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Quand le message linguistique a une fonction d’ancrage, il se charge d’une valeur « répressive », restreignant la « liberté des signifiés » attachés à l’image ; pour sa part, la fonction de relais rend le texte verbal responsable de l’avancée diégétique : l’opposition barthésienne (Barthes 1964 : 44-45) est bien connue. Il ne nous importera pas d’en discuter la pertinence dans les détails, en nous demandant, par exemple, si toute image est, plutôt que le texte verbal, « polysémique », c’est-à-dire productrice d’une « “chaîne flottante” de signifiés » (ibid. : 44), ou en nous interrogeant sur la spécificité de la photographie, ce message que Barthes dit « sans code » (ibid. : 46)[1]. Nous retiendrons davantage le développement que propose Alain-Marie Bassy (1974), en mettant la distinction entre les liens d’analogie (fonction d’ancrage) et les liens de contiguïté (fonction de relais), entre le paradigmatique et le syntagmatique, avec un devoir dire et un pouvoir dire : dans le premier cas, l’établissement d’un rapport d’analogie est responsable du déchiffrement de l’image ; dans le deuxième cas, le texte complète l’image et la prolonge en instaurant des rapports d’ordre prédicatif.

Dans les limites de cet article, nous nous proposons d’approcher l’opposition entre les fonctions d’ancrage et de relais à nouveaux frais. Notre enjeu est double : méthodologique et théorique. D’une part, nous viserons à vérifier la pertinence et la valeur opératoire des notions d’ancrage et de relais en les mettant à l’épreuve d’objets d’analyse. D’autre part, à la lumière de ces études de cas, nous envisagerons un élargissement et un approfondissement de la perspective théorique. L’hypothèse à vérifier est, en effet, que, même si la différence entre les fonctions d’ancrage et de relais garde toute sa pertinence, les études de cas nous amènent à réinterroger ces notions et à les problématiser nécessairement : nous partons de l’idée qu’elles réclament, sinon une redéfinition de ces notions, du moins des aménagements qui en accroissent l’acuité.

À cet effet, nous convoquerons la sémiotique européenne comme un des cadres théoriques, à côté de la philosophie de Goodman et de la poétique selon Genette. Plus précisément, notre attention se portant sur des ensembles multimédiaux qui tirent leur spécificité de l’agencement, hiérarchique ou non, de deux médias interagissant au sein d’un même ensemble signifiant et mettant en oeuvre des systèmes plurisémiotiques, nous poserons au départ la définition sémiotique du « texte-énoncé » proposée par Jacques Fontanille (2006 : 218) :

Un « texte-énoncé » est un ensemble de figures sémiotiques organisées en un ensemble homogène grâce à leur disposition sur un même support ou véhicule (uni-, bi- ou tri-dimensionnel) : le discours oral est unidimensionnel, les textes écrits et les images, bi-dimensionnels, et la langue de signes, tri-dimensionnelle.

C’est dans ce cadre théorique et méthodologique que s’inscrira l’affectation à la « dimension plastique », qui organise les éléments sensibles et matériels, de formes de contenus et d’axiologies. Alors que, trop souvent, l’image est encore considérée comme passablement floue, vouée à illustrer le texte verbal et dépourvue de la double articulation expression/contenu, elle sera considérée, dans cet article, comme un énoncé doté d’une morphologie, d’une syntaxe et d’une sémantique, qui peut être approché selon différents points de vue.

Enfin, nous mettrons les notions d’ancrage et de relais à l’épreuve de trois cas concrets : le monument aux morts Gëlle Fra (« femme en or ») (Luxembourg, 1923) ; le projet artistique Lady Rosa of Luxembourg de l’artiste croate Sanja Iveković, installé en 2001 dans un lieu public, à quelques mètres du monument aux morts : citant le monument aux morts, il s’énonce tantôt comme un anti-monument, dont la charge subversive interpelle le visiteur, tantôt comme un non monument ; le même projet exposé au Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean (Luxembourg) en 2012, avec les articles de presse témoignant de la réception du projet par le public en 2001. Dans la première partie de cet article, nous nous demanderons en quoi le lien de contiguïté entre le message verbal inscrit sur le socle du monument aux morts et la sculpture de la Gëlle Fra (« femme en or ») qui orne l’obélisque renforce la tension entre la matérialisation et la dématérialisation historiques qu’on peut estimer caractéristique du monument du souvenir. Dans une deuxième partie, nous chercherons à montrer que la concurrence entre les liens de contiguïté et d’analogie est au départ des interprétations divergentes de Lady Rosa ofLuxembourg. Dans une troisième partie, la fonction de relais sera réexaminée à la lumière de la mise en exposition de l’oeuvre d’art. L’accent sera mis sur la manière dont les documents verbovisuels exposés au musée en même temps que Lady Rosa of Luxembourg contribuent à réénoncer le projet artistique et à le redéfinir comme forme-sens mouvante.

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1. De l’inscription verbale à la sculpture et retour

D’un point de vue méthodologique, la question directrice peut être résumée ainsi : en quoi les notions d’ancrage et de relais permettent-elles de rendre compte de l’économie particulière du monument aux morts ? L’hypothèse à vérifier est que, dans ce cas, le verbal ne répète pas le message iconique, analogiquement, mais le développe.

Pour pousser la réflexion plus avant, nous prendrons appui sur le monument du souvenir Gëlle Fra. Érigé sur la Place de la Constitution au centre de la ville de Luxembourg en 1923[2] pour commémorer la grande guerre, il se compose d’un obélisque qui supporte la sculpture d’une femme en or de l’artiste Claus Cito, symbolisant la déesse de la victoire (comme en témoigne plus particulièrement la couronne de laurier que la femme porte devant elle). Une des faces du socle est cachée par un groupe de deux personnages en bronze : selon le modèle de l’Autel de la Patrie (Pević 2012 : 39) sur lequel des hommes jeunes sont sacrifiés, un volontaire luxembourgeois ayant combattu comme légionnaire alors même que son pays est resté neutre pleure un volontaire mort ; les trois autres faces portent des inscriptions, dont une allocution de la Grande-Duchesse Charlotte le 16 avril 1945.

Procédant en trois temps, nous chercherons à montrer que le type de gestion du rapport au temps caractéristique du monument aux morts trouve son fondement dans l’entrejeu des inscriptions verbales et de la sculpture : plus précisément, dans la manière dont le texte développe le message porté par la sculpture.

Commençons par analyser les inscriptions verbales de plus près, en les approchant sous l’angle des temps verbaux.

1.1. Les inscriptions verbales : entre matérialisation et dématérialisation historiques

Les inscriptions verbales se déclinent en trois genres textuels : la liste des noms des lieux où les volontaires des trois guerres ont combattu; les récits célébrant la bravoure des légionnaires luxembourgeois ou des « fils de Luxembourg » engagés dans des batailles en France, en Belgique ou en Corée ; l’allocution de la Grande-Duchesse Charlotte. Selon une première lecture, les inscriptions fournissent à la sculpture allégorique un ancrage événementiel fort, le régime historiographique retenu rompant cependant avec l’objectivation pure qui privilégierait l’enchaînement rigoureux d’actions successives saisies à travers leurs rapports de consécution, de causalité et de conséquence, en vertu d’une logique « technicienne » de caractère algorithmique. Si l’on tient compte de la distinction benvenistienne entre le récit et le discours, ou de celle, proposée par Weinrich (1973), entre des attitudes de locution qui commandent une écoute détendue ou tendue, l’emploi des temps du verbe (le passé composé et le présent) ainsi que les nombreux subjectivèmes témoignent, au contraire, sinon de la remontée vers le « re-présent » cher au sémioticien Jean-Claude Coquet, du moins de la volonté jamais démentie de tisser un lien avec le présent du lecteur :

1. Du 31 janvier 1951 au 27 juillet 1953, ils ont mené dans des conditions de combat pénibles, de par la nature du terrain et des conditions climatiques, une lutte acharnée, contre un ennemi en surnombre, pour rétablir, dans le cadre de la mission des forces des nations unies en Corée, la paix et la sécurité internationale. Nos volontaires pour la Corée ont fait pendant cette période honneur à l’armée et à leur patrie. Henri, grand-duc.

2. Sur les champs de bataille de la Marne, de l’Aisne et de la Somme, en Artois, en Champagne, comme à Verdun – unis aux armées de l’entente dans la grande guerre de 1914-1918, partageant les fatigues, les souffrances et la gloire de leurs frères d’armes de la légion étrangère, les légionnaires luxembourgeois, héroïque phalange, ont combattu pendant plus de quatre ans, sans une défaillance donnant partout l’exemple de leur courage, de leur ténacité, de leur dévouement.

En cela, ces inscriptions rétablissent, typiquement, le poids des circonstances, l’épaisse matérialité de l’histoire.

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En même temps, l’allocution de la Grande-Duchesse le 16 avril 1945 favorise une deuxième lecture :

3. Je suis fière de nos volontaires qui à l’exemple de leurs aînés de la dernière guerre ont rejoint les armées alliées pour défendre avec elles la cause de notre petite patrie. Je m’incline devant les victimes et héros de la patrie et devant le deuil de leurs familles. Leur sang n’aura pas été versé en vain. Ils ont affirmé par leur mort que par-dessus les divisions de parti, de classe et de confession, il y a une réalité d’un idéal commun à nous tous : la patrie luxembourgeoise. Grande-Duchesse Charlotte le 16 avril 1945.

Au-delà de l’événement rapporté, inséré dans une chaîne chronologique, le texte acquiert une valeur de modèle arraché aux contingences historiques, de formule ritualisée destinée à être répétée d’innombrables fois par les chefs d’état ou les particuliers qui sont appelés, indéfiniment, à reconduire le scénario de la créance et de la dette[3]. L’emploi du futur antérieur suggère cette ouverture sur un après dont les limites sont incessamment repoussées. Yves Hélias (1979 : 756) confirme l’élargissement temporel en ces termes :

De pouvoir réel, historiquement situé, il [le pouvoir qui sous-tend le don] devient capacité permanente de l’État d’envoyer à la mort ; de produit d’une contingence, il se transforme […] en émanation d’une souveraineté. […] Il apparaît alors que cet échange asymptotique donne une véritable extension normative à ce pouvoir puisqu’il devient abstrait, constant et consenti.

La dématérialisation historique, qui se profile sur le fond du récit des actes de bravoure passés, est annoncée par un trait caractéristique du récit épidictique : la production d’un « effet d’évidence ». En recourant à des catégories prototypiques (« héros ») que le lecteur est supposé (re)connaître, en énumérant des valeurs (le « calme courage », la « tenace énergie »…) soustraites à la délibération, qui présupposent l’accord de l’assistance, le discours épidictique a vocation à inclure celle-ci dans la célébration d’un héroïsme déjà identifié et confirmé, qui finit par être approché dans sa généralité, c’est-à-dire en tant qu’abstrait d’une effectivité passée. Emmanuelle Danblon (2001 : 30) écrit à ce sujet :

[…] on comprend pourquoi les personnages qui font l’objet de l’éloge ne sont plus de véritables individus, mais se haussent au rang d’un type. En effet, ils deviennent les symboles de l’homonoia, c’est-à-dire l’incarnation de valeurs sacrées qui assurent la cohésion de la cité.

Or, nous verrons que, tendues entre matérialisation et dématérialisation historiques, les inscriptions verbales tissent avec la figure allégorique de la femme en or une relation de complémentarité.

1.2. Le verbal et sa valeur diégétique de relais

Alain-Marie Bassy (1974 : 299) décrit ainsi la fonction de relais :

Le texte assure une fonction de relais lorsque l’image et le message linguistique sont dans un rapport de complémentarité. Le message linguistique constitue l’explication, le développement ou le prolongement de l’image. Sémantiquement, celle-ci a donc une fonction allégorique […]. Ce type d’images est caractéristique de toute la période de la Renaissance et son rôle s’affirme en particulier dans le genre de l’emblème […]. Dans l’emblème, l’image est déjà allégorique et problématique. Le message linguistique consiste en (1) une description de l’image, (2) une réflexion morale ou philosophique fondée sur sa signification allégorique. Le figuratif ainsi se prolonge en discursif. Celui-ci constitue le relais de celui-là.

Faisant abstraction des déterminations génériques liées à une époque, on retiendra de ce passage deux points essentiels : une certaine autonomie de la figure allégorique, qui se replie sur un tout de sens, et la possibilité d’une suite, qui fait fonction moins, peut-être, de complément portant le message iconique à un degré d’achèvement que de supplément.

Attardons-nous d’abord sur l’autonomie de la figure allégorique. Eu égard à la distinction, reprise par Marc Bonhomme (2003), entre l’allégorie rhétorique et l’allégorie herméneutique, la sculpture de la femme en or héberge des indices textuels exemplaires – en particulier, la typicité de la couronne de laurier – qui, soumettant le monument de la Gëlle Fra aux normes du genre du monument aux morts, fonctionnent à l’égard du récepteur à la façon d’instructions de lecture. La codification de l’allégorie rhétorique est telle que seul un savoir encyclopédique insuffisant bloquerait l’embrayage du niveau figuré de l’allégorie sur le niveau conceptuel. C’est ainsi que nous pourrions dire, en faisant valoir un idéal universel et en rappelant sa parenté avec La Victoire de Samothrace, que la figure allégorique triomphe des frontières géographiques et des âges[4].

D’ailleurs, l’esthétisation accrue, qui peut être corrélée avec l’affaiblissement de la charge allégorique – due, parfois, à une incapacité à accéder à un second niveau de lecture conceptuel – fait que la sculpture, cette « île esthétique repliée sur elle-même », selon l’expression d’Anne Beyaert-Geslin (2012 : 36), peut pleinement se suffire à elle-même et enjamber l’histoire. Il n’est peut-être pas anodin qu’en tant qu’oeuvre d’art autographique définie à travers la notion d’authenticité et l’histoire de sa production (Goodman 1990), elle s’expose à une contemplation infinie, en tenant en même temps l’observateur à une certaine distance.

Dans ce contexte, il apparaît que les inscriptions verbales ont la charge de négocier le passage du passé douloureux au présent (élargi). Il leur incombe, d’une part, de grever la figure allégorique du poids du conjoncturel, des événements historiques, d’autre part, de confirmer sa durée dilatée, in(dé)finie. En cela, elles sont largement responsables de l’économie du temps caractéristique du monument aux morts. Le rôle de relais entre ainsi dans la définition du genre du monument aux morts, comme nous le montrerons maintenant.

1.3. Le lieu de mémoire : un rapport au temps complexe

Nouons ensemble les fils que nous avons pu distinguer.

Au vu de nos analyses, nous ne nous étonnerons pas que, dans la perspective de Pierre Nora (1997 [1984-1992]), les lieux de mémoire soient définis comme « des points d’ancrage ou “points de cristallisation” d’une mémoire collective, d’ordre matériel, symbolique, idéel ou fonctionnel, ou, plus prosaïquement, comme un “lieu” où une communauté reconnaît son histoire » (Margue 2009 : 12 ; les italiques sont dans le texte). Le texte verbal endossant la fonction de relais contribue à ce que le monument aux morts symbolise un ordre politique et social en délivrant un message idéologique stabilisé destiné à compenser le traumatisme subi. Le cadre est tracé, comme l’explique Yves Hélias (1979), par la logique du don – le sacrifice des soldats morts pour la patrie – et du contre-don – l’érection d’un monument qui leur est consacré. La construction du sens est ainsi contrainte par une structure d’échange close sur elle-même, qui ressaisit sur le mode paradigmatique, et selon une correspondance parfaite, le manque et la liquidation du manque, la dette et le remboursement de la dette.

Par ce biais, le monument aux morts trouve son ancrage dans l’épaisseur événementielle. En même temps, ainsi que l’étude des inscriptions verbales a permis de le souligner, il est appelé à transcender le passé et sa matérialité historique vers le présent (élargi). En effet, la cérémonie du contre-don est appelée à se répéter chaque année, indéfiniment, sous une forme fortement ritualisée et à la faveur d’un protocole qui en assure la lisibilité. Un déplacement d’accent paraît ainsi s’opérer au fil du temps. Le monument et la cérémonie agissent auprès des jeunes générations comme un « indice de rappel » (Ricoeur 2000 : 49) suppléant à une mémoire défaillante et relançant l’activité mnésique, mais aussi, et peut-être surtout, comme un facteur de cohésion, confirmant par là une des deux fonctions primaires du lieu du souvenir : celle, à côté de la fonction proprement commémorative, de souder une communauté autour de valeurs partagées. Accentuant la charge symbolique du monument aux dépens des contingences, la « déréalisation de l’histoire » doit négocier l’image d’un État exerçant son pouvoir mortifère, mais promouvant aussi la vie. Enfin, au fil du temps, il se peut qu’une désymbolisation se conjugue avec une mise en avant de l’aspect esthétique : l’esthétisation ne constitue pas, dans ce cas, une requalification du monument, dans la mesure où elle entre dans la définition même du contre-don, mais elle donne lieu à un changement de « dominance ». Anne Beyaert-Geslin (2012 : 52) décrit la perception esthétique en ces termes :

La perception esthétique produit […] un effet duratif qui caractérise à la fois le procès lui-même et sa capacité de duplication ad libitum. La contemplation est une durée qui ouvre sur d’autres durées parce que, sa signification s’avérant inépuisable, l’objet esthétique ne se satisfait pas d’être vu une seule fois.

La perception esthétique donne ainsi lieu à un effet de dilatation temporelle.

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Enfin, nous pouvons saisir l’importance du lieu. Visé dans sa réalité topographique et non seulement topologique, comme le suggérerait, dans une perspective rhétorico-mnémonique, son rapprochement avec un topos ou lieu commun (Reisigl 2009 : 123), le lieu sert d’interface entre le monument et le visiteur. Comme l’atteste l’expression composite « lieu de mémoire », le monument aux morts noue l’une à l’autre la composante spatiale et la composante temporelle, mémorielle : la spatialisation facilite le ressouvenir, celui-ci tendant vers le lieu de sa fixation. En même temps, le lieu peut se charger d’une dimension commémorative universalisante, un même monument pouvant célébrer les héros de plusieurs guerres. Enfin, se prêtant ainsi à des réinvestissements ritualisés, le lieu est appelé à instaurer, lors de chaque cérémonie, une communauté de partage dans un présent renouvelé, instituant le futur en délai.

2. De l’anti-monument au non monument : le rapport texte verbal / texte iconique au service de la subversion

En 2001, dans le cadre de l’exposition collective Luxembourg, les Luxembourgeois. Consensus et passions bridées, l’artiste croate Sanja Iveković expose à quelques mètres de la Gëlle Fra, en face du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, une installation intitulée Lady Rosa of Luxembourg et appelée communément Gëlle Fra bis.

Le socle de l’installation est couvert d’une série de noms en trois langues, précédés ou non d’un article défini et disposés librement : «Kitsch», «Kultur », «Kunst», «Kapital», «La Résistance», «La Justice», «La Liberté», «L’Indépendance», «Whore», «Bitch», «Virgin», «Madonna». Quant à la femme de la sculpture dorée, elle est enceinte. Enfin, le monument est dédié non pas seulement à la femme en général, mais à une femme en particulier : Rosa Luxemburg, la révolutionnaire. L’installation constitue, ainsi, une réénonciation citationnelle de la Gëlle Fra qui met le dédoublement de la situation d’énonciation et du sujet d’énonciation ainsi que la remise en perspective caractéristique de la citation au service de visées subversives. Eu égard aux différents régimes citationnels dégagés ailleurs (Colas-Blaise 2011 : 201-204), on dira que Lady Rosa of Luxembourg s’énonce à partir de la Gëlle Fra en cultivant systématiquement l’écart : la scène générique du monument aux morts et la scénographie codifiée qu’elle commande – un socle avec des inscriptions fixant une matérialité historique et une sculpture allégorique – sont à la fois convoquées et détournées de leurs objectifs premiers, au profit d’une énonciation singularisante dissidente.

Plus précisément, déchaînant les passions et provoquant une vaste polémique[5], l’installation suscite trois types d’interprétation : pour les pourfendeurs de Lady Rosa of Luxembourg, elle parodie la Gëlle Fra, jetant un doute sur les actes de bravoure et d’héroïsme et questionnant la légitimité du monument aux morts dans les années vingt. Un parallèle est même établi entre la mise en place de l’installation Lady Rosa of Luxembourg et la démolition de la Gëlle Fra par les nazis pendant l’occupation. En témoignent avec force ces graffitis inscrits sur la face sud du socle : « ROSA geh HEM » («Rosa, rentre chez toi»)[6]. Nous ne nous attarderons pas sur cette interprétation, qui dénie à l’installation toute autonomie. D’autres saluent le fait qu’à travers un retournement des valeurs, elle met en avant l’évolution du concept même de monument du souvenir, au profit d’autres formes d’expression des souffrances liées à la guerre (dont celles des femmes). Il est significatif que, selon Malcolm Miles (2008 : 82 ; Pević 2012 : 33-34 pour la trad.), la subversion

consiste non pas à faire accéder des personnes au statut monumental, mais d’interroger celui-ci et, si possible, d’inverser la manière dont il est perçu à partir du genre à travers lequel il est normalement affirmé. […]. Subvertir le monument voudrait dire au contraire utiliser sa forme attendue afin de contrer le concept de la monumentalité, afin de faire, presque, une parodie de monument.

D’autres encore – et parfois les mêmes, les deuxième et troisième interprétations n’étant pas exclusives l’une de l’autre – retiennent la valeur proprement artistique d’une oeuvre engagée[7].

Pour notre part, nous viserons à montrer que les interprétations sont largement dépendantes du rôle – de relais ou d’ancrage – attribué aux inscriptions verbales.

2.1. L’anti- ou le contre-monument

Ainsi, recourant à une scénographie normée, l’installation pourvoit le choix historiographique à la base des inscriptions du monument aux morts Gëlle Fra d’un degré de présence. Les inscriptions typiques du monument aux morts sont ou bien accessibles directement, à travers des syntagmes tels que «La Résistance», «La Liberté», «La Justice», ou bien elles doivent être restituées métonymiquement et explicitées à partir du support des inscriptions. On en conçoit toutes les conséquences : la fonction de relais du texte verbal rend ainsi possible la plongée dans l’événementialité de la guerre – de toute guerre, et hisse Lady Rosa of Luxembourg au rang d’anti-monument ou de contre-monument[8]. L’installation remet alors en question l’imaginaire d’une guerre juste, au fondement de crispations identitaires, voire nationalistes. C’est battre en brèche une conception de l’histoire partielle et partiale, qui assoit le pouvoir de l’État sur le rapport à la mort du combattant mâle. L’oeuvre d’art questionne la fabrication des identités nationales ainsi que les oppositions traditionnelles (telles que résistance/collaboration, femme virginale/putain) : elle réclame une société qui secoue le modèle patriarcal qui cantonne la femme dans certains rôles sociaux, en attirant l’attention sur les souffrances des oubliées de l’histoire.

Ce qui est alors en cause, au-delà même du rapport citationnel, c’est le devenir du monument aux morts, à partir du « concept de monumentalisme pathétique » qui, écrit Bojana Pević (2012 : 33), «avait été au coeur de la sculpture commémorative depuis le milieu du XVIIIe siècle, lorsque celle-ci était devenue un outil de transmission des visées nationales, voire nationalistes». En substituant à la femme allégorique, réduite à un simple support de valeurs éternelles, la femme incarnée, active, engagée dans les conflits, voire militante, l’anti- ou le contre-monument sape les bases d’une symbolique figée alimentant une identité donnée par essence et restaure la possibilité de l’évolution, rejoignant par là les derniers développements de la réflexion sur les monuments du souvenir (Margue 2009 : 13). C’est en ce sens, sans doute, que l’on peut parler du « mémorial vivant » qui réintroduit «la mémoire vivante dans les récits officiels» (Gallois 2012 : 78). C’est aussi en ce sens que l’on peut envisager avec Jean-Louis Tornatore (2009 : 46) un au-delà du monument aux morts norassien, quand le témoignage authentique permet la cristallisation d’un être-ensemble dans une « communauté d’expérience » :

En régime de partage, voici que se dessine une communauté d’expérience, au sens où est visé le partage d’un vécu – en quelque sorte un partage du sensible, consacrant l’entrée du sensible en politique. Le régime d’opinion promeut alors la diversité des voix qui s’élèvent, en droit égal: des paroles en partage dans lesquelles se reconnaît donc une communauté plurielle.

2.2. Le non monument

Sur ces bases, comment s’opère le basculement du lien de contiguïté vers le lien d’analogie (au sens large) ? Quelles en sont les conséquences ? Pour Alain-Marie Bassy (1974 : 300),

dans l’illustration contemporaine – disons provisoirement à partir du XVIIIe siècle –, le message linguistique assure l’identification, la dénomination, et à la limite la codification des constituants de l’image. Prenons pour exemple l’illustration de la Nouvelle Héloïse […]. La signification de la scène – le « figuré » – est difficilement interprétable sans le recours au texte littéraire.

On peut donc supposer que, dès lors qu’il est fait abstraction du contexte historique et que le texte n’est plus grevé de la charge diégétique, le verbal est mis au service de l’élucidation de l’iconique. La question est celle-ci : en quoi la fonction d’ancrage infléchit-elle la réception de l’oeuvre ? L’hypothèse est que l’anti- ou le contre-monument est requalifié en non monument, au profit de la valeur proprement artistique de l’installation.

Observons, pour commencer, les changements qui affectent le statut sémiotique de l’installation quand le verbal et le visuel sont dans une relation d’analogie, sur le fond d’une structure équationnelle : « X est Y ». Dans ce cas, la femme est une pute, la femme est une madone, la femme est une Résistante, la sculpture est de l’art… Plus largement, l’espacement sur le socle de noms et de groupes nominaux largement dé-liés les pourvoit d’une nouvelle disponibilité sémiotique. Le réservoir de mots renvoie au système qui fait valoir l’ouverture et la pluralité des relations disponibles par rapport au caractère fermé de l’usage. Il s’agit, en l’occurrence, de rétablir contre les relations fixées par l’usage, contre les formations historico-culturelles et les schématisations léguées par la praxis, qui articulent l’énonciation individuelle avec l’énonciation collective, un ensemble de virtualités convocables par l’instance d’énonciation (en production ou en réception) ponctuellement. Il s’agit de rouvrir la combinatoire, que l’histoire restreint, et d’envisager toutes les possibilités. Une tension se noue ainsi entre le syntagmatique qui s’ébauche en convoquant une praxis énonciative – entre autres, des valeurs françaises stéréotypées[9] – et le paradigmatique qui, contre toute sédimentation du dire, rétablit l’ouverture et restitue les possibles : les possibles au niveau du contenu et au niveau de la forme.

Désormais, Lady Rosa of Luxembourg ne s’énonce plus comme un anti- ou contre-mouvement, faisant évoluer le concept même de monument. L’installation combat l’idée même de mouvement. Plutôt que de réalisations supposant un degré de fixation dans le champ des discours, il s’agit alors de propositions qui sont actualisées, c’est-à-dire qui demeurent en deçà de la réalisation[10] vers laquelle elles tendent sans l’atteindre vraiment, et ne valent qu’à condition de se défaire aussitôt : des propositions éphémères et destinées à être relayées aussitôt qu’elles affleurent. S’inspirant librement de la théorie de la proposition-image développée par Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus (1993 [1921, 1922]), on peut dire qu’à travers l’extraction d’un mot et sa mise en rapport avec la sculpture, l’installation est amenée à montrer ce qui serait le cas si cela était vrai, plutôt qu’à dire qu’ il en est ainsi[11].

Or, la notion d’ancrage telle que la conçoit Barthes s’en trouve problématisée ; l’installation introduit le soupçon au sujet du devoir dire. En effet, aucune de ces interprétations ne rend vraiment compte du sens de l’installation. On assiste à un échange incessant des significations, qui toujours affleurent et se relaient, coexistent et se combattent, à une dynamique faisant valoir l’instabilité permanente. Faudra-t-il unir ces interprétations – la femme est une pute et une madone… – espérant, à travers une aspectualisation, passer en revue les différents aspects successivement, faire le tour, de proche en proche, avant de les ressaisir dans un tout de sens ? Sans doute faut-il remettre à l’honneur le « ou » de la disjonction – à rebours de la définition de la fonction d’ancrage par Barthes, qui voit dans l’ancrage «un contrôle» par rapport à la « liberté des signifiés de l’image » et confère au texte une « valeur répressive » (1964 : 44-45), le verbal contribue ici à la génération des sens possibles. L’installation est cette oeuvre d’art qui combat les tentatives de totalisation du sens, au profit de ce qui est à jamais fragmentaire.

Bien plus, ne cherche-t-elle pas à anéantir les efforts qui visent à instaurer une énonciation individuelle, subjective ? N’a-t-on pas affaire, foncièrement, à ce que Deleuze (2002 : 355) appelle un mouvement de «“déterritorialisation”», à l’instar du « mouvement qui vient du dehors » que l’on rencontre dans des textes de Nietzsche ou de Kafka :

Eh bien, nous disons que de tels textes sont traversés d’un mouvement qui vient du dehors, qui ne commence pas dans la page du livre ni dans les pages précédentes, qui ne tient pas dans le cadre du livre, et qui est tout à fait différent du mouvement imaginaire des représentations ou du mouvement abstrait des concepts tels qu’ils ont lieu d’habitude à travers les mots et dans la tête du lecteur ?

ibid. : 356-357

À l’instar de l’aphorisme étudié par Deleuze, l’installation qui fait que de nouvelles relations d’ancrage se nouent incessamment serait en relation avec l’intensité :

Ces états vécus dont je parlais tout à l’heure pour dire qu’il ne faut pas les faire passer par les codes de la loi, du contrat ou de l’institution, qu’il ne faut pas les monnayer, qu’il faut au contraire en faire des flux qui nous portent toujours plus loin, plus à l’extérieur, c’est exactement l’intensité, les intensités. L’état vécu n’est pas du subjectif, ou pas forcément. Ce n’est pas de l’individuel. C’est le flux, et la coupure de flux […]

ibid. : 358

Ni les signifiés ni les signifiants n’en sortent indemnes, comme le précise Deleuze : « L’intensité ne renvoie ni à des signifiés qui seraient comme des représentations de choses, ni à des signifiants qui seraient comme des représentations de mots » (2002 : 358).

Résumons. Les première et deuxième parties de cette analyse nous ont permis de vérifier la pertinence des notions barthésiennes de relais et d’ancrage. En même temps, la mise à l’épreuve d’un cas concret s’est soldée par le réexamen du rapport d’analogie et par une redéfinition du rôle d’ancrage du verbal qui, plutôt que d’avoir « une valeur répressive », encadre la variation et le flux. Dans la troisième partie, consacrée à l’installation de Lady Rosa of Luxembourg au musée, nous nous proposons de revenir à la fonction de relais pour la questionner à son tour et la réaménager.

3. L’installation et la pratique muséale

Lady Rosa of Luxembourg est montrée en couverture du catalogue de l’exposition de Sanja Iveković à la Fundació Antoni Tàpies à Barcelone en 2007. Elle est exposée au Van Abbemuseum à Eindhoven en 2008 et au MoMA de New York en 2011. En 2012, elle entre au Musée d’Art Moderne Grand-Jean (Mudam) à Luxembourg.

Dans quelle mesure la migration de l’installation de Sanja Iveković du lieu public problématique – d’un entre-deux, qui n’est ni la place publique, ni le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, ou peut-être les deux unis dans un syncrétisme – vers un lieu muséal qui en accentue le côté artistique donne-t-elle lieu à sa resémiotisation ? La question est d’autant plus importante pour nous que l’exposition au musée draine avec elle des changements majeurs : la mise en place des documents audiovisuels et des articles de presse qui témoignent de l’effervescence, pour ou contre Lady Rosa of Luxembourg, dans laquelle l’installation a plongé le pays en 2001. Significativement, ces derniers sont donnés à voir au sous-sol, auquel on accède à partir du grand hall du Mudam, qui accueille l’installation elle-même: un parcours prend forme qui conduit le visiteur, sensible et cognitif, du grand hall, où il est confronté brutalement avec l’installation, vers le sous-sol, lieu de l’initiation, après un long mouvement de descente, aux arcanes de la réception de l’oeuvre une dizaine d’années plus tôt. « Lady Rosa of Luxembourg était un projet in situ », dit Sanja Iveković dans une interview, et elle ajoute :

[…] l’exposer comme une simple sculpture dans un contexte muséal serait dénué de sens. […] Lady Rosa of Luxembourg a ainsi provoqué une discussion sur plusieurs sujets importants : l’identité nationale, l’histoire de la Résistance au Luxembourg, l’histoire de la Gëlle Fra, le statut social des femmes à travers les âges, etc. Chaque fois que l’oeuvre est exposée dans un contexte muséal, il s’agit donc de témoigner des réactions du public, car les débats qu’elle a suscités sont aussi importants que l’objet lui-même

2012 : 79

Même si les articles de presse perdent leur performativité première, ils rendent à nouveau présent le déchaînement des passions provoqué par le projet in situ. Ils maintiennent vive la tension entre les deux interprétations de l’oeuvre dont nous avons fait état précédemment : l’installation au musée risquant d’avoir un effet de pacification et d’occulter les visées subversives qui sont le propre de l’art social contemporain, il est en effet indispensable que l’oeuvre continue à être à la fois un anti- ou contre-monument et un non monument. Les textes d’«accompagnement» rappellent que Lady Rosa of Luxembourg conteste un certain modèle sociétal que le monument aux morts traditionnel est prompt à pérenniser, en dénonçant la légitimation du meurtre des fils de la nation et le rôle de la femme dans une société patriarcale. Ils confirment également que l’art contemporain est un lieu de débats et qu’il a le pouvoir d’ébranler un certain imaginaire sociétal désuet et sclérosé en défaisant les dichotomies usuelles et en ouvrant large l’éventail des possibles : la femme est une héroïne ou elle est une pute ; l’installation est de l’Art ou relève du Kitsch.

Mais poussons la réflexion plus avant et considérons la relation entre les textes d’« accompagnement » et l’installation exposée au musée de plus près.

3.1. L’oeuvre et sa réception

Il est tentant, à première vue, de rapprocher les textes d’«accompagnement» du titre de l’oeuvre, à laquelle ils fourniraient un ancrage. Il semblerait, toutefois, qu’il ne s’agisse pas d’une simple élucidation de ce qui est dit ou montré : les articles entretiennent davantage un rapport de complémentarité, à l’instar des étiquettes (l’artiste, la date) et, plus largement, des textes « expographiques » selon l’expression de Françoise Rigat (2005) (textes d’histoire de l’art, repères chronologiques, critiques, citations, etc.)[12].

Bien plus, à condition d’élargir le champ d’application de la notion de relais, on dira que les textes d’«accompagnement» fonctionnent à l’intérieur de la pratique (Fontanille 2006 : 222) muséale qui détermine la réception du visiteur dans une situation sémiotique déterminée. Approchés à la lumière de cette pratique, les documents d’« accompagnement » sont alors pourvus d’un rôle actantiel à l’instar d’autres facteurs qui influent sur l’expérience du visiteur : l’architecture du bâtiment qui héberge le musée et commande une certaine mise en espace ; le fait que la visite est payante et soumise à des heures d’ouverture, qu’elle est fléchée ou libre, orientée ou non par le contenu des étiquettes ; le creusement de la distance – l’installation «île», selon l’expression d’Anne Beyaert-Geslin (2012), projette autour d’elle une barrière qui devient infranchissable[13] –-, solidaire du repli de l’oeuvre sur elle-même ; la dilatation du temps sensible ; l’entrée en résonance avec d’autres oeuvres exposées dans le même lieu qui remettent l’installation de Sanja Iveković en perspective.

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Les textes d’« accompagnement » appuient ainsi le « geste de monstration », l’« acte de communication ostensive » qui sont, selon Jean Davallon (1999 : 124), définitoires de l’exposition. Ils fonctionnent alors au sein des dispositifs de médiatisation responsables, selon Davallon (ibid. : 36-37), de la relation entre le visiteur et l’objet exposé. La médiatisation se conjugue ensuite avec la médiation qui met dans le jeu la profondeur référentielle de l’installation. Monnayant des contenus, les textes d’«accompagnement» permettent au visiteur de prendre pleinement la mesure de ce qui est dénoté.

3.2. L’oeuvre en devenir : « identité numérique » et « identité spécifique »

Mais prenons la mesure des conséquences. En effet, si les documents audiovisuels et les articles de presse signifient à l’intérieur de la pratique muséale, ils peuvent agir sur l’installation au même titre que tous ces facteurs qui, selon Genette (2010), affectent l’« identité spécifique » ou « qualitative »[14] de l’oeuvre : les changements d’emplacement, la relocalisation –- le « je-ne-sais-quoi nomade » dont parle Francesco Casetti (2009) – et la redéfinition de la relation à l’environnement. C’est étendre à des documents suscités par l’installation et témoignant de la réception de celle-ci la réflexion qui permet à Genette (2010 : 358) de rendre compte des changements de site, mais aussi de l’action exercée par tous les agents extérieurs – les réactions chimiques imprévues, la chaleur, le gel, l’humidité… – responsables des érosions, encrassements ou craquelures, et donc de la patine. Benedetto Croce se demande semblablement :

La Madone de Cimabue se trouve toujours dans l’église de Sainte-Marie-Nouvelle, mais pour nous, enfants du XXe siècle, est-elle le même objet que pour les Florentins du XIIIe siècle ? Même si le temps ne l’avait pas noircie, serait-elle le même objet ?

2006[15]

Considérer que les textes d’« accompagnement », plutôt que de relever du simple contexte, sont au principe même de la variation de l’oeuvre autographique, de ses fluctuations dans le temps, c’est concevoir, au-delà de l’« intégrité » de l’oeuvre, acquise une fois pour toutes, la possibilité du devenir de la forme, étudié déjà par Henri Focillon :

Construite par assises, taillée dans le marbre, coulée dans le bronze, fixée sous le vernis, gravée dans le cuivre ou dans le bois, l’oeuvre d’art n’est qu’apparemment immobile. Elle exprime un voeu de fixité, elle est un arrêt, mais comme un moment dans le passé. En réalité elle naît d’un changement et elle en prépare un autre

2010 : 8

Les documents à vocation de relais sont ainsi à l’origine d’une « pluralité opérale » (Genette 2010 : 252), Lady Rosa of Luxembourg revêtant, selon le contexte de l’exposition au musée, des significations différentes.

Mais franchissons un ultime pas. Si les textes d’« accompagnement » ont une fonction de relais, nous pouvons considérer qu’ils fonctionnent avec Lady Rosa of Luxembourg à l’intérieur d’une unité de sens plus large. En parlant des dessins humoristiques et des bandes dessinées, Roland Barthes conçoit en effet la nécessité d’une « unité » supérieure : « […] les paroles sont alors des fragments d’un syntagme plus général, au même titre que les images, et l’unité du message se fait à un niveau supérieur : celui de l’histoire, de l’anecdote, de la diégèse […] » (1964 : 45).

Le gain théorique n’est pas négligeable : la notion de relais permet d’éclairer à nouveaux frais la pratique muséale, en lui conférant un rôle majeur qui dépasse la simple contextualisation d’une oeuvre.

Pour caractériser la pratique muséale davantage, il paraît pertinent, enfin, de rappeler la distinction, développée par Goodman (1990), entre l’oeuvre autographique et le texte allographique. En effet, si les documents d’«accompagnement» contribuent à agir sur l’identité de l’oeuvre au sein d’une nouvelle unité de sens, ils peuvent être rapprochés, en dernière instance, de ces « à-côtés » (Goodman 1990 : 280), non pas contingents, mais en excédent par rapport à la partition musicale, à son langage notationnel, qui confèrent à l’exécution ou manifestation[16] une dimension non seulement historique, mais événementielle. Désormais, c’est l’oeuvre « exécutée », c’est-à-dire, pour nous, mise en exposition, qui revêt un caractère sémantiquement dense. D’une part, écrit Goodman, « […] les propriétés constitutives qu’une exécution de la symphonie exige sont celles prescrites par la partition » (1990 : 151) ; d’autre part,

[…] en dépit de la définition des oeuvres par des partitions, l’acte d’exemplifier ou d’exprimer au moyen d’une exécution tout ce qui dépasse la partition fait référence dans un système sémantiquement dense, et pose un problème d’ajustement infiniment fin

ibid. : 281

3.3. Le repli méta-artistique : vers une troisième interprétation de Lady Rosa of Luxembourg

En cette fin de parcours, il semblerait que la notion de relais autorise une troisième interprétation de Lady Rosa of Luxembourg, qui a pour objet la variation intrinsèque à l’oeuvre et la pluralité des lectures. On peut en effet considérer que l’oeuvre, augmentée par les documents d’« accompagnement », ou, plutôt, se redéfinissant comme oeuvre autographique à travers eux, tient un discours méta-artistique qui met en avant, à travers un repli réflexif, le caractère éminemment précaire et évolutif de l’installation, d’une part, l’ouverture sur un large éventail de possibles interprétatifs, d’autre part. On retrouve, par un autre biais, l’idée du déploiement des possibles qui a été développée dans la deuxième partie à partir de la notion d’ancrage. En l’occurrence, en mettant l’accent sur les relations qui se tissent entre le verbal et l’iconique, nous ne cherchons plus à montrer comment le texte verbal encadre la variation : nous avançons que l’oeuvre qui parle d’elle-même fait du feuilleté des interprétations concurrentes un trait caractéristique de l’art contemporain.

En vertu de cette troisième interprétation, Lady Rosa of Luxembourg dit la capacité de l’oeuvre d’art à déjouer les fixations du sens, du moins dans certaines limites, à multiplier les possibles et à faire de l’installation une forme-sens mouvante. Nous dirons que l’oeuvre de Sanja Iveković invite à généraliser quelque peu : à schématiser la variation comme telle et à en faire un principe constitutif de l’oeuvre d’art contemporaine.

Elle questionne ainsi la doxa artistique et le statut traditionnel de l’artiste. Donnons la parole à Sanja Iveković :

Je cherche toujours le moyen le plus efficace pour faire passer le message dans un contexte donné. Je pense que l’état d’urgence qui caractérise notre époque nécessite la plus grande flexibilité de la part des artistes ; ce sont donc précisément les stratégies d’intervention (par opposition au style individuel, l’aura, la notion de l’artiste comme génie) qui, en tant qu’héritage féministe, sont extraordinairement pertinentes dans la pratique artistique contemporaine

Majaca 2009 : 11

C’est s’obliger, d’une part, à découpler les notions de singularité et d’unicité et, d’autre part, à faire entrer en résonance le style individualisant de l’artiste avec des styles collectifs (également de réception), des pratiques énonciatives plus ou moins particularisantes se profilant sur le fond des formes discursives elles-mêmes mouvantes qui alimentent une sémiotique des cultures.

Conclusion

Il s’agissait, dans cette étude, de réexaminer la distinction, introduite par Barthes et développée plus particulièrement par Alain-Marie Bassy, entre la fonction de relais et la fonction d’ancrage du texte verbal qui dialogue avec l’image dans un ensemble multimédial et plurisémiotique. Nous nous sommes proposé d’interroger ces cadres théoriques, au besoin en les mettant en crise, à travers leur mise au service de l’interprétation de l’installation Lady Rosa of Luxembourg de Sanja Iveković.

Ainsi, cherchant à éclairer les lignes de force, mais aussi la labilité des notions d’ancrage et de relais, nous avons rencontré trois cas de figure, étroitement liés à l’interprétation de l’installation comme un anti- ou contre-monument, comme un non monument ou comme une oeuvre d’art réflexive. D’abord, la pertinence de la notion traditionnelle de relais a pu être confirmée à la lumière de la spécification générique : tout porte à croire, en effet, que le monument aux morts, qui incarne la stabilité du dit et du montré, mais aussi l’anti- ou contre-monument qui le réénonce privilégient la fonction de relais qui leur procure le poids historique et événementiel nécessaire. Ensuite, la notion d’ancrage a permis de constater que l’installation s’érige également contre l’idée même du monument : en même temps, elle a été remaniée de façon à ce que, au rebours de la définition traditionnelle, elle encadre la précarité des associations verboiconiques et le redéploiement des possibles, qui affleurent sans se fixer. Enfin, un élargissement du champ d’application de la notion de relais a permis de rendre compte de l’implication de documents et articles de presse dans le devenir de la forme-sens de l’installation et, en dernier ressort, de la capacité de celle-ci à tenir un méta-discours sur l’art contemporain.

Peut-être y verra-t-on l’essentiel : en dernière instance, les notions d’ancrage et de relais ont servi à mettre en lumière deux des spécificités de l’art contemporain : la réinvention incessante du sens et la capacité de l’oeuvre d’art non seulement à se montrer, comme en supplément, mais à instituer le faire artistique en objet du dire.