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Dès l’incipit de Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss osait cette affirmation paradoxale et désormais célèbre : « Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions » (1984 : 9). Au-delà de ses implications autoréférentielles, cette ouverture provocatrice semble inconsciemment partagée par la plupart des praticiens de l’histoire littéraire, où l’on aborde rarement les relations de voyage[1] avec l’admiration réservée aux oeuvres canonisées par l’institution. Après tout, lorsque Roland Barthes écrivait que « [l]’histoire de la littérature, c’est un objet essentiellement scolaire, qui n’existe précisément que par son enseignement », en somme que « [l]a littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout » (1971 : 170), il n’avait pas tout à fait tort. En effet, force est d’admettre qu’on envisage rarement les relations de voyage en tant que textes littéraires à part entière, sauf peut-être lorsqu’elles émanent d’écrivains déjà reconnus[2]. Alors seulement, comme sous l’effet d’une étrange contamination à rebours, leurs relations de voyage acquièrent le statut d’oeuvre. Pensons seulement au Voyage en Orient de Nerval ou au Voyage en Amérique de Chateaubriand : ces récits seraient-ils considérés de la même façon sans leur coexistence avec Aurélia et les Mémoires d’outre-tombe ? Ou encore, en termes plus théoriques, sans la classification que permet la « fonction-auteur » définie par Foucault (2001 : 824-837) ? Aux yeux de l’institution, qui souligne rarement les qualités immanentes de la tradition viatique, la relation de voyage semble se réduire à un genre secondaire, voire marginal, et ce, malgré son importance capitale au sein du corpus colonial des Amériques. Certes, en raison de leur forte inscription historique, certaines d’entre elles sont étudiées et enseignées par des chercheurs issus d’autres disciplines (histoire ou anthropologie), pour lesquelles le contenu passe avant les querelles génériques ou auctoriales. En revanche, aux yeux de l’histoire littéraire, qui compulse et organise une part importante de la mémoire humaine, des auteurs comme Michel Leiris, Jean de Léry et Gabriel Sagard ne jouissent clairement pas d’un statut similaire.

Cela dit, au-delà de la mise en récit d’un long voyage en territoire inconnu, quelles caractéristiques lient ces trois auteurs ? Voyons d’abord les oeuvres en présence. Dans L’Afrique fantôme (1934), Leiris décrit minutieusement les quelque vingt-deux mois de sa traversée de l’Afrique, de Dakar à Djibouti, en passant par l’Éthiopie ; dans Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578), Léry raconte son aller-retour transatlantique, ainsi que son séjour de dix mois dans la baie de Guanabara, dont plusieurs semaines « parmi les sauvages Ameriquains » (Histoire : 105) ; enfin, dans LeGrand Voyage du pays des Hurons (1632), Sagard relate son arrivée en Nouvelle-France, ainsi que le rude hiver qu’il a passé en Huronie. Certes, il existe bel et bien entre ces oeuvres des similitudes thématiques et formelles, mais elles ne sauraient expliquer à elles seules pourquoi apparaissent à côté de Leiris, écrivain contemporain « pléiadisé » en 2003, deux voyageurs dont le discours s’inscrit dans les premières années de l’Amérique française. Pourtant, la suite du propos montrera les vertus heuristiques de l’échantillon, qui convoque trois spécimens complémentaires de littérature coloniale : L’Afrique fantôme coexiste avec d’autres oeuvres de Leiris, comme L’Âge d’homme ; Histoire d’un voyage profite d’un regain d’intérêt en France et au Brésil après une période d’oubli relatif ; quant au Grand Voyage, malgré un retour dans le champ éditorial québécois, il pose un problème différent, tant sur le plan institutionnel que mémoriel.

Dans le présent article, j’aimerais me pencher sur le transfert de la mémoire coloniale à l’histoire littéraire, dans la mesure où il s’opère effectivement. Ainsi, après une rapide étude de L’Afrique fantôme et une esquisse du contexte de la réception franco-brésilienne d’Histoire d’un voyage, qui me serviront de points d’ancrage et de comparaison, j’aborderai LeGrand Voyage afin d’examiner la question de l’institutionnalisation progressive de la littérature québécoise, où les auteurs coloniaux occupent le plus souvent le rôle de simples figurants[3]. D’ailleurs, c’est déjà ce qu’était Sagard dans L’ingénu de Voltaire :

Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire huronne dont le révérend Père Sagard-Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un moment pour l’aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie. Il reconnut l’Ingénu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicité des langues, et on convint que, sans l’aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français

13[4]

Or, il faut reconnaître qu’aujourd’hui encore, la place que devrait logiquement occuper le corpus colonial dans le canon littéraire québécois est loin d’être bien définie. Aussi ces écrits sont-ils souvent confinés aux préambules, paratextes et autres figures imposées. À cela s’ajoute le statut ambigu de la relation de voyage, qui complexifie davantage le problème. En somme, que faire avec ces textes encombrants et quel est leur statut dans leur(s) institution(s) littéraire(s) respective(s) ?

1. Qu’est-ce qu’une relation de voyage ?

Puisque les oeuvres choisies relèvent toutes trois de la littérature viatique et, à ce titre, supposent la présence d’un récit, donc d’une forme élémentaire de narration, j’adopterai l’appellation générique de relation de voyage (voir supra, note 1), l’exception de cette triade étant L’Afrique fantôme, « un livre qui se définit d’abord par ce qu’il n’est pas, un livre qui se substitue à celui que Leiris aurait pu écrire » (Debaene 2010 : 273). En raison de la nature distincte de l’oeuvre, qui n’est « ni un historique de la mission Dakar-Djibouti ni ce qu’il est convenu d’appeler un récit de voyage » (Leiris, Afrique : 396), j’emploierai plutôt journal de voyage pour la désigner. Les repères théoriques qui suivent clarifieront les liens qui existent entre la relation de voyage et l’histoire littéraire.

Dans « Voyages et utopies », Jean-Michel Racault énumère les principaux motifs qui structurent les « récits de voyage » à l’âge classique, qu’ils soient véridiques ou non. On verra que ces définitions servent également à la compréhension de L’Afrique fantôme. D’abord,

[T]out récit de voyage met en jeu une triple progression, spatiale, temporelle, diégétique. Le voyage est une trajectoire entre un point de départ et un point d’arrivée, le même d’ailleurs ordinairement : la circularité spatiale est la règle. […] Cet itinéraire spatio-temporel, une fois transcrit, devient enfin un parcours textuel possédant un début, un milieu et une fin, structuré par l’alternance, en proportions variables, de la narration événementielle, de la description, du dialogue et du commentaire

Racault 2006 : 292

D’emblée, en raison de l’organisation qu’elle exige, cette caractéristique semble exclure la possibilité qu’il s’agisse de simples documents, rédigés sans le moindre artifice et selon le principe illusoire de la transparence du discours. Ainsi, même le plus technique des journaux de bord ne saurait se réduire à l’état d’artéfact textuel. Il y a toujours un travail de mise en discours, qui se conforme à certaines normes d’usage ou tacites du genre, bref un souci formel qui intervient à divers degrés à toutes les étapes du voyage ou de la rédaction. Selon ce principe, il serait vain de reléguer les relations de voyage aux oubliettes de l’histoire littéraire sous prétexte qu’elles sont d’abord et avant tout des documents de première main.

D’ailleurs, Racault s’empresse de souligner l’absence de fondement d’un tel jugement à l’emporte-pièce, en abordant la question du fictionnel :

[…] Même fondés sur une expérience vécue et soucieux de bonne foi de relater seulement le réel observé, les récits de voyage dits véridiques manifestent souvent une dérive vers le fictionnel, ou du moins une résistance interdisant les lectures platement « référentielles » qui limiteraient les textes à une sorte de neutralité documentaire

2006 : 293

Enfin, comme la plupart des auteurs de ces relations ont lu leurs prédécesseurs, sans toujours les mentionner, ils en subissent également l’influence :

[…] L’écriture du voyage, même lorsqu’elle emprunte la forme rudimentaire d’un journal de bord, induit une « littérarisation » de l’expérience vécue : mise en scène de soi du voyageur-narrateur, établissement d’une relation avec le lecteur destinataire, remaniement de l’ordre diégétique pour les besoins de l’exposition, réorganisation des matériaux documentaires en fonction d’exigences esthétiques

Racault 2006 : 293

Aussi disposent-ils de modèles à imiter et dépasser, en plus de lutter contre des idées reçues. Souvenons-nous par exemple de cette phrase révélatrice de Gide, tirée du Voyage au Congo : « Le spectacle se rapproche de ce que je croyais qu’il serait ; il devient ressemblant » (43).

Par ailleurs, dans « Qu’est-ce qu’une relation de voyage ? », Réal Ouellet expose d’entrée de jeu la « triple dimension » de toute relation de voyage, contredisant lui aussi la prétendue simplicité du genre : « Récit d’une aventure, inventaire d’une richesse exotique et discours fortement dramatisé sur le contact avec un monde nouveau ». Du XVIe au XVIIIe siècle, la relation de voyage reposerait selon lui sur un double pacte : « l’un, actanciel, avec le pouvoir qui la fonde ; l’autre, littéraire, avec le lecteur virtuel, qui donnera sens à l’entreprise de publication » (Ouellet 2010 : 287). Par exemple, Sagard sait qu’il ne rédige pas un rapport confidentiel destiné à ses seuls supérieurs parisiens, si bien qu’il a parfaitement conscience « qu’en devenant écrivain il change de destinataire et, par conséquent, transforme l’organisation et le contenu de son message » (1998 : 289)[5]. Cela revient à dire qu’à leur manière, les oeuvres comme celles de Sagard visaient à « charmer » :

En visant le public lettré plutôt que le pouvoir mandateur, la relation de voyage publiée ne cherche plus seulement à rendre compte d’une mission ou dresser un inventaire, elle veut plaire à des lecteurs plus intéressés par les curiosités exotiques et le suspense d’une aventure que par la stricte exactitude historique ou encyclopédique. Par le fait même, elle s’inscrit naturellement dans le champ littéraire que l’époque classique spécifiait par sa double fonction didactique et divertissante

1998 : 289

Parmi les autres éléments qui relèvent du littéraire, Ouellet mentionne la présence presque inévitable du « récit initiatique », bien souvent celui d’un échec (2010 : 289), mais camouflé derrière « la figure d’un héros triomphant » (2010 : 290). Grâce à de nombreux procédés rhétoriques, les auteurs visent non seulement à se dégager de toute responsabilité d’échec aux yeux des lecteurs, mais aussi à domestiquer « la diversité sauvage » sous toutes ses formes (Ouellet 2010 : 294). Il faut la rendre intelligible aux lecteurs, quels qu’ils soient, la classer, l’agencer et « l[a] rendre assimilable au lecteur virtuel », en procédant surtout par comparaisons (Ouellet 2010 : 295). Ou alors, advenant le cas où une information s’avère impossible à représenter intelligiblement, on assiste à une « dramatisation extrême de l’énoncé » (Ouellet 2010 : 297). Cet effort de dramatisation implique parfois la thématisation de l’écriture même. Par exemple, dans la Relation des jésuites de 1633, Paul Lejeune note : « Il m’est arrivé qu’en écrivant fort près d’un grand feu, mon encre se geloit » (cité dans Ouellet 2010 : 298). On ne saurait contester qu’il s’agit là de procédés littéraires bien établis. Voyons maintenant si cette littérarité singulière s’inscrit dans la mémoire.

2. L’Afrique fantôme

L’Afrique fantôme est un journal de voyage rédigé dans le contexte colonial français du début du XXe siècle, sauf en ce qui concerne les neuf mois passés en Éthiopie, pays toujours indépendant en 1932-33. Pourquoi Leiris part-il en Afrique en 1931 ? Non pas pour propager la foi en terra incognita, ni pour s’y établir, ce qui le distingue encore davantage de Léry et Sagard, mais simplement pour fuir Paris. En effet, « Leiris concevait son départ pour l’Afrique comme l’occasion d’une métamorphose de lui-même » (Debaene 2010 : 274). Il l’avoue lui-même en 1951 :

Passant d’une activité presque exclusivement littéraire à la pratique de l’ethnographie, j’entendais rompre avec les habitudes intellectuelles qui avaient été les miennes jusqu’alors et, au contact d’hommes d’autre culture que moi et d’autre race, abattre des cloisons entre lesquelles j’étouffais et élargir jusqu’à une mesure vraiment humaine mon horizon. Ainsi conçue, l’ethnographie ne pouvait que me décevoir

Leiris, Afrique : 92-93

Bien sûr, sa fonction de secrétaire-archiviste de la Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) l’obligeait à prendre des notes de terrain. De même, il savait d’avance que, dans l’exercice de ses fonctions, il aurait à mener des enquêtes, à remplir des questionnaires normalisés, bref à décrire les peuples rencontrés afin de les interpréter comme autant d’objets d’étude. Quant à lui, il voulait avant tout se frotter personnellement à l’exotisme tant vanté dans les milieux artistiques et intellectuels de Paris et « peut-être avoir enfin du coeur » (Leiris, Afrique, : 270). Or, après l’épisode frappant du kono[6], qui me servira d’exemple, le récit change de direction, le carnet devenant alors un refuge.

Contrairement à Gide qui se rendit en Afrique centrale à titre personnel vers 1925, Leiris accompagne une mission officielle, dont l’une des raisons d’être est de collecter des objets destinés au futur Musée de l’Homme (fondé en 1936-37). Les résultats impressionnent par leur ampleur : 3600 objets, 300 amulettes, 6000 photos, une « importante collection de peintures éthiopiennes anciennes et modernes », entre autres choses (Jamin 1996 : 26). Pour Leiris, cette collecte revêt parfois des allures de vol ou encore de « rafle » pure et simple (Leiris, Afrique : 194, 184). C’est d’ailleurs ce qu’il écrit à son épouse environ deux semaines après les épisodes du kono : « les méthodes employées pour l’enquête ressemblent beaucoup plus à des interrogatoires de juge d’instruction qu’à des conversations sur un plan amical, et […] les méthodes de collecte des objets sont, neuf fois sur dix, des méthodes d’achat forcé, pour ne pas dire de réquisition » (Leiris, Afrique : 204).

Malgré les sympathies avant-gardistes de Leiris, de même que son penchant pour la psychanalyse, il faut souligner que la plupart des traits distinctifs du « récit de voyage » à l’âge classique décrits par Racault apparaissent tels quels dans L’Afrique fantôme. En effet, il raconte son départ de France, sa navigation jusqu’à Dakar, son choc au premier contact avec la terre ferme, sa lente acclimatation jamais accomplie, ses difficultés et, enfin, son retour en France. On perçoit également l’influence avouée d’autres récits de voyageurs, d’ethnologues et de romanciers que Leiris mentionne, dont William Seabrook et Joseph Conrad. De plus, Leiris dramatise son discours à l’extrême, en plus de constamment se mettre en scène. Enfin, au-delà des descriptions minutieuses de ce qu’il observe, il ajoute des commentaires très intimes qui humanisent son récit, voire incitent à l’identification.

Venons-en maintenant aux plus célèbres épisodes de L’Afrique fantôme, à mon avis les plus susceptibles de s’ancrer dans les mémoires et l’histoire littéraire, non seulement à cause de leur brutalité, mais surtout en raison de la posture incrédule de l’auteur, visiblement dépassé par les évènements. Le 6 septembre 1931, Leiris note :

À Kéméni (24 km de Bla) repérage d’une magnifique case non plus de nya mais de kono. J’ai déjà vu celle Mpésoba (je suis même entré la nuit dans sa cour) mais celle-ci est bien plus belle avec ses niches remplies de crânes et d’os d’animaux sacrifiés, sous les ornements pointus de terre séchée en style soudanais. Nous brûlons d’envie de voir le kono. Griaule fait dire qu’il faut le sortir. Le chef du kono fait répondre que nous pouvons offrir un sacrifice. Toutes ces démarches prennent un temps très long

Afrique : 191

Mécontent qu’on entrave ses mouvements autour du kono local, le chef de la mission, l’ethnologue Marcel Griaule, exige le fétiche contre 10 francs, en plus de faire planer la menace d’une intervention policière. Finalement, cet « [a]ffreux chantage » échoue (Leiris, Afrique : 194). En conséquence, Griaule doit se résoudre à voler le kono avec le concours de Leiris :

Devant la maison du kono, nous attendons. Le chef de village est écrasé. Le chef du kono a déclaré que, dans de telles conditions, nous pourrions emporter le fétiche. Mais quelques hommes restés avec nous ont l’air à tel point horrifiés que la vapeur du sacrilège commence à nous monter réellement à la tête et que, d’un bond, nous nous trouvons jetés sur un plan de beaucoup supérieur à nous-mêmes. D’un geste théâtral, j’ai rendu le poulet au chef et maintenant, comme Makan vient de revenir avec sa bâche, Griaule et moi, demandons que les hommes aillent chercher le kono. Tout le monde refusant, nous y allons nous-mêmes, emballons l’objet saint dans la bâche et sortons comme des voleurs, cependant que le chef affolé s’enfuit […]

Afrique : 194

Dès le lendemain, le même événement se reproduit dans deux villages voisins. À ce sujet, Leiris écrit : « Mon coeur bat très fort car, depuis le scandale d’hier, je perçois avec plus d’acuité l’énormité de ce que nous commettons » (Afrique, : 195). Perpétrant seul le deuxième vol de la journée, il conclut sur ces mots très critiques, fréquemment cités : « Quand je m’aperçois que deux hommes – à vrai dire nullement menaçants – sont entrés derrière moi, je constate avec une stupeur qui, un certain temps après seulement, se transforme en dégoût, qu’on se sent tout de même joliment sûr de soi lorsqu’on est un Blanc et qu’on tient un couteau dans sa main… » (Leiris, Afrique : 195-196). Non seulement l’un de ces konos fait maintenant partie de la collection du Musée du Quai Branly, inauguré en 2006, mais cet épisode marque une étape importante dans la mémoire discursive du colonialisme français en Afrique.

À mon avis, la question du transfert de la mémoire coloniale se pose ici de manière particulièrement sensible en raison du mouvement panafricain de décolonisation du milieu du XXe siècle. De ce point de vue, est-ce que les observations de Leiris sur les peuples rencontrés au passage de la Mission Dakar-Djibouti (notamment les Dogons, rendus célèbres par le truchement de l’ethnologie française), sont susceptibles de changer un jour de main ? Bien que L’Afrique fantôme s’inscrive bel et bien dans l’histoire littéraire de la France et qu’elle soit maintenant traduite en plusieurs langues, en plus d’être étudiée par des chercheurs internationaux, les observations de Leiris, troublantes de sincérité, sont-elles appelées à traverser dans un avenir prochain un processus d’intégration critique ou sympathique à la mémoire culturelle du Sénégal, du Mali ou de l’Éthiopie ? Autrement dit, les anciennes colonies africaines vont-elles un jour s’approprier, avec tout le recul nécessaire, l’ensemble des discours exogènes issus des siècles précédents ? En un sens, quoique dans un contexte fort différent, c’est ce qui est arrivé aux États-Unis avec De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville. Cette double appartenance est relayée par une double canonisation institutionnelle, d’un côté, par la publication de son oeuvre tant dans la Bibliothèque de la Pléiade (1991) que dans la prestigieuse collection Library of America (2004), et de l’autre par cette affirmation tirée de la note du traducteur Arthur Goldhammer : « Tocqueville enjoys a unique position in the history of literature and thought : a philosopher also notable as a literary stylist, he is the only Frenchman who can claim to be part of the American canon as well as the French » (Tocqueville, Democracy : 877). En ce qui concerne L’Afrique fantôme, Voyage au Congo, Les Flambeurs d’hommes et une foule d’autres écrits beaucoup plus anciens, l’avenir précisera la nature de ce transfert, si jamais il devait se produire.

3. Histoire d’un voyage

S’il n’est pas certain que L’Afrique fantôme fasse l’objet, à terme, d’une appropriation institutionnelle comparable à l’oeuvre de Tocqueville, qui semble s’être peu à peu intégrée à la mémoire états-unienne tant sur le plan littéraire que politique, peut-on affirmer que le même phénomène s’est produit au Brésil avec Histoire d’un voyage ? Avant de proposer une réponse forcément lacunaire, je dirai d’emblée que Léry occupe une place à part dans l’histoire littéraire de la France. Cela s’explique d’abord par la distance historique et la singularité de son sujet, mais surtout par les travaux de Frank Lestringant[7]. Sorti de l’oubli par Paul Gaffarel en 1880, livre de chevet de Lévi-Strauss dans Tristes tropiques[8], Histoire d’un voyage consiste en une relation de voyage rétrospective de nature coloniale et religieuse, racontant la tentative infructueuse d’implantation au Brésil de la France Antarctique, colonie huguenote. Non seulement cette oeuvre constitue-t-elle un pan important de la mémoire coloniale française en Amérique, mais elle représente aussi un témoignage essentiel à la compréhension des années fondatrices du Brésil colonial, dont la France Antarctique n’est qu’un des nombreux épisodes. À ce sujet, Lestringant écrit :

Cette mémoire de la France Antarctique, en France du moins, est une mémoire infidèle et sporadique, qui se condense en des moments clés du débat politique et religieux, à la veille de la signature de l’édit de Nantes, plus tard au lendemain de l’assassinat d’Henri IV et sous la minorité de Louis XIII, plus tard encore autour de la Révocation, enfin durant les décennies qui préparent la Révolution, aujourd’hui à nouveau, au temps de la globalisation triomphante. Cette histoire de la France Antarctique est faite de plus d’oublis que de mémoire, de plus de légendes que de réalités

2008 : 103

Pourtant, ne serait-ce que grâce à Rouge Brésil, roman primé de Jean-Christophe Rufin, cette invraisemblable tentative de colonisation est mieux connue dans la sphère francophone que celle du Maragnan, plus tardive, décrite dans l’ouvrage d’Andrea Daher, Les Singularités de la France équinoxiale : histoire de la mission des pères capucins au Brésil (1612-1615)[9]. Pour ce qui est de la réception de Léry au Brésil, un passage de l’introduction publiée dans l’édition brésilienne de 1967 montre bien l’importance accordée à l’oeuvre dans la construction discursive de la mémoire nationale : « [le livre de] Léry a une valeur exceptionnelle à titre de document historique, ethnographique aussi bien que musical » (Léry, Viagem : 11 ; ma traduction)[10]. Remarquons toutefois qu’il n’est pas encore question des qualités littéraires de l’oeuvre.

Par ailleurs, il faut noter que cette relation de voyage fut traduite par Tristão Alencar Araripe et publiée au Brésil dès 1889 (Manchester 1993 : 245), puis en 1926 (trad. Monteiro Lobato) et de nouveau en 1941 (trad. Sérgio Milliet). Aujourd’hui, l’oeuvre circule dans une édition abordable, tant en France qu’au Brésil, tout comme Les Singularités de la France Antarctique d’André Thevet. Quant au célèbre ouvrage de l’Allemand Hans Staden, connu en français sous le titre de Nus, féroces et anthropophages, il en existe au moins une édition brésilienne grand public reproduisant les gravures originales de 1557. D’ailleurs, parmi les premiers témoins européens à consigner par écrit leur expérience du Brésil, ces trois auteurs font bonne figure dans la récente anthologie de Jorge Caldeira, Brasil : A história contada por quem viu, qui leur cède la parole à maintes reprises (2008 : 34-92).

À première vue, donc, cette réalité tangible fait croire au succès à long terme du mouvement d’anthropophagie culturelle lancé par le poète moderniste Oswald de Andrade qui, dans son Manifesto antropófago, se réclamait de la diversité constitutive du Brésil afin de penser une identité nationale unique basée sur le métissage. « Tupi, or not tupi that is the question » (1928 : 13), se demandait-il dans un style parodique, avant de citer « Des cannibales » : « Filiação. O contato com o Brasil Caraíba. O[ù] Villegaignon print terre. Montaigne » (1928 : 14). Pourtant, malgré ces exemples où s’affiche une attitude d’ouverture quant au rôle mémoriel des écrits coloniaux du Brésil, l’idée d’intégrer les multiples apports étrangers à sa propre histoire littéraire apparaît plus problématique ou alors toute récente.

Selon Andrea Daher, historienne des pratiques lettrées dans le Brésil des XVIe et XVIIe siècles à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro, il s’agirait d’une approche minoritaire dans la recherche, surtout dans le domaine de l’histoire littéraire nationale, étant donné l’importance du modernisme brésilien représenté notamment par Oswald de Andrade. Si, par exemple, dans sa brève Iniciação à literatura brasileira, Antonio Candido concède que le Brésil doit ses « primeiros escritos » à des « administradores e magistrados, soldados e agricultores, mercadores e sacerdotes » (2007 : 18), il n’en attribue pas moins le titre de patriarche de la littérature brésilienne à José de Anchieta. En effet, celui-ci ne se serait pas limité à décrire le pays et ses habitants, étant en outre l’auteur d’« obras especificamente literárias » (2007 : 19) écrites en portugais bien sûr, mais aussi en espagnol, en latin et en tupi. En fait, ce qui intéresse Candido au premier chef, c’est la structuration progressive d’un champ littéraire proprement brésilien, celui qui a mené à l’émergence d’un modernisme natif dans les années 1920. Or, bien qu’une telle approche n’ait rien à voir avec la construction du canon français, évidemment peu soucieux des Amériques, elle ne va pas sans rappeler la manière d’écrire l’histoire littéraire du Québec depuis la Révolution tranquille. Reste que des ouvrages comme Formação do leitor brasileiro : imaginário da leitura no Brasil colonial (1994), où José Horta Nunes propose une étude archéologique de la lecture des textes coloniaux, Andanças pelo Brasil colonial (França et Raminelli), catalogue commenté de toutes les relations de voyage au Brésil colonial entre 1503 et 1808, ainsi qu’A construção do Brasil na literatura de viagem dos séculos xvi, xvii e xviii (França) annoncent de nouvelles orientations qui pourraient, de fait, inspirer les chercheurs qui, au Brésil comme ailleurs dans les Amériques, s’intéressent au statut institutionnel de la littérature coloniale.

4. Le Grand Voyage du pays des Hurons[11]

Pour ce qui est du Grand Voyage de Sagard, il s’agit clairement d’une oeuvre coloniale aux visées spirituelles, voire politiques, puisqu’elle fait la promotion de l’ordre des Récollets au détriment des Jésuites. Comme on le sait, l’enjeu principal de cette rivalité consistait à obtenir le monopole de l’évangélisation en Nouvelle-France. Cet objectif missionnaire transparaît dès le premier chapitre. À la limite, le voyage semblait même secondaire pour Sagard : « Pour moy, qui ne fus jamais d’une si enragee envie d’apprendre en voyageant, puis que nourry en l’escole du Fils de Dieu […]. J’ay voulu faire part au public de ce que j’avois veu en un voyage de la nouvelle France, que l’obeyssance de mes Superieurs m’avoit fait entreprendre » (Voyage : 114-115).

Bien sûr, ce n’est plus tellement cette querelle oubliée que relèvent les lecteurs d’aujourd’hui, mais bien le ton personnel de l’auteur, visiblement touché par ce qu’il observe en Huronie. En effet, il semble troublé de rencontrer des hommes là où on lui avait annoncé des « sauvages » et des « barbares » qui n’« avoient jamais ouy parler, ny eu cognoissance » de l’Évangile et qu’il fallait délivrer « de telles tenebres & brutalité » (Sagard, Voyage : 115). Grâce à ce ton particulier, Sagard outrepasse largement son mandat initial, qui consistait à rendre compte de son expérience missionnaire. Bref, on lui avait commandé un rapport destiné à la publication, sorte de cartographie des conversions à venir. Cependant, et de toute évidence marqué par la tradition séculaire des relations de voyage, il cède à la tentation de divertir ses lecteurs : « Le recit vous en sera d’autant plus agreable par la diversité des choses que je vous raconteray avoir remarquees, pendant environ deux ans que j’y ai demeuré » (Sagard, Voyage : 115).

Si l’on se réfère aux caractéristiques identifiées par Racault et Ouellet, on remarque aisément qu’elles sont à peu près toutes présentes dans Le Grand Voyage. Comme dans L’Afrique fantôme et Histoire d’un voyage, on relève chez Sagard un triple parcours : spatial, textuel et diégétique. Il s’agit d’un récit circulaire (France-Huronie-France), dont les chapitres constituent autant d’étapes géographiques et thématiques. De plus, le livre se déploie comme un récit rétrospectif marqué par des ruptures de l’ordre chronologique, comme cela se produit dans tout roman. Par exemple, au chapitre 2, alors qu’il décrit les baleines qui s’ébrouent près de Gaspé à son arrivée en Nouvelle-France en juin 1623, il rompt l’ordre du récit par cette prolepse : « À mon retour je vis tres peu de Baleines à Gaspé, en comparaison de l’annee precedente, & ne peux en concevoir la cause ny le pourquoy » (Sagard, Voyage : 127). Par ailleurs, chaque chapitre raconte au moins une aventure du narrateur, comme en témoignent certains titres : « Du Cap de la Victoire aux Hurons, & comme les Sauvages se gouvernent allans en voyage & par pays » (Sagard, Voyage : 149).

Pour ce qui est de ses influences littéraires et de ses sources, elles sont nombreuses, mais pas toujours identifiées. Sagard cite parfois très précisément Apollonius de Tyane, Pline l’Ancien et la Bible, alors qu’il paraphrase, contredit ou copie, sans les mentionner, des auteurs comme Lescarbot ou Champlain. S’ensuit un dialogue intertextuel parfois polémique, mais toujours souterrain que seule l’édition critique de Warwick permet de saisir pleinement.

Enfin, Sagard se met régulièrement en scène sur un ton dramatique. C’est à ces occasions que l’on perçoit, sous le récit d’événements qui constituèrent son expérience en Nouvelle-France, des traces de sa subjectivité. Voici un exemple qui décrit les conditions du voyage vers le lac Huron :

L’humanité de mon hoste estoit remarquable, en ce que n’ayant pour toute couverture qu’une peau d’Ours à se couvrir, encor’ m’en faisoit-il part quand il pleuvoit la nuict, sans que je l’en priasse, & mesme me disposoit la place le soir, où je devois reposer la nuict, […] & compatissant à ma peine et foiblesse, il m’exemptoit de nager & de tenir l’aviron, qui n’estoit pas me descharger d’une petite peine, outre le service qu’il me faisoit de porter mes hardes & mon pacquet aux Saults, bien qu’il fust desja assez chargé de sa marchandise, & du Canot qu’il portoit sur son espaule parmy de si fascheux & penibles chemins

Sagard, Voyage : 155

Les microrécits de ce genre abondent dans Le Grand Voyage, Sagard n’essayant jamais de masquer sa présence. Aussi est-il toujours témoin de ce qu’il raconte, sinon il le précise clairement. En somme, bien qu’elle ne corresponde pas aux attentes des lecteurs contemporains, nettement plus à l’aise devant un roman, cette oeuvre raconte un nombre impressionnant d’aventures rendues plus fascinantes encore par leur contexte de production.

A posteriori, la contribution de Sagard à la mémoire de la Nouvelle-France s’avère particulièrement intéressante, dans la mesure où Le Grand Voyage est aujourd’hui édité à Montréal[12] et surtout lu au Canada. Pourtant, malgré la position privilégiée qu’il occupe par rapport à ses contemporains, Sagard attend toujours sa véritable canonisation, tant au Québec et au Canada[13] qu’en France. D’ailleurs, à qui appartient la mémoire coloniale contenue dans Le Grand Voyage ? Si l’on se fie au renvoi énigmatique de l’entrée consacrée à Sagard dans le Dictionnaire des littératures de langue française publié à Paris en 1984, le Québec en serait déjà dépositaire : « V. Québec (littérature du) » (Beaumarchais et al. 1998 : 2220). Bref, après avoir abordé trois oeuvres apparentées par leur genre, bien que produites dans des contextes coloniaux forts différents, c’est à ce transfert laborieux que je m’intéresserai maintenant.

5. L’histoire littéraire en question

Dans Le Sort de la culture, Fernand Dumont écrivait : « Par la cassure qu’elle a effectuée, la Révolution tranquille a donné le sentiment d’un éloignement irrémédiable par rapport au passé. Le passé est là comme un étranger qu’il semble nécessaire de renier pour que l’avenir soit possible. [...] En refusant leur passé, les Québécois sont devenus orphelins. Ce qui est une fâcheuse manière d’entrer dans l’avenir » (1987 : 240). Troublante de justesse, cette réflexion pourrait résumer la manière québécoise d’appréhender la mémoire coloniale par le truchement de l’histoire littéraire au cours des cinquante dernières années, voire depuis la fin du XIXe siècle. Certes, on signale l’existence des textes, comme on le constate dans le volume inaugural de La Vie littéraire au Québec. Toutefois, sous prétexte qu’« [a]ucun auteur de ces écrits ne s’identifie à cette époque comme écrivain, encore moins comme créateur » (Lemire, Vie littéraire 1991 : 2), on aborde ce corpus rapidement, un peu à contrecoeur, le traitant plutôt comme une figure imposée. Bien que la posture défendue dans La Vie littéraire au Québec s’appuie sur un imposant appareil théorique et soit étayée par une solide érudition, elle demeure fortement marquée par la notion d’auteur individuel et, qui plus est, tout à fait conscient de sa place dans le champ esthético-discursif de son époque. Or, il me semble que ce concept ne peut s’appliquer en bloc, a fortiori au corpus de la Nouvelle-France. En d’autres mots, en faisant intervenir ici la « fonction-auteur », on écrit une histoire des écrivains plutôt que celle de la production des textes. Pourtant, c’est justement cette dernière qui reste à faire.

Pour donner un premier exemple relativement récent de la réception du corpus de la Nouvelle-France dans les longs débats entourant la constitution d’une littérature nationale, voici ce que Gilles Marcotte écrivait en 1978 dans l’introduction à l’Anthologie de la littérature québécoise :

Jusqu’à ces dernières années, on convenait généralement [d’]exclure [de la littérature québécoise] à peu près complètement les écrits du Régime français, pour la double raison que formulait Camille Roy dans l’édition de 1930 de son Histoire de la littérature canadienne : ces textes n’appartiennent pas à la littérature ; ils ont « pour auteurs des écrivains qui sont de France bien plus encore que du Canada, et la France peut donc aussi bien que le Canada les réclamer comme siens »

LeBlanc 1978 : ix

Tout d’abord, il faut souligner l’ouverture de Marcotte à l’égard des écrits de la Nouvelle-France, clairement inscrite dans la première phrase. En cela, son point de vue se situe à des lieues de celui de Roy et des historiens de la littérature canadienne-française du tournant du XXe siècle, pour la plupart très attachés à l’argument de la nationalité ou du passeport des écrivains du Nouveau Monde. Avec le recul, la Nouvelle-France étant une colonie soumise à l’autorité royale et juridiquement peuplée de Français, qu’ils fussent nés en métropole ou en terre d’Amérique, une telle position semble indéfendable. Après tout, n’est-il pas normal que des coloniaux, qu’ils vivent en Nouvelle-France ou à Saint-Domingue, s’adressent à leurs compatriotes métropolitains ? En outre, comme « [i]l n’existait aucune presse à imprimer en Nouvelle-France, bien que les jésuites et les sulpiciens aient songé à l’introduire pour propager l’Évangile », la première étant arrivée à Québec en 1764 avec « William Brown et Thomas Gilmore », il fallait bien publier à Paris, Amsterdam, Francfort, La Haye ou ailleurs (Lemire, Vie littéraire 1991 : 213, 212).

Pourtant, après une critique sincère de cette attitude de fermeture durable à l’égard des écrits de la Nouvelle-France (Berthelot Brunet mis à part), Marcotte n’en évoque pas moins « le caractère disparate et aléatoirement littéraire de ces textes », mentionnant plus loin « la simple relation de voyage » (Leblanc 1978 : xi, xiii ; je souligne). Bien que tout à fait défendable, cette posture m’apparaît légèrement anachronique par rapport à l’objet. En effet, sous l’Ancien Régime, la littérature française ne constituait pas encore le champ autonome que l’on connaît aujourd’hui, c’est-à-dire avec son propre canon et ses institutions bien définies : « [d]u début du xviie s., où l’on enregistre ses premières occurrences, au milieu du xviiie s. “Belles-Lettres” a été employé dans un jeu de voisinage et de distinction avec Lettres, Littérature, Lettres saintes, Lettres savantes, Bonnes lettres. Le sens dominant du terme désigne toutes les pratiques textuelles qui comportaient une dimension esthétique, à savoir : l’Histoire, l’Éloquence et la Poésie – celle-ci incluant le théâtre […] » (Herman et Viala 2006 : 49). De plus, il serait erroné de croire qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les relations de voyage constituaient un genre mineur ou alors « des productions marginales de la littérature française » (Lemire, Vie littéraire 1991 : 1). Sinon, comment expliquer la popularité phénoménale des dix-neuf volumes de l’Histoire des deux Indes, signée par l’abbé Raynal, qui connut pas moins de quarante-huit éditions entre 1770 et 1794 ? Au contraire, selon Racault, « [c]e sont donc vraisemblablement plusieurs milliers de titres, parmi lesquels très peu bénéficient d’un statut littéraire reconnu, qu’on pourrait faire entrer dans cette conception très inclusive de la “littérature de voyages” » (2006 : 297-298). Cela dit, cette défense ambiguë, mais bien réelle, du corpus colonial menée par Marcotte ne doit pas occulter le fait que le premier volume de cette Anthologie de la littérature québécoise se consacre entièrement à la mise en valeur de textes du Régime français, de Jacques Cartier à Marie-Joseph Legardeur de Repentigny.

Le second ouvrage que j’aimerais commenter est le tome 1 du monumental Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec (1978). Comme le passage choisi est très révélateur, je m’y limiterai. Dans ce volume inaugural, les directeurs visaient à couvrir la littérature québécoise des origines à 1900. Voici toutefois ce qu’ils écrivent dans l’introduction :

Même si le premier tome du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec porte en grande partie sur la littérature de la Nouvelle-France, nous n’avons pas cru nécessaire [sic] de nous y attarder dans cette introduction, les oeuvres marquantes de cette littérature ayant déjà fait l’objet d’études particulières et souvent d’études savantes. Les circonstances qui entourent leur composition relèvent beaucoup plus des historiens que des littéraires

Lemire 1978 : [XIII]

Même replacé dans son contexte, cet avertissement a de quoi surprendre. En effet, ce ne sont certainement pas les études savantes sur Émile Nelligan et Philippe Aubert de Gaspé qui manquaient à l’époque et, pourtant, ces auteurs se retrouvent au coeur de cette même introduction. De plus, pour établir les circonstances qui entourent tant la composition que la réception de n’importe quelle oeuvre littéraire, ne faut-il pas verser un peu dans l’histoire ? Fort heureusement, ce raccourci ponctuel n’a pas empêché Sagard, entre autres, de figurer dans le corps de cet ouvrage incontournable, soit dans deux articles étoffés de Jack Warwick (1978 : 296-299; 357-360).

Enfin, la récente et ambitieuse Histoire de la littérature québécoise de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge (2007), par ailleurs admirable de nuances et novatrice sur plusieurs plans, m’apparaît elle aussi problématique dans son traitement du corpus de la Nouvelle-France[14]. Dès l’introduction, les auteurs posent l’horizon d’attente : « Qu’entend-on par textes littéraires ? Un récit de voyage, comme on en trouve des dizaines dans le corpus de la Nouvelle-France, est-il littéraire au même titre que le sera la poésie de Nelligan ? » (Biron et al. 2007 : 11 ; je souligne). À cette question où affleurent des présupposés hérités d’une longue tradition, on pourrait répondre : « Bien sûr que non, mais de même que La Chanson de Roland n’est pas littéraire au même titre qu’un roman de Duras ou que la correspondance de Madame de Sévigné ». Ici encore, la « fonction-auteur » me semble jouer un rôle non négligeable dans l’appréciation de ces « bouquins d’un autre âge » (Lareau 1874 : 37), car il faut bien l’avouer : la poésie de Nelligan trouve plus aisément sa place dans le champ littéraire que les récits d’un Sagean ou d’un Dumont de Montigny, respectivement sortis de l’oubli en 1999 et 2008, ou encore que la correspondance d’Élisabeth Bégon. Bien entendu, de telles résurgences imposent des réaménagements. Plus loin, les trois auteurs écrivent :

La tradition de lecture au Québec s’étend également aux écrits de la Nouvelle-France, même si ce corpus est tout autant un rejeton de l’histoire littéraire de la France qu’une préhistoire de la littérature québécoise. Nous avons choisi de commencer cet ouvrage en remontant à Jacques Cartier pour rendre compte de la vie des textes de la Nouvelle-France dans la littérature québécoise et, plus généralement, de leur intégration à un ensemble de référence proprement québécois

Biron et al. 2007 : 14 ; je souligne

Notons bien l’emploi de « préhistoire », c’est-à-dire la période indéfinie qui précède l’in(ter)vention de l’écriture. Étant donné l’aura de mal-aimé qui nimbe ce corpus, il y a lieu de réfléchir aux implications informulées de ce choix lexical. À tout le moins, il me semble que cet emploi révèle la posture critique et esthétique des auteurs : s’ils abordent cette préhistoire, c’est essentiellement pour rendre compte de sa réception ultérieure dans une littérature nationale devenue québécoise, ainsi que de l’imaginaire engendré par ce corpus.

Par ailleurs, une dernière remarque s’impose au sujet de la périodisation. Dans cet ouvrage, les auteurs souhaitaient « caractériser chaque période à la fois par les enjeux esthétiques qu’elle révèle et par les conditions générales dans lesquelles s’écrivent les oeuvres ». Aussi ont-ils « distingué cinq grandes périodes. La première va du début à la fin de la Nouvelle-France (1534-1763), époque à laquelle les écrits s’adressent à la métropole française et entretiennent des rapports étroits avec le développement de la colonie » (Biron et al. 2007 : 15). Synthétique et clair, ce choix mène au résultat concret que voici : plus de 225 ans de pratiques lettrées sont couverts en trente-quatre pages, illustrations comprises, sur les 689 que compte l’ouvrage. Proportionnellement, cela représente à peine 5% du total. Malgré ce traitement rapide, inévitable dans un essai de cette nature, les auteurs consacrent une page complète à Sagard (Biron et al. 2007 : 39-40)[15]. En somme, le principal effet de lecture qui se dégage des premières pages d’Histoire de la littérature québécoise pourrait se résumer en ces termes : on dirait que les auteurs préféreraient que le corpus de la Nouvelle-France, dont ils reconnaissent sans peine l’existence et les particularités, relève de genres codifiés plus valorisés, plus riches en modèles et, surtout, plus près des principaux canons européens. À leur décharge, je précise qu’il s’agit là d’une ornière critique très profonde dont il importerait de se défaire en étudiant également d’autres traditions comparables, enracinées hors d’Europe, notamment dans l’Amérique coloniale.

6. Conclusion

Il va sans dire qu’un tel parcours à travers le temps et l’espace rend difficile, voire impossible, toute conclusion unifiée. En abordant la question du transfert de la mémoire coloniale par le biais de la relation de voyage et de l’histoire littéraire, je voulais souligner que, dans leur(s) tradition(s) respective(s), L’Afrique fantôme et Histoire d’un voyage jouissaient d’un statut plus enviable que Le Grand Voyage. Reste à voir si L’Afrique fantôme, déjà bien positionnée dans l’institution française, se verra un jour intégrée aux traditions littéraires des régions visitées, Leiris agissant ainsi en tant que témoin singulier d’une époque révolue. C’est ce qui est en voie de se produire au Brésil avec Léry, dont la reconnaissance littéraire semble d’ores et déjà acquise en France. En ce qui concerne Sagard et la plupart des représentants du patrimoine lettré de la Nouvelle-France, eux aussi porteurs d’une mémoire coloniale particulière, il serait temps de revoir la place qu’ils occupent dans l’histoire littéraire du Québec et du Canada, bien sûr, mais aussi dans celle de l’Amérique coloniale.

Pour lancer le débat, voici quelques pistes de réflexion. D’abord, le processus par lequel s’est constitué le panthéon des auteurs québécois exclut-il d’emblée les figures trop modestes, notamment les religieux plus ou moins indifférents vis-à-vis de leur postérité terrestre ? Autrement dit, à quel point une historiographie généalogique nuit-elle à l’étude archéologique des textes, qui après tout se révèlent les grands oubliés d’une telle approche ? Ensuite, l’illusion d’un corpus clos et quantifiable, engendrée par la primauté de l’imprimé sur les manuscrits, dont plusieurs restent à ce jour inédits, freine-t-elle un retour aux abondantes archives de la Nouvelle-France ? Enfin, le rétrécissement graduel d’un territoire autrefois immense jusqu’aux frontières provinciales actuelles conduit-il à négliger certains textes qui ne coïncident plus avec la perception actuelle de l’espace, l’enracinement géographique des Québécois[16] ?

Certes, au XVIIe siècle, Sagard et ses contemporains en Nouvelle-France n’écrivaient pas dans le but d’édifier une nouvelle littérature nationale en terre d’Amérique, pas plus d’ailleurs que leurs compatriotes métropolitains ne cherchaient à le faire en France. En effet, nous savons que ce concept se développera dans l’Europe du XIXe siècle, chaque nation récupérant ses oeuvres du passé dans un mouvement orienté vers le présent de l’écriture. Le même constat vaut pour Léry. Quant à Leiris, son Afrique fantôme cherche à liquider des problèmes autrement plus personnels. En somme, il serait opportun de reconsidérer certaines pratiques de l’histoire littéraire québécoise à la lumière de l’approche adoptée par Bernard Andrès, notamment dans La Conquête des lettres au Québec (1759-1799)[17]. Sans viser à l’intégration artificielle de l’ensemble de ce corpus à une prochaine Histoire de la littérature québécoise, ce qui supposerait un vaste processus d’agencements après-coup, un tel projet permettrait à tout le moins de constituer un véritable patrimoine lettré de la Nouvelle-France et d’en recadrer l’étude[18].