Article body

Introduction

La bioéthique est devenue à juste titre un objet anthropologique. Intrigués par les discours et les pratiques de la bioéthique, les anthropologues se questionnent sur sa capacité théorique et méthodologique de répondre aux nombreuses questions éthiques soulevées par la pratique clinique et la recherche biomédicale dans un contexte de diversité intra- et interculturelle, d’inégalité d’accès aux soins, de complexité des expériences de maladie et de traitement. Pour les anthropologues, la bioéthique, ethnocentrique et abstraite, arrive difficilement à appliquer ses savoirs dans des pays non-occidentaux d’une part, et dans les situations concrètes de la pratique et de la recherche biomédicale[1], d’autre part. Ma recherche[2] s’est inscrite dans cette démarche de questionnement sur la bioéthique par rapport à son contexte d’élaboration et d’activité : à savoir, premièrement, comment la bioéthique, dans le cas moldave pour ce qui nous concerne, est-elle tributaire du contexte sociopolitique et culturel d’où elle émerge et, deuxièmement, dans quelle mesure son contenu (analyses, principes, positions) tient compte du spécifique local[3]. Une double ethnographie a été utilisée en vue d’obtenir des réponses : une pour la bioéthique et une autre pour l’avortement[4]. On trouvera donc ça et là dans cette note de recherche des résultats et conclusions qui figurent par ailleurs dans ma thèse de doctorat.

Anthropologie de la bioéthique

L’anthropologie de la bioéthique, l’ethnoéthique et l’anthropologie des moralités

Interpellés auparavant de près ou de loin par les moralités locales, les anthropologues s’intéressent de plus en plus à cette problématique grâce à l’avènement de la bioéthique sur la scène publique, notamment à l’occasion de son application sur des terrains extérieurs à l’Occident. L’étude de la compatibilité de cette nouvelle discipline et pratique avec les réalités non-occidentales est inspirée à la fois de l’anthropologie (ethnographie) des moralités et de l’ethnomédecine, comme c’est le cas, entre autres, pour l’approche ethnoéthique de Lieban (1990) ou pour la perspective ethnomédicale proposée par Fabrega (1990). Du point de vue anthropologique, la bioéthique est un phénomène culturel fondé sur la tradition philosophique et juridique occidentale : elle donne primauté à l’individu et insiste sur les droits individuels, sur l’autodétermination et sur le privé ; elle utilise le langage des principes et des droits ; elle repose sur des techniques et des règles logiques, sur une pensée objective, rigoureuse et précise (Muller 1994 ; Marshall et Koenig 2000). La bioéthique est aussi médicocentrique, ethnocentrique et psychocentrique, estime Kleinman (1995), car elle fonctionne selon les structures institutionnelles de la biomédecine, les valeurs de l’Occident, et est basée sur l’idée de primauté de la rationalité, ce qui l’éloigne des expériences concrètes vécues par l’individu. Ainsi, deux critiques se développent parallèlement : la première concerne le rapport de la bioéthique à la diversité culturelle (à l’intérieur et à l’extérieur des pays occidentaux), et la deuxième fustige son manque de sensibilité par rapport à la complexité du quotidien et à l’expérience vécue. Si, dans un premier cas, on reproche à la bioéthique d’être ethnocentrique (porteuse de la culture éthique occidentale), dans le deuxième cas, on lui reproche d’être trop abstraite, du fait qu’elle est basée sur des principes philosophiques, et ignorante de la particularité de chaque situation ou de chaque prise de décision. Dans un cas comme dans l’autre, ce qui lui manque, c’est la mise en contexte de ses réflexions et de ses actions (Muller 1994 ; Kleinman 1995 ; Marshall et Koenig 2000). La sensibilisation de la bioéthique envers le contexte serait rendue possible, selon les anthropologues, par l’usage de méthodes qualitatives, soit de l’ethnographie des prises de décision quotidiennes et des moralités locales (Kleinman 1999).

Ainsi, l’anthropologie de la bioéthique[5] se définit comme un domaine de l’anthropologie qui, à partir de recherches de terrain sur le contexte des prises de décision – avec tout ce que cela implique : construction des justifications et des jugements éthiques, définitions et usages des savoirs et « traditions morales », pressions et rapports de pouvoir –, se penche sur la constitution de cette nouvelle éthique et sur son fonctionnement dans divers milieux socioculturels dans une perspective inter- et multiculturelle, autant en Occident qu’ailleurs. La présente note s’inscrit dans ce domaine du fait du questionnement qui a présidé à la recherche (notamment la sensibilité de la bioéthique moldave au contexte local) et par l’approche méthodologique utilisée (étudier la bioéthique moldave en tant que discipline construite dans un milieu socioculturel donné et l’interroger en rapport avec un phénomène sur lequel elle se prononce – l’avortement – à travers une ethnographie de la moralité de l’avortement).

La bioéthique en Moldavie

La bioéthique est apparue en Moldavie vers 1995, à la différence des pays occidentaux où on en parle depuis les années 1960-1970. Elle est née au sein de l’UEMPh[6] et se développe jusqu’à aujourd’hui surtout dans une dimension académique, même si des démarches ont été officiellement entreprises afin d’en faire une institution sociale[7]. La bioéthique moldave est assez particulière dans sa conception : on inclut dans le même domaine aussi bien l’éthique médicale que l’écologie, et l’on se fonde ainsi sur la définition de la bioéthique de Potter (2002)[8]. Les principes et les objectifs de cette bioéthique font référence au problème de la « survie de l’humanité ». Soucieuse de la protection de l’environnement, la bioéthique moldave se rapproche dans sa définition de l’« éthique du futur » de Jonas (1998), à la différence de ce que les bioéthiciens moldaves proposent sur d’autres principes, tels que le biosphérocentrisme et le co-évolutionnisme[9] sur lesquels ils entendent baser une bioéthique théorique, philosophique. En dépit de ce cadre théorique tout de même potterien, les « dilemmes bioéthiques » discutés en Moldavie concernent presque tous des questions biomédicales aux dépens de celles de nature plutôt environnementale. Ce phénomène paradoxal – la coexistence du désir de globalisation du champ d’action de la bioéthique et, simultanément, de l’effacement devant des dilemmes non biomédicaux – met en évidence le fait, souvent relevé par les anthropologues, que la bioéthique est une construction dépendante de son milieu. Dans le cas de la Moldavie, la bioéthique est à la fois le fruit des intérêts professionnels des bioéthiciens (leurs formations et leurs activités dans des domaines spécifiques de la philosophie – par exemple, l’informatique sociale, la cognitologie sociale, la noosphérologie – déterminant l’intérêt pour des questions et des réflexions abstraites) et de son milieu (incluse au sein de l’UEMPh, elle ne peut pas échapper à ce milieu et se développer dans d’autres directions).

Qu’en est-il des problèmes particuliers dans les réflexions bioéthiques moldaves? Quelle position prend-t-on à ce sujet et comment la défend-on? En fait, les auteurs moldaves qui se prononcent précisent en premier lieu les positions exprimées sur ce dilemme dans la littérature bioéthique extérieure à la Moldavie (pro-choix vs pro-vie, conservateur vs modéré ou libéral) ; puis ils affirment que, du point de vue de la bioéthique, l’avortement est acceptable seulement en cas de danger pour la santé et la vie de la femme (Tirdea 2005 : 183-190 ; Esanu 2002 ; Gramma 2007 : 80-84). Le principe invoqué est celui du respect de la vie. L’avortement, comme d’autres dilemmes éthiques, ne constitue pas un sujet de débat en bioéthique – qui identifierait des pour et des contre – du fait que la position bioéthique généralement retenue s’avère homogène. Lors de la mise en évidence de ce fait, peu de données se référant spécifiquement à la réalité moldave sont apportées pour nourrir la réflexion (à part quelques statistiques officielles sur le nombre d’avortements au niveau du pays). Or, le contexte local de l’avortement est très complexe. Il présente tout d’abord des résidus de la « culture de l’avortement » (construite paradoxalement par la politique soviétique pronataliste) ; puis, de fortes pressions de l’Église orthodoxe (récemment de retour sur la scène publique) ; s’y associent ensuite des conditions socioéconomiques particulières pour la femme, ainsi que, pour finir, des perceptions de la sexualité et de la maternité tout à fait locales. Ce contexte local exerce une pression certaine sur les femmes lorsque celles-ci doivent prendre une décision concernant la poursuite ou non d’une grossesse.

Contexte de l’avortement en Moldavie

La pratique de l’avortement : statistiques, droit, politique

Conformément aux données officielles[10], le nombre d’avortements a diminué dernièrement : il est passé de 31 293 en 1998, alors qu’il était de 17 965 en 2004 et de 16 642 en 2005, pour finir à 15 742 en 2006. On parle de 27,3 avortements en 1998 et de 17,6 avortements pour mille femmes en 2004 ; et sur 100 bébés nés, on compte 80 interruptions de grossesse en 1998 et 45 en 2004. Ce sont des données officielles qui, pour plusieurs raisons[11], ne correspondent pas à la réalité, le nombre d’avortements étant beaucoup plus élevé selon certains indicateurs sur le terrain. Du point de vue juridique, le choix de l’avortement est libre jusqu’à la 12e semaine, à la condition qu’il soit effectué dans une institution médicale[12] ; après ce terme, l’avortement est encore possible s’il se fait en conformité avec la réglementation du MSPS[13] en vigueur. En tant qu’objet de la politique moldave actuelle, l’avortement est abordé sous l’angle de la santé publique : il faut « réduire l’usage de l’avortement comme méthode pour régler les naissances et […] assurer, en cas de nécessité, des conditions adéquates à la pratique de l’avortement » (HGO 913/2005 : art. 990)[14] afin de diminuer les conséquences négatives sur la santé et la vie de la femme. Si, du point de vue politique, juridique et médical, la situation semble plutôt favorable à l’avortement en Moldavie, dans les faits, elle ne l’est pas. Lorsqu’on considère l’ensemble des autres aspects liés à l’avortement – les conditions historiques, culturelles, sociales et économiques de la prise de décision en cas de grossesse non-désirée, entre autres –, on constate en effet que la réalité est quelque peu différente…

La culture de l’avortement : les racines soviétiques du comportement reproductif actuel

Depuis la chute du communisme, la Moldavie, à l’instar des autres pays de l’ex-bloc soviétique, est confrontée au problème de l’usage répandu de l’avortement comme méthode de régulation des naissances. Il faut dire que la période soviétique s’est tout d’abord caractérisée par un manque de moyens contraceptifs, en dépit des recherches démontrant à la fois la nécessité et le désir des femmes d’en utiliser (Avdeev, Blum et Troitskaja 1994). Cela s’explique ensuite par la politique restrictive de l’État ainsi que par la mauvaise qualité des produits offerts (Popov et David 1999 : 239, 247-248). Enfin, l’image diffusée par les médias soviétiques selon lesquels les méthodes modernes de contraception représentaient « une détérioration morale et une promiscuité sexuelle de l’Ouest » (Remennick 1991 : 845-846), n’a pas aidé à la diffusion et à l’acceptation de moyens contraceptifs. Parallèlement à cela, la pratique de l’avortement, bien que légale, s’avérait douloureuse pour les femmes, autant psychologiquement (attentes longues, attitudes brutales de la part du personnel médical, surpeuplement des salles d’opération, procédure trop courte, absence de confidentialité) que physiquement (mauvaises conditions d’hygiène, manque partiel ou total d’anesthésie) (de Sève 1993 : 79-81). La légalité de la pratique a toutefois permis la mise en place d’une « culture de l’avortement » qui va de pair avec une « industrie de l’avortement » : des milliers de gynécologues faisaient ainsi de la pratique de l’avortement un emploi à temps plein (Tichtchenko et Yudin 1997 : 36).

L’impact de la religion sur la perception de l’avortement

Après l’indépendance, l’Église orthodoxe reprend sa place sur la scène publique en Moldavie : elle se rend visible avec la construction de nouveaux locaux et la participation de hauts dignitaires à des processions religieuses ; elle se fait entendre par ses prises de position et son implication dans des débats publics, tels que celui concernant le cours « Habitudes de vie »[15]. Les membres de l’Église et d’autres groupes (chrétiens) de citoyens qui se sont joints à eux se sont prononcés contre ce cours. On lui reproche en effet d’être un moyen de pervertir la jeunesse et d’attaquer les « valeurs chrétiennes et traditionnelles », telles que la chasteté ou la famille. Lorsqu’on parle de dépravation des jeunes et de contraception, c’est principalement la femme qu’on vise, comme on le verra plus loin. Pour ce qui est de l’avortement, c’est également la femme qui sur laquelle est rejetée la plus grande part de responsabilité : « La mère, surtout la mère, a la plus grande responsabilité parce qu’elle donne naissance », disait ainsi un prêtre en guise de justification. Cette responsabilité va de pair, on l’aura compris, avec l’obligation de la femme d’accoucher et d’être mère. Et même si les prêtres interrogés pour cette recherche mentionnent l’importance de poser la question de l’avortement également aux hommes lors de la confession, c’est aux femmes qu’ils s’adressent en général dans leur discours précédant la cérémonie de la confession. Ainsi que le disait un prêtre lors d’un discours précédant la confession à Chisinau :

Les femmes qui ont eu un avortement doivent lire des prières, faire 10 génuflexions tous les soirs et tous les matins pendant un an, donner des aumônes pour l’esprit de l’enfant non né et allumer une torche. […] L’accès à l’intérieur de l’église est possible seulement une fois qu’un prêtre a lu à la femme l’absoute à l’entrée de l’église. Une fois dans l’église, la femme doit confesser son péché et recevoir un canon.

Prêtre, avril 2006

Selon le discours orthodoxe, l’avortement est un péché grave, plus que ne l’est un meurtre, parce que la victime est un être innocent et sans défense. Cet acte porte une double opprobre, selon les prêtres orthodoxes : d’une part, il s’agit d’un meurtre et donc de mort ; d’autre part, il s’agit d’enlever à « l’enfant » l’accès à la vie chrétienne par le baptême. Ainsi, la tache que représente le péché d’une femme qui a avorté se reflète autant sur son âme propre que sur celle de son « enfant » ; ce n’est pas seulement son âme qu’elle a prédestinée aux limbes, mais également celle de son « enfant » qui ne peut pas aller au paradis. Par cette double faute, la femme serait, dans la vision de l’Église orthodoxe, doublement responsable et coupable. La sur-culpabilisation de la femme par rapport à d’autres acteurs – le partenaire sexuel ou le médecin – est ainsi régulièrement alimentée par les prêtres orthodoxes. Le discours qu’ils bâtissent sur le péché que constitue l’avortement est construit exclusivement à l’intention des femmes, du début à la fin. Des procédures d’accès au pardon[16] pour ce péché, bien sûr réservées aux femmes, existent cependant en parallèle avec la tendance à la sur-culpabilisation des femmes.

Jugements et justifications : influences du contexte sur le discours moral

La maternité versus la sexualité : la présence d’enfants, leur âge et l’âge de la femme

Un élément souvent cité dans la justification du choix de l’avortement est la présence d’enfants chez la femme qui se fait avorter, ainsi que leur âge. On comprend vite, lors de discussions avec des membres du personnel, que certaines justifications données par les femmes venues pour avorter sont considérées comme « bonnes », « suffisantes » et, surtout, « évidentes » : « Ben, elle a deux autres enfants à la maison! ». Le ton ne laisse presque pas de place à l’ambiguïté. Selon mes recherches, l’attitude consistant à justifier tout avortement s’il est précédé d’au moins un accouchement se fonde sur le discours médical qui dénonce les risques sur les capacités reproductives ultérieures dans le cas d’une première grossesse. Le discours est en effet plus permissif lorsqu’il s’agit d’interrompre une grossesse à la suite d’un ou de plusieurs accouchements. Cette idée est souvent avancée en guise de justification ou de jugement vis-à-vis de l’avortement par les femmes qui avortent aussi bien que par celles qui voient les autres se faire avorter. Tel est le cas de cette femme qui, lorsqu’elle est allée avorter, s’est retrouvée dans une salle d’attente avec plusieurs autres femmes[17] :

Vraiment on se sent... comme si on te montrait du doigt. Et en plus on te demande : « Pourquoi es-tu venue? Tu es tellement jeune, tu ne veux pas d’enfant? ». Je leur ai répondu : « J’ai un autre petit à la maison ». « Ah, si tu as un petit... ». Et comme ça elles ont toutes compris, cela a été comme une justification ...

A., Femme mariée, 35 ans

Mais, au-delà de la logique biomédicale, d’autres représentations sont en jeu. Elles concernent la sexualité et l’état civil d’un côté, et la sexualité et la maternité de l’autre. La distinction entre le fait d’être mariée ou non figure dans les discussions avec le personnel médical au travers ce que j’ai appelé le critère de maturité dans la prise de décision. La démarche de prise de décision des mariées intègre trois aspects : le calcul (situation matérielle), la planification (nombre désiré d’enfants) et la stabilité sociale (dans le cas d’une femme mariée). À l’opposé, les célibataires qui prennent la décision d’avorter le font sous la pression (peur des parents, des proches) ; elles ne contrôlent visiblement pas la situation (tête baissée, voix basse) et sont en position d’instabilité sociale (non mariées). Les traits décrivant cette maturité peuvent changer : ainsi, on entend dans le discours de certaines étudiantes en résidence en gynécologie et obstétrique que les célibataires prennent (trop) à la légère l’avortement, tandis que les femmes mariées montrent que l’acte posé représente une souffrance (elles pleurent ou crient après leur mari, qu’elles accusent de « meurtre »). Même si les descriptions diffèrent, la distinction mariée/non mariée est toujours utilisée comme critère pour justifier ou juger un avortement. Le personnel médical approuve les avortements faits par des femmes mariées et désapprouve ceux demandés par les célibataires, en utilisant un discours de différenciation, basé sur le critère de maturité de la décision et de l’acte.

Pour ce qui est de l’âge des enfants, ce critère peut être évoqué sous deux formes différentes pour justifier un avortement : soit la femme a déjà un bébé qui est encore trop petit pour que la femme puisse accoucher d’un autre, comme nous l’avons vu plus haut ; soit la femme a des enfants déjà relativement grands (adolescents ou adultes) et cela la met dans la situation où « il n’est plus concevable d’accoucher ». Que les enfants soient dans les dernières années de secondaire, ou même qu’ils soient mariés, et la femme se décidera pour l’avortement, en dépit de ses croyances religieuses.

Une fois à la clinique, j’ai vu une femme […] et elle a dit : « j’ai une fille mariée, mon fils est enrôlé dans l’armée[18] et me voilà! Je me disais que j’étais déjà pardonnée [en ménopause], mais je suis tombée enceinte. […] Voilà, j’ai 45 ans et je vais faire un péché : [avorter] avant les fêtes [de Noël]. J’aurais attendu après, mais il grandit ». […] Elle avait honte d’accoucher.

Femme mariée, 47 ans, 3 enfants, pas d’avortements

Une sexualité à cacher, c’est ce que signifient par extension les avortements issus de circonstances semblables. Cela va de pair avec la valorisation de la maternité. Cette dernière a été et reste l’objet de nombreux discours. La politique pronataliste soviétique faisait de la maternité le devoir citoyen par excellence pour la femme, voire une grande et honorable obligation du fait de sa grande portée collective ; elle interdisait ainsi ou n’encourageait pas le développement de moyens contraceptifs modernes, et par conséquent entendait rendre difficile l’expérience de l’avortement comme pratique légale. Dans la vision chrétienne orthodoxe, la sexualité en général a pour seul but la reproduction, et la femme est obligée de donner naissance à l’être qu’elle porte, dont la vie est aussi une création divine. Pour les médecins, le fait qu’une femme doive devenir mère est sous-entendu dans le discours sur les risques encourus à l’interruption de la première grossesse, risques moins importants lorsque l’avortement suit un (des) accouchement(s) (ou s’il est fait sur « recommandation médicale »). Dans la population en général, l’importance accordée à la maternité dans le couple se révèle dans le langage courant moldave, où l’on demande pourquoi une jeune mariée sans enfants n’en fait pas à son mari, et où l’on juge une femme qui n’a pas eu d’enfants àcause de ses nombreux avortements. Le choix de poursuivre ou non une grossesse – avortement ou accouchement – serait ainsi le résultat d’un « arrangement » (Boltanski 2004) que la femme prend, plus ou moins volontairement, sous le coup des pressions politiques, religieuses et sociales.

Question de libre choix : la violence et les conditions économiques

Souvent, parmi les justifications données par les femmes au sujet du choix de l’avortement sont nommées les conditions socioéconomiques, notamment la pauvreté. Sans entrer dans les détails statistiques, mentionnons que la Moldavie est un des pays les plus pauvres d’Europe et que la situation des femmes y est particulièrement difficile : il s’agit d’une pauvreté au visage féminin. Ajoutons à cette vulnérabilité économique la violence domestique, largement répandue, subie à la fois par les femmes et les enfants. Cette violence est cependant gardée sous silence : la grande majorité des femmes ne déclarent pas aux autorités les abus de leur mari. Si certaines portent plainte à ce propos, la police pour sa part ne s’y intéresse pas sérieusement sous prétexte que ce ne sont que des « problèmes de famille » (Bodrug-Lungu 2004 : 179). L’inefficacité des punitions (soit les policiers déconsidèrent les femmes et ne font rien, soit ils font trop peu et laissent les partenaires violents s’en sortir avec une légère amende), la honte de s’avouer « battue » ainsi que la crainte de voir alors la violence augmenter incitent les femmes à se taire.

La procréation est un chapitre à part dans le livre sur la violence conjugale. Une femme que j’ai rencontrée dans une salle d’attente avant son avortement a témoigné dans se sens. Elle était venue avorter en dépit de ses croyances religieuses puisqu’elle était effrayée à l’idée de dire à son mari qu’elle était enceinte. Il ne s’agissait pas d’une peur vague ou injustifiée. En effet, lors de sa quatrième et dernière grossesse, elle avait déjà subi physiquement, et de manière violente, la désapprobation de son conjoint. Il ne voulait pas d’un quatrième enfant. Dans la plupart des cas de violence liée à la procréation, les femmes sont culpabilisées par leur mari du fait que la grossesse implique un nouvel enfant dans la famille, autrement dit, « une bouche de plus à nourrir ». La faute de la femme serait aggravée par l’obligation subséquente de rester une période, au moins une année, encore sans emploi. L’époux se voit ainsi devant un double « problème » ou « choc », comme me le disaient les hommes dans les entrevues : l’augmentation du nombre des membres de sa famille (augmentation des dépenses) et l’impossibilité pour sa conjointe de travailler (diminution des revenus). Une autre femme que j’ai rencontrée et qui a subi plusieurs avortements dans ces conditions m’a raconté ce qui suit :

Je me suis mariée et j’ai eu un premier enfant. Quelques mois après, je suis tombée enceinte encore une fois [...]. Quand il a appris que j’étais enceinte, il m’a dit que c’était déjà assez qu’il m’ait nourri un an. Et je suis allée avorter. 

Femme, 55 ans, divorcée, 2 enfants, plusieurs avortements

Mais, comme je l’ai mentionné plus haut, cette violence physique ou verbale du mari envers la femme reste souvent occultée, les femmes n’en parlant pas beaucoup. Telle était la situation de la femme qui était venue avorter en cachette de son mari. Elle m’a davantage parlé de la stérilisation manquée que de la violence de son mari. Elle avait pris des mesures pour échapper à la haine de son partenaire, afin de ne pas être de nouveau enceinte. Toutefois, ces mesures s’étant avérées inefficaces, elle s’est retrouvée démunie vis-à-vis de son époux. Or, à aucun moment, devant moi pour le moins, elle ne s’est interrogée sur la légitimité de l’attitude de son mari. Elle l’intégrait comme une donnée de son vécu avec laquelle il lui fallait composer et organiser son quotidien. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était contourner l’attitude du mari et avorter en cachette, bien que pour elle l’avortement soit un péché. Sachant cela, on peut se demander de quelle sorte de « liberté de choix » l’avortement représente véritablement pour les femmes en Moldavie. Cette femme a choisi d’être la « plus coupable », selon les mots d’un des prêtres interviewés, risquant ainsi son âme et celle de son « enfant », alors que, toujours pour le prêtre, « si la femme veut avoir cet enfant, elle sera protégée même par la Loi, par l’État ». Or, cette protection ne semble convaincre personne. Après cette recherche de terrain, je crois difficilement à une intervention efficace en matière « d’aide » aux femmes violentées de la part des autorités officielles moldaves.

L’image de « cumsecade »[19] : la honte, la peur et la violence

Les jeunes femmes célibataires qui se retrouvent enceintes n’échappent pas pour autant à ces situations de violence. Dans leur cas, la responsabilité est placée sur la famille de la femme. « Sa nu ne faci de ris! » (« Ne nous fais pas honte! ») est l’une des phrases souvent utilisées dans le processus d’éducation des filles moldaves. L’injonction « Ne nous fais pas honte! » réfère aux relations avec les jeunes hommes, notamment les relations sexuelles. Une femme (villageoise, âgée de 29 ans, mariée, ayant connu un accouchement avant le mariage) me disait que, selon elle, dans les communautés villageoises on donne une éducation particulière aux filles, qu’elle juge pour sa part inadéquate : une éducation qui instille une attitude négative envers les grossesses et les accouchements extraconjugaux et transmet la valeur d’obéissance de mère en fille – une obéissance au mari qui prolongerait l’obéissance au père ou aux parents. Cette éducation fait usage d’un référent extérieur au groupe familial : la « lumea » (traduction directe du roumain signifiant le monde –, qui est souvent utilisée pour désigner « les autres », « la communauté »). Dans ces circonstances, une fille enceinte se confronte à la crainte de ses parents d’être montrés du doigt, d’avoir honte devant la lumea ; crainte qui engendre souvent chez eux une réaction de haine envers la fille enceinte et célibataire :

Souvent, la fille ne peut pas retourner avec son enfant dans la famille parce qu’elle provient d’un milieu rural, parfois d’un milieu urbain, aussi, et elle pense à ce que diront les voisins, les parents... « C’est une grande honte! ». « Il faut absolument abandonner cet enfant! » […]. La première réaction des parents est : « Qu’on ne te revoie jamais à la maison! » ; ils bannissent la fille de leur maison […]. C’est tellement honteux pour eux!

A., assistante sociale[20]

Dans plusieurs histoires semblables, la honte que la grossesse a attirée sur les parents a poussés ces derniers à bannir leur fille de la famille, et, ce faisant, à exercer une violence verbale et/ou physique à son égard. Citons quelques exemples[21]. Une fille, âgée de 20 ans, étudiante, a été répudiée par ses parents : c’était une « tragédie » pour la famille et sa soeur l’a emmenée à la clinique pour avorter. De la même façon, une autre étudiante de 18 ans, qui était rentrée au village pour dire à ses parents qu’elle était enceinte a été chassée par sa mère : « Va-t-en et ne reviens jamais ici! ». Enceinte et délaissée par son compagnon, une autre femme est allée chez sa soeur au village ; celle-ci lui a dit : « Soit tu te fais avorter et je te reconnais encore comme soeur, soit tu accouches de cet enfant et je ne te permets plus de t’approcher de ma maison ». La honte vis-à-vis de la communauté incite les parents à exiger de leur fille qu’elle avorte même si un mariage est déjà prévu et que les futurs parents veulent garder l’enfant déjà en route ; et ce parce qu’il est impossible de cacher une grossesse avec le mariage et que la crainte de subir la honte devant la communauté prévaut devant le désir des jeunes de garder l’enfant.

Dans une situation de grossesse hors mariage, c’est la fille, en règle générale, qui est jugée et non le jeune homme. Lors de mes rencontres avec de jeunes étudiantes en première année d’université, à la question portant sur le comportement des jeunes hommes en cas de grossesse de leur partenaire, elles m’ont dressé le tableau suivant : soit les jeunes hommes disparaissent ou ils ne s’impliquent pas, et laissent les filles se débrouiller seules, soit ils remettent en question le fait que l’enfant soit le leur. Certains d’entre eux ne veulent pas avoir d’enfant et envoient leur partenaire se faire avorter ; d’autres leur donnent au moins de l’argent pour couvrir une partie des frais de l’avortement et se sentent ainsi libérés de leur responsabilité. S’il y en a qui partagent la responsabilité de la grossesse de leur partenaire, la grande majorité ne le fait cependant pas, disent-elles. La situation est perçue de manière similaire par les hommes que j’ai rencontrés : lorsqu’il y a une grossesse chez un couple non-marié, le partenaire cherche diverses « solutions » pour se désister et ne prendre aucune responsabilité envers cet enfant. Dans le cas d’une grossesse non destinée à se qualifier plus tard de « prémaritale », la honte est davantage ressentie par la fille que par son partenaire. En effet, le contexte de violence familiale vaut pour les jeunes femmes et non pas pour les jeunes hommes. Il semblerait au contraire que les avortements contribuent plutôt à former leur image d’ « homme », à l’instar de ce que racontait un homme marié qui a déjà participé à l’organisation d’avortements pour les partenaires de ses amis :

Habituellement, les gars disent que les filles sont coupables. Ou ils commencent à dire que l’enfant n’est pas le leur, qu’ils ne prendront aucune responsabilité. Pour les gars, c’est un grand choc. Tout de suite ils cherchent à faire quelque chose. […] C’est clair qu’on dit plus de mauvaises choses sur la fille! Pour le jeune homme, on ne fait aucune remarque. La situation qui se crée, c’est que le partenaire de la fille ne souffre pas du tout, on va peut-être même le considérer davantage comme un homme. Mais la fille est chassée de la maison, bannie, battue. Elle est coupable d’avoir fait ça. Le jeune homme, non!

Homme marié, 29 ans

Il s’agit donc d’une question d’éthique de la sexualité. La justification basée sur la situation matérielle, qui semblait significative dans le cas d’une femme mariée, n’est pas valable pour une célibataire, même si elle subit d’ailleurs souvent le même problème (à un niveau plus grave encore, étant donné qu’elle est délaissée à la fois par le partenaire et par sa famille) : pas de logement ni d’argent pour subvenir à ses besoins ni à ceux de l’enfant à naître. Ce qui prévaut dans l’élaboration du jugement moral sur l’avortement d’une célibataire est la question de la sexualité. Les conditions socioéconomiques ne pèsent en effet pas beaucoup dans la balance. Enceinte et célibataire, la fille a le choix entre se marier (si elle a la chance que le jeune homme la demande en mariage – ce qui constitue l’aspect « positif » de la grossesse), ou bien accoucher en célibataire et devenir fille-mère, ou encore avorter. S’il n’y a pas de mariage, et compte tenu de l’exclusion forte des mères célibataires et de la valorisation de la vie en couple, le choix est de ce fait restreint. En cas d’une grossesse extra-maritale, la fille est exposée à une double perte : elle est rejetée par sa famille, qui désire échapper à la honte, puis elle est marginalisée par la société moldave qui accorde peu de place aux mères célibataires. Ainsi l’avortement devient-il une façon de se préserver de la honte et de « de l’exclusion » (Ferrié et al. 1994 : 684). La valeur de chasteté, souvent mensongère puisqu’on sait que les jeunes ont de nos jours des relations intimes avant les fiançailles bien que ce soit difficilement accepté –, est en effet importante pour la famille face à la communauté, ce qui engendre de nombreuses histoires de violence.

Conclusions

Revenons à la bioéthique et à sa position sur l’avortement. Comme c’est généralement le cas en bioéthique, les positions à propos de l’avortement en Moldavie accordent peu d’attention à la réalité locale de l’avortement. Mais en quoi le fait de connaître les composantes locales du vécu et de la construction du jugement moral porté sur l’avortement qui sont issues de cette recherche anthropologique peut (voire, doit) inspirer la bioéthique? Si une recherche anthropologique n’a pas comme objectif de justifier un comportement du point de vue moral, il s’agit cependant de faire un « compte-rendu de la signification du bien » (Marshall et Koenig 2000) pour mieux comprendre les enjeux moraux tels qu’ils sont vécus par les individus au quotidien ; il s’agit également de confronter le discours bioéthique à la réalité locale et d’incorporer ses particularités dans les réflexions et dans la pratique bioéthique. Ainsi, dans le cas de la Moldavie, au lieu de se limiter à une présentation réductionniste et étrangère à la situation locale du débat sur l’avortement (à savoir sous forme de classification – libéral/conservateur/modéré – ou en termes de conflit des droits), il est important de rendre compte de la complexité locale du contexte dans lequel la femme prend une décision et vit une expérience d’avortement. Ainsi, les réflexions en matière de bioéthique se doivent non seulement d’être adaptées au contexte moldave, mais encore et surtout de ne pas contribuer à pérenniser la sur-culpabilisation et la sur-responsabilisation de la femme, déjà perpétuées par d’autres institutions dans la société moldave, notamment l’Église et la communauté.

Même si les bioéthiciens moldaves déclinent leur propre version de la bioéthique, ils utilisent comme les Occidentaux les mêmes mécanismes déjà critiqués par les anthropologues : à savoir, un langage de droits et de principes, une vision rationaliste des choix et des prises de décision individuelles. Or, d’autres aspects sont importants pour l’analyse de l’avortement, dans le contexte moldave particulier : la question des relations de genre et de la discrimination envers la femme ; le sujet de la responsabilité de la contraception et de la conception ; l’impact que les représentations collectives à propos du mariage, de la famille, de la maternité, de la sexualité peut avoir sur la prise de décision. La place et le rôle des autres dans ce processus, en plus de celui de la femme, méritent d’être discutés, notamment à cause de la forte pression sociale et de la violence verbale et physique exercées sur les femmes aux prises avec une grossesse non-planifiée.

La bioéthique, notamment en Moldavie, se veut une discipline à caractère global et universel. Rien ne l’empêche de se développer de cette façon : le désir de protéger la vie et l’individu face aux nouvelles biotechnologies et au pouvoir des biosciences peut être considéré comme universel et global. Toutefois, une bioéthique ne peut se constituer qu’en s’ancrant dans le local, autant à l’étape de la délimitation des problèmes à étudier (qui sont souvent différents d’une région à l’autre du monde) qu’à celle de l’analyse des problématiques soulevées et de l’élaboration de solutions pour y remédier. Sur ce plan, on ne peut que souhaiter que la bioéthique intègre le savoir anthropologique, comme elle l’a déjà fait avec les savoirs philosophique, juridique ou médical.