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INTRODUCTION

Parmi les dommages que le programme des pensionnats indiens a causés aux communautés autochtones, la perte permanente d’un enfant est parmi les plus profonds, les plus durables et les plus personnels. Le Centre national pour la vérité et réconciliation (CNVR), créé en 2015, pour préserver les archives de la Commission de vérité et réconciliation (CVR), mène actuellement un vaste projet visant à étudier et à documenter de façon systématique le décès d’enfants autochtones au sein des pensionnats indiens canadiens. Ce projet s’inscrit en continuité avec les recherches effectuées dans le cadre des travaux de la CVR du Canada, créée en 2007 afin de « [r]epérer les sources et créer un dossier historique le plus complet possible sur le système des pensionnats et ses séquelles. Ce dossier doit être conservé et mis à la disposition du public, pour étude et utilisation future » (Convention de règlement relative aux pensionnats indiens, 2006, annexe N, section 1e)).

Jusqu’à présent, le CNVR a poursuivi les recherches sur à peu près 4 000 noms d’enfants disparus qui avaient déjà été identifiés pour créer un registre national, dans le but de les commémorer. Ce registre, qui est une réponse à l’appel à l’action numéro 72 du rapport final de la CVR, consiste principalement en une base de données destinée à préserver et à rendre accessible l’information sur ces enfants. Grâce à la collaboration de sept communautés autochtones à travers le Canada, le CNVR pourra appliquer les protocoles culturels relatifs à l’accès et à l’utilisation respectueuse de cette base de données.

Pour des raisons liées au respect de la dignité humaine et de la justice, toute consultation avec les communautés autochtones sur le sujet doit être menée de manière éthique et attentionnée. Bien que ce projet ne puisse pas restituer les enfants perdus à leurs familles, il permettra que leur souvenir perdure d’une manière digne et honorable.

L’enregistrement, au sens large, représente une nouvelle approche de la compréhension de la mémoire sociale dans la communauté autochtone, de même qu’un rejet délibéré de la mémoire traditionnelle textuelle qui constituait la pierre angulaire des archives traditionnelles des sociétés occidentales. En ce sens, il s’agit d’une approche postcoloniale du travail archivistique. Les survivants et les communautés autochtones ont confié au CNVR la tâche de recevoir, de sauvegarder et de mettre à disposition du public des preuves de l’histoire des pensionnats indiens au Canada. De plus, il est de notre responsabilité, comme archivistes, de créer un lieu de reconnaissance et de rencontre, sain et respectueux, afin de réconcilier les communautés autochtones et les descendants des colons européens en dépassant les grandes divisions qui y ont fait obstacle jusqu’à présent.

Nous cherchons avant tout un moyen de parler ouvertement les uns avec les autres de notre histoire coloniale commune dans une tentative honnête de nous comprendre et de construire ensemble un avenir fondé sur le respect mutuel. Cependant, la création d’une mémoire sociale concernant le passé colonial du Canada est une mission semée de préoccupations allant bien au-delà de la gestion des archives ; il s’agit d’une question fondamentale pour l’identité et le devenir de la société canadienne. Dans ce qui suit, nous offrirons quelques pistes d’interprétation destinées à rassembler des questions auxquelles les archivistes doivent faire face afin d’assumer leurs responsabilités relatives à la préservation de la mémoire collective dans les sociétés aux prises avec les défis du colonialisme.

1. Les pensionnats indiens : outil d’acculturation

Comme nous l’avons mentionné précédemment, en avril 2007, la CVR a créé le Groupe de travail sur les enfants disparus et les sépultures non marquées, dont le mandat se décline en quatre questions principales : parmi les élèves des pensionnats, combien sont morts ? De quoi sont-ils morts ? Où sont-ils enterrés ? Qui étaient-ils donc ? Voici certaines conclusions de ce groupe de travail, dont le CNVR a repris le projet :

  • À peu près 150 000 enfants ont fréquenté les pensionnats ;

  • Plus de 4 000 décès confirmés ;

  • 400 sites d’enterrement non marqués ;

  • 32 % des décès dont les noms ne sont pas enregistrés ;

  • 23 % des décès où le sexe n’a pas été enregistré ;

  • 49 % des décès dont la cause n’a pas été enregistrée ;

  • Et, finalement, plusieurs cimetières abandonnés. (Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015, p. 1)

Créées dans leur version moderne durant les années 1880, ces écoles avait pour but l’assimilation complète des populations autochtones à la société blanche. Comme le déclare la juge Beverly McLaughlin de Cour suprême du Canada (Fine, 2015, p. 1), le système des pensionnats a constitué un génocide culturel. Dès le début du XIXe siècle, les groupes religieux, catholiques et protestants commencent à diriger des missions auprès des Autochtones avec l’objectif explicite d’étendre le christianisme au détriment des diverses croyances autochtones. Il n’y avait pas de programme éducatif codifié au sein de ces écoles. L’assimilation était présupposée nécessaire et bonne pour les communautés autochtones. Il manquait également la reconnaissance de la perte culturelle dans le programme d’études et une grande partie de l’enseignement était centrée sur l’instruction purement religieuse.

Au milieu du XIXe siècle, l’évolution de l’État moderne crée un nouveau modèle de gouvernement colonial. Influencé par la résistance de la modernité aux pluralités de sens et de valeurs, ce modèle d’État a introduit des programmes d’ingénierie sociale conçus pour développer un certain type de citoyen et étouffer tout ce qui n’y correspond pas. Les prémisses de la modernité des lois universelles du comportement humain et de la connaissance ont conforté l’autorité coloniale dans sa conviction de reconstruire la société autochtone pour la remodeler à la manière de celle des colons. Le programme scolaire mettait l’accent sur l’éradication des langues, des traditions et des cultures autochtones, dans le but de « retirer l’Indien de l’enfant », telle que le veut l’expression faussement attribuée à Duncan Campbell Scott, haut fonctionnaire de l’ancien ministère des Affaires indiennes[1].

Les pensionnats indiens s’inscrivent ainsi dans un plus vaste programme d’acculturation des Autochtones à la société canado-européenne, soit le processus d’éviction des communautés autochtones de leurs terres traditionnelles et l’établissement d’une société de colonisation dans laquelle le rapport communautaire à la terre se mue en rapport de propriété privée. La colonisation, plus qu’une simple acquisition de terres, consistait en une sorte d’impérialisme culturel et cognitif. Les enfants ont été élevés de manière à considérer les connaissances traditionnelles, les enseignements spirituels et les divers aspects de la culture de leur communauté comme étant arriérés et sans valeur.

Le savoir traditionnel autochtone possède des caractéristiques uniques, distinctes, si ce n’est opposées, aux modèles sociaux européens de création et d’utilisation des connaissances. Le savoir autochtone dans son essence se place et s’exprime dans la communauté qui le détient et se traduit par divers modes d’expression culturels, y compris la performance, la peinture, la musique, la danse, les objets de parure et l’histoire orale (Borrows, 2011, p. 24, 191 et 207). Ce savoir a été presque éliminé comme méthode de recherche scientifique légitime et ce n’est que récemment que nous assistons à l’intégration des méthodes d’acquisition et de développement des connaissances autochtones dans les études universitaires, comme l’éducation, le droit et les sciences naturelles.

2. Après l’acculturation, l’oblitération des droits

Devant les objectifs coloniaux d’assimilation, il est important de saluer la persévérance et la résilience des communautés autochtones. Ces dernières ont toujours lutté pour leur droit à l’autodétermination et bien que cela n’ait pas toujours été reconnu par les colons, la vision du monde et les croyances spirituelles des peuples autochtones sont demeurées vivantes. En examinant certaines racines conceptuelles des droits autochtones, on observe que la culture ancestrale de ces peuples est encore présente malgré les défis de la modernité. Même au plus fort de l’affirmation de la souveraineté étatique et de l’autorité culturelle coloniale, au moment même où les conceptions autochtones de l’identité, de la patrie et de l’autodétermination culturelle ont été oblitérées des lois de l’État, l’esprit de l’identité unique des peuples autochtones est resté vivant dans les communautés. Les documents d’archives du CNVR, de même que le registre des noms d’enfants perdus, représentent ainsi les pivots conceptuels de la reconnaissance des droits autochtones contemporains.

Ce n’est que dans les années suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale, à la faveur d’une conjonction de facteurs favorables à la reconnaissance des droits des peuples autochtones, que ceux-ci ont été de nouveau reconnus. D’abord, le traumatisme des deux guerres mondiales a inspiré un mouvement international vers la reconnaissance des droits universels de la personne, tels qu’énoncés dans la Déclaration des droits de l’homme de 1948. Ensuite, la montée des litiges d’intérêt public dans les pays de la common law a créé une voie juridique permettant de contester légalement la législation de l’État et l’autorité de la Couronne. Les litiges d’intérêt public ont normalisé les droits ancestraux en fournissant un forum juridique où on pouvait en débattre et les légitimer, ce qui a eu pour conséquence de tempérer le pouvoir discrétionnaire de l’exécutif.

La jurisprudence qui résulte des cas relatifs aux Autochtones a mené à la décision Calder de 1973, première décision judiciaire à reconnaître la propriété autochtone (Calder et al., 1973 (CSC)), et au fondement de la reconnaissance officielle des droits des Autochtones dans la Constitution de 1982. En définitive, le mouvement des litiges d’intérêt public a certes jeté les bases de la CVR, mais ce sont les manifestions des Autochtones pour leurs droits spécifiques qui ont instauré un mouvement pour reformuler les relations entre les communautés autochtones et l’État canadien.

3. Les programmes d’acquisitions pour une réconciliation

Ainsi, la reconnaissance des droits des peuples autochtones a progressé beaucoup plus rapidement dans la common law canadienne que dans les archives publiques. Comme plusieurs autres juridictions coloniales, les premiers programmes d’acquisition, en particulier dans l’Ouest canadien, mettaient l’accent sur la légitimité juridictionnelle coloniale et les fondements de l’autorité culturelle de l’État. Les priorités d’acquisition ciblaient les registres fonciers, les traités, les dossiers de la première école fondée et de la première prison construite au sein des différentes collectivités.

Les divers programmes d’acquisition de ces archives formaient alors un arsenal documentaire imposant, sur lequel est toujours fondée la légitimité de notre État colonial. Michel Foucault exprime exactement cette conception coloniale ainsi enchâssée dans les archives quand il évoque « la loi de ce qui peut être dit » (Foucault, 1972, p. 129). Nous ajouterions : et dont on peut se souvenir.

Les archives publiques contemporaines se trouvent donc confrontées à la jurisprudence des droits autochtones. Comme l’a observé Paul McHugh, spécialiste de la jurisprudence autochtone, les droits, tout comme le système juridique dans lequel ils sont générés, sont le produit d’une culture (2011, p. 14). Nous commençons à reconnaitre qu’une collection de documents coloniaux ne constitue pas un témoignage neutre, mais est un produit d’une culture coloniale moderniste. Par exemple, l’histoire de l’école Muskowekwan, telle que présentée dans les documents scolaires que nous avons dans nos archives, ne reflète en rien l’histoire d’un point de vue autochtone tel qu’évoquée dans le documentaire du CNVR « Remembering the Forgotten Children » (CNVR, 2017).

Les peuples autochtones ont aujourd’hui renoncé au défi humiliant de se battre contre les procédés dilatoires d’une lutte juridique coloniale sans fin. Ils se sont tournés vers le droit international des peuples autochtones, faisant reposer leurs revendications sur les principes universels de dignité et de valeurs humaines. C’est pour cette raison que le rapport final de la CVR fait référence à la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des peuples autochtones comme un modèle de réconciliation.

La reconnaissance internationale contemporaine des droits autochtones pose un défi nouveau et difficile pour les archives coloniales. Elle nous force ainsi à reconsidérer les archives publiques comme un espace conceptuel favorisant la reconnaissance, la compréhension mutuelle et l’engagement de toutes les sociétés fondatrices de notre pays. Notre rôle, en tant que gardiens de la mémoire sociale, est de reconnaitre que nous sommes ce que nous choisissons de nous souvenir, mais que nous sommes aussi ce que nous choisissons d’oublier.

4. Le registre, un projet pour allier le passé et le futur

Comme nous l’avons mentionné précédemment, le CNVR a créé une base de données relationnelle pour préserver les renseignements sur les élèves autochtones décédés alors qu’ils fréquentaient un pensionnat. Le CNVR a mené de nombreuses consultations auprès des communautés avant et pendant la création du registre. Ces rencontres ont grandement contribué aux décisions relatives à la création du registre et à la présentation respectueuse de certaines informations au public lors d’événements.

En plus des séances de consultation des communautés à travers le pays, le CNVR s’est fortement appuyé sur les conseils de son cercle de survivants pour s’assurer que le projet reste pertinent spirituellement, éthiquement et émotionnellement. Les participants aux rencontres ont spécifiquement manifesté le désir de rappeler, d’honorer et de respecter la mémoire des enfants perdus sur la scène nationale, tout en soulignant le haut degré de sensibilité de cette entreprise. La majorité de ces documents demeureront à accès restreint ; les usagers souhaitant les consulter devront présenter une demande et n’auront accès qu’à un sous-ensemble limité de documents afin de satisfaire les attentes de la communauté en matière de commémoration, d’égards et de responsabilité à l’endroit des enfants disparus.

Plus précisément, nous avons créé deux registres : le registre restreint (le Registre de décès des élèves) et le registre public (le Registre commémoratif des élèves). Le Registre de décès des élèves contient un ensemble détaillé de 15 champs d’information décrivant chaque enfant présumé décédé alors qu’il fréquentait un pensionnat. Certaines de ces informations sont sensibles et ne sont pas considérées comme susceptibles d’être divulguées intégralement au grand public. Les procédures du CNVR relatives au contrôle de l’accès aux documents et à la protection de la confidentialité sont appliquées à la gestion de la consultation du Registre de décès des élèves. Ces procédures, basées sur les exigences énoncées dans la Loi sur le Centre national pour la vérité et réconciliation (CPLM c N20), prévoient des processus spécifiques pour évaluer et, le cas échéant, accorder l’accès aux survivants, aux membres de la famille, aux membres de la communauté, aux médias, au grand public et aux chercheurs universitaires.

En général, les séances de consultation communautaires ont révélé une nécessité de procéder avec prudence et respect en ce qui concerne la diffusion de ces renseignements sensibles. Placer l’intégralité du contenu du registre en statut restreint permet aux personnes autorisées de demander l’accès à l’information tout en garantissant que ces demandes transitent par un ensemble bien établi de mécanismes conçus pour assurer un accès éthique et respectueux à l’information.

Connue sous le nom de Registre commémoratif des élèves, la version publique du site est conçue pour commémorer, honorer et rendre hommage aux élèves qui sont décédés alors qu’ils fréquentaient un pensionnat. Cette version publique incarne l’esprit du travail de la CVR selon lequel une forme de reconnaissance publique des souffrances et de l’injustice vécue par ces enfants confisqués à leur famille ainsi que par leurs parents est une condition essentielle à la recherche de la vérité. Ce site contiendra une liste de tous les noms connus d’enfants disparus dans les pensionnats en fonction de l’étendue des recherches menées à ce jour. Les noms des élèves seront organisés par école et par région et seront accompagnés des dates de décès, s’ils sont connus. Étant donné le niveau élevé de sensibilité associé à cette entreprise, il est important que les communautés, les membres de la famille et les survivants conservent leur autorité sur le contenu du site. Ainsi, la version publique du registre permettra aux utilisateurs de déposer une demande de retrait qui déclenchera une révision (et une suppression éventuelle) du contenu du site en fonction des commentaires ou de la demande.

Afin de souligner la publication de ce registre public, le CNVR a organisé des cérémonies en l’honneur des élèves y figurant. Le registre public sera également ouvert aux communautés autochtones dès l’automne 2019. Le site Web public sera disponible le 30 Septembre.

CONCLUSION

Finalement, ce registre de noms est la première étape d’une démarche plus vaste destinée à aborder la question des enfants perdus. Certains problèmes demeurent, tels que les sites de sépultures non marquées et les enfants disparus, mais plusieurs questions ne resteront plus sans réponse. En fait, ce registre mettra sûrement à jour de nouvelles questions concernant l’héritage du système des pensionnats, mais il s’agit néanmoins d’un premier pas vers la reconnaissance des droits de communautés victimes de graves injustices collectives.