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War may be defined as organized and coherent violence conducted between established and internally cohesive rival groups. In contrast to numerous other modes of violence, it is neither individual, spontaneous, random, nor irrational [...].

Bruce Lincoln 1991 : 138

Quand l’emploi de la force s’installe dans la vie quotidienne, on pourrait croire que cela va désintégrer la normalité établie par le savoir-vivre et la loi ; paradoxalement pourtant, la violence ne se situe pas en dehors de la loi, mais elle la détourne, c’est-à-dire qu’elle invoque, soutient, applique, conteste ou enfreint la « loi supérieure » dont elle se réclame. En ce sens, violence et loi sont partenaires. Si une société se définit par la violence qu’elle supprime et par la violence qu’elle utilise à cette fin, alors ses frontières symboliques sont les limites — légales, morales, culturelles, administratives, physiques — qui requièrent une violence légitime pour les maintenir[2].

Comme Lincoln le mentionne ci-dessus (1991 : 138), la violence n’est en général « ni individuelle, ni spontanée, ni contingente, ni irrationnelle », mais bien sociale : on la perçoit toujours comme une « violation », jamais comme quelque chose de normal ou d’indifférent. L’État peut bien exiger le monopole de la violence sous prétexte de raison d’État (guerre, contrôle social, châtiments), il reste que la plupart des cultures justifient certaines pratiques violentes (pour se défendre, comme devoir patriotique ou pour survivre) et admirent même leurs auteurs. La violence peut ainsi sembler inhumaine mais ambiguë, exceptionnelle mais courante, anormale mais répondant à certaines normes, moralement répréhensible mais souvent vertueuse, incompréhensible mais pleine de sens. Et la société trouve son avantage dans l’hypocrisie qui consiste à nier la légitimité de la violence tout en bénéficiant de son usage légitime.

Les guerres qui ont affligé les pays de l’Afrique de l’Est ces vingt dernières années ne sont pas, malgré leur brutalité, inaccessibles à la compréhension : le régionalisme, infléchi par les différences ethniques, y a suscité des conflits en vue de contrôler l’État (Éthiopie, Somalie, Ouganda) ou pour s’en séparer (Érythrée, Soudan du Sud, Somalie du Nord). Les États s’aliènent souvent les sociétés, lesquelles préfèrent s’en retirer ou s’en saisir — ce qui est inquiétant mais plutôt courant.

Ce travail porte sur les conflits locaux, sujet moins familier que les conflits civils[3]. Au cours des dix dernières années, la violence s’est accrue le long des zones frontalières du nord du Kenya entre les communautés de pasteurs nomades qui élèvent de vastes troupeaux (bovins, dromadaires, moutons, chèvres) dans la savane, les semi-déserts, les montagnes rocailleuses et les escarpements de la région. Sur les marches des États de cette région se déroule une chaîne de violence forgée d’un assemblage incongru de fusils automatiques et de lances, d’épées, d’arcs et de flèches et qui cerne la périphérie nord du Kenya. Souvent associée aux razzias de bétail, cette violence qui secoue les frontières du Kenya avec la Somalie, l’Éthiopie, le Soudan et l’Ouganda est apparue en marge des conflits internes de chacun de ces pays et des troubles ethniques du Kenya lui-même. Le fait de qualifier ces conflits d’« ethniques » n’implique pas que ces identités ne sont pas complexes ou qu’elles sont des groupes « naturels ». Au contraire, il s’agit plutôt de dire que l’action politique est en quelque sorte incluse dans un ensemble rhétorique de nomenclature et d’affiliation collectives ; bien que les groupes en tant que totalités ne soient pas engagés dans de tels conflits, ces conflits sont toutefois menés par des individus et des groupuscules au nom de collectivités plus larges désignées emblématiquement par ce que nous pourrions appeler des « ethnonymes ». Selon les termes employés sur place, on dit que les « Turkana » ont attaqué les « Samburu » et les « Rendille » ; l’interprétation des actes violents doit donc accorder une attention particulière à la façon dont les constructions rhétoriques reposent sur de telles communautés imaginées.

Quelques exemples illustrent ce phénomène (voir la carte infra). En août 1996, des Turkana[4] ont effectué une vaste razzia sur le bétail des pasteurs samburu, rendille et ariaal[5] qui paissait dans la plaine d’El Barta, au sud de Baragoi (district de Samburu, Kenya), là où en fin de saison sèche il restait encore du pâturage. Les Turkana attaquèrent cinq grandes résidences, tuant 18 guerriers samburu et ariaal et s’appropriant environ 500 bêtes. En mars 1997, plusieurs milliers de Dassanech, dont plusieurs venaient d’Éthiopie, agressèrent des pasteurs gabra, tuèrent 71 personnes dont 19 policiers et s’emparèrent de centaines de bêtes, causant ainsi un incident international[6]. Et en octobre 1998, environ 500 Oromo d’Éthiopie s’en prirent aux installations de pasteurs degodia somali près de la frontière Wajir-Moyale (Kenya du nord), massacrant 200 personnes (142 selon le chiffre officiel), pillant plusieurs villages alentour, volant 17 500 bêtes et kidnappant plusieurs jeunes filles[7].

Comme la violence s’exerce d’une personne sur l’autre, on peut dire en termes anthropologiques qu’elle est transitive : plus qu’un acte, elle constitue une relation. La violence implique une intentionnalité [agency], c’est-à-dire qu’elle représente l’exercice délibéré de la force, elle est donc de-structrice [de-structive], elle altère son objet, transgresse les frontières entre les sujets, laisse une marque. De leur côté, les limites politiques des territoires peuvent apparaître comme des indicateurs complexes d’un corps social — la terre, les paysages, les bornes sont alors considérés comme une partie du groupe social ou comme sa nature, voire son emblème. Puisqu’elle transcende l’individu, une communauté peut imprimer sa marque sur une autre communauté, sur son territoire ou sur les corps, pour dire « ceci est notre territoire », « ces ressources nous intéressent » ou « quittez ce territoire ». C’est ainsi que l’idée de frontière — utilisée de diverses manières en anthropologie pour distinguer concepts, individus, territoires, sociétés, nations, etc. — est souvent associée aux identités et à la violence[8].

Les frontières politiques transnationales génèrent des conflits, car elles créent des différences sociales lorsqu’une communauté est scindée par une démarcation, elles internationalisent les querelles locales, et elles protègent les auteurs de razzias et les marchandises volées outre-frontière (Galaty 1997a). Le tracé d’une frontière rend les passages illégaux, alors le voyageur local devient un criminel, et ses marchandises, des produits du marché noir. De plus, quand des frontières administratives visent à circonscrire des personnes avec des particularités identitaires, les discordances surgissent inévitablement entre un territoire délimité, une communauté et les valeurs et ressources (symboliques et matérielles) qu’elle revendique (Wilson et Donnan 1998 : 9). Les dissensions comme celles que nous avons vues ci-dessus viennent d’autant plus bousculer les frontières de l’identité et des valeurs qu’elles chevauchent des frontières politiques indiquant la présence de l’État.

La discussion qui suit explore l’interaction des démarcations, identités et valeurs lors du raid des Turkana en 1996 dans la plaine d’El Barta ; je recours pour cela à des entrevues que j’ai menées sur le terrain avec des observateurs et des témoins de l’événement ainsi qu’à des comptes rendus journalistiques (comme je l’indiquerai le cas échéant).

Plusieurs questions se posent : tout d’abord, est-ce que la violence locale en Afrique de l’Est et les formes comparables de querelles possèdent des caractéristiques propres qui les distinguent de la vraie guerre moderne menée par des États ou des groupes participant à un conflit civil? Et ensuite, est-ce que les conflits locaux adviennent seulement aux marges de l’État, qui impose un cadre incontournable pour l’action dans le monde contemporain, ou est-ce qu’ils révèlent des motifs, des stratégies et une technologie de la violence qui impliquent une culture urbaine, industrielle et bureaucratique associée à l’influence de l’État?

Plaine avec vue : le raid turkana à El Barta[9]

La bataille d’El Barta, évoquée ci-dessus, est survenue après une décennie de heurts entre les Turkana et leurs voisins du nord (Toposa et Nyangatom), de l’ouest (Karamojong’, Jie), du sud (Pokot) et de l’est (Samburu). La cause matérielle du conflit fut manifestement la recherche, par les Turkana, de nouvelles bêtes et de nouveaux pâturages, afin de remplacer les troupeaux perdus lors de la sécheresse du milieu des années 1980 (McCabe 1990). Mais on peut trouver sa cause instrumentale dans leur acquisition d’armes automatiques. Celle-ci débuta en 1979 et se poursuivit dans les années 1980 (Muhereza 1997,1999), facilitée par la présence de camps de réfugiés à la frontière soudanaise qui fournirent aux Turkana un accès direct à des armes bon marché.

Carte 1

Le bassin turkana

Le bassin turkana

(carte : John Galaty)

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Au début de 1996, les Turkana essuyèrent une razzia des Pokot, au nord-ouest du Kenya, qui tuèrent une cinquantaine de personnes et, selon les rapports, volèrent 20 000 bêtes. Parallèlement, à l’est du lac Turkana, après avoir subi plusieurs raids des Gabra, les Rendille et les Ariaal se regroupaient au sud de leurs pâturages aux alentours de Korr et de Laisamis, et acquéraient discrètement de l’armement au marché d’armes clandestin de Marsabit (Galaty 1998, 1999). En juin 1996, la saison sèche les poussa vers les pâturages autour de Baragoi, qui se trouve au nord du district de Samburu, où leurs alliés samburu étaient déjà regroupés. Un témoin occulaire ariaal me raconta ceci :

Il y avait plus de 20 000 bovins, chèvres et chameaux à l’arrière, où le bétail avait déjà brouté. Tout le bétail ariaal était allé de ce côté. Vous ne pouviez pas en croire vos yeux face au nombre de bêtes dispersées sur l’étendue de cette terre. Ceux qui arrivaient avaient plus de bétail que les Samburu et les Turkana de la région.

Après deux mois passés dans les campements temporaires de bétail du plateau de Baragoi, les Ariaal et les Rendille apprirent que les Turkana allaient attaquer. Une femme ariaal mariée à un Turkana leur conseilla de déplacer leurs animaux parce que les Turkana avaient déjà effectué leurs rituels magiques en vue de la razzia. Les Samburu confirmèrent aux Rendille-Ariaal qu’ils seraient bientôt attaqués par les Turkana, mais, sûrs de leurs armes récemment acquises, les Ariaal et les Rendille refusèrent de s’en aller[10]. Sachant que les Turkana se rassemblaient le long de l’escarpement, l’administrateur du district (District Officer — DO) offrit de permettre à la Police administrative (AP) et à l’Unité générale de service (GSU) de protéger le bétail. Pourtant, alors que les GSU avaient questionné les défenseurs samburu et ariaal à propos de leurs armes, ceux-ci se plaignirent à l’administrateur qui ordonna alors aux GSU de ne pas s’en mêler, si bien que les GSU retournèrent dans leurs campements, à l’ouest de Baragoi. Quant aux AP, tant que les pasteurs payaient pour le carburant, ils venaient monter la garde dans les camps. Mais la nuit où les Turkana attaquèrent, quelques GSU étaient partis à Maralal, capitale du district, et les AP n’avaient pas pu venir, faute de carburant. Alors certains se demandent pourquoi l’attaque eut lieu justement le jour où la police ne vint pas, alors qu’elle arrive habituellement à 18 heures pour repartir après le lever du soleil à 6 heures. D’autres rappellent que les fusils étaient quand même là pour fournir une protection.

La nuit du 26 août, l’attaque des Turkana était très bien planifiée ; ils se répartirent silencieusement dans chacun des quatre campements de bétail pour obliger les défenseurs à se disperser aussi le moment venu. Des guerriers rendille montaient la garde en cachette, à raison d’un par résidence. Tôt le matin du 27 août, une lune argentée se leva, éclairant les pâturages de la plaine d’El Barta. Un gardien rendille vit passer un groupe ; quand le groupe suivant s’approcha, les Rendille se mirent sur le pied d’alerte. Vers 3 heures, quand les 300 à 400 Turkana furent en place, leur chef siffla pour lancer le raid. Attaquant d’une traite chacun des quatre campements, ils tirèrent pour effrayer le bétail et tuèrent quelques Rendille endormis. Avec la lumière du jour, les guerriers purent se voir face à face, de même que quelques GSU et AP qu’on avait appelés à la rescousse. Le combat dura toute la journée. La plupart des Rendille qui perdirent la vie furent ceux qui poursuivirent le troupeau en fuite. Vers environ 16 heures, après une poursuite sur 20 à 30 kilomètres, et lorsque de nombreux animaux eurent été récupérés, les Rendille, épuisés, abandonnèrent leur chasse. On raconte que les Turkana tuèrent 18 guerriers, dont 14 Ariaal Rendille[11]. Dans la soirée, une nouvelle tentative de poursuite en land rover avec la police resta vaine. Les Turkana avaient descendu l’escarpement vers la vallée de Suguta, là où personne n’ose s’aventurer parce qu’on croit que l’eau y est empoisonnée.

Au cours de l’après-midi, un député de Laisamis et le commissaire du district (DC) convoquèrent les résidants turkana, samburu et ariaal-rendille à une réunion au cours de laquelle il les somma de vivre en paix et de laisser le gouvernement poursuivre les pilleurs et les animaux volés. Quelques Rendille en conclurent que le DC se rangeait du côté des Turkana ; en effet, alors que le raid battait son plein, il interdisait aux Samburu et aux Rendille de poursuivre les Turkana, faute de quoi il ferait appel à l’armée. Le DC et les dirigeants turkana traversèrent la vallée avec deux hélicoptères de l’armée, cherchant les animaux perdus mais en vain, le bétail ayant été emmené jusqu’à Suguta. Une autre tentative, militaire cette fois, conduite trois semaines plus tard, resta vaine elle aussi : les animaux ne furent pas retrouvés dans la vallée de Suguta.

Au cours des trois mois suivant l’attaque, les Turkuna effectuèrent 19 razzias successives contre les Samburu autour d’Emarti et de Baragoi, tuant des gens, volant du bétail et forçant les habitants à s’enfuir. Pour riposter, les Samburu et les Pokot s’allièrent et, le 3 décembre 1996, livrèrent une razzia massive contre les habitants turkana du district de Samburu, dans une forteresse à Lokorrkor, près d’Emarti, où 50 personnes furent tuées (Daily Nation, 14 août 1997). « Des hommes, des femmes et des enfants, mais principalement des hommes », m’a-t-on dit. « Les Samburu visaient surtout les hommes, alors que les Pokot entrèrent dans les maisons pour tuer femmes et enfants ; la plupart des animaux allèrent du côté des Pokot, sauf ceux des Samburu qu’ils purent récupérer »[12].

Les Turkana renouvelèrent leurs razzias contre les Samburu, les attaquant autour du mont Kulal. Le même jour, le 26 décembre 1996, autour de 16 heures, quand le DC samburu et les officiers seniors de l’armée tentèrent de poursuivre les pilleurs turkana à Barsaloi, un hélicoptère de l’armée kenyane fut abattu au-dessus de la vallée de Suguta, tuant le DC et les officiers. En représailles, l’armée lança avions, hélicoptères et véhicules cuirassés de style « rhinocéros », interdit l’accès de la vallée, détruisit des villages, tua des gens de la région, y compris des innocents dit-on, et confisqua le bétail récupéré à Baragoi. On essaya de désarmer les Turkana et des Pokot et de réduire ainsi la violence, mais l’opération fut interrompue sur l’ordre du Bureau du président kenyan. L’armée, qui avait déjà saisi les fusils et chargé dans des camions les animaux récupérés, dut rebrousser chemin avant d’avoir achevé sa besogne.

Au début de 1997, les Turkana reprirent une série de raids contre les Samburu dans le but explicite de venger l’incident d’Emarti. De nombreux Samburu se réfugièrent à Maralal, capitale du district. D’autres se rassemblèrent à Baragoi pour y organiser un Njore, une guerre concertée. En mai, les Turkana razzièrent le village de Baragoi, où la Police administrative était postée en permanence. Ils tuèrent quatre enfants, en blessèrent quatre autres et s’enfuirent après avoir capturé 500 bêtes. Le prêtre local pria les GSU de les aider, mais ceux-ci refusèrent de leur prêter secours, arguant que « si cela avait été des animaux turkana, on aurait pu y aller, mais comme ils sont samburu, on ne le peut pas ». Selon l’opinion locale, les GSU « n’ont jamais soutenu les Samburu », étant donné que leur leader était un Teso (susceptible de préférer les Turkana) et que deux GSU samburu furent démis de leurs fonctions durant les 19 raids qui s’ensuivirent. Les Samburu ont vraiment l’impression que les forces de sécurité font preuve d’un « biais anti-Samburu ».

Après le raid de Baragoi, des Samburu Murran se rendirent massivement à Acholla, près du campement GSU, où ils confisquèrent les milliers d’animaux qui s’y trouvaient, et tuèrent quatre Turkana. Ils soupçonnèrent bien entendu les GSU d’être payés par les Turkana pour protéger les animaux de cet endroit, et découvrirent (comme ils le dirent au DC) que 80 chèvres mâles volées étaient en fait détenues dans le campement GSU. « Quand les GSU réalisèrent que leurs amis avaient été attaqués, ils poursuivirent les Samburu. Ils lancèrent des mines antipersonnel, dont certaines n’explosèrent pas, mais dont une explosa. Onze Samburu moururent sur le coup. Les autres s’enfuirent pour sauver leur peau ». Un officier de police a aussi agi de façon partisane en envoyant des hélicoptères tirer sur les Samburu et en retournant les animaux aux Turkana. Les leaders de Baragoi accusèrent les GSU de tirer sur des personnes dont le seul crime avait été de suivre leurs propres animaux volés. Dès lors, les GSU furent retirés du litige et l’armée entra en scène. Quand les 19 razzias eurent lieu, les leaders samburu demandèrent au président Moi de leur prêter main forte. Bien qu’il promît des armes (quatre cents G-3) aux Samburu, la promesse ne fut pas tenue et le président ne parvint pas à rétablir la sécurité dans le district. Irrité des plaintes des parlementaires samburu sur le manque d’action gouvernementale, il les fit taire en les démettant de leurs fonctions.

Au cours des mois suivants, des razzias de moindre envergure eurent lieu presque quotidiennement contre les Samburu. D’après le Daily Nation (19 septembre 1997), 6 000 personnes furent déplacées lors du conflit samburu-turkana de l’année précédente, 200 personnes tuées, et plus de 25 000 bovins, 21 000 chèvres, 1 000 dromadaires et 127 ânes perdus. Dans tout le district nord de Samburu, les écoles et les églises fermèrent et plusieurs furent vandalisées ; la police administrative ainsi que les employés du Service pour la faune du Kenya durent s’enfuir. Pour le gouvernement et le public, cette région est ainsi devenue une menace nationale, notamment parce que les guerriers y sont souvent mieux armés que les forces de sécurité. Les habitants se plaignent que le gouvernement les a abandonnés en ne leur fournissant pas la protection qui leur est due en tant que citoyens. Pendant ce temps, les Turkana ont reconstitué leurs troupeaux et vendent des animaux à prix très concurrentiel le long de la frontière Soudan-Kenya, où des armes bon marché sont aussi disponibles. On a augmenté les forces de sécurité près de Baragoi, avec « plus de 300 réservistes de la police dans les sous-districts désignés pour conduire des patrouilles de nuit » (Daily Nation, 14 janvier 1999).

Interpréter la violence

La violence est-elle « normale » dans les districts de Samburu et de Turkana, ou est-elle un aspect routinier des relations entre les Samburu et les Turkana? Les deux groupes ont été en contact pendant plusieurs siècles, et il est probable que les Turkana contemporains ont absorbé au cours de l’histoire plusieurs groupes ancestraux des Samburu, ainsi que des communautés identifiées comme des Samburu, et qu’ils les ont finalement remplacés dans la partie ouest des zones d’élevage de dromadaires du lac Turkana au milieu du 19e siècle (Lamphear 1994). Les registres coloniaux relatent des frictions constantes entre les groupes, notant les incursions des Turkana dans le district de Samburu, la résidence prolongée des Turkana dans ce district et des vols de bétail.

La fréquence des conflits entre les deux groupes, volontairement perpétrée par leurs jeunes hommes respectifs, s’est accrue ces cinq dernières années. Un informateur ariaal m’a confié qu’avant la razzia d’El Barta, les Turkana avaient perdu beaucoup d’animaux à cause de la sécheresse et des raids pokot, ce qui les avait gravement appauvris. Ce propos suppose implicitement que les razzias visaient principalement la saisie de bétail, pilier de la subsistance des Turkana. Mais mon informateur a ajouté que le gouvernement avait « normalisé » le banditisme : « Ils ne prennent plus cela au sérieux ». Par contre, dans les communautés locales, la violence des razzias est prise très au sérieux. Un Samburu ordinaire ou un Turkana ne ressentent pas les attaques violentes, meurtres, mutilations, vols, intimidations et terreur comme des expériences « normales ». Cela les remplit au contraire d’appréhension, de peur, de colère, de ressentiment. Mais dans un tel climat de violence, Ariaal et Samburu se protègent en exerçant une solide défense, des représailles et des contre-attaques. En l’absence de sécurité assurée par l’État, il n’y a que la force et la contre-violence qui peuvent faire face à la violence. Nous n’avons pas insisté, et peut-être cela va-t-il de soi, mais la capacité de ces jeunes hommes à recevoir et affronter cette violence leur est inculquée, et toute la société en est imprégnée ; cet « ethos » du guerrier se combine avec l’expérience collective et l’entraînement qu’ils subissent lors de leur initiation (Spencer 1965). Dans cette perspective, la violence caractérise une relation sociale — ici entre les Samburu-Ariaal et les Turkana —, et non pas un acte spécifique, un incident ou une simple expérience.

Est-ce que les combats décrits ci-dessus représentent des formes de « vraie » guerre ou de guerre rituelle, traditionnelle ou « primitive » (Keegan 1993)? Turney-High (1949) estimait que, contrairement à la « guerre civilisée » ou « vraie guerre », la « guerre primitive » présentait des déficiences : faible mobilisation du pouvoir humain, logistique et système d’approvisionnement inadéquats, incapacité de conduire des campagnes prolongées, entraînement non organisé, commandements et contrôles insuffisants, unités indisciplinées, manque d’armes spécialisées et de fortifications, absence de guerres professionnelles, tactiques inefficaces. Sans tenter de comparer la guerre bureaucratique et technologiquement sophistiquée avec ce que je considère comme une « guerre de communautés »[13], il peut s’avérer instructif de saisir quels sont les caractéristiques des conflits samburu-turkana qui viennent d’être résumés, comme l’a fait Lamphear (1998) de manière plus générale au sujet de la guerre des pasteurs d’Afrique de l’Est.

Les deux groupes recrutent des combattants en fonction de leur âge et constituent une classe guerrière. Les Turkana établissent des contacts efficaces entre leurs maisons basées dans la vallée de Suguta, où ils conservent leurs approvisionnements, et le « front » où ils se battent, ce qui fait en sorte qu’ils peuvent se procurer nourriture et eau pour se ravitailler pendant les attaques. Loin de représenter des événements isolés, leurs razzias semblent avoir fait partie de campagnes de longue durée — plus d’un an — dont le but était de protéger le bétail et peut-être aussi de déloger les Samburu de la région de Baragoi. À partir de leur initiation, les jeunes hommes pratiquent leur apprentissage en combattant et à l’occasion des raids. Bien que les observations ci-dessus ne permettent pas d’affirmer la présence de chefs au cours des razzias, il est clair que la coordination et l’endurance des Turkana requièrent la solide autorité de chefs militaires. D’ailleurs, Lamphear (1998) a insisté sur le rôle du développement militaire turkana pour expliquer comment est advenue l’institution des leaders rituels turkana[14]. La discipline était manifeste dans la formation ordonnée avec laquelle les Turkana ont lancé leur razzia, dans leur maintien d’une « boîte » autour du bétail volé durant leur retrait mouvementé, et dans les attaques répétées des Ariaal contre les Turkana pour récupérer les animaux volés. Alors que les fusils récemment acquis étaient des armes spécialisées, les combattants utilisent traditionnellement des lances, des boucliers, des sabres, des couteaux, des arcs et des flèches, qu’ils préparent spécialement pour le combat. Il est clair que la principale responsabilité des jeunes hommes initiés dans un système basé sur l’âge était d’ordre militaire. Ces guerriers n’étaient pas recrutés au hasard ni de façon fortuite mais ils étaient des professionnels.

La question de la tactique est intéressante : Turney-High (1949) croyait que les guerriers « primitifs » étaient à plusieurs égards supérieurs à leurs homologues « civilisés » (Keeley 1996 : 13). La description présentée ci-dessus révèle les nombreuses tactiques des belligérants. Il est évident que les Turkana avaient acquis un grand savoir-faire offensif, sans doute grâce aux parents mâles de leur région et à leurs propres agents envoyés pour étudier le site. Bien qu’une indiscrétion (la femme ariaal d’un Turkana) ait alerté les Samburu-Ariaal de la possibilité d’une attaque (et le gouvernement ne semblait pas l’ignorer), la rapidité de celle-ci les prit par surprise. Certaines tactiques turkana semblent provenir d’une longue tradition militaire régionale (savoir-faire offensif, formation d’une « boîte », grande mobilité et retrait rapide, dissimulation efficace du bétail volé). D’autres se sont développées dans des circonstances contemporaines (utilisation des fusils, attaques préventives sur les militaires).

Le point critique de la distinction entre une guerre rituelle et une « vraie » guerre repose sur la présomption que celle-ci est potentiellement illimitée puisqu’elle a pour objectif la défaite complète, la reddition de l’ennemi ou son anéantissement, alors que la guerre rituelle est intrinsèquement limitée, son but étant de rétablir l’équilibre avec l’ennemi pour pouvoir ensuite maintenir des relations. Lamphear (1994 : 70) décrit les pasteurs d’Afrique de l’Est comme ayant un « système militaire élémentaire » ; bien que marqué par des coutumes guerrières, ce système « transcende » ce qui est strictement militaire. Dans la même veine que ma description de la guerre entre Maasai qui véhicule souvent une espèce d’atmosphère de tournoi où se déroulent des « joutes mortelles » (Galaty 1991), Lamphear (1994 : 70) décrit la guerre expansionniste des Turkana comme un conflit pourvu d’un « code of military etiquette, with clashes often resembling a chivalrous tournament rather than serious warfare ». Bien qu’elle entraîne un combat mortel, la guerre rituelle s’accompagne de « mécanismes limitatifs » qui contiennent l’agression et appliquent une « modération contrôlée » aux excès potentiels de la violence guerrière (Lamphear 1998 : 84).

Selon cette perspective, les combattants se tempèrent eux-mêmes et sont aussi contraints par l’éthique de modération afin d’atteindre des buts précis ou pour manifester leur propre vertu, et ils cessent le combat lorsque le prix ou le prestige est acquis. C’est le cas dans les combats entre des belligérants qui partagent les mêmes règles de guerre ou qui se limitent à employer des armes non mortelles. Mais une guerre de type « limité » peut même être « auto-limitative », dans le sens où une agression peut susciter la réplique qui renversera finalement la direction de l’élan initial ; ou bien le potentiel de certaines armes n’est atteint qu’au moment du ressac (les flèches, les lances et les épées, par exemple, doivent être utilisées à une certaine distance) ; ou encore le projet militaire se prolonge, qu’il soit un succès ou non. La razzia turkana dans la plaine d’El Barta semble avoir été limitée et auto-limitative. Elle était limitée, car son but était de voler du bétail plutôt que de tuer quiconque, mais elle était aussi auto-limitative puisqu’elle a généré une contre-attaque défensive. De plus, un seuil dans le nombre de bêtes à subtiliser fut établi en raison de la taille des troupes turkana et du groupe de défenseurs. Enfin, la brièveté du délai requis pour que se produise la réponse efficace de l’armée et de la police et pour le rassemblement des troupes défensives plaide aussi pour une version auto-limitative de cette razzia. Sur le long terme, les razzias victorieuses des Turkana contre les Samburu et les Pokot attestent une stratégie auto-limitative puisqu’elles ont débouché sur une alliance entre ces deux derniers groupes.

Mais si les razzias sur le bétail semblent à la fois limitées et auto-limitatives, les formes de guerre d’Afrique de l’Est qui ont pour but de saisir de nouvelles terres ou de récupérer d’anciens territoires semblent être potentiellement moins limitées. Le précepte turkana « il n’est pas bon d’exterminer une tribu au complet » (Lamphear 1998 : 82), n’est pas une consolation pour ceux qui y laissent leur vie. Il existe en fait des preuves de l’éradication de plusieurs groupes historiques de l’Afrique de l’Est à la suite de conflits armés, bien qu’on doive aussi admettre que de nombreux survivants — surtout des femmes et des enfants — furent intégrés par les vainqueurs ou par les groupes voisins[15].

L’expansion a beau être graduelle, elle rencontre quand même une opposition locale. Celle des Turkana, par exemple, a suivi une lente trajectoire nord-ouest - sud-est, enveloppant l’escarpement oriental du rift jusqu’au district samburu. À la période coloniale, on a essayé de contenir le flux turkana dans les limites du district samburu, mais les Turkana étaient devenus un groupe important dans la région de Baragoi et s’étendirent jusqu’à l’est du lac Turkana, près du mont Kulal et dans la direction de Archer’s Post, vers l’est. Les échanges matrimoniaux avec les Samburu créèrent une communauté « intersticielle » appelée Il-Gira (les silencieux), qui tend à être bilingue et dont l’habillement emprunte aux styles et motifs samburu et turkana (Hjort 1981). La région de Baragoi comprend maintenant des représentants des trois communautés : Samburu, Ilgira et Turkana.

Bien que dans le cas qui nous préoccupe les Ariaal et les Rendille soient ceux qui ont le plus enduré de pertes, on m’a dit que :

[...] ils ont fortement soupçonné certains Samburu d’avoir collaboré avec les Turkana durant la razzia, en particulier les Ilgira qui sont en partie turkana. Ils ont vu que les Rendille étaient venus avec de larges troupeaux, et ils étaient jaloux d’eux.

Ainsi, les Ariaal-Rendille ont cru que les Ilgira avaient collaboré avec les Turkana dans la planification de la razzia et donc qu’ils savaient ce qui allait se produire. En fait, les Samburu et les Rendille étaient convaincus que les Turkana avaient eu connaissance de la présence du bétail à El Barta grâce à des Ilgira de Baragoi, qui les auraient donc trahis[16]. Les Turkana et Ilgira habitant à El Barta étaient suspects, c’est pourquoi les Samburu s’en prirent à eux en décembre 1996. De leur côté, les Turkana et Ilgira qui vivent dans le district samburu accusent les Samburu de les maintenir à l’écart des affaires publiques, de les traiter comme des étrangers et de les inciter à retourner dans le district turkana (Daily Nation, 4 janvier 1999).

Les conflits liés à la terre et à l’identité sous-tendent la razzia d’El Barta. Quel est le statut des démarcations administratives de district qui incluent ou excluent les gens? Les Turkana ont-ils le droit d’occuper la terre du district de Samburu? Et quelles sont les identités et les loyautés des communautés métisses? Les pasteurs se disputent au sujet des bovins, mais l’établissement colonial de districts divisant les Turkana et les Samburu aggrave les conflits relatifs à la terre et à l’identité. Le cas de la communauté d’Ilgira le montre bien : elle est le fruit de siècles d’association entre les Turkana et les Samburu, mais son statut ambigu et ses loyautés ambivalentes sont devenus la cible de blâmes et de châtiments après El Barta[17].

La transgression des limites administratives et la présence des forces de sécurité du Kenya ont entraîné l’État dans le problème d’El Barta même si les dynamiques de la razzia ne semblent pas atteindre la conscience nationale du Kenya et si elles restent hors du contrôle gouvernemental. Les participants locaux demeurent dubitatifs sur ce dernier point. Un informateur a remarqué : « on a pensé que le gouvernement avait peut-être été impliqué afin que les prises soit partagées entre les auteurs de la razzia et les politiciens ». Mais les vraies accusations s’orientent dans deux autres directions. D’abord, le DC de Samburu était perçu comme corrompu et on croyait qu’il était impliqué puisqu’il n’avait pas traité équitablement les deux parties. Le compte rendu suivant, bien qu’il confonde les événements d’août et de décembre, indique comment on percevait le DC de Samburu :

Il a tenu une réunion alors que la razzia était en cours et il a interdit aux Samburu de poursuivre les Turkana, car sinon il ferait venir l’armée. C’est alors qu’un Samburu s’est levé et l’a maudit en disant qu’il allait mourir. Quelques minutes plus tard, le DC s’en alla en hélicoptère pour observer la situation et au moment de l’atterrissage, il fut tué.

Étant donné l’incapacité des GSU à assurer la sécurité des Samburu et leur rôle potentiel dans la protection des animaux emmenés par les Turkana, les Samburu ont conclu que le gouvernement du Kenya avait une préférence pour les Turkana. On pense que les forces de sécurité ont collaboré aux razzias de bétail puisqu’elles ont caché les preuves qu’une telle razzia allait se produire, se sont absentées au moment critique, ont négligé de poursuivre les coupables, empêché les défenseurs locaux de les poursuivre, permis aux coupables de cacher le bétail volé près de leurs camps et finalement partagé les profits de la vente des animaux. Selon les Samburu, il est peu probable que les forces de sécurité soient neutres.

Mais parmi les dirigeants instruits, les soupçons vont plus loin : certaines forces du gouvernement auraient permis aux Turkana (et à l’est, aux Somali) d’enlever aux Samburu tout leur bétail par des razzias acharnées et successives. Le Plateau Legori, une des régions les plus riches du Kenya, continue d’être appelé la terre de « confiance », et ses titres appartiennent au Conseil de district ou de comté. Cette région se situe au sud de la ville de Maralal, dans le district de Samburu. D’après la rumeur, des groupes d’intérêt au sein du gouvernement ou proche de lui ont l’intention d’acquérir le plateau Legori, et songent à se faciliter la tâche en réduisant la quantité de bétail qui se nourrit sur ces riches pâtures. Mais il est pratiquement impossible de vérifier ou d’infirmer l’existence d’un tel plan. Il paraît intéressant de noter comment, en période de stress, les événements locaux ont tendance à être réinterprétés à la lumière de machinations politiques que les communautés n’ont pas la capacité de déjouer ou de comprendre.

Conclusion : le paradoxe de la violence

Les motifs qui poussent les pasteurs à razzier sont à la fois matériels, symboliques et sociaux : la razzia permet de recueillir du bétail qui a de la valeur pour la vente, la subsistance et les échanges ; elle consolide le prestige d’une communauté et des individus en son sein ; enfin, elle génère un capital social en plus de consolider les liens sociaux. Mais nous ne devons pas sous-estimer le rôle de la sécurité et de l’insécurité dans la propagation de la violence locale, puisqu’une force guerrière active et résiliente protège la communauté. Du point de vue de la sécurité des capitales, l’organisation basée sur l’âge peut sembler socialement désuète ; le gouvernement du Kenya prétend que les forces de sécurité de l’État rendent le rôle de guerrier superflu et que la continuité de son existence va à l’encontre du développement. Spencer (1998 : 183), dans un autre ordre d’idées, avait déjà prédit que les systèmes de l’âge disparaîtraient à cause de l’expansion de l’économie de marché. Mais les forces du Kenya n’ont jamais réussi à établir la sécurité dans le nord du pays. Avec la diffusion d’armes au cours des dernières années, dans une région où se trouve le noyau de quatre guerres civiles (Somalie, Éthiopie, Soudan, Ouganda), il semble peu probable que la sécurité soit établie sous peu. Non seulement les forces de sécurité nationales sont intimidées par la qualité de l’armement que les communautés locales ont acquis, souvent plus sophistiqué que le leur, et par la volonté grandissante de ces communautés à s’engager dans des conflits formels, mais ces forces sont également de plus en plus compromises dans ce qui est considéré comme le « banditisme » des groupes locaux, en offrant protection à ceux qui font des razzias et en partageant leur butin.

Étant donné l’insécurité, chaque communauté se doit d’établir son propre équilibre de terreur vis-à-vis de ses voisins. À tout moment, comme ce fut le cas pour les Samburu et les Ariaal, on sait qui sont les agresseurs et les défenseurs d’une région : les Samburu et les Ariaal ont clairement tenu le rôle de défenseurs — et même de victimes — face à leurs agresseurs turkana. Mais les rôles sont facilement inversés et, avec le temps, ils ont tendance à entraîner chaque communauté à se voir, avec justesse, comme la victime des agressions de l’autre. Mais comme il est ardu, sinon impossible, pour une des parties de lier tous les agents potentiels de conflits à un accord particulier, la paix est très facilement rompue. Les possibilités de réconciliation entre communautés diminuent encore si en arrière-plan des razzias il y a des agents de l’État pour soutenir ou encourager les troubles afin d’augmenter leur capital politique, de recueillir certains bénéfices matériels de la violence ou pour poursuivre un plan plus complexe de favoritisme ethnique.

La violence imprime sa marque sur chaque partie, car toutes deux en portent les traces sur leurs corps, leur façon de mourir en est affectée, et toutes deux se font voler du bétail, élément fondamental de leur vie. Ceux qui perdent un parent entrent en deuil et deviennent temporairement impurs ; ceux qui tuent doivent se retirer à l’écart et entrent aussi en état d’impureté temporaire. Cependant, lorsque les personnes endeuillées sont purifiées, elles réintègrent un monde appauvri et leurs pertes restent gravées dans leur âme, tandis que les tueurs, une fois purifiés, reviennent dans un monde enrichi, leur sens du moi se trouve rehaussé, et leurs accomplissements sont gravés dans leurs corps et soulignés par leur parure[18]. C’est dans ce contexte que réside le paradoxe de la violence et son étrange ténacité.

Texte original en anglais traduit par Karine Bates, Karine Vanthuyne et Pauline Curien