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Dirigé par l’historien du cinéma Jean-Michel Frodon, Amos Gitai et l’enjeu des archives est un ouvrage collectif disponible en ligne, en libre accès sur la plateforme OpenEdition Books, qui est issu d’un colloque tenu au Collège de France en 2019[1]. Cette publication réunit des contributions de chercheurs, d’archivistes responsables de la préservation des films et des documents créés par le réalisateur, ainsi que de proches dont sa fille (Keren Mock) et une de ses scénaristes (Marie-José Sanselme)[2]. Il nous a semblé intéressant de revenir sur la coprésence dans cet ouvrage de textes provenant d’approches différentes et de se demander ce que cela apporte à la compréhension de l’oeuvre et des archives de Gitai.

Avant de se pencher sur la seconde partie du titre – l’enjeu des archives –, il est important de revenir succinctement sur la filmographie de Gitai (1950-). Depuis la fin des années 1970, ce dernier a réalisé une soixantaine de films qui lui ont valu une reconnaissance internationale. Kippour (2002), qui est une fiction autobiographique revenant sur son implication dans la guerre israélo-arabe de 1973, a ainsi été en compétition au Festival de Cannes pour la Palme d’or. Côté documentaire, c’est son Journal de campagne tourné pendant la guerre du Liban en 1982 qui est le plus régulièrement cité. Ces deux films sont représentatifs d’une démarche qui l’a conduit à arpenter longuement un territoire, ses frontières, en s’intéressant tantôt à ses habitants (Israéliens juifs et arabes, Palestiniens), tantôt à des lieux précis tels qu’une maison ou une vallée, qu’il a parfois donnés à voir dans plusieurs films. Du point de vue esthétique, il a régulièrement choisi de tourner de longs travelings et des plans-séquences, cherchant ainsi à trouver une forme adaptée à ses sujets de prédilection. Il faut ajouter que, loin de faire se rejoindre arpentage et contemplation apaisée, Gitai a toujours été guidé par une volonté de s’engager dans l’espace public, chacun de ses films correspondant à une prise de position politique. Un article du collectif porte d’ailleurs sur ce sujet. L’historien Ouzi Elyada y explique que le cinéaste-historien a passé sa vie à « remettre en question les mythes fondamentaux de l’historiographie israélienne et documenter à chaud des événements clés de l’histoire d’Israël ». Cette volonté de faire entendre sa voix par tous les moyens a conduit Gitai, depuis plusieurs années, à développer sa pratique en dehors du seul cinéma. Il s’est ainsi risqué à la création musicale, aux représentations théâtrales et aux installations muséales. Cela n’est pas sans conséquence sur le type d’archives qu’il a produit et sur la diversité des intervenants qui s’expriment dans cet ouvrage. On notera notamment la présence d’Emmanuel Demarcy-Mota (directeur général du Théâtre de la Ville) et Laurent Bayle (directeur général de la Cité de la musique et de la Philharmonie de Paris) qui reviennent sur leur collaboration avec Gitai.

Venons-en à présent aux archives, leur dépôt constituant, en soi, un enjeu. En effet, dans un propos introductif à l’ouvrage, le réalisateur explique que « mes archives, ou du moins ce que j’ai déjà déposé (il en reste !), sont à Jérusalem, à New York, à l’université de Stanford en Californie, à Lausanne, à Bruxelles, à la Bibliothèque nationale de France (BnF), au Centre Pompidou… » Gitai s’éloigne donc volontairement de tout principe d’unité de son propre fonds d’archives. Frédéric Maire, le directeur de la Cinémathèque suisse, précise « [qu’]il faut comprendre que les relations pour le moins complexes, pour ne pas dire tendues, d’Amos Gitai avec son pays d’origine [Israël] ne lui assurent pas de manière certaine un travail de confiance stable avec les archives nationales de son pays ». Il y a donc là un problème de pertinence territoriale. Toutefois, cette interprétation n’est pas la seule possible, plusieurs auteurs soulignant qu’il s’agit aussi d’un choix volontaire. Ainsi, pour Marie-Pierre Ulloa qui travaille sur les archives de Gitai à Stanford, « il s’agit d’une stratégie diasporique réfléchie de distribution planétaire de ses archives, et de celles de sa famille ». Joël Huthwohl, qui est le directeur du département des Arts du spectacle à la Bibliothèque nationale de France, ajoute « cette répartition voulue par Amos Gitai lui-même est moins source d’éclatement que stimulatrice d’échanges et de collaborations ». Au-delà de ses considérations politiques, culturelles et stratégiques, le choix des lieux où le réalisateur dépose ses archives s’explique également par des rencontres, sur lesquelles plusieurs auteurs reviennent, et par la volonté de travailler avec les meilleurs spécialistes de certains enjeux archivistiques. Ainsi, selon Ulloa, le choix de Stanford est notamment lié à l’expertise développée par cette université dans le domaine de la préservation numérique :

Deux laboratoires de la bibliothèque de Stanford, le Born-Digital Forensics Lab (BDFL) et le Stanford Media Preservation Lab (SMPL), traitent de concert […] un volume de 10,5 térabytes de données [… qui] se composent de documents vidéo et audio, de photographies, de scénarios, scripts, notes de travail, correspondances diverses, comptes rendus de tournage.

De son côté, Huthwohl indique que le dépôt de sources papier et numériques liées aux films de Gitai consacrés à Yitzhak Rabin a constitué un véritable défi pour la BnF, cette institution ne s’étant jamais confrontée à la préservation d’archives de la création au caractère aussi complexe. Enfin, Maire revient sur le fait que la Cinémathèque suisse est responsable de la conservation des négatifs originaux, de leur numérisation, ainsi que des fichiers audiovisuels nativement numériques. Et, surtout, il ajoute que pour des raisons aussi bien techniques que financières ce travail ne peut pas incomber à une seule institution. Ainsi, c’est un véritable partenariat international qui s’est mis en place entre différents centres d’archives pour conserver les films de Gitai.

L’intérêt de ce processus d’archivage ne se limite pas à redonner vie à des films en les numérisant, il permet à des chercheurs de redécouvrir cette oeuvre en adoptant une approche génétique. Cette démarche est présentée par le spécialiste de la génétique des textes, qui travaille sur le cinéma de Gitai depuis une quinzaine d’années, Pierre-Marc de Biasi. Ce dernier défend notamment l’idée que « comprendre la naissance de l’oeuvre peut contribuer de manière essentielle à lui assurer une plus profonde intelligibilité et, à travers elle, une plus longue postérité. » Il ajoute que le fait que ces dépôts aient lieu du vivant de Gitai permet de nouer un dialogue avec ce dernier. Il explique :

Des chercheurs peuvent venir non seulement se plonger dans les archives pour essayer de reconstituer les processus de création de chaque oeuvre, mais ils peuvent aussi, le cas échéant, s’adresser au créateur lui-même pour lui demander des éclaircissements sur ces processus, sur le contexte.

Huthwohl n’écrit pas autre chose à propos du travail des archivistes de la BnF :

Confier ses archives à une institution patrimoniale, c’est, pour un artiste vivant, ouvrir un dialogue, dialogue qui passe par un questionnement mutuel sur les raisons qui ont présidé au choix du donateur et à l’acceptation par l’institution.

Il y a là une forme de complémentarité entre la démarche des historiens du cinéma et celle des archivistes, que plusieurs auteurs considèrent comme exemplaire.

Mais ce caractère exemplaire est aussi articulé avec l’exceptionnalité du rapport de Gitai lui-même avec les archives. Ainsi, alors qu’Elyada voyait dans Gitai un réalisateur-historien, Pierre-Marc de Biasi propose, lui, un portrait du réalisateur en généticien. Il explique :

Amos Gitai, se rattache précisément à ce que j’appellerais sa « sensibilité génétique » : sa capacité au cours du travail à ressentir la nécessité de porter un regard constamment attentif aux opérations qui ont lieu, aux choix, aux possibles, bref à la genèse de l’oeuvre en train de s’accomplir.

Il s’agit ainsi de considérer l’influence du processus archivistique (le dialogue noué avec plusieurs responsables d’archives à la suite de dépôts) sur son propre processus de création. De plus, il est à noter que le cinéaste fait de plus en plus appel à ses propres archives dans ses films. Frodon souligne dans son propos introductif que « dans ses réalisations, il ne cesse en effet de réemployer des images, des sons, venus des précédents films ». Ainsi, la mise en archives n’équivaut, en aucun cas pour lui, avec une mise au repos des documents produits lors de créations passées. Au contraire, il semble qu’il s’agit d’une manière de continuer à travailler avec ces sources et, même, de réactiver leur valeur d’usage. Cela conduit Frodon à « affirmer que si, en effet, tout cinéma fait archive, le cinéma d’Amos Gitai fait plus et mieux archive qu’aucun autre ». Cette proposition stimulante mériterait d’être plus développée. En l’état, elle relève d’un présupposé auteurisme qui fait reposer l’intérêt d’aborder la démarche d’un réalisateur sur son exceptionnalité. Il semble que sur ce point la génétique littéraire et cinématographique ait parfois emprunté le même chemin.

Nous préférons, pour conclure ce compte rendu, revenir sur la dimension exemplaire du rapport de Gitai aux archives. En effet, les questions soulevées tout au long de cet ouvrage, tout comme le dialogue noué entre archivistes et chercheurs en études cinématographiques, sont tout bonnement passionnantes. Et, il est d’autant plus stimulant, qu’il ne se limite pas à la seule oeuvre de Gitai. Il y a là matière à réflexion pour tous ceux qui tentent de relier l’histoire du cinéma, l’archivistique et, plus largement, l’étude des gestes créateurs. Cela nous conduit à conclure avec les mots de Maire, qui considère que la « démarche archivistique globale d’Amos Gitai est à la fois exceptionnelle et exemplaire ».