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En 1999, la ville de Santiago du Chili avait entrepris d’énormes travaux de reconstruction. Le centre de Santiago, destination populaire des Chiliens autant que des touristes, est le quartier financier, le siège du palais présidentiel de laMoneda, le coeur de l’emploi, du commerce et des loisirs[1]. Certains endroits parmi les plus visibles et les plus fréquentés, comme la Plaza de Armas et les stations de métro adjacentes, étaient remodelés et modernisés. Ces travaux perturbaient inévitablement la routine quotidienne ; comme les trajets piétonniers habituels étaient détournés, le flot du trafic causait d’inconfortables embouteillages humains et des retards considérables. Les sites des travaux étaient enclos de grillages portant des panneaux informant les citoyens de la nature du projet en cours, de la durée de la construction, et leur rappelait :

Una ciudad moderna se reconoce por su Desarrollo.

Santiago Progresa.

Disculpe Molestias.

Une ville moderne se reconnaît[2] à son développement.

Santiago est en progrès.

Excusez-nous pour les inconvénients.

Le message indique que l’on doit tolérer les inconvénients associés au développement si l’on veut être moderne. Cette emphase sur le développement et la modernisation m’a particulièrement frappée au moment où j’effectuais une recherche de terrain préliminaire sur l’expérience vécue des enfants de la rue[3]. Leur présence au milieu de ce projet de modernisation paraissait incongrue, contraire aux objectifs et aux discours affichés sur le développement. Les enfants, la catégorie la plus vulnérable des membres de la société, étaient dépourvus des choses élémentaires de la survie, tandis que des fonds étaient consacrés à des besoins superficiels comme l’embellissement des bâtiments. Que symbolisait et représentait la présence des enfants de la rue au Chili, pays surnommé « le jaguar de l’Amérique latine » et caractérisé par un « miracle économique »?

Les enfants de la rue sans domicile et marginalisés étaient le sujet de cette étude ethnographique menée durant plus de seize mois à Santiago du Chili (2000-2002). Bien qu’il y ait eu de nombreuses similarités entre les participants, il ne s’agissait pas d’un groupe homogène. Quelques enfants étaient en transition entre leur foyer et la perte de leur domicile ; ils avaient tendance à utiliser davantage les refuges et les services sociaux et n’avaient pas complètement rompu les relations avec leur famille. D’autres, qui n’avaient qu’un contact minimal, voire aucun, avec leur famille, n’utilisaient que sporadiquement les services sociaux et passaient l’essentiel de leur temps dans la rue. Au début, j’ai approché les enfants de la rue à travers les agences de service social et en faisant du bénévolat au refuge pour enfants[4]. En conversant avec eux au sujet de leurs habitudes et de leurs activités quotidiennes, j’ai pu identifier les institutions et les lieux publics auxquels ils attachaient de l’importance. Les enfants se déplaçaient constamment entre le refuge pour enfants sans abri, les agences de service social, les centres de redressement de l’État et les rues. De plus, leur usage de ces lieux évoluait au fur et à mesure qu’ils acquéraient de l’expérience dans la rue. Lorsque j’ai eu suffisamment de familiarité avec les participants, j’ai fréquenté moi-même ces espaces publics et ai rendu visite aux enfants que je savais détenus dans des centres de redressement et des centres de réhabilitation. Les relations avec mes informateurs se sont approfondies lorsqu’ils ont réalisé que je m’intéressais à leurs pensées, à leurs opinions et à leurs perspectives. Trente-cinq participants (vingt garçons et quinze filles) de onze à dix-huit ans ont répondu à de multiples entrevues, formelles et informelles, et ont utilisé des appareils photo jetables pour documenter leur expérience de la rue. De plus, j’ai observé approximativement 150 enfants et ai discuté avec eux de manière informelle. Cet article se concentre sur un groupe d’enfants et de jeunes de la rue fortement marginalisés, vivant de toute évidence dans la rue, dont les relations familiales étaient incroyablement faibles et qui étaient profondément immergés dans la culture de la rue. L’usage que je fais du terme « enfants de la rue » s’applique spécifiquement à ce groupe d’enfants.

Le travail de terrain auprès des enfants de la rue a démontré que leur vie baigne dans de multiples formes de violence, inscrites et manifestes sur leur corps. Les cicatrices d’automutilations avec des lames de rasoir, les empreintes de la drogue, du viol, des coups et des grossesses adolescentes à complications étaient si perturbantes et affligeantes qu’il m’était difficile de voir au-delà de l’individu et de sa douleur immédiate. Me familiariser avec leur vécu impliquait que je sois témoin, voire que j’expérimente indirectement et que je cartographie quelques-unes de ces violences devenues routinières, processus qui parfois a submergé et surchargé mes sens et ma sensibilité, me faisant ressentir à la fois détresse et impuissance. Mais, malgré sa prééminence dans leur vie, j’étais réticente à donner à la violence une position centrale, de peur de contribuer à la stigmatisation, aux stéréotypes et au « sensationnel » qui s’appliquent aux enfants de la rue. Non seulement je risquais les conséquences négatives qu’il y a à « regarder en bas » (« studying down ») (Nader 1972), mais j’étudiais aussi des enfants, catégorie sans droit de vote et sans voix politique légitime. Cependant, la réalité était que la violence se trouvait au coeur du vécu des enfants de la rue à Santiago ; ne pas parler d’elle et de son impact considérable aurait desservi les participants qui m’avaient autorisée à entrer dans leur vie quotidienne. Le temps et la distance m’ont permis de localiser la souffrance sociale des enfants de la rue le long d’un « continuum de violence » (Scheper-Hughes et Bourgois 2004) qui la produit, modèle leur vécu et en fait subrepticement des citoyens de seconde zone.

Cet article propose d’analyser une trajectoire dans laquelle la violence structurelle, inhérente au projet néolibéral institué et renforcé par le régime militaire de Pinochet, a transformé des enfants de la rue, socialement vulnérables, en criminels disponibles, au moyen d’une violence normative et routinière, un ensemble de « petites violences » (Scheper-Hughes et Bourgois 2004 : 19). Enracinées dans les habitudes quotidiennes du peuple en général, de la police et des enfants de la rue, ces « petites violences » se produisent au vu et au su de tous, et cependant, elles demeurent relativement peu remises en question[5]. Cet article s’organise en quatre parties qui se resserrent progressivement sur les spécificités des enfants de la rue au Chili : la violence structurelle, le néolibéralisme chilien, l’organisme SENAME et les enfants de la rue. La première partie observe la manière dont opèrent la violence structurelle et la souffrance sociale qui lui est associée. La seconde partie examine comment la violence structurelle inhérente au projet néolibéral adopté par le régime autoritaire de Pinochet a exacerbé les inégalités et la pauvreté. La troisième partie considère la violence institutionnelle qu’exercent la SENAME (Agence nationale de la jeunesse – l’institution chargée des enfants de la rue) et les services qu’elle a créés. La dernière partie examine comment la violence, structurelle, institutionnelle, symbolique et quotidienne, contribue à la souffrance sociale des enfants de la rue au Chili. Cette progression trace les grandes lignes de la trajectoire d’un « continuum de violence ». Finalement, cet article répond à la question « Que représentent ou symbolisent les enfants de la rue au Chili? » en suggérant qu’il sont le « secret public » du néolibéralisme. Un « secret public » se définit comme « ce qui est de notoriété publique mais ne peut être articulé » (Taussig 1999 : 5). Il s’agit d’une connaissance communément partagée qui doit être réprimée, car elle menace l’illusion de la normalité nécessaire pour poursuivre la vie quotidienne ordinaire. Cet article suggère que les enfants de la rue menacent l’illusion du « miracle chilien » créée par le néolibéralisme.

La violence structurelle

The concept of structural violence is intended to inform the study of the social machinery of oppression.

Farmer 2004 : 307

Le terme « violence structurelle » a été employé pour la première fois en 1969 pour définir la violence non intentionnelle perpétrée par des structures sociales ayant permis la montée de l’injustice sociale (Galtung 1969 : 171). Il s’agit d’une forme de violence qui inflige des dommages de manière indirecte, immatérielle et invisible – particularités qui défient la comptabilité. L’obscurité de sa nature rend la violence structurelle insidieuse, car le blâme et la culpabilité ne peuvent pas être aisément attribués à sa source réelle ; ils ont plutôt tendance à être attribués à tort à ceux qui en sont victimes. La violence structurelle atteint les individus à travers des systèmes sociaux existants – que leur position place au-dessus des questions ou des reproches – et à travers les inégalités qu’ils produisent et promeuvent (par exemple, les inégalités de pouvoir se reflètent dans les stratifications sociales et de classes, les relations de genre, l’accès aux moyens économiques et la discrimination). Les conséquences de ces inégalités se manifestent directement sur les individus, les pauvres et les marginaux étant particulièrement vulnérables.

Bien que la violence structurelle puisse être une force d’opression considérable sur les individus, il est important de reconnaître que « les agents sur qui porte cette violence ne sont jamais passifs » (Hébert 2002 : 106). Tandis que la souffrance des enfants de la rue est « structurée par des processus et des forces issus de données historiques (et souvent économiques) qui se sont alliées pour restreindre leur agir » (Farmer 2003 : 40), ceux-ci ne sont certainement pas des victimes passives. Ils sont à la fois « victimes et oppresseurs », activement engagés dans des activités criminelles et déviantes affectant leur propre personne autant que la société en général. Les « petites violences » peuvent avoir préparé les enfants de la rue à la criminalité, situation qui compromet leur future citoyenneté, mais inversement, les enfants de la rue se comportent en prédateurs envers le reste de la société, en utilisant la violence sous diverses formes et à divers degrés dans leur quête de survie et de plaisir.

La souffrance sociale des enfants de la rue est une conséquence directe de la violence structurelle, bien que l’on ne puisse pas toujours l’identifier immédiatement en tant que telle. « La souffrance sociale est le résultat de ce que les pouvoirs politiques, économiques et institutionnels font aux gens et, réciproquement, de la manière dont ces formes de pouvoir elles-mêmes influencent les réponses aux problèmes sociaux » (Kleinman, Das et Lock 1997 : ix). Si nous acceptons l’affirmation de Kleinman, Das et Lock, que la « souffrance est une expérience sociale » (ibid. : x), nous devons alors regarder, au-delà de l’individu, ce qui y contribue et ses contextes sociaux. Comme nous l’avons mentionné, les individus les plus affectés par la violence structurelle sont fréquemment tenus pour responsables de leur douleur et de leur souffrance, et au Chili, les enfants de la rue n’y font pas exception. Non seulement les enfants de la rue sont vilipendés en raison du style de vie qu’ils ont « choisi », et blâmés pour les circonstances de leur vie, mais de plus, on dénie toute légitimité à leur souffrance sociale en raison des perceptions que l’on a d’eux, comme étant activement et délibérément déviants et criminels.

De plus, il est impératif de documenter et de faire le lien entre les différentes formes de violence qui convergent pour former l’expérience individuelle. Des travaux récents portant sur la violence ont conclu qu’elle est génératrice, destructrice, douée d’ubiquité, inclémente et indiscriminée (Scheper-Hughes et Bourgois 2004 ; Farmer 2003 ; Kleinman, Das et Lock 1997). Cet article vient appuyer de cette assertion en décrivant la progression et la transformation d’une forme de violence, la violence structurelle, en violences économiques, institutionnelles, symboliques et quotidiennes, et leurs conséquences destructrices sur les enfants de la rue.

Le néolibéralisme chilien

Today, neoliberalism pervades every corner of social life, effectively colonializing it.

Van Bavel et Sell-Trujillo 2003 : 346

La transition vers la domination de l’idéologie, de la politique et des programmes néolibéraux au Chili ne s’est déroulée ni paisiblement, ni démocratiquement, ni sans contestation. Ainsi que l’a remarqué Bresnahan (2003 : 3), « le néolibéralisme chilien est né dans le sang ». L’idéologie néolibérale n’a fait son entrée dans l’arène économique, sociale et politique qu’après un coup d’État brutal (El Golpe) des forces militaires, le 11 septembre 1973, qui ont renversé Salvador Allende, le premier président socialiste élu démocratiquement. Menacé par l’idéologie socialiste[6] qu’avaient adoptée l’administration et les supporters d’Allende, le régime autoritaire nouvellement installé persécuta les opposants politiques réels ou supposés et imposa le silence et la docilité au peuple en général, au moyen d’une terreur d’État systématique (Politzer 1989 ; Collier et Sater 1996).

À la suite d’el Golpe, le régime militaire visa deux buts : la stabilisation économique et la restructuration politique ; cette dernière fut résolue au moyen de la terreur d’État et de la répression ; la seconde par l’implantation d’un « modèle radical de libre marché » (Kurtz 1999 : 400). Nommés à des positions clés du nouveau gouvernement, des économistes formés à la Chicago School of Economics[7], les « Chicago Boys », entreprirent de préparer le Chili à participer à l’économie mondiale (Valdes 1995). En 1975, Milton Friedman recommanda de strictes mesures de restructuration, un « traitement de choc », pour stabiliser l’économie[8]. Le Chili fournit un environnement « premier » pour tester les théories économiques de Friedman, test connu sous le nom de « l’expérience de Chicago » ; malheureusement, ce sont les citoyens chiliens qui en ont constitué le laboratoire (Austin 1997 : 29). Certains critiques ont comparé « l’expérience de Chicago » à « un génocide économique : une politique massive et calculée de génocide au moyen de la famine et du chômage, ce qui est inconnu dans l’histoire récente, voire même peut-être ancienne, du monde en temps de paix » (Frank et Wheelwright [1977] : 74, dans Austin 1997). En un an, le « traitement de choc » causa une chute de 12,8 % du produit national brut (PNB), ce qui a été décrit comme « l’une des chutes de production les plus brutales qui aient été jamais vues en dehors d’évènements exceptionnels comme les guerres, les catastrophes naturelles ou les récessions internationales majeures » (O’Brien 1984 : 55). Ce modèle eut pour résultat la « marginalisation permanente de certains secteurs du marché, un affaiblissement du syndicalisme, des inégalités croissantes dans la répartition du revenu, l’insécurité de l’emploi et de bas salaires » (Olavarría 2003 : 12). « Ces violentes torsions et transformations économiques et sociales instaurées sous le régime militaire chilien (1973-1989) en sont venues à être considérées comme l’un des modèles mondiaux de développement néolibéral, englobant toute l’économie et ayant le plus de logique interne » (Kurtz 1999 : 399)[9].

« Les transformations et les modernisations n’ont pas été imposées à la plupart des Chiliens par les mécanismes de négociations collectives, du processus électoral, du gouvernement de la majorité ou d’un débat politique raisonnable, non plus qu’elles n’étaient le résultat opératoire “naturel” et “rationnel” des forces du libre marché » (Nef 2003 : 26). Ce programme néolibéral draconien, prescrit par Friedman, planifié par les « Chicago Boys » et renforcé par le régime militaire fut une attaque sur tous les fronts des citoyens chiliens. « Les “Chicago Boys”, en se créant des situations, ont pu obtenir le monopole de la politique économique » (Kurtz 1999 : 420). Cette position stratégique leur a permis d’implanter des programmes et des politiques qui ont fini par établir l’hégémonie du discours néolibéral, « très fort et difficile à combattre, car il a de son côté toutes les forces d’un monde de relations de forces, un monde qui contribue à en faire ce qu’il est » (Bourdieu 1998). En même temps, le régime militaire utilisa la terreur d’État pour réprimer la résistance et la réduire au silence. L’idéologie néolibérale, puisqu’elle était encastrée dans les structures créées par le régime militaire, passa ainsi en héritage aux administrations suivantes (Olavarría 2003 ; Nef 2003).

« L’expérience de Chicago » préconisait des mesures telles que la privatisation du système de santé, des services sociaux, de l’éducation et des retraites, dans le but de restructurer l’économie et la société et de transformer les relations de l’État et du peuple (Kurtz 1999). Le régime militaire préconisait le désengagement de l’État du bien-être de ses citoyens et mettait l’accent sur l’individualisme. « Comme le néolibéralisme en est venu à signifier le retrait de l’État de certains domaines, il en est venu également, même si cela n’était pas prévu, à produire une représentation du sujet autosuffisant, calculateur, responsable, autonome et libre de toute charge » (Isin 2004 : 217). La responsabilité de l’État vis-à-vis de ses citoyens passa de fournisseur de services sociaux à promoteur de l’esprit d’entreprise. Pinochet reconnut ouvertement qu’il voulait que le Chili devienne « non pas une nation de prolétaires, mais une nation d’entrepreneurs ». En mettant en place la politique économique néolibérale, l’État militaire récusa son rôle de garant d’une distribution égale des ressources de base. Les citoyens avaient la responsabilité de satisfaire eux-mêmes à leurs besoins de base sans aucun subside ou aide du gouvernement, tout en étant simultanément dépourvus d’armes ou de défenses, telles que l’accès à l’éducation, à la formation ou aux soins de santé qui leur auraient permis de mieux atteindre cet objectif. Losqu’une aide supplémentaire était nécessaire, les politiques sociales destinées à la pauvreté ou aux inégalités étaient organisées de manière à fournir de l’aide aux « nécessiteux », mais pas aux pauvres. Cette distinction a remodelé l’image du récipiendaire, dès lors perçu comme quelqu’un qui demande la charité et non pas comme un citoyen ayant le droit d’être aidé (Dagnino 2003 : 9).

Selon les index économiques mondiaux, la restructuration néolibérale chilienne paraît être un succès, car non seulement le pays a maintenu une croissance économique continue, mais il l’a fait à des taux plus élevés que ceux du reste de l’Amérique latine (U.S. Economist 1993 ; Cademartori 2003). Friedman n’avait-il pas apparemment raison lorsqu’il qualifiait cela de « miracle chilien »? Bourdieu fait remarquer que le néolibéralisme tend à favoriser la scission de l’économie et des réalités sociales (1998). Dans l’arène internationale, le Chili projette l’image d’un pays moderne, en voie d’accélération, et qui a une économie suffisamment forte pour appuyer ses revendications. Cependant, bien qu’il y ait du vrai dans cette image, elle n’est pas représentative de tout le Chili (Smith 2005). Le néolibéralisme a élargi et approfondi la division entre la minorité riche et la majorité pauvre, comme le prouvent les disparités entre la croissance et le revenu (Cademartori 2003). L’image que le Chili projette sur la scène internationale n’est pas accessible à la grande majorité des Chiliens. Cet écart entre l’image et la réalité a été relevé par Bresnahan (2003) et Nef (2003). Le programme néolibéral de Pinochet a effectivement été profitable au classement du Chili dans les index économiques et aux élites, par définition peu nombreuses, qui étaient déjà suffisamment aisées pour pouvoir tirer avantage du libre marché. Cependant, pour la grande majorité des citoyens chiliens, l’idéologie néolibérale s’est traduite par de plus grands taux de chômage, de sous-emploi, de pauvreté, et de plus faibles taux d’éducation et d’accès aux soins de santé (Smith 2005). Ainsi que l’a écrit Palast (2002 : 72), « la citrouille de Cendrillon ne s’est pas vraiment transformée en carosse. Le miracle chilien n’est rien d’autre qu’un conte de fée ».

Le néolibéralisme chilien, associé à un régime autoritaire, a créé l’atmosphère ayant engendré la criminalisation de la pauvreté, qui a encore approfondi le gouffre de l’inégalité. On réglait le problème des secteurs pauvres au moyen de relocalisations forcées, qui ont marginalisé géographiquement des citoyens déjà stigmatisés pour des raisons de classe et de statut économique (Paley 2001). Le « traitement de choc » a exacerbé les disparités économiques et sociales, préparant le terrain aux conditions économiques actuelles qui ont contribué à la fragmentation, à l’effondrement et à la désintégration des structures familiales traditionnelles. Aujourd’hui, au Chili, la plupart des enfants de la rue sont originaires de familles d’une pauvreté accablante, vivant dans des communautés économiquement, socialement et politiquement marginalisées – nombre d’entre elles étant ces mêmes communautés déplacées sous la dictature de Pinochet. Ces familles, aux prises avec d’énormes pressions internes et externes à la structure familiale, ne peuvent en fin de compte pas survivre en restant intactes et sont forcées de se fragmenter. Ce processus dévastateur fait voler en éclats les concepts idéaux de famille et de foyer chez les enfants de la rue, ainsi que les notions de sécurité, de confiance et d’amour parental. Quelques enfants font de la rue leur foyer, pour une foule de raisons individuelles, mais cependant, les puissantes forces qui les ont amenés à rechercher leurs moyens de survie dans la rue leur étaient extérieures et, plus important, étaient enracinées dans la violence structurelle.

La SENAME

One way the military regime sought to legitimize its power was by creating new institutions and destroying organizational forms it found threatening.

Kurtz 1999 : 414

Un problème de « délinquance » fut créé sous la dictature. Ainsi que Paley (2001) l’a fait remarquer, au Chili, « délinquant » est un terme historiquement, politiquement et socialement chargé. La police militaire a entretenu la delincuencia afin de disloquer et de déstabiliser la solidarité communautaire dans les comunas (faubourgs). Les délinquants, ou jeunes désoeuvrés, étaient utilisés pour fragmenter les relations sociales, décourager les organisations et briser les regroupements politiques ; la police utilisait ces jeunes comme informateurs pour contrôler et intimider les activistes (Paley 2001). Il n’est pas étonnant que l’ensemble de la population ait été amenée de plus en plus à se méfier des jeunes, en particulier des délinquants, et à les craindre.

La SENAME (Agence nationale de la jeunesse) fut créée par le régime militaire en 1979. Placée sous la juridiction du ministère de la Justice, la SENAME préconisa une approche répressive et pénale[10] des enfants pauvres ou abandonnés, les menores[11], qui étaient considérés comme des problèmes et des menaces pour l’ordre social. Selon la description d’un directeur de programme de l’institution, « la SENAME était le lieu d’entrée désigné lorsque les parents ne remplissaient plus leur rôle de protecteurs ». Chargée de résoudre toutes les questions relatives aux enfants « problématiques », l’institution le fit sans distinguer ceux qui étaient victimes de ceux qui étaient malfaiteurs (Hardy 1999). La SENAME répondit au problème des menores en créant des lieux punitifs destinés à corriger la délinquance, mais où, en réalité, on tentait de les contrôler en les privant de liberté, en surveillant leurs actions et en les séparant de la société. Les menores furent automatiquement, légalement et ouvertement criminalisés et socialisés vers la criminalité. La SENAME fut l’une des institutions dont a hérité le nouveau gouvernement tentant d’opérer une transition vers la démocratie. En dépit du fait que le Chili a ratifié la Convention des Nations Unies sur les Droits de l’Enfant en 1990, l’ancienne loi continue d’exister en parallèle (Hardy 1999). Cette « schizophrénie judiciaire » fait perdre toute consistance à la protection des droits de l’enfant. Actuellement, tous les enfants de la rue, considérés comme des enfants à problèmes ou menores, interagissent avec des institutions et des programmes créés, supervisés ou financés par la SENAME.

La SENAME mit en place une série de services, les Centros de Orientacíon y Diagnóstico (Centres de diagnostic et d’orientation), ou COD, régis par des règles strictes et destinés à corriger et à socialiser les jeunes et les enfants délinquants. La hiérarchie de ces centres se divisait en trois : les services de sécurité minimum, moyen et maximum. Le COD Pudahuel, à la sécurité minimum, acceptait à la fois les garçons et les filles, les très jeunes, les enfants en première infraction ou les menores n’ayant commis que des infractions mineures telles que voler ou errer dans la rue. Trois COD à sécurité moyenne étaient destinés aux auteurs d’infractions répétées ou aux auteurs d’infractions graves telles que le vol à main armée[12]. Ces derniers étaient séparés par genre, le COD Santiago ne recevant que les filles de moins de 17 ans et les COD San Joaquin et San Miguel ne recevant que les garçons de moins de 17 ans. Le centre à sécurité maximum, Tiempo Joven (Temps de la jeunesse), semblable à une prison pour adultes, était prévu pour les délinquants en série ayant commis des crimes graves et ne recevait que les garçons de moins de 17 ans. Tous les enfants de la rue à qui j’ai parlé ont été incarcérés au moins une fois dans l’un des COD ; quelques-uns affirmaient avoir passé plusieurs jours au Tiempo Joven avant que le personnel ne réalise qu’une erreur avait été commise. L’un des aspects de la survie dans la rue implique l’apprentissage des distinctions parfois subtiles entre les catégories de crimes et les châtiments qui leur sont associés. Par exemple, l’usage d’une arme fait immédiatement passer de voies de fait à agression, crime plus grave et puni par l’incarcération dans un COD à sécurité moyenne d’où l’évasion est peu probable. L’emprisonnement dans un COD faisait inévitablement partie de la vie dans la rue, amenant les enfants à évaluer stratégiquement le niveau de risque associé à l’engagement dans des activités illégales et les bénéfices potentiels d’un « boulot » réussi.

Indépendamment de leur niveau de sécurité, tous les COD avaient des barrières et des serrures, les entrées et les sorties des bâtiments devaient être approuvées et signées, et les mesures de protection augmentaient en même temps que le niveau de sécurité. À l’intérieur des COD, les activités avaient des horaires définis et contrôlés, et les plages de « temps libre » étaient réduites. Les enfants pouvaient, à des heures précises et limitées, recevoir des visites, qui devaient se tenir dans des aires ouvertes sous la surveillance du personnel. En règle générale, les COD étaient des environnements lugubres et déplaisants, et les enfants les redoutaient. Par exemple, il était de notoriété publique, dans la population et chez les enfants de la rue, que les COD San Joaquin et San Miguel avaient été des centres de détention et de torture durant les années les plus répressives de la dictature. Au lieu d’être détruits lorsque cette dernière prit fin, ces structures ont été attribuées au redressement et à la socialisation d’enfants et de jeunes délinquants, leur donnant ainsi, dans l’imaginaire public autant que dans le leur, une équivalence avec les criminels et la criminalité.

Bien qu’ils n’aient été destinés à l’origine qu’à devenir des sites de transition, où les enfants auraient été socialisés correctement dans l’attente de la résolution de leurs problèmes familiaux, il était courant que des enfants y soient finalement gardés pendant des mois, voire des années dans certains cas. Les enfants de la rue font référence à ces centres correctionnels comme à des « prisons », considérant le temps qu’ils y ont passé comme « faire son temps » et démontraient de la loyauté envers ceux qui leur avaient rendu visite quand ils y étaient. Lorsqu’on leur demandait ce qu’ils avaient appris dans les COD, on obtenait parmi les réponses des phrases telles que : « J’ai appris à survivre dans la rue », « J’ai appris à être un bon voleur » ou « J’ai appris des vices ». On peut soutenir que les COD ont servi à socialiser les enfants dans la culture de la rue, en les exposant à des comportements autodestructeurs tels que l’automutilation et l’usage de drogues, et en encourageant les relations entre enfants immergés dans différents niveaux de vie dans la rue. Les COD ont contribué à la normalisation d’une identité criminalisée chez les enfants de la rue, autant qu’à une telle perception dans la sphère publique.

L’institutionnalisation des COD fut une étape importante de la redéfinition du statut des enfants de la rue, qui d’enfants sont devenus des criminels dans les arènes légales, sociales et individuelles. Les COD ont été, malgré leurs intentions et leurs buts, des centres de détention juvéniles, et les enfants qui y étaient incarcérés étaient des délinquants, « criminels en devenir » ou menores. Leur incarcération dans les COD a eu pour résultat d’établir la position des enfants de la rue comme individus déviants et criminels. Le processus par lequel la SENAME, à travers les COD, a propulsé les enfants de la rue, le long d’un « continuum de violence », vers la criminalité, illustre la manière dont la violence est génératrice – la violence structurelle facilite la violence institutionnelle, symbolique et quotidienne.

Les enfants de la rue

« Prends-moi en photo! »

Ramon[13], un jeune de la rue à l’orée de l’âge adulte, se prépare à être photographié. Il porte une veste de cuir brun à col de fourrure par-dessus ses vêtements de sport et ses chaussures de course. Ramon me fait face avec un regard droit, une expression sérieuse, ses mains vides en poings serrés, placés l’un au-dessus de l’autre devant sa poitrine comme s’il tenait quelque chose. Alors que je suis sur le point de prendre la photo, il se tourne silencieusement de 90° sur le côté, me montrant son profil et attendant patiemment que je réalise qu’il veut être photographié à nouveau. Perplexe, je prends la seconde photographie. Ramon se tourne silencieusement de 180° vers l’autre côté et ne peut dissimuler un sourire qui court sur ses lèvres. Je prends la troisième photo et nous rions tous les deux de cette séance de pose impromptue.

Prendre des « poses photographiques » n’avait rien d’une expérience nouvelle pour Ramon ; c’était plutôt une chose normale pour ce menor. À seize ans, Ramon était l’un des plus « durs » et des plus respectés parmi les adolescents d’un groupe fortement marginalisé d’enfants de la rue à Santiago. Le groupe vivait sur une Plaza qui constituait une jonction importante du trafic entre les comunas[14] (faubourgs) riches et pauvres mais, peut-être de manière plus significative, qui constituait aussi la frontière invisible les séparant. Le groupe s’était approprié un tunnel de drainage sous la Plaza pour en faire son foyer et son territoire. Surnommé « Chuck Norris »[15], ce tunnel, situé au-dessous du niveau de la rue, était adjacent à la rivière polluée Mapocho et hors de vue immédiate des passants. Tous les jours, ce groupe d’enfants de la rue émergeait littéralement du sous-sol sur la Plaza où ils faisaient face instantanément au miroir du plus grand des gratte-ciels, considéré comme le bâtiment le plus moderne du Chili. Toutes les nuits, ils flânaient, jouaient et travaillaient[16] sur la Plaza affairée, jusqu’à ce qu’ils regagnent finalement l’intimité relative du Chuck Norris.

Ramon a quitté son foyer à l’âge de huit ans, avec son frère de neuf ans, à la recherche d’une vie meilleure à Santiago[17]. Il survit dans la rue et s’en accommode depuis lors ; son histoire est celle d’une rotation perpétuelle entre ses entrées et sorties des COD, d’autres institutions d’État et de programmes sociaux d’institutions religieuses, qui ont été incapables de résoudre son cas de sans abri. Le temps a fait de Ramon un vétéran de la vie et de la culture de la rue, inscrites sur son corps. Toujours préparé, il portait constamment un sac en plastique propre dans sa poche et un tube de colle prêt à être sniffé. Ses avant-bras étaient marbrés de nombreuses entailles et cicatrices entrecroisées, à des stades variés de guérison, qui révélaient une considérable histoire d’automutilation, de blessures, habituellement des coupures, volontairement infligées à sa chair. Il disait que ces activités l’aidaient à gérer sa vie dans la rue, et il semblait y avoir recours dans les circonstances difficiles, lorsque les événements le dépassaient. Ramon a adopté ces comportements autodestructeurs en étant pleinement conscient que le fait de sniffer et la présence de cicatrices d’automutilation le signalaient comme déviant et criminel aux yeux de la loi et de la société. Cependant, il semble qu’il ait attaché davantage d’importance à la consolation temporaire que lui procuraient ces activités qu’à l’opinion sociale et aux ramifications légales qui leur sont associées.

Les prouesses de Ramon, voleur habile, étaient de notoriété publique chez les enfants de la rue. L’agression à main armée, ordinairement un couteau, était sa stratégie préférée pour se procurer un revenu, car il s’agissait d’un travail solitaire aux résultats rapides. Il passa au vol lorsqu’il sortit de l’époque « mignonne » de la préadolescence et que les gens ne toléraient plus qu’il mendie[18]. Ramon avait, ce qui n’est pas étonnant, une longue histoire d’incarcérations dans la plupart des COD, si longue en fait qu’il était incapable de me dire précisément combien de fois il avait été arrêté et emprisonné – il en avait perdu le compte depuis longtemps. Cependant, il affirmait avoir passé plus de deux ans à « faire son temps ». Ses relations avec les carabineros (la police) se caractérisaient par l’inégalité, les abus et l’hostilité. Les carabineros connaissaient Ramon par son nom, son dossier criminel et sa réputation ; ils le considéraient comme un délinquant, un « criminel en devenir », et le traitaient comme tel. Ils contrôlaient ses activités et lui rappelaient qu’ils pouvaient l’envoyer dans un COD. Impuissant devant leur autorité, Ramon était aussi insolent que possible avec les pacos, le terme péjoratif pour les carabineros, largement usité par les enfants de la rue devant la menace constante et bien réelle de l’incarcération.

Que Ramon ait posé spontanément et volontairement pour la « séance photographique » – dans une intention de plaisanterie passagère, d’un moment léger de rire partagé – est significatif. Ce moment lui a permis un coup d’oeil, au-delà de son engagement dans les activités criminelles ou déviantes, sur sa propre compréhension de sa situation sociale en même temps qu’une conscience et une acceptation de son identité criminalisée. Dans la conversation, Ramon exprimait son indignation d’être automatiquement catalogué comme déviant et criminel uniquement parce qu’il était pauvre et sans abri. Lucchini (1996) avance que l’un des éléments importants du processus complexe de la formation des enfants de la rue est la solidarité qu’ils ressentent lorsqu’ils font face à la discrimination. Ce groupe d’enfants de la rue qui utilisaient le Chuck Norris étaient très visibles et extrêmement marginalisés, et constituaient en cela des cibles faciles de la discrimination sociale. Ils évoluaient le long d’un continuum de violence qui les étiquetait comme « criminels en devenir » et se liguaient contre l’injustice qu’il y a à se voir attribuer une identité criminalisée. La séance photographique impromptue constituait l’indication du point jusqu’auquel la criminalité et la déviance normalisent la vie quotidienne, ainsi qu’un indicateur des espoirs des enfants de la rue à Santiago. C’était aussi un reflet de la construction de la subjectivité de ces enfants.

Bien que l’expérience de Ramon soit singulière, elle n’était pas extraordinaire. En fait, elle était assez commune pour être représentative de celle des enfants de la rue en général, dont les vies étaient submergées de multiples formes de violence destructrices et brutales. Les enfants de la rue étaient quotidiennement agressés et blessés par des individus (y compris par eux-mêmes), des institutions, la société et l’État. Quelques-unes de ces formes de violence se voyaient facilement, car elles étaient littéralement inscrites sur leur corps, par exemple les cicatrices d’automutilation. La plupart des enfants de la rue décrivaient le fait de taillader leurs membres ou leur torse avec des objets aiguisés comme un effort thérapeutique, car cela allégeait les émotions douloureuses comme la frustration, la colère, la tristesse, le chagrin et la culpabilité. Beaucoup admettaient s’être coupés pendant qu’ils étaient dans un COD comme un dérivatif à la monotonie, car une blessure leur donnait une raison « légitime » d’aller à l’infirmerie pour recevoir des soins. L’usage et l’abus de drogues, en particulier celles qui s’inhalent comme la colle et le toluène, étaient routiniers et normaux – ces drogues étaient bon marché, légales et faciles à obtenir. Elles procuraient un bref répit dans la réalité, mais causaient également des dommages neurologiques irréversibles. Les enfants de la rue s’engageaient consciemment dans ces deux activités, l’automutilation et l’usage de drogue, tout en sachant que la société et la loi les considéraient comme des indicateurs de déviance. Ils savaient que les carabineros recherchaient en particulier les cicatrices d’automutilation quand ils les arrêtaient dans la rue et qu’ils les traitaient durement quand ils en trouvaient.

La violence symbolique était peut-être encore plus dommageable pour les enfants de la rue, qui ont intériorisé leurs représentations sociales de déviants, de criminels et d’indésirables, tandis qu’ils sont incapables de discerner leur propre complicité dans ce cruel processus (Bourdieu et Wacquant 1992). Plus particulièrement parmi les enfants de la rue les plus fortement marginalisés, ceux qui n’avaient plus accès aux services tels que le programme journalier pour enfants de la rue ou le refuge pour enfants sans abri, en raison de leur incapacité à suivre les règlements, la criminalité n’était pas remise en question – il s’agissait, davantage que d’une stratégie, d’un moyen essentiel de survie. Être un bon voleur ou un bon criminel faisait gagner aux enfants de la rue, garçons ou filles, une réputation de choro, de « dur », qui leur conférait du crédit et les faisait respecter dans la rue, tout en avertissant les autres qu’il valait mieux ne pas avoir affaire à eux… pour quelque raison que ce soit. Plusieurs éléments pouvaient attester du statut de choro : certains l’identifiaient par l’aptitude à la bagarre, l’habileté à s’en sortir économiquement, le nombre de cicatrices d’automutilation visibles sur les membres ou le fait « d’avoir fait son temps » dans des COD. Les plus jeunes aspiraient à être choro et ils rivalisaient avec ceux, un peu plus âgés, qui adoptaient cette attitude ou la simulaient. En un sens, les enfants de la rue vénéraient la criminalité et la considéraient comme une possibilité réaliste de carrière. Être un bon criminel améliorait la qualité de la vie dans la rue, sous tous ses aspects – cela permettait de mieux manger, de mieux s’habiller et d’être davantage respecté par les autres enfants de la rue. D’où le fait que beaucoup de ces enfants choisissent d’être criminels, qu’ils aspirent à exceller dans cette profession et qu’ils s’y entraînent. Dans la blague de Ramon, il y avait une conscience évidente de sa position sociale de déviant et de criminel. Il acceptait une identité criminalisée parce qu’il était un criminel, et même excellent. Mais ce qui n’était pas évident était la compréhension du fait que la criminalité n’était pas tant un choix individuel de carrière qu’une attribution, pour les enfants de la rue socialisés dans les COD qui ont été rendus criminels. La violence symbolique s’était exercée à travers la méconnaissance sociétale et individuelle de l’origine de leur criminalité.

Le fait que les enfants de la rue aient intériorisé la criminalité avait pour conséquence manifeste qu’ils étaient perçus et traités comme des menaces contre des individus et la société en général[19]. Qu’ils fussent perçus à la fois comme « dangereux » et comme menores, ou délinquants, les faisaient automatiquement concevoir comme criminels dans l’imaginaire public. Les productions médiatiques telles que les journaux ou les informations télévisées contribuaient à ces représentations négatives des enfants de la rue, en mettant l’accent sur « le problème des enfants de la rue » (Salazar, à paraître). Elles diffusaient des articles et des reportages à sensation, pour informer le grand public de la vie des enfants de la rue, les décrivant comme des objets de crainte et de pitié. Ces reportages avaient tendance à souligner les activités « anormales » dans lesquels ces enfants étaient engagés, comme l’usage de drogue, l’activité sexuelle et le crime. Cela, en retour, renforça leur statut de « sujet de préoccupation » et de menores dangereux et délinquants nécessitant une surveillance policière.

Une conséquence moins évidente était le fait que les enfants de la rue étaient conceptualisés différemment des enfants, disons « normaux », faute d’un meilleur terme (Salazar, à paraître). Les enfants constituent une catégorie particulière de citoyens sans droit de vote, mais en théorie cette restriction à la citoyenneté n’est que temporaire et n’est conçue pour s’appliquer que lorsqu’ils sont jeunes et en train de se développer physiquement, émotionnellement et socialement, autrement dit avant qu’ils ne deviennent adultes. Mais les enfants mineurs, exclus de l’entière citoyenneté jusqu’à l’âge de la majorité, n’en constituent pas moins une ressource de la plus haute importance qui assure la perpétuation de l’État-nation et de la société civile. Les enfants sont des « proto-citoyens », ou citoyens en devenir et, en tant que tels, se voient accorder une protection spéciale de la part des institutions chargées de les socialiser en citoyens « désirables », telles que la famille ou le système éducatif (Messer 1993). Les enfants de la rue au Chili étaient conceptualisés comme des « criminels en devenir », des menores, catégorie sociale dont les membres étaient indésirables et avaient compromis leur citoyenneté et leurs droits. Les perceptions et les étiquettes de criminalité qui leur sont attachées ont eu pour effet la proscription de leurs droits spécifiques en tant qu’enfants et ont compromis leur futur statut de citoyens à part entière.

Le secret public du néolibéralisme

Les programmes et les politiques lancées sous le régime militaire de Pinochet, notamment la SENAME et les centres correctionnels qu’elle a créés, les COD, ont grandement façonné l’expérience des enfants et des jeunes vivant dans la rue. L’adoption de stratégies néolibérales dans le but de hisser le Chili dans le Premier monde, le fameux « traitement de choc » de Friedman, a aggravé les inégalités sociales, économiques et politiques préexistantes entre les secteurs riches et pauvres. Le programme néolibéral représentait l’élite aisée, tandis que la majorité pauvre était opprimée et réduite au silence. Cette période eut pour résultat l’expansion, l’intensification et la criminalisation de la pauvreté, en particulier dans les comunas géographiquement marginalisées d’où sont sortis la plupart des enfants de la rue. L’image perturbante d’enfants de la rue vivant dans un tunnel de drainage au pied du gratte-ciel le plus moderne du Chili illustre clairement les inégalités sociales, économiques et politiques engendrées par le néolibéralisme : ici, la dissonnance entre l’image et la réalité ne peut être niée.

En dépit de la signature de la Convention des Nations Unies sur les Droits de l’Enfant, les droits des enfants de la rue ont été constamment ignorés. Au lieu d’être protégés, les enfants de la rue ont été propulsés vers la criminalité le long d’un continuum de violence. Leurs corps étaient les lieux où de multiples formes de violence – structurelle, institutionelle, symbolique et quotidienne – s’entrechoquaient, laissant des cicatrices au passage. Les enfants de la rue en tant que groupe n’avaient pas conscience de leur propre histoire – comment l’État est à l’origine de leurs identités criminalisées par la création d’institutions comme la SENAME et les COD, et par des catégorisations et des étiquettes telles que menores et délinquants. Ramon plaisantait sur son identité criminalisée ; il ne l’embrassait pas seulement comme étant la sienne, mais comme si elle trouvait sa source en lui-même, après que l’État, la société et ses pairs l’eurent convaincu qu’il était un « criminel en devenir ». La criminalité, après tout, était naturelle aux enfants de la rue. Et les criminels se voient attribuer une citoyenneté moindre si l’on considère certains droits civils, comme la privation de liberté et la révocation du droit de vote. Le corps politique des enfants de la rue se caractérisait par la criminalité, la déviance et la marginalisation. La construction sociale voulant que les enfants de la rue soient des « criminels en devenir » avisait les institutions en place telles que la SENAME, influençait l’imaginaire public, et était renvoyée en miroir aux enfants de la rue à travers les représentations médiatiques. Les enfants de la rue ont été dressés pour une citoyenneté de seconde classe qui trouvait sa justification dans leurs identités criminalisées réelles ou imaginées.

Ainsi que nous l’avons mentionné, un « secret public » est « ce qui est de notoriété publique mais ne peut être articulé » (Taussig 1999 : 5). Il s’agit d’une connaissance commune qui doit être réprimée, car elle menace l’illusion de la normalité nécessaire pour mener sa vie quotidienne comme à l’accoutumée. Donc, les « secrets publics » constituent une subtile forme de violence ; ils représentent la promesse d’une illusion de normalité que l’on peut atteindre en imposant le silence. À travers l’acte qui consiste à garder un « secret public » au moyen de l’autocensure, les citoyens, au niveau individuel, sont des agents actifs dans le fait de réduire au silence et de réprimer la société. Reconnaître un « secret public » requerrait, de la part des cioyens en tant qu’individus et au niveau collectif en tant que société, un engagement moral et social autant qu’une action pour changer une situation inacceptable. Une telle action impliquerait une résistance active et ouverte aux forces répressives, de même qu’un dédain de la peur et des conséquences de la dissidence. Dévoiler le « secret public » des enfants de la rue du néolibéralisme oblige à affronter les réalités que le néolibéralisme a créées, telle que l’inégale répartition des richesses, des ressources et même des droits. Il oblige à reconnaître que l’avancée positive vers l’assurance des droits humains de base pour tous, au moins dans le cas des enfants de la rue, perpétue le « secret public » en masquant la réalité du néolibéralisme sous des droits théoriques.

Cet article suggère que l’acuité du phénomène des enfants de la rue au Chili est directement corrélé à la vision néolibérale draconienne de Pinochet pour le pays. Les enfants de la rue sont le « secret public » du néolibéralisme. Ils symbolisent la violence structurelle inhérente aux stratégies néolibérales, qui ont promu et aggravé les inégalités économiques, sociales, politiques et culturelles. Les enfants de la rue nous rappellent quotidiennement que l’image de la réussite néolibérale que le Chili projette dans l’arène mondiale n’est ni impartiale, ni inclusive. Ils représentent cette réalité qui est que le néolibéralisme n’a pas été bénéfique à tous les citoyens chiliens.

Article inédit en anglais, traduit par Anne-Hélène Kerbiriou.