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1. Introduction

Dans cette étude, nous examinons l’acquisition des clitiques obliques en catalan et nous explorons un aspect spécifique de leur développement : le remplacement ou la substitution des clitiques. Alors que l’acquisition de clitiques obliques reste sous-étudiée en catalan, le développement des clitiques accusatifs, partitifs et datifs a été largement étudié (par exemple, Gavarró, Mata et Ribera 2006 ; Gavarró et Mosella 2009 ; Gavarró et al. 2011 ; Varlokosta et al. 2016 ; Wexler, Gavarró et Torrens 2004). Ces recherches démontrent que ces clitiques objets sont déjà acquis à l’âge de cinq ans, au moins chez les enfants pour qui le catalan est la langue dominante (Soto-Corominas 2018).

L’omission facultative de l’objet ou du clitique objet est une étape de développement bien attestée dans différentes langues (pour un survol, voir Pérez-Leroux, Pirvulescu et Roberge 2020). On ne s’étonnera pas alors que l’omission de clitiques objets soit signalée aussi dans l’acquisition d’objets accusatifs, datifs et partitifs en catalan (voir les études citées plus haut). En revanche, le remplacement des clitiques est moins fréquemment rapporté et discuté. Varlokosta et al. (2016), dans leur étude de l’acquisition de pronoms clitiques accusatifs de la troisième personne chez des enfants de cinq ans dans diverses langues, notent que les enfants produisent une petite quantité d’erreurs de genre, de nombre et de cas (jusqu’à 12 %) dans une tâche de production orale (2016 : 14). En revanche, aucun remplacement n’est noté dans l’étude de Gavarró et al. (2011) sur l’acquisition du clitique partitif.

La présente étude examine de plus près le remplacement des clitiques obliques en catalan par des enfants de langue catalane, âgés de quatre à huit ans. Le catalan est co-officiel (avec l’espagnol) en Catalogne, une région autonome du nord-est de l’Espagne. La Catalogne présente un cas de contact linguistique historique et répandu, où 81,2 % des habitants peuvent parler les deux langues co-officielles (IDESCAT, 2019). Pour protéger le catalan, la langue minoritaire, les deux langues sont enseignées dans les écoles. Ainsi, il n’existe aucun enfant monolingue catalan ou espagnol après le début de la scolarité obligatoire (six ans). Les données présentées dans cette étude ont été recueillies dans la Catalogne centrale (la ville de Manresa et ses environs). Selon IDESCAT (2013), 89,3 % des Catalans vivant en Catalogne centrale peuvent parler à la fois le catalan et l’espagnol. 49 % de la population de cette zone parle le catalan comme L1, alors que 37 % ont l’espagnol comme L1.

2. Les clitiques obliques en catalan

Les clitiques obliques remplacent les objets obliques, des syntagmes prépositionnels (SP) qui peuvent être sélectionnés par le verbe ou pas. Comme certaines autres langues romanes (le français, l’italien et l’occitan), le catalan a deux clitiques obliques : en et hi. En remplace les SP dont la tête est la préposition de, (voir 1), alors que hi remplace les SP dont la tête est une préposition autre que de, (voir 2a-e) ; voir aussi Todolí (2002) :

Lorsque ces clitiques se substituent à un argument du verbe, ils sont obligatoires afin de conserver la grammaticalité de la phrase. De plus, un changement de clitiques entraîne un changement sémantique ou l’agrammaticalité, selon les cas. Par exemple, l’objet oblique dans la phrase (3a) est introduit par la préposition de. Pour renvoyer au SP del Joan on doit donc utiliser le clitique en. Tout autre clitique, tel que hi, donne un autre sens, (3b) renvoyant à amb el Joan « avec Joan ». La reprise du SP del Joan par le clitique hi en (3c) produit une anomalie de lecture, car on s’attend au clitique en pour reprendre un syntagme introduit par de.

Le type d’alternance possible exemplifié par (3) est fréquent en catalan, car il est rare qu’un prédicat donné ne puisse apparaître qu’avec un seul clitique. De nombreux prédicats alternent en effet entre un objet accusatif (4a) et un objet oblique (4b). Les objets accusatifs sont pronominalisés avec des clitiques accusatifs en L (c’est-à-dire, l, la, ls, les) qui, contrairement aux clitiques obliques (4a), s’accordent en genre et en nombre avec leur objet accusatif (4b).

Une remarque importante au sujet des clitiques obliques en et hi : nous considérons qu’ils sont homophones de deux autres clitiques, respectivement le partitif en et le locatif hi. Le clitique partitif en pronominalise les objets directs non définis, comme en (5a), alors que le clitique locatif hi pronominalise les objets locatifs introduits par une préposition autre que de, comme en (5b) :

La question de savoir si les clitiques dont il est question sont en fait quatre pronoms distincts (deux homophones en et deux homophones hi) ou simplement deux clitiques (en et hi) aux fonctions multiples (voir par exemple Cardinaletti et Giusti, 2006) est un sujet de débat. À l’instar de Soto-Corominas (2018 : 55-61) nous les considérons ici comme des clitiques différents mais homophones. Il y aurait un avantage évident à proposer que nous n’avons affaire qu’à deux clitiques, pour des raisons de simplicité et d’économie. Les différences entre les deux homophones en et les deux homophones hi, examinés ici, suggèrent toutefois qu’il s’agit bien de quatre clitiques différents partageant deux formes de surface communes. Tout d’abord, en partitif (6a) peut remplacer soit un complément en entier (6b), soit une partie du complément (6c), mais le en oblique (7a) ne peut remplacer que le complément en entier (7b), jamais une partie du complément (7c).

Deuxièmement, dans des structures avec dislocation à gauche sous focus contrastif, en partitif est obligatoire (8a), mais en oblique (8b) est facultatif (Cardinaletti et Giusti 2006) :

Troisièmement, en partitif peut déclencher l’accord du participe passé en genre et en nombre (9a), tout comme les autres clitiques d’objet direct (9b), alors que en oblique, tout comme les autres clitiques obliques, ne permet pas l’accord du participe en genre et en nombre (9c–d) (Cardinaletti et Giusti 2006).

Enfin, les données d’acquisition soutiennent clairement l’hypothèse selon laquelle ces deux en clitiques sont des formes différentes. Dans Soto-Corominas (2018), en partitif est le clitique le plus robuste : les participants le produisent plus souvent que le en oblique, en partitif est moins souvent omis, il apparaît plus tôt dans la production des enfants et il n’est jamais remplacé, contrairement au en oblique[1].

Dans le cas des clitiques hi locatifs et obliques, leur comportement par rapport à ces trois tests morphosyntaxiques est pourtant identique : aucun des deux clitiques ne peut remplacer seulement une partie d’un complément locatif ou oblique (ils doivent au contraire le remplacer en entier), les deux clitiques sont optionnels dans les dislocations à gauche et aucun des clitiques ne déclenche l’accord du participe passé. Pour soutenir qu’il s’agit de clitiques différents mais homophones, nous avons donc recours aux données d’acquisition, qui présentent un parallélisme avec les cas de en oblique, abordés plus haut. Soto-Corominas (2018) constate que le hi locatif est plus souvent omis que le hi oblique (en fait, il est beaucoup plus souvent omis que produit) et qu’il n’est presque jamais substitué (contrairement à hi oblique) chez les enfants qui acquièrent le catalan.

2.1. Les clitiques obliques dans l’input

Perpiñan (2017) est la première étude à examiner la production du clitique oblique et partitif en, ainsi que le clitique oblique et locatif hi chez les adultes bilingues de langues catalane et espagnole. Elle divise ses participants en trois groupes selon leur dominance linguistique : à dominance catalane (CDm), bilingues équilibrés (BB) et à dominance espagnole (SDm). Elle élicite les quatre clitiques à l’aide d’une tâche de production orale (TPO). Les résultats de cette étude sont présentés dans le tableau 1 :

Tableau 1

Résultats de Perpiñan (2017) pour la production, l’omission et le remplacement des clitiques obliques et partitifs en, et les clitiques obliques et locatifs hi[2]

Résultats de Perpiñan (2017) pour la production, l’omission et le remplacement des clitiques obliques et partitifs en, et les clitiques obliques et locatifs hi2

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Quelques points importants se dégagent de Perpiñan (2017) en ce qui concerne les différences entre les clitiques. Tous les clitiques, à l’exception du partitif en, sont remplacés dans une certaine mesure, bien que les obliques semblent être remplacés plus souvent. Le clitique oblique hi, en particulier, semble être remplacé le plus fréquemment. Tous les clitiques sont parfois omis, mais les clitiques obliques et locatifs sont omis plus souvent que les autres. Perpiñan (2017) indique que en était le clitique le plus couramment utilisé pour remplacer le hi oblique, mais ne fournit aucun détail supplémentaire sur la façon dont ces remplacements se présentent[3].

2.2. Les clitiques obliques : acquisition

La première étude à examiner l’acquisition des clitiques obliques en catalan est Soto-Corominas (2018). Dans cette étude, 286 participants bilingues (4-8 ans) sont divisés en CDm, BB et SDm selon différentes variables dérivées d’un questionnaire de base (par exemple, l’âge au début de l’acquisition, la quantité d’input dans chaque langue et la préférence linguistique). Ce sont les données qui sont réanalysées dans la présente étude, donc plus de détails à leur sujet sont fournis ici.

Les enfants bilingues dans l’étude de Soto-Corominas (2018) effectuent une tâche de production orale (TPO) dans laquelle on les invite à compléter et à corriger des affirmations qui, selon une représentation visuelle (figure1), sont fausses (voir en 10) :

Figure 1

Exemple de stimulus dans la TPO

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Les prédicats utilisés pour éliciter les clitiques obliques étaient presumir « se vanter », parlar « parler », saber « savoir » et dubtar « douter ». Pour hi, ils étaient participar « participer », pensar « penser », creure « croire » et somiar « rêver ».

Les réponses des enfants à des déclarations comme (10) varient, et sont codées de la façon suivante, voir en (11a-g) : clitique cible, lorsque le clitique cible est produit, (11a) ; *omission, lorsque le clitique oblique et l’objet sont absents, (11b) ; ? SP explicite, lorsque le SP est répété de manière non souhaitée dans la réponse, (11c) ; ? court, lorsqu’une réponse sans prédicat est produite, (11d) ; autre, lorsque la réponse n’inclut pas l’environnement pour le clitique cible à la surface, (11e) ; * remplacement lorsqu’un clitique non cible est produit, (11f) ; *redoublement, lorsqu’un clitique et un SP coréférentiel sont tous les deux produits, (11 g)[4].

Bien que les résultats dans Soto-Corominas (2018) soient présentés selon les groupes de dominance linguistique (CDm, BB, SDm), la présente étude ne fait pas cette division, car aucune différence significative par groupe n’est observée de façon systématique dans le remplacement des clitiques. Les résultats pour l’ensemble des enfants, par groupe d’âge, sont présentés dans les figures 2 (en oblique) et 3 (hi oblique).

Tel qu’observé dans les figures 2 et 3, les productions cibles des clitiques restent limitées (moins de 20-25 %), toujours moins nombreuses que les réponses non grammaticales ou non appropriées. Par conséquent, même à l’âge de huit ans, on ne peut pas dire que l’oblique en et hi soit acquis par des enfants bilingues catalan-espagnol. Il est important de noter que les remplacements représentent une proportion importante des productions des enfants pendant toutes ces étapes. Dans les tableaux 2 et 3, seules les réponses cibles et les remplacements sont indiqués en pourcentage. À leur tour, les remplacements non grammaticaux sont divisés selon le clitique utilisé à la place de la cible oblique.

Figure 2

Réponses, en pourcentage, pour les cibles en obliques

Soto-Corominas, 2018

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Figure 3

Réponses, en pourcentage, pour les cibles hi obliques

Soto-Corominas, 2018

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Tableau 2

Réponses en %, pour les cibles en obliques : cibles et remplacements seulement

Réponses en %, pour les cibles en obliques : cibles et remplacements seulement

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Tableau 3

Réponses en %, pour les cibles hi obliques : cibles et remplacements seulement

Réponses en %, pour les cibles hi obliques : cibles et remplacements seulement

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Notons que ho et les formes en l — sont tous des clitiques accusatifs. Bien qu’il soit possible que, lors de l’acquisition, les enfants traitent les prédicats comme transitifs, qui nécessitent donc un objet direct plutôt qu’un objet oblique, ce n’est pas nécessairement le cas. En contexte expérimental, en réponse à l’activation jo no sé de cuina però el pare sí… « Je ne connais pas grand-chose à la cuisine mais papa… », où de cuina est un SP qui inclut le nom féminin cuina « cuisine », les enfants utilisaient souvent le clitique accusatif neutre [– masculin, – féminin] ho ou le clitique accusatif [+ masculin] l dans leurs réponses, n’encodant donc pas le genre féminin de ce qui aurait pu être considéré comme l’objet accusatif.

Au total, l’oblique en est remplacé dans 9,18 % des réponses et l’oblique hi, dans 13,81 % des cas. Ce taux de remplacement contraste fortement avec celui de leurs équivalents non obliques. Dans la même TPO, les participants ne remplacent pas du tout le partitif en et ne remplacent le locatif hi que dans 0,96 % de leurs réponses (voir Soto-Corominas, 2018 : 104-140 pour plus de détails).

3. La présente étude

Le but de la présente étude est d’étudier les remplacements des clitiques par les enfants de langue catalane qui acquièrent les clitiques obliques, quelle que soit leur dominance linguistique (puisque les taux de remplacement ne varient pas de manière significative selon les groupes de dominance ; Soto-Corominas, 2018). Plus précisément, les questions auxquelles nous cherchons à répondre sont :

3.1. La sous-spécification morphologique et la Géométrie des Traits

Dans son étude des erreurs d’acquisition dans la grammaire interlangue des personnes qui apprennent l’espagnol comme L2, McCarthy (2004) propose l’hypothèse qui suit :

Puisqu’il arrive aussi que les enfants qui acquièrent leurs premières langues fassent des erreurs de substitution qui ne semblent pas aléatoires, nous proposons d’examiner l’hypothèse que la prédiction de McCarthy s’applique également à certaines erreurs d’acquisition (substitution) dans les L1, comme dans la présente étude. Les exemples de McCarthy (2004) sont tous des cas relativement « simples » de substitutions par défaut, par exemple remplacement du singulier pour le pluriel, du masculin pour le féminin, du présent pour d’autres temps verbaux. Pour des cas plus complexes comme les clitiques catalans, nous avons besoin d’une théorie plus développée des structures internes relatives des morphèmes impliqués, afin de prédire quel clitique serait sous-spécifié par rapport à quels autres clitiques. Comme Longa et al. (1998) affirment avec leur principe du « recyclage », les clitiques ne sont (habituellement) pas remplacés par des formes aléatoires non attestées, mais plutôt par une forme existant ailleurs dans le même paradigme.

Dans leur étude, cette stratégie représente un « dernier recours » qui substitue un clitique moins marqué (accusatif) pour un autre, plus marqué (locatif) dans la grammaire des langues n’ayant pas autant de clitiques (par exemple, celles du nord-ouest de la péninsule ibérique). Cette proposition rejoint à son tour un principe plus général qu’on peut appeler la « généralisation de Bonet », à propos des séquences clitiques qui sont opaques à la surface :

Sans prétendre répondre à la question plus vaste de savoir pourquoi les enfants qui acquièrent leurs premières langues font des erreurs (parfois systématiques) dans les différentes parties de leur grammaire, nous pouvons explorer la possibilité de prédire quelles formes clitiques peuvent être substituées et quels clitiques s’y substituent quand ces erreurs se produisent.

3.2. La Géométrie des Traits et la sous-spécification

Afin de modéliser ces erreurs systématiques, nous utilisons une approche de Géométrie de Traits pronominaux (Harley et Ritter, 2002), une théorie selon laquelle les traits sont organisés hiérarchiquement en fonction de leur composition. De manière générale, les clitiques plus marqués ont plus de structure interne (plus de traits, disposés hiérarchiquement), tandis que les clitiques moins marqués ont moins de traits et donc moins de structure. Les erreurs de sous-spécification du type prévu par l’hypothèse de McCarthy, en (13), entraînent donc le remplacement de formes plus marquées (plus spécifiées) par des formes moins marquées (moins spécifiées). Suivant la généralisation de Bonet (1991) ainsi que l’approche de Longa et al. (1998), nous pouvons supposer que les clitiques obliques ont plus de structure interne que les autres clitiques (Soto-Corominas 2018 ; basé sur Bonet 1991 et Heap 2005). D’après cette approche, dans une grammaire de L1 en développement, le remplacement de en ou de hi par ho est prédit par la sous-spécification, illustrée dans la figure 4 : quand un enfant n’arrive pas à produire un clitique plus complexe (plus marqué), c’est un clitique moins marqué qui apparaît à sa place. Dans ce cas, il est révélateur que cette substitution soit celle que nous observons le plus fréquemment dans nos données (voir les tableaux 2 et 3). Dans la théorie de la Géométrie de Traits que nous adoptons pour les pronoms clitiques du catalan (voir la sous-partie dans figure 4), les deux clitiques caractérisés par le noeud OBLIQUE sont les plus spécifiés et le clitique en, avec le trait terminal [de], est le plus spécifié de tous les clitiques de cette branche.

Figure 4

Géométrie de traits proposée pour les clitiques obliques en et hi, avec une règle de déliage qui les transforme en clitique « neutre » [– masculin, — féminin] ho

Soto-Corominas, 2018 : 233-234 ; à l’instar de Bonet, 1991

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Concrètement, cette représentation signifie que par défaut, les enfants qui apprennent le catalan comme L1 et qui n’ont pas encore complètement acquis toute la structure sous CLASSE dans la figure (4) « délient » parfois les spécifications plus bas dans la géometrie, ou alternativement, ne possèdent pas encore toute cette partie de la structure de façon permanente. Quel que soit le mécanisme précis (déliage ou production intermittente d’une forme en train d’être acquise), cette acquisition encore incomplète et donc variable signifie que les cibles (obliques) les plus marquées, en (4a) et hi (4b), peuvent toutes les deux se réaliser parfois comme ho par défaut en (4c), puisque ce dernier est le clitique sous le noeud AUTRE qui est le moins spécifié.

De même, la substitution de la cible en par hi est également prédite par la sous-spécification, comme le montre la figure 5. Ici encore, les enfants « construisent des contrastes » et n’ont pas encore (complètement) acquis l’ajout du noeud contrastant à la fin (en bas) de la géométrie, c’est-à-dire [de]. Lorsque cette spécification finale est dissociée (ou non réalisée), la cible en (5a) est réalisée comme le seul autre clitique avec la spécification OBLIQUE, c’est-à-dire hi (5b) :

Figure 5

Géométrie de traits pour les clitiques obliques en et hi, avec une règle de déliage

Soto-Corominas 2018 : 233-234

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Ainsi, une approche qui adopte la sous-spécification (comme dans les figures 4 et 5) et qui utilise une géométrie des traits hiérarchisée pour la structure morphologique interne des clitiques nous permet de modéliser avec succès trois des substitutions clitiques obliques attestées dans les tableaux 2 et 3[7]. Ceci ne veut évidemment pas dire que les enfants substituent ces formes de façon automatique : les formes cibles sont parfois réalisées et parfois pas, mais quand elles sont substituées, une proportion considérable de ces substitutions semble suivre les prédictions d’une géométrie des traits sous-spécifiée. Il demeure cependant dans nos résultats une substitution qui défie la modélisation par ce type d’analyse, dont nous traitons dans la section suivante.

3.3. Au-delà de la sous-spécification et de la géométrie : contraintes sur la complexité

La substitution de hi par en n’est pas prédite par l’approche de sous-spécification puisque l’oblique en (5a) est plus spécifié que l’oblique hi (5b). Cependant, ce résultat inattendu ne semble pas aléatoire non plus. Comme le montre le tableau 3, les enfants remplacent d’autres clitiques moins spécifiés dans certains de ces cas (par exemple, les clitiques accusatifs, occasionnellement, et en particulier le « neutre » ho, tel que modélisé dans [4c] ci-dessus), mais produisent aussi une autre forme plus spécifiée sous le noeud OBLIQUE : en. En d’autres termes, cette substitution suit la généralisation de Bonet dans (15) parce que le substitut est tiré d’ailleurs dans le paradigme clitique, mais ne suit ni l’hypothèse de sous-spécification morphologique de McCarthy en (13), ni la stratégie de recyclage de Lorenzo et al. en (14), car le substitut est plus spécifié plutôt que d’être moins spécifié.

Le fait que cette substitution inattendue se produise précisément à ce point dans la géométrie des traits ne semble pas une coïncidence. Il semble que les grammaires puissent avoir des limites au niveau de la complexité ou au niveau du nombre de contrastes qu’elles peuvent soutenir dans les inventaires, et que ces limites deviennent apparentes lorsque ces contrastes sont représentés en termes d’une géométrie de traits. Rice et Avery (1993) montrent que les « contraintes de complexité structurale » s’appliquent aux inventaires segmentaux en phonologie, de sorte que le nombre maximal de contrastes peut être atteint sur une branche d’une géométrie de traits ou sur une autre, mais pas sur les deux en même temps. Béjar (1999, 2000) étend cette idée aux Contraintes de Complexité Morphologique (CCM) pour représenter l’idée qu’il existe des limites au nombre de contrastes entre les traits qui peuvent être soutenus par un paradigme morphologique. Heap (2005) adapte à son tour l’idée des CCM aux inventaires pronominaux des clitiques objets dans des variétés de l’espagnol.

Évidemment, les CCM doivent être paramétrisables selon les grammaires : les limites à la complexité sont spécifiques à l’inventaire présent dans chaque langue. Appliquées au cas qui nous concerne ici, ces CCM signifient que les enfants qui acquièrent le catalan semblent pervenir aux extrémités les plus éloignées de la géométrie morphologique au moment de l’acquisition de la distinction entre les clitiques obliques hi et en. Et bien sûr, tous les enfants n’atteignent pas en même temps ce niveau de complexité morphologique dans leurs inventaires clitiques, bien que certaines parties de leurs inventaires de clitiques se basent sur une géométrie déjà très similaire ou identique. Le dernier contraste à s’ajouter, celui qui dépend du trait terminal [de] en (5a), reste donc sujet à la variation jusqu’à ce que les distinctions entre ces différents clitiques obliques soient solidement acquises. C’est justement à cette limite extrême, où l’élaboration progressive des spécifications et des contrastes rencontre les CCM, que l’incertitude peut conduire à la production d’un élément clitique plus spécifié, plutôt que moins spécifié, possiblement sous l’influence d’autres facteurs, tels que la fréquence[8]. Nous ne connaissons pas d’étude qui vise spécifiquement l’acquisition des clitiques obliques y et en en français, ci et ne en italien ou leurs équivalents dans différents parlers occitans, mais il serait très révélateur d’explorer les effets possibles des contraintes sur la complexité morphologique dans ces langues.

4. Conclusion

Notre analyse, basée sur la sous-spécification (McCarthy 2004), le « recyclage » des clitiques (Longa et al. 1998) et la Géométrie des Traits (d’après Bonet 1991, Heap 2005 et Soto-Corominas 2018) arrive à représenter la plupart des substitutions de clitiques obliques parmi tous les groupes d’enfants, quelle que soit leur dominance linguistique. Il semble donc que l’hypothèse de la sous-spécification morphologique de McCarthy (2004 : 6) s’applique non seulement aux apprenants des L2, mais également aux enfants qui acquièrent leurs L1, y compris dans les cas comme les clitiques obliques, qui sont considérablement plus complexes (c’est-à-dire qui impliquent plus de traits) que les cas simples par défaut examinés par McCarthy (2004).

Lorsque les limites de la complexité sont atteintes (comme c’est le cas avec les clitiques obliques en catalan), une Contrainte de Complexité Morphologique (CCM) peut entrer en jeu, de sorte que les enfants hésitent quant aux spécifications applicables et leurs substitutions peuvent varier d’une manière qui n’est pas déterminée par la sous-spécification, comme dans le cas de en pour hi. Des formes plus facilement disponibles dans l’input peuvent alors être sélectionnées pour remplir la position clitique, malgré leur sur-spécification relative.

Nous laissons aux recherches futures les questions de la relation entre les clitiques obliques comme hi et en et leurs homophones, hi locatif et en partitif, et par exemple les raisons pour lesquelles ces derniers sont acquis de façons différentes et apparemment sans substitution. Ce qui nous semble clair à ce stade, c’est que, bien qu’elles soient variables, les substitutions clitiques sont très structurées et sont loin d’être aléatoires.