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À l’été 2018, la diffusion de deux productions du dramaturge québécois (blanc) Robert Lepage fut bousculée par les protestations de militant·e·s en raison de leur relation problématique à des histoires et à des cultures étrangères à Lepage et à la majorité de ses collaboratrices et collaborateurs. D’une part, la production SLĀV (Bonifassi et Lepage 2018), basée sur des chants d’esclaves afro-américain·e·s, mettait en vedette la chanteuse (blanche) Betty Bonifassi, sans que les personnes noires n’y occupent une place prépondérante[2]. D’autre part, la pièce Kanata (Lepage et le Théâtre du Soleil 2018), coproduite avec le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine (France), entendait présenter une histoire du Canada vue par les Premières Nations, dont les membres occupaient cette fois encore une place marginale dans la production[3]. Ces événements, s’ils ont mis à l’avant-scène les enjeux de l’appropriation culturelle et du racisme systémique dans le milieu des arts au Québec, reproduisent des polémiques qui ont cours à la même époque dans le Canada anglais, aux États-Unis et ailleurs[4].

Les réactions des militant·e·s et des individus soutenant les pièces ont été présentées dans les médias selon un axe de partage identitaire ethnoculturel, distinguant deux positions polarisées. Lefrançois et Éthier (2019), dans leur analyse des discours médiatiques ayant entouré la sortie de SLĀV, identifient ainsi :

deux types de propos antagonistes […]. Les uns dénonçaient l’appropriation culturelle perpétrée contre les descendants d’esclaves africains en Amérique […] tandis que les autres déniaient l’existence du racisme systémique ou fustigeaient et persiflaient ses détracteurs qui, déclaraient-ils, condamnaient par bigoterie multiculturelle les artistes d’origine québécoise et attentaient à la liberté d’expression.

Lefrançois et Éthier 2019 : n.p. – nous soulignons

Semblablement, Philip S. Howard (2020) développe une analyse des discours sur SLĀV qui met en évidence les motifs d’une exclusion anti-noire (« anti-blackness ») récurrente dans l’imaginaire identitaire québécois. Les deux études soulignent l’angle nationaliste et identitaire – souvent victimaire – adopté par les détracteurs et détractrices des positions des personnes militantes. De leur côté, celles-ci situent le problème dans une perspective plus large : racisme systémique et exclusion dans le milieu des arts et dans la société en général – cet élargissement de la cible expliquant sans doute en partie les passions soulevées par la discussion en dehors du milieu des arts.

Si incontournable que fut l’angle identitaire des analyses de Howard et de Lefrançois et Éthier, il nous semble laisser de côté d’autres types d’attachements et de constructions discursives qui marquent pourtant les diverses prises de positions. Il néglige la part d’influence des discours opérant spécifiquement dans le champ des arts, ou ce que nous appellerons la dimension « esthétique » des débats – au sens philosophique du terme (la science du beau). L’enjeu de la liberté artistique intervient pourtant en première ligne de défense des artistes dont le travail est critiqué. Il souligne l’existence d’un axe de division ne relevant pas de questions liées à l’identité ethnoculturelle, mais d’un clivage entre différentes conceptions du politique au sein des milieux artistiques.

Notre hypothèse est qu’il existe une perception, dans le milieu de l’art, selon laquelle celui-ci occuperait une position de vulnérabilité partagée face au reste de la société. Cette perception placerait dos à dos la sphère esthétique et la sphère politique, la première devant incessamment résister aux attaques de la seconde pour préserver son identité. Il s’agit, en somme, de la rhétorique moderne de l’autonomie de l’art. Nous appellerons cette perception, et les lignes de défenses qu’elle provoque, « fragilité artistique ». Cet article cherchera à démontrer comment la fragilité artistique s’apparente – en termes d’affects et de modalités politiques – à la notion de « fragilité blanche » développée par Robin DiAngelo (2018). Il cherchera surtout à examiner les traces, dans les débats sur l’appropriation culturelle et le racisme en art tels qu’ils se sont manifestés au Québec, du motif de l’autonomie de l’art en tant que sphère apolitique. Il nous est apparu que, dans cette logique argumentative, l’intervention des militant·e·s est assimilée à tort à un défaut de démocratie. Nous espérons que cette analyse pourra étoffer notre compréhension des réactions d’une partie du milieu artistique, sans qu’il s’agisse ici de les légitimer[5].

Nous baserons notre analyse sur la littérature théorique des champs de la philosophie esthétique et de la sociologie des arts, ainsi que sur un survol des prises de parole venues des artistes québécois·e·s dans les débats soulevés par les pièces SLĀV et Kanata. Nous nous intéresserons aux discours circulant dans la sphère artistique – et plus particulièrement dans le milieu du théâtre – en tant qu’ils révèlent et activent les rapports de pouvoir qui y prévalent (Foucault 1969). C’est donc moins la question de l’autonomie effective de l’art qui retiendra notre attention que le degré d’adhésion du milieu artistique à l’idée d’autonomie. Bref, à partir de quelles adhésions idéologiques ou croyances le milieu des arts opère-t-il ?

En première partie du texte, nous définirons le concept de « fragilité artistique » et comment il s’arrime à un récit d’une mise à distance du politique. Dans la seconde partie, nous procéderons à un examen critique de ce récit de l’affaiblissement de l’autonomie artistique. Nous défendrons, dans la troisième partie, que ce type de discours masque le caractère déjà-là du politique. La quatrième et dernière partie sera l’occasion d’infirmer ou de confirmer la pertinence du terme « fragilité » pour comprendre les réactions d’une partie du milieu des arts aux débats en cours. Nous conclurons avec quelques implications quant à ce que sous-tendent les débats sur l’appropriation culturelle.

1. La fragilité artistique, l’autonomie de l’art et la mise à distance du politique

Réagissant aux critiques adressées par des manifestant·e·s à la pièce SLĀV, la chanteuse Betty Bonifassi déclarait :

C’est quoi, je n’ai pas le droit de faire une tragédie grecque, parce que je ne suis pas grecque ? […] L’appropriation culturelle avait un sens en 1940 quand elle a été décrétée [sic]. En 1940, on se moquait des minorités aux États-Unis, qu’on spoliait et qu’on humiliait sur la place publique. Aujourd’hui, on n’est plus dans le même monde. On est dans un monde où j’ai des amis qui viennent de partout.

citée dans Gendron-Martin 2018

Cette réaction de Bonifassi offre un exemple probant de ce que Robin DiAngelo a nommé la « fragilité blanche »[6] :

We [white people] consider a challenge to our racial world-views as a challenge to our very identities as good, moral people. Thus, we perceive any attempt to connect us to the system of racism as an unsettling and unfair moral offense… [that] triggers a range of defensive responses. These include emotions such as anger, fear and guilt and behaviors such as argumentation, silence, and withdrawal from the stress-inducing situation. These responses work to reinstate white equilibrium as they repel the challenge, return our racial comfort, and maintain our dominance within the racial hierarchy. […] White fragility is not weakness per se. In fact, it is a powerful means of white racial control and the protection of white advantage.

DiAngelo 2018 : page 2

Par fragilité blanche, la professeure d’éducation et animatrice entend un arsenal réactif des personnes blanches niant l’existence d’un problème dans leurs relations aux autres identités ethnoculturelles, et qui se manifeste par un déploiement d’émotions et d’attitudes qui tendent à réinstaurer le statu quo. La fragilité n’est pas liée à une réelle vulnérabilité, mais à la perception d’une vulnérabilité. Bonifassi, plaçant cette perception au coeur de sa lecture, nie ainsi le problème de l’appropriation culturelle en le plaçant hors de l’époque actuelle et au-delà des frontières canadiennes (« en 1940 », « aux États-Unis »), et adopte une attitude victimaire (« j’ai pas le droit de… ? »). D’une manière semblable, la réaction rapportée de Robert Lepage à l’annulation des représentations restantes par le Festival international de jazz de Montréal déplace la discussion vers l’enjeu de la liberté artistique, sans répondre à celui du racisme ou de l’appropriation culturelle (Ex Machina 2018). Lepage s’y dit « muselé » par un « discours d’intolérance » et réaffirme l’idée que le métier d’acteur consiste à « se glisser dans la peau de l’autre ». Les critiques adressées à la pièce sont balayées d’un revers de la main au prétexte que Lepage aurait souvent mis en scène les injustices vécues par divers peuples, sans pour autant en inclure des représentant·e·s au sein de la distribution – et sans s’être attiré de critiques[7].

Le concept de fragilité blanche décrit bien les réactions initiales des artistes vedettes de SLĀV. Il permet de rendre compte d’un sentiment de « fragilité » présent chez des membres du milieu culturel[8] quant à leur identité ethnoculturelle, et à en comprendre les effets politiques. Il ne permet cependant pas d’expliquer l’ensemble des arguments invoqués par les actrices et acteurs du milieu des arts, par exemple, le fait que nombre d’artistes racisé·e·s ont pris la parole, au Québec et ailleurs, pour défendre la liberté artistique contre les demandes de retrait ou de destruction d’oeuvres. Au Québec, on aime à citer – car leurs discours donnent du poids à la posture dominante défendant la liberté d’expression, allégeant son caractère potentiellement raciste – l’écrivain d’origine haïtienne Dany Laferrière et son roman Je suis un écrivain japonais (Legault 2018) ou encore la comédienne noire Kattia Thony, qui était de la distribution de SLĀV et qui a soutenu le choix de « l’union » contre la division (Radio-Canada 2018). Au sud de la frontière, plusieurs artistes noir·e·s – dont Jack Whitten et Dread Scott – ont signé une lettre d’appui à la peintre Dana Schutz, alors que d’autres artistes avaient réclamé que soit détruite sa toile Open Casket (Artforum 2017)[9]. L’artiste de performance cubano-américaine Coco Fusco a également fustigé les demandes de destruction de l’oeuvre de Schutz, affirmant considérer « alarming and entirely wrongheaded to call for the censorship and destruction of an artwork, no matter what its content is or who made it » (Fusco 2017).

Ces postures témoignent de l’importance, dans ces débats, d’éléments autres que le racisme et la propriété culturelle, et qui rassemblent selon un autre axe que celui des identités ethnoculturelles. Pour analyser ces éléments, nous proposons le concept de « fragilité artistique ». Comme la fragilité blanche de DiAngelo, nous suggérons que la fragilité artistique signale un ensemble de réactions du milieu des arts, soutenu par un discours émotif, qui accompagne le sentiment d’une vulnérabilité menacée par certaines discussions marquées par le désaccord, et qui tend à réinstaurer le statu quo. La fragilité artistique pourrait nous aider à identifier les mécanismes de défense du milieu des arts, qui inhibent les critiques et le changement : il ne s’agit pas d’invalider les arguments convoqués par certain·e·s artistes (avec au premier plan l’enjeu de la liberté d’expression), mais de voir si et comment ils nous empêchent de répondre par des changements concrets à des critiques fondées[10].

Les réactions du milieu artistique sont inséparables de la question de l’autonomie de l’art, ou plutôt des discours sur l’autonomie de l’art, des croyances auxquelles ils se rattachent et de ce qu’ils induisent comme conduites. L’autonomie de l’art est une notion apparue au xviiie siècle, qui a marqué la naissance de la discipline esthétique et est devenue l’un des piliers – sinon le pilier – de tout l’édifice de l’art moderne. L’instauration de cette autonomie est grandement attribuable aux écrits d’Immanuel Kant (1724-1804) : « Avec le criticisme [kantien], l’art est pensé comme quelque chose de fondamentalement autre que la connaissance, la morale, la politique ou la religion » (Sherringham 1992 : 173). Patricia Esquivel, dans un livre consacré au sujet de l’autonomie de l’art, décrit celle-ci non comme une réalité pratique, mais idéologique : « L’autonomie de l’art est une question qui est du ressort du domaine idéologique » (2008 : 10).

À mesure que s’installe la modernité historique, l’art gagne en autonomie[11]. Dans la seconde moitié du xixe siècle, ce n’est plus seulement l’art comme discipline qui s’émancipe des règles sociales, mais l’artiste qui revendique le droit de contester les règles de l’art telles que dictées par l’institution (l’Académie). Le milieu des arts se considère désormais habilité à définir ses règles et sa logique propres, selon une compréhension de l’autonomie qui semble osciller entre deux définitions. L’étymologie grecque αυτονομία renvoie tout d’abord au « droit de se régir par ses propres lois, indépendance, autonomie (en parlant d’un État) » (Thucydide, cité dans CNRTL 2012). L’autonomie est alors à entendre au sens du pouvoir d’établir ses propres règles, indépendamment des autres sphères de l’activité humaine. Elle est nécessairement politique, tant au niveau de ses dynamiques internes (en tant que pouvoir de créer ses lois) qu’externes (puisqu’elle nécessite de lutter contre les empiètements éventuels des autres sphères sociales). Dans un sens étendu, cependant, elle est comprise comme la « [f]aculté de se déterminer par soi-même, de choisir, d’agir librement » (CNRTL 2012). Cette seconde définition porte à nier l’existence même du politique dans le champ de l’art, puisque celui-ci constituerait une sphère distincte de la politique (comme dans la définition kantienne) : le politique est alors renvoyé hors de la sphère de l’art. Cette deuxième définition offre les fondements du récit moderne d’une irruption toujours menaçante du politique dans l’art[12].

À l’encontre de cette vision apolitique de l’autonomie, l’émergence des théories critiques à partir des années 1960 viendra rappeler que l’art comme milieu est traversé de lignes de forces politiques. D’après Esquivel, la postmodernité marque l’effondrement de l’idéologie autonomiste. La déconstruction du sujet aurait mis fin à la figure du génie imposée par les Romantiques dans la seconde moitié du xixe siècle, et l’expérience esthétique serait redéfinie comme une « expérience culturelle, non naturelle » (2008 : 238). Celle-ci, par conséquent, ne pourrait se fonder sur aucune extériorité du social pour légitimer ses règles, qui apparaitraient dès lors comme des constructions contingentes. Les avant-gardes remettent en question la séparation entre « grand art » et art de masse, et celle de l’art et de la vie quotidienne soutenue par l’institution muséale, ce « mausolée de l’art » (Mayakovski, cité dans Esquivel 2008 : 226). L’art en tant que sphère d’activité continue d’opérer selon des circuits de productions qui lui sont propres, mais la théorie de l’autonomie de l’art est remise en question, de même que l’attachement à certaines notions comme le « beau » (Esquivel 2008 : 249-50). La postmodernité marque selon l’autrice « la fin effective de l’histoire de l’art en tant que récit autonome et indépendant de l’histoire sociale et politique » (Esquivel 2008 : 303).

C’est aussi le point de vue exprimé par le théoricien en études culturelles John Fekete (2000), qui ajoute cependant à l’observation un verdict moral. Fekete constate une fragilisation de l’autonomie des arts, qu’il assimile à une forme de censure. Cette fragilisation résulterait d’un affaiblissement des institutions (modernes) de l’art, résultant des critiques postmodernes qui se sont développées en leur sein :

Militant postmodernist challenges to institutions of art and education erected on modernist legitimating principles have been the order of the day for nearly two decades, from within these institutions. The paradox is that the very success of these challenges has left the institutions of art and education more porous to social forces and relatively defenseless against moral and legal attacks from everyday culture. […] Meanwhile the mores of industrial society invade and submerge the arts, washing away their protective shields.

Fekete 2000 : 50

Fekete défend un récit selon lequel l’autonomie de l’art (et de l’enseignement universitaire) se trouverait menacée par l’intrusion d’une parole politique apparue dans l’institution, au cours des deux dernières décennies du xxe siècle[13]. Que désigne l’auteur par « militant postmodernist challenges » ? Explicitement, il réfère (comme Esquivel) aux théories de la sociologie critique et de la déconstruction poststructuraliste qui auraient privé les institutions artistiques des concepts et valeurs qui leur permettaient de nommer et de défendre l’art. Implicitement, il s’en prend à des discours militants venus de groupes marginalisés[14]. Selon le récit défendu par Fekete, la sphère des arts, telle qu’elle fut édifiée à l’époque moderne, aurait donc été jusque-là préservée du politique, si ce n’est sous la forme de tentatives d’irruptions venues de l’extérieur. La présence du politique en art signalerait, par ailleurs, la menace de la censure. Les assauts du politique sur l’autonomie de l’art mettraient en péril les capacités mêmes de l’art à se défendre, c’est-à-dire à défendre son identité. Autrement dit, Fekete réaffirme – tout en déplorant son érosion – la nécessaire autonomie de l’art pour en assurer l’existence même, une autonomie mise en péril par les critiques postmodernes et militantes.

Nous croyons, avec Esquivel, que l’essor des discours critiques au sein des arts est venu bousculer la croyance en l’autonomie de celui-ci. Cependant, nous défendons l’idée d’une persistance de l’attachement à cette idéologie dite perdue, dont la perspective nostalgique de Fekete témoigne. On se retrouve ainsi face à une sorte de rupture de l’unité discursive moderne, avec d’un côté des discours dits « postmodernes » qui mettent en évidence les dimensions politiques de l’art et, de l’autre, ceux qui réagissent à la soi-disant irruption du politique, en cultivant l’image d’une sorte d’âge d’or menacé par les pensées et les groupes minorisés. Il y aurait lieu, cependant, de se demander s’il y a bel et bien un affaiblissement de l’autonomie de l’art.

2. Une analyse critique du récit de l’irruption du politique

Plusieurs figures majeures de la philosophie esthétique et de l’histoire de l’art répondent à cette question par la négative. Jacques Rancière, qui s’est intéressé de près aux relations entre art et politique, estime que le couple autonomie – politicité est une condition de ce qu’il nomme « régime esthétique moderne » (Rancière 2004). La caractéristique principale de ce régime serait précisément de devoir toujours tenir ensemble des éléments dont l’agencement paraît de prime abord intenable : art et politique, « grand » art et banalité du quotidien, etc. Ce régime, qui émerge à la fin du xviiie siècle, nous est contemporain : contrairement à la temporalité brisée d’Esquivel, Rancière réfute l’existence d’une rupture postmoderne. Il affirme au contraire la continuité du régime esthétique moderne des arts, qui composerait aujourd’hui encore – quoique différemment – avec les mêmes lignes de tensions, et duquel l’autonomie serait toujours constitutive. Il n’y a pas – et n’y a pas eu depuis deux siècles et demi – d’opposition entre l’art et le politique selon Rancière parce que l’art, au sens moderne du terme, est un régime politique : il est irrigué par les tensions politiques irrésolues et insolubles, dans un monde qui n’est plus ordonné par aucune loi naturelle ou divine. Il est politique non dans sa relation à une extériorité quelconque susceptible de le pénétrer, mais en lui-même.

Ouvrant une échelle temporelle plus longue, l’historien de l’art Paul Ardenne soutient que l’art a toujours été politique, le plus souvent comme instrument du pouvoir : « L’art, s’il n’est pas tout bonnement, depuis deux siècles au moins, l’otage du pouvoir […], n’a le plus clair du temps pas joué d’autre rôle que servir la politique ou les appareils par lesquels l’exercice politique s’accomplit. » (Ardenne 1999 : 22). Ardenne s’intéresse ici, on le comprendra, à la relation de l’art à la politique, qui imposerait de l’extérieur et de facto des limites à l’autonomie de l’art, essentiellement pour des raisons économiques : la production artistique doit bien être financée par quelqu’un ou quelque chose. Aux yeux d’Ardenne, au xxe siècle, ce quelque chose sera l’État. Pour d’autres, ce sera le marché et les mécènes (Bätschmann 1997).

La sociologie de l’art – identifiée à raison par Fekete comme l’une des sources de brouillage des catégories modernes – a aussi nuancé, à de multiples occasions, le récit de l’autonomie de l’art. Pierre Bourdieu soutient que l’autonomie de l’art est relative et socialement construite : « L’autonomie de l’art et de l’artiste […] n’est pas autre chose que l’autonomie (relative) de cet espace de jeu que j’appelle un champ, autonomie qui s’institue peu à peu, et sous certaines conditions, au cours de l’histoire » (2002 : 209). Qui plus est, l’artiste et l’oeuvre sont des produits de ce champ, où luttent et se renforcent mutuellement toutes les actrices et tous les acteurs lié·e·s à la production et à la consommation de l’art.

Pour Bourdieu, cette autonomie toute relative n’est pas caractéristique de l’époque contemporaine. L’autonomie de l’art n’a pas été « perdue » avec l’entrée dans la postmodernité : elle n’a jamais existé. Tout au plus, les limites de l’autonomie de l’art seraient-elle devenue plus évidentes. Ainsi, si Fekete peut reprocher quelque chose à la sociologie critique, ce n’est pas d’avoir contribué à la chute d’une institution autonome, mais d’avoir privé de l’apparence d’autonomie une institution qui n’en a jamais bénéficié. Ce que Bourdieu affirme et qui semble déranger Fekete – et déranger plus généralement l’argument de l’autonomie des artistes menacée par la censure – c’est que « l’art est un univers de croyance » (2002 : 207). On pourrait aussi dire : « une institution imaginaire », pour reprendre Castoriadis (1975). L’autonomie de l’art est imaginée dans la mesure où aucune nature profonde, aucune vérité indépassable ne peut en assurer l’existence. Celle-ci n’est pas une nécessité : c’est une proposition politique. Selon Rancière, Ardenne, Bätschmann et Bourdieu, il n’a pas pu y avoir d’affaiblissement de l’autonomie de l’art à la postmodernité, puisque l’art n’a jamais été autonome.

Bien que la littérature philosophique et sociologique[15] ait mis en lumière cette absence d’autonomie, et contrairement à l’affirmation d’Esquivel et de Fekete voulant que cette littérature critique aurait détruit l’édifice moderne de l’autonomie de l’art, nous croyons que l’imaginaire qui soutient cet édifice tient bon. C’est aussi l’avis de Doris Sommer, qui en 2014 consacrait un essai à la déconstruction des préjugés envers l’art engagé politiquement, ou d’Annelies Monseré (2013), qui constate la persistance, dans les théories actuelles de l’art, de l’attachement des formalistes à une autonomie esthétique forte. La levée de boucliers provoquée par les interventions militantes contre les pièces SLĀV et Kanata semble aussi pointer en ce sens. Ainsi, le milieu des arts québécois – en particulier celui des artistes blanc·he·s dont les voix furent relayées dans les médias traditionnels – s’est révélé très attaché à l’imaginaire moderne de l’autonomie de l’art, et très actif dans sa protection. Outre les réponses de Lepage et Bonifassi, on a ainsi pu lire, parmi les nombreux textes d’opinion dénonçant la « censure » contre SLĀV, ceux du metteur en scène René Richard Cyr (2018), de la chroniqueuse et romancière Denise Bombardier (2018), de la chanteuse Louise Forestier (2018), du cinéaste et chroniqueur Guy Fournier (10 juillet 2018), et des metteuses en scène Brigitte Haentjens (2018) et Lorraine Pintal (2018). Parmi les artistes qui ont dénoncé la mise au ban de Kanata, nommons à nouveau Guy Fournier (18 décembre 2018), la cinéaste Micheline Lanctôt (Roy 2018) et, avec plus de nuances, le metteur en scène Dominic Champagne (2018)[16]. Nous donnerons des exemples de leurs discours dans les parties 3 et 4 de cet article[17].

La littérature philosophique, sociologique et celle de l’histoire de l’art, d’une part, et les discours des artistes québécois·e·s, d’autre part, mettent en évidence deux choses : la notion d’autonomie de l’art relève de la fiction et cette fiction se perpétue jusqu’à nos jours, du moins pour une partie du milieu de l’art. Cette fiction veut que le politique, lorsqu’il se manifeste en art, y soit toujours une sorte d’aberration. Nous verrons, dans la section suivante, comment cette fiction nécessite une mise à distance du politique, résultat d’une série d’exclusions.

3. Mettre à distance le politique

Les appuis aux artistes accusé·e·s d’appropriation culturelle se sont largement basés, nous l’avons mentionné, sur l’argument voulant qu’il faudrait défendre la liberté artistique contre la censure. Un des éléments caractéristiques de ces discours, c’est leur tendance à assimiler les démarches des activistes à une attaque contre les principes de la démocratie. Ainsi que le soulignent Lefrançois et Éthier dans leur analyse des réactions publiées dans la presse écrite montréalaise au sujet de SLĀV : « Aucun article [parmi ceux étudiés] ne mentionne que les opposants à la présentation de la pièce ont fait usage de cette liberté d’expression en se réunissant dans la rue comme arme critique pour des opprimés ou forme de conscientisation par la praxis » (2019 : n.p.). Howard trace un portrait similaire : « Lepage and Bonifassi referred to the resistance as intolerance, violence, and hate, and to the cancelling of the show as censorship and a “blow to artistic freedom of expression” (Ex Machina ; Lauzon) » (2020 : 130).

Dans La haine de la démocratie (2005), Jacques Rancière défend l’idée selon laquelle les attaques faites par l’élite des « experts » contre certains phénomènes, demandes, débats, etc. au nom du respect de la démocratie masquent souvent une haine profonde de celle-ci. Dans ce type d’argument, la participation populaire aux débats publics – base de la démocratie – se voit identifiée à un excès de politique, qu’il faudrait dès lors contrôler. Ainsi, dans la tradition de la théorie politique et depuis Aristote, la « bonne démocratie » est celle qui sera capable de contenir cet « excès d’activité collective » (Rancière 2005 : 14). En définitive, la « bonne démocratie » serait alors celle qui permettrait de défendre les privilèges de l’élite contre l’irruption de la plèbe. Selon cette analyse, ce n’est donc pas le manque de liberté politique qui serait dénoncé, maissa trop grande abondance. On déplorerait, en réalité, que d’autres que soi puissent s’en emparer.

Une distinction s’opère, dans les discours d’appui aux pièces blâmées (notamment portés par des artistes), entre la « bonne » démocratie et la « mauvaise », celle qui remet en cause le partage du sensible (Rancière 2000) – soit le découpage inégal des accès à la vie politique. Nous ne cherchons pas ici à accuser les artistes qui se sont exprimé·e·s contre les attaques des manifestant·e·s de détester la démocratie, mais de défendre une vision de celle-ci qui comporte des oeillères dont l’existence limite de fait la vie démocratique. On éclipse le fait que les personnes qui ont émis des critiques à l’endroit de SLĀV et de Kanata l’ont d’abord fait en employant les outils privilégiés de la démocratie : manifestations aux abords du théâtre (dans le cas de SLĀV) et publication de lettres, collectives (Collectif 14 juillet 2018 et 18 décembre 2018) ou individuelles (Craft 2017 et 2018). Par ailleurs, le fait que ces personnes aient dans certains cas demandé l’annulation des représentations ne signifie pas en soi qu’il y ait eu un bris du « contrat » démocratique. D’une part, exprimer une demande ne signifie pas que l’on ait le pouvoir de mettre celle-ci en application. D’autre part, la liberté d’expression n’est pas un absolu. La plupart des démocraties libérales (à l’exception peut-être des États-Unis) acceptent le principe voulant que la liberté d’expression puisse être limitée lorsqu’elle risque de poser des dommages à autrui (Roussin 2020). Que les limites de la liberté d’expression (ou dans le cas qui nous occupe, de la liberté artistique) puissent être redéfinies suivant un débat de société, cela n’a rien de contraire aux principes de la démocratie. Bien sûr, on peut être en désaccord avec l’annulation ou la destruction d’oeuvres, mais cela ne veut pas dire que les demandes formulées en ce sens ne sont pas démocratiques.

Ce ne sont pas seulement les formes politiques dites « anti-démocratiques » qui sont dénoncées et tenues à l’écart de la discussion démocratique « légitime » : c’est le politique en général. La présence du politique se trouve masquée par le registre émotif de l’offense, commise contre l’autonomie de l’art. En invoquant l’autonomie constitutive de l’art, les défenseurs de la liberté d’expression entendent soustraire la création au débat politique. Car pour que l’accusation d’offense contre l’autonomie de l’art puisse fonctionner, il faut bien sûr pouvoir attester que le politique survient d’en-dehors de la sphère artistique. Cela est rendu possible par un discours qui définit les contours de l’art, son intériorité et son extériorité, et qui produit du même coup l’ennemi : la militante noire, la perleuse wolastoqijk, l’artiste non subventionné·e ou pas connu·e – acteurs et actrices du champ de l’art que l’on relègue commodément hors de celui-ci[18]. Par exemple, les artistes qui remettent en cause la légitimité de SLĀV et de Kanata sont souvent éclipsé·e·s dans les analyses des réactions du milieu de l’art. On les présente avant tout comme des activistes ; on les met à l’écart de l’art. Ce sont des grains de sable soufflés de l’extérieur, depuis ce monde « politique » dont l’art aurait su longtemps se protéger, avant que la « folie » ne s’en empare[19]. Bonifassi souligne : « Je tiens à dire que je suis une musicienne.Pas une politicienne… » (Lauzon 2018, nous soulignons) et, ailleurs, « Moi, je suis une artiste, moi. […] moi ça ne m’intéresse pas la politique. » (Bouquet et Legagneur 2019 : 20 min.) Ce faisant, elle insiste sur la distance entre sa qualité d’artiste et l’activisme politique de ses critiques. Le critique de théâtre Michel Vaïs, dans un texte éditorial, identifie les manifestant·e·s anti-SLĀV à des gens extérieurs au théâtre, ignorants de ses réalités : « Many intellectuals and some leading artists wrote letters to the media to condemn what appeared as pure censorship by a group of activists who don’t know how theatre works » (2019 : 72). Ceci, nonobstant le fait que le bal des critiques fut lancé par un texte critique de la conseillère en dramaturgie Marilou Craft (2017), mais aussi que le mouvement fut surtout porté par des artistes, surtout québécois·e·s. Le collectif SLAV Résistance comptait parmi ses membres les plus audibles les rappeurs Ricardo Lamour et Lucas Charlie Rose, la compositrice-interprète Elena Stoodley et les artistes Mikayla Harris et Po B. K. Lomami. Le comédien Frédéric Pierre et le rappeur Webster ont aussi fait entendre leurs protestations dans les médias[20]. De manière semblable, les personnes – autochtones et allié·e·s – qui ont dénoncé dans des lettres collectives l’appropriation culturelle de Kanata étaient des artistes dans près de la moitié des cas (Collectif 14 juillet 2018 et 18 décembre 2018)[21]. Moins populaires peut-être que Robert Lepage et Betty Bonifassi, ils et elles auraient néanmoins pu clamer, comme cette dernière, être « des artistes, pas des politicien·ne·s ». Peut-être, cependant, ne voient-ils et elles pas de contradiction entre ces termes.

La parole des artistes qui critiquent le statu quo est donc renvoyée à une extériorité (politique) au champ de l’art, bien qu’elle provienne d’abord et avant tout d’actrices et d’acteurs de ce champ. Ces personnes ne sont pas extérieures à celui-ci, mais extériorisées, suivant un processus politique d’exclusion. De fait, la politique devient un moyen de masquer le politique, en subsumant « l’excès de politique » (Rancière 2005) de la démocratie sous la figure anti-démocratique du censeur. Ce processus permet de faire l’économie des questions fondamentales : de quel milieu des arts québécois parle-t-on ? Et : le milieu de l’art se réduit-t-il à ses institutions ? On trace ainsi une sorte d’équivalence entre autonomie et apolitisme, laissant de côté l’étymologie du premier terme qui, rappelons-le, renvoie à une capacité à écrire ses propres lois. Si l’on souhaite répondre de manière démocratique aux enjeux réels que pose l’appropriation culturelle, il faudrait pourtant que la discussion puisse se faire selon un processus politique, qui remettrait en jeu le « qui » de l’art : qui, dans ce milieu dit autonome, a le pouvoir d’en définir les règles ?

4. Une « fragilité » artistique ?

Les débats actuels en art mettent en évidence la persistance, dans le milieu artistique au Québec – et, nous avançons, dans les démocraties libérales contemporaines en général – de l’imaginaire moderne de l’autonomie que Fekete et Esquivel ont déclaré moribond. Cet imaginaire fut convoqué avec force par une partie du milieu de l’art lorsque surgirent les accusations d’appropriation culturelle et de racisme systémique. Son entretien se fait cependant au prix de l’exclusion discursive d’une partie de ce même milieu : sa portion critique, incidemment portée par des personnes dont on a historiquement minorisé les voix, en art comme dans l’ensemble de la société.

Demandons-nous maintenant : est-ce bien l’expression d’une « fragilité » au sens que donne DiAngelo au terme ? La fragilité blanche, rappelons-le, constitue un arsenal défensif, par lequel la personne qui se sent critiquée déploie un éventail d’émotions (colère, peur, culpabilité) et de comportements (argumentation, silence, retrait), où elle nie l’existence du problème soulevé, avec pour effet de réinstaurer la situation initiale de domination (2018 : 2). Quatre éléments définissent donc la fragilité : 1. la négation du problème ; 2. une posture défensive ; 3. un déploiement d’émotions et de comportements caractéristiques ; et 4. la restauration du statu quo.

L’extériorisation du politique et de certain·e·s artistes hors de la sphère de l’art, examinée dans la partie précédente, contribue déjà à nier l’existence des problèmes de sous-représentation et d’appropriation identifiés par les manifestant·e·s et à placer les artistes accusé·e·s dans une position défensive – puisqu’il s’agirait de problèmes n’appartenant pas au champ de l’art, mais à celui de la politique. Cette extériorisation se double d’un discours qui occulte l’existence de rapports de pouvoir dans la sphère de l’art, et dans lequel les artistes affirment être elles-mêmes et eux-mêmes sans pouvoir, puisque sans politique. Au rappeur Emrical (Ricardo Lamour), qui lui reproche de minimiser son propre « pouvoir de mettre en scène, […] de représenter », Lorraine Pintal répond ainsi : « Pour moi c’est pas le pouvoir, pour moi c’est… c’est l’art ! » (Bouquet et Legagneur 2019 : 21 min.). On constate en outre que les procédés discursifs changent activement les termes de la discussion. Les voix défendant ardemment la liberté artistique tendent à renverser la relation de domination pour présenter les artistes visé·e·s par la critique comme des victimes de l’oppression du politiquement correct et d’une gauche radicale imbibée de pensée anglo-saxonne. Dans le cas de SLĀV, les manifestant·e·s deviennent des vecteurs de censure, et les artistes blâmé·e·s, des créatrices et créateurs libres dont on bafoue les droits (Lefrançois et Éthier 2019). Leur discours opère un masquage des pouvoirs qui contribue à nier l’existence d’un problème, grâce à un entretien de la division fictive entre art et politique et par une négation des rapports de pouvoir existant dans le théâtre avant l’irruption « violente » (Pintal, dans Bouquet et Legagneur 2 019 : 8 min.) des manifestant·e·s. Le problème initial pointé par les activistes, soit la relation inégalitaire entre des groupes culturels qui permet au groupe dominant d’accumuler du capital culturel et économique grâce à l’histoire des autres, est ignoré (négation du problème), remplacé par un problème tout autre, celui de l’autonomie menacée de l’art et des artistes (posture défensive).

Notre analyse porte en outre à conclure que ce dernier problème (l’autonomie menacée) n’a pas été créé par l’intervention des activistes. La vulnérabilité de l’art à des pressions politiques qui influencent la création est sans doute réelle : en témoigne une histoire touffue de censures très concrètes et violentes décidées par l’État et l’Église tout au long de la modernité, et qui s’exercent aujourd’hui encore à l’occasion. Elle doit cependant être mise en perspective avec le fait que le politique n’est jamais extérieur à l’art. Lorsque l’on cesse de prétendre pouvoir séparer les deux sphères, la notion de censure devient moins évidente et inusitée. Elle s’inscrit au contraire dans un continuum d’influences multiples qui interagissent pour déterminer ce qui sera créé et ce qui ne le sera pas. Dans cette perspective, l’intervention des activistes en tant qu’elles et ils sont aussi des artistes, apparait moins comme le couperet d’une société ignare, arbitrairement abattu sur la tête de l’art, que comme un débat politique à l’intérieur du milieu pour en redéfinir les modalités de fonctionnement et les valeurs. Vue sous cet angle, l’autonomie de l’art moribonde de Fekete apparaît tout à fait vigoureuse.

Concernant le troisième élément caractéristique de la fragilité, DiAngelo explique qu’elle se manifeste par une série d’émotions, de comportements et de proclamations typiques, qui ont en commun d’éclipser la critique initiale, de clore le dialogue et de restaurer la situation initiale. L’espace fait ici défaut pour développer une analyse approfondie des émotions exprimées lors des débats par les artistes défendant la liberté de création avant tout. Nous tenterons néanmoins un survol de certaines paroles et attitudes recoupant les motifs récurrents identifiés par DiAngelo et qui se rattachent à la défense de l’art et de l’artiste (nous laissons de côté les manifestations se rattachant uniquement à des thèmes liés à la « race »).

Parmi les émotions fréquemment éveillées par la fragilité, DiAngelo mentionne la crainte, l’indignation, la colère et l’humiliation (2018 : 119). Ces émotions sont exprimées de façon répétée par les créatrices et créateurs de SLĀV et Kanata, et par leurs allié·e·s. Par exemple (nous soulignons) :

Manifestations de crainte :

« Alors je me demande. Qu’est-ce que je peux dire aujourd’hui comme artiste, chanteuse et interprète, moi qui m’approprie tout de la vie ? »

Sainte-Marie 2018

« La violence publique qui se déchaînait sur les spectateurs en face du TNM ce soir-là offrait un tel contraste avec le message de réconciliation qui se faisait entendre sur scène que j’ai senti le sol basculer sous mes pieds. »

Pintal 2018

« Le politiquement correct, pour moi, est une grande, grande menace. »

Micheline Lanctôt citée dans Roy 2018

« Le cri lancé par la tristesse et la rage des Autochtones est légitime, mais je crains que malgré les errances inhérentes à toute démarche créatrice, on fasse de Robert Lepage, cartographe de génie, le bouc émissaire d’une injustice qu’il s’affairait, quoiqu’imparfaitement, à vouloir éclairer d’une lumière que l’on finit aujourd’hui par éteindre. »

Champagne 27 juillet 2018

Expressions d’indignation et de colère :

« C’est quoi, je n’ai pas le droit de faire une tragédie grecque, parce que je ne suis pas grecque ? »

Betty Bonifassi citée dans Gendron-Martin 2018

« Déjà, j’étais en colère en lisant dans les journaux les revendications de ces ignorants du processus de création chez les artistes. »

Forestier 2018

Expression d’incompréhension :

« Mais je comprenais tout de même avec difficulté pourquoi on me traitait de suprémaciste blanc et de sale raciste alors que je me rendais justement recevoir la parole de cette humanité souffrante. Parce qu’ils n’étaient pas représentés ? Pourtant, depuis toujours, l’art n’a pas à représenter la réalité, il doit lui donner un sens, la signifier, la partager. »

Cyr 2018

Ajoutons à ces émotions le sentiment d’être attaqué·e, accusé·e, insulté·e, jugé·e, forcé·e au silence ou humilié·e (DiAngelo 2018 : 119), qui revient aussi chez les artistes comme un leitmotiv. La directrice du Théâtre du Nouveau Monde, Lorraine Pintal, insiste sur le fait qu’elle a été insultée, au point que selon elle le dialogue avec les manifestant·e·s devenait impossible : « Si on est confronté dans une opposition qui nous humilie et nous insulte, j’vois pas comment on peut reconnaître ça, ce soir-là, j’vois pas comment on aurait pu être à-plat-ventriste et faire “Ah ! On s’excuse, désolés ! Mais oui, entrez, oui ! Insultez-nous…” » (Bouquet et Legagneur 2019 : 28 min 50 s). Les insultes dont elle se dit avoir été victime servent alors non seulement à détourner le débat vers cet « autre problème » que serait la violence des détractrices et détracteurs de SLĀV, mais aussi à disqualifier toute possibilité d’accueillir sincèrement et humblement leurs critiques. Bonifassi affirme, semblablement, que les manifestant·e·s « nous [ont] toutes brûlées comme des sorcières sur le bûcher » (Bouquet et Legagneur 2019 : 42 min 30 s)[22].

Nous voyons ainsi que l’éventail des émotions récurrentes qui signalent la fragilité selon DiAngelo est bien présent dans les discours des artistes qui ont défendu SLĀV et Kanata. Cependant, au-delà de leur nature, il faut encore vérifier leur rôle dans les mécanismes de domination sociale, idéologique et institutionnelle. Dans l’analyse qu’offre DiAngelo de la fragilité blanche, les émotions et comportements sont des outils qui visent (souvent inconsciemment) à réinstaurer un système idéologique raciste, dans lequel les personnes racisées sont gardées à l’écart et infériorisées. Dans les discours d’artistes cités précédemment, ces mêmes émotions et comportements apparaissent comme des outils pour réinstaurer un système idéologique dans lequel l’art est placé à l’écart du politique et au-dessus de celui-ci. L’art y est associé à la lumière (Champagne), à la réconciliation (Pintal) et à la parole libre (Bonifassi ; Sainte-Marie ; Cyr), tandis que l’artiste est associé·e au génie (Champagne). À tout cela s’opposent la rectitude (Lanctôt), le silence imposé (Bonifassi ; Sainte-Marie ; Cyr), la violence (Pintal) et l’ignorance (Champagne ; Forestier) du politique.

Dans ces paroles, les locutrices et locuteurs mettent l’accent sur leur attachement à une définition de l’art et de l’artiste, remise en question par les manifestant·e·s. Ce n’est pas (ou pas seulement) leur fragilité raciale qui intervient ici : les artistes ne défendent pas leur inclusivité et leur ouverture comme personnes blanches, mais leur inclusivité et leur ouverture en tant qu’artistes. La fragilité manifestée ici est avant tout artistique. Ce qui est blessé, ce n’est pas avant tout (ou pas seulement) l’individu blanc soumis à la critique, mais l’Art – et c’est sa suprématie, sa grandeur « originelle » (« de tous temps l’art… ») soudainement atteinte, que les artistes se donnent pour mission de restaurer : « on est des milliers [de spectateurs] à vous attendre [les artistes] sans pancarte, sans slogan, l’esprit ouvert, comme le fut le vôtre pendant vos répétitions. » (Forestier 11 juillet 2018).

DiAngelo note également une liste de comportements typiques de la fragilité blanche, parmi lesquels pleurer, quitter la conversation ou chercher l’absolution (DiAngelo 2018 : 119). Nous en retiendrons deux qui nous semblent particulièrement actifs dans les présents débats : le rejet du blâme sur le messager et le détournement de l’attention vers soi et ses propres blessures.

L’insistance mise sur la manière dont les critiques de la pièce ont transmis leurs doléances a aussi contribué à détourner le débat en marge de la question du racisme. Dans les citations rapportées plus haut, les messager·ère·s portent le blâme en raison de leur « violence » (Pintal), de leur incompréhension du théâtre (Forestier, Lepage), de leur manque d’écoute (Pintal, Bonifassi) et de leurs accusations jugées déplacées (Cyr).

D’autre part, les artistes qui se portent à la défense de SLĀV et de Kanata mettent de l’avant leurs expériences négatives, leurs traumas : Pintal évoque son sentiment d’humiliation pour justifier l’absence initiale de réponse du TNM ; Bonifassi se dit « traumatisée de ce qui [lui] est arrivé », et comment elle « [a] encore de la misère à chanter en ce moment. » (Bouquet et Legagneur 2019 : 15 min 30 s). Louise Forestier (2018) s’inquiète publiquement du coeur heurté de sa collègue :

« Pour finir, Betty
Comment va ton coeur ?
Il a dû arrêter de battre jeudi soir à la sortie du Théâtre du Nouveau Monde. »

Le « je » est au centre des récits (voir les citations ci-haut), un « je » qui exprime sa colère, sa peur, et qui attire l’attention sur ses libertés perdues. C’est sans compter la manière qu’a Bonifassi de placer sa parole et sa perspective au centre de toutes les conversations dans le documentaire Entends ma voix (2019), coupant à plusieurs reprises la parole de ses interlocuteurs (Emrical/Ricardo Lamour, Lucas Charlie Rose et Webster) et refusant d’écouter leurs arguments[23].

L’ensemble de ces discours a pour effet de réitérer la primauté de l’art (apolitique) sur les enjeux (politiques, mais déclarés non artistiques) de racisme et d’appropriation culturelle – relégués au second plan ou pis, présentés comme des questions déjà presque réglées[24]. Il annule toute possibilité de repenser certaines idées, comme le « droit » de l’artiste de représenter qui et ce qu’elle ou il veut, de la manière qui lui convient, ou de prendre en considération des aspects touchant à la responsabilité sociale, d’office renvoyée au champ politique. On réinstaure du même coup une certaine configuration du milieu, dans laquelle les personnes racisées qui protestent sont – discursivement et dans les faits – maintenues à l’extérieur : elles ne sont ni mieux représentées, ni davantage reconnues comme en faisant déjà partie (restauration du statu quo).

Une partie très audible du milieu des arts a donc réagi en déplaçant le problème hors du champ de l’art ou vers des enjeux de liberté artistique (négation), évitant ainsi de répondre sérieusement aux critiques qui lui étaient adressées (position défensive)[25]. Elle l’a fait en évoquant sa vulnérabilité (en partie réelle, en partie fantasmée), ses craintes, sa colère, son indignation et son incompréhension, adoptant des comportements de déni, de déplacement du blâme vers les messager·ère·s et en ramenant l’attention vers leurs propres blessures (déploiement d’émotions et de comportements caractéristiques). Ce groupe a exprimé avec force son attachement à un ordre établi – l’ordre des institutions modernes, précritique et pré-rectitude morale de l’art – qu’il s’agissait non seulement de préserver de problèmes éventuels, mais de réinstaurer à la suite des blessures infligées (retour au statu quo). Nous retrouvons les quatre caractéristiques de la fragilité selon DiAngelo. Il s’agit bien, selon nous, d’une « fragilité artistique ».

Conclusions

Nous avons décrit comment les discours produits par plusieurs artistes (et d’autres intervenant·e·s culturel·le·s) pour défendre l’autonomie de leur milieu, ont rejeté hors de ses frontières une partie de celui-ci : celles et ceux – souvent des personnes racisées et autochtones, mais pas seulement[26] – qui prennent la parole pour défendre la propriété culturelle des communautés minoritaires et la nécessité de redresser des problèmes d’inclusion et d’égalité dans ce même milieu. Ils ont de plus rejeté la validité démocratique des interventions de leurs opposant·e·s. Mises ensemble, ces deux exclusions ont permis de mettre à distance le politique, condition du maintien du récit moderne de l’autonomie de l’art.

Remarquons que le discours des artistes qui ont soutenu SLĀV et Kanata promeut un genre particulier d’autonomie, au demeurant plutôt ambigu. Nous l’avons mentionné, il s’agit d’une conception de l’autonomie de l’art en tant que sphère apolitique, dans laquelle le politique est conçu comme une chose étrangère, surgissant contre l’art. Néanmoins, les artistes en question n’excluent pas toute forme d’engagement social : l’art porte un « message de réconciliation » (Pintal 2018), il est une tentative de faire la lumière sur une injustice (Champagne 27 juillet 2018) ou de « comprendre [l’autre] et, par le fait même, peut-être aussi se comprendre soi-même. » (Ex Machina 6 juillet 2018) Seulement, l’engagement social ne semble acceptable que s’il répond à leurs propres règles, posées comme règles universelles de l’Art : l’art est liberté, l’art est expression individuelle, l’art ne se laisse influencer par personne. Rejeter les manifestant·e·s hors de la sphère artistique permet de conserver l’apparent universalisme de ces affirmations. Ce discours témoigne d’une relation complexe et méfiante au politique, déjà relevée par Ève Lamoureux dans son étude sur l’engagement politique des artistes québécois. La politologue y décrivait ce que l’on pourrait qualifier d’engagement désengagé, une prétention à la lutte sociale qui ne comporterait que peu d’obligation envers la société (Lamoureux 2009 : 159-165). Dans le contexte des débats autour de SLĀV et de Kanata, l’autonomie revendiquée équivaudrait alors à un droit de ne pas se préoccuper des modes de faire et des modes de distribution de la voix, compatible avec la conception individualiste de l’artiste qui s’impose avec la fin des avant-gardes artistiques (Menger 2002). Ces remarques quelque peu sommaires pourront, nous l’espérons, être développées dans un article futur.

Le double mécanisme d’exclusion analysé dans cet article a pu fonctionner grâce à l’activation de concepts propres au milieu artistique (liberté artistique, autonomie de l’art), bien que ceux-ci fassent écho à des valeurs importantes dans l’ensemble de la société dans les démocraties libérales (liberté individuelle, séparation des sphères d’activité). Ce mécanisme ne s’articule qu’indirectement à des identités telles que l’appartenance ethnoculturelle, le genre, les préférences sexuelles ou la classe sociale, présentées comme secondaires. Les catégories d’identifications privilégiées, et qui justifient l’exclusion, sont l’autonomie de l’art, la liberté de création et la démocratie, mises en opposition systématique avec celles de l’intervention politique, de la censure et du totalitarisme. Des catégories que la théorie « postmoderne » et de nombreux écrits de la philosophie esthétique, de l’histoire de l’art et de la sociologie de l’art ont pourtant invalidées comme arbitraires et inaptes à décrire adéquatement les dynamiques politiques du milieu de l’art.

Ce déplacement des catégories d’analyse est typique de la « fragilité » exprimée par les artistes en tant que groupe social, indépendamment de leurs identités ethnoculturelles et autres – d’où l’existence de positions diverses à l’intérieur des groupes ethnoculturels. Ceci nous permet de la qualifier de fragilité « artistique », propre à un « champ » de production et de croyances, au sens que Bourdieu donnait à ce terme (Bourdieu 2002). Cette fragilité artistique permet de rendre compte de la persistance d’un imaginaire moderne de l’autonomie – au Québec, selon nos cas d’étude, mais on pourrait sans doute constater des rouages similaires dans les autres démocraties libérales d’Occident.

L’activation du discours réactif d’un milieu de l’art qui se perçoit comme vulnérable par rapport au politique – et qui se déclare vulnérable précisément par rapport à la parole politique des groupes les plus marginalisés parmi ses propres rangs – obscurcit les hiérarchies effectives qui le découpent de l’intérieur. En fait, on pourrait dire que les catégories d’identification privilégiées du milieu de l’art permettent et même encouragent l’éclipse des identités non conformes à l’idéal universaliste et humaniste moderne, et ce, au profit des personnes qui se trouvent au sommet des hiérarchies ethnoculturelles, de genre et autres auxquelles l’art n’échappe pas. En ce sens, l’axe de partage ethnoculturel privilégié par Howard (2000) pour comprendre les débats sur l’appropriation culturelle n’est certainement pas mis à mal par notre lecture, au contraire.

Notre analyse comporte néanmoins deux implications additionnelles. La première est que ce qui est ébranlé par les personnes manifestant contre l’appropriation culturelle et la sous-représentation des personnes racisées au théâtre, ce n’est pas seulement une distribution du pouvoir : c’est toute la fiction qui sous-tend cette distribution. Cette fiction fait de la réussite artistique l’aboutissement naturel d’un talent et d’un travail individuel, qui se révélera d’autant mieux que le politique saura se mettre en veilleuse. La seconde est que les enjeux ne sont pas seulement identitaires, mais aussi esthétiques. Les changements demandés par les critiques de l’appropriation culturelle – un nouveau partage du sensible dans le milieu des arts – ne pourront advenir sans une modification profonde des schémas idéologiques qui portent ce dernier. Pour y parvenir, il importe de comprendre la part de fiction opérante qui s’y joue.