispices sculptés [2], ses balcons et ses colonnes [3], ses cours fleuries [4]et ses longues galeries[5] » (GR : 96). De même, l’épithète « immense », mise en avant par sa postposition et l’incise, est justifiée quatre énoncés plus loin : « Disséminé sur une superficie équivalant à plusieurs pâtés de maisons, le tout est gardé par de hautes murailles jaunes gardées par des guérites » (GR : 97). Le Routard se permet donc des jugements subjectivants mais à l’intérieur d’une vision énoncée comme objectivante. Il se veut proche de son lecteur modèle, et fait sienne une tonalité plus subjective, aux effets d’oralité et de proximité énonciative qui lui confèrent une dimension plus vivante. En tissant ces liens de connivence, il assume le côté subjectivant de sa vision et construit une figure identitaire du bon copain, devenue finalement emblématique. Le GuideGallimard, pour sa part, semble davantage assumer son héritage plus classique en conservant une tonalité littéraire grâce à une distanciation didactique, un ton objectivant dans lequel les incursions subjectivantes sont le plus souvent attribuées à du discours rapporté. Il construit un ethos qui se pose sur la réserve et qui tend vers un effacement énonciatif objectivant et met en avant son savoir et son efficacité didactique.

6. Conclusion

Dans leur approche touristique, les deux guides se fondent sur le caractère extraordinaire (au sens premier du terme) de ce qu’ils décrivent et qui devient dès lors pleinement constitutif de l’imaginaire touristique, empreint d’une vision stéréotypique de cet espace. Pour être décrit au lecteur ambulant qui visite le site, le lieu doit être donné comme pittoresque et exceptionnel (pour la facette « lecteur ») aussi bien que rendu accessible (facette « ambulant »). Il est traité comme tel dans le discours. Le passage de l’objet extra-discursif à l’espace représenté « utile » doit être opéré le discours des guides afin de créer un espace « guidé », profondément contextualisé en fonction de sa représentation touristique spécifique. C’est ce procédé que nous retrouvons dans notre corpus à travers la mise en espace du « petit circuit » et du « grand circuit » dans le Guide du Routard ainsi que du « circuit de découverte » dans le Guide Gallimard pour visiter Angkor : chaque locuteur propose un circuit touristique similaire, mais sa segmentation et sa présentation sont adaptées en fonction du positionnement discursif de chacun.

Du point de vue de la réception, en accomplissant le voyage, à savoir l’itinéraire recommandé, le touriste adhère à un ensemble de codes proposés par le locuteur et reconnus par la collectivité. Lorsqu’il s’intègre dans un espace « guidé », il s’intègre ainsi en même temps à un espace social qu’il reconnaît dans son altérité. Ce passage de son espace géographique à un autre espace permet au lecteur-touriste (qu’il soit ambulant ou sédentaire) de se distancier de son propre quotidien, de son propre espace social, comme s’il s’agissait d’un « rite de passage qui consiste ainsi à passer — le temps des vacances — d’une sociabilité autre, d’un statut à un autre (Rémy 2000 : 32). Cet éloignement maîtrisé, « guidé » de l’ordre du quotidien constitue un aspect rituel de déplacement, à travers un discours routinier sur l’espace touristique. Sur un plan anthropologique, il est le « réceptacle de sentiments » (Amirou 2000 : 61) comme la nostalgie, l’émerveillement ou la déception. L’espace devient paysage, c’est-à-dire un territoire dans sa dimension perçue. Le paysage énoncé devient de ce fait un « paradigme de médiation entre l’espace et la société », « une notion relationnelle », comme le décrit Pierre Donadieu, plus qu’un réel visible à décrire :

Le paysage, le lecteur l‘aura compris, est une notion relationnelle, un entre-deux qui crée le sens des étendues et des lieux visibles. C’est pourquoi il se présente comme un outil de passage entre le visible et l’invisible, entre l’objectif et le subjectif, entre la science et l’art, entre l’écologique et le symbolique, entre les espaces vus et vécus, entre le matériel et le spirituel, entre la totalité et les parties, et surtout entre la connaissance et l’action. Son statut de paradigme de médiation entre l’espace et la société est pluriel.

Donadieu 2007 : 9

Parce qu’il vise en premier lieu la transmission d’un savoir, le discours des guides touristiques s’ancre dans une démarche didactique. La prise en compte des contraintes de son genre, l’élaboration de son ethos et l’univers socioculturel qu’il partage avec le lecteur lui permettent d’interagir avec le lecteur ainsi qu’avec le réel extra-discursif. Au contraire, dans le récit de voyage, l’exercice littéraire consiste à saisir le réel selon la subjectivité du locuteur. Dans le guide touristique, le locuteur cherche à adapter son regard sur le réel en fonction du lecteur modèle qu’il s’est forgé. Le réel acquiert une dimension touristique que nous pourrions dès lors définir comme empreinte de l’ambivalence dehors/dedans. D’une part, en tant que produit d’un savoir partagé, il est étranger à la culture du lecteur mais il n’en demeure pas moins reconnu par lui. D’autre part, il est à la fois extra-discursif et induit par le discours. Notre étude de la spatialité a tâché de montrer que l’espace se donne pour objectivé par le locuteur bien qu’il soit en réalité un élément instauré par une autorité discursive qui le modèle selon les aspirations de son lecteur. Le seul fait de « dire » l’espace le rend exceptionnel, et dès que cet espace est « dit », il devient accessible.

L’espace « dit » ou l’espace « guidé » résultent d’une mise en exposition discursive de l’espace, d’une construction sociale basée sur la recherche de l’autre. Cette mise en exposition de l’autre, et de son espace en particulier, constitue la clef de voûte de l’interaction entre le réel à décrire et l’ethos déployé par chaque locuteur. Elle détermine également le mode de donation de l’objet de référence. La mobilité spatiale et temporelle et la mise en abîme du réel sur laquelle elles reposent s’inscrivent dans une construction socio-historique plus globale du discours : le moment, le lieu et le médium conditionnent la réception de l’apport informatif des guides touristiques autant qu’ils soutiennent les principes de son évolution. L’étude de la spatialité nous a permis de mener la réflexion sur la construction d’un savoir partagé sur le terrain : la perception de ce savoir n’est pas simplement issue de stéréotypes du lecteur retravaillés dans le discours par le locuteur mais elle est le fruit d’une création du locuteur à partir de représentations socioculturelles appréhendées chez le lecteur.