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La préférence pour les garçons en Inde et la sélection sexuelle ne sont pas un sujet nouveau. Les pratiques précoloniales associées à la préférence pour les garçons, l’infanticide en particulier, ont été criminalisées par l’administration britannique dans les années 1870 (Miller 2001 ; Dubé-Bhatnagar et al. 2005 ; Purewal 2010). Dans les années 1970 et 1980, l’arrivée en Inde des technologies de la santé reproductive, comme l’amniocentèse et l’échographie, a provoqué une nouvelle vague de discussion. Bien que le mouvement féministe et celui des droits civils en Inde débattaient déjà sur les enjeux de la sélection sexuelle depuis les années 1970 (Miller 1981, 1987 ; Dyson et Moore 1983 ; Basu 1988), c’est Amartya Sen, prix Nobel d’économie, qui a déclenché un questionnement sans précédent sur les pratiques reproductives en Asie en popularisant l’expression « femmes manquantes » (« missing women »). Ce terme, qui fait référence à la situation du déséquilibre démographique entre les femmes et les hommes est en effet devenu très connu du grand public et des médias avec la publication des articles de Sen (1990, 1992). La majorité des études sur le sujet suspectent les pratiques de sélection sexuelle (infanticide, avortement sexo-sélectif et négligence des fillettes) d’influer de manière importante sur la progression du déséquilibre démographique en Asie[1].

Bien que les médias indiens parlent du phénomène depuis plus de quinze ans, que de nombreuses campagnes de sensibilisation ont eu lieu et qu’une loi a été instaurée pour éradiquer la sélection sexuelle prénatale[2], le déséquilibre continue de se creuser et s’étend maintenant à des régions de l’Inde où la préférence pour les garçons était jusqu’à tout récemment peu présente (Census of India 2011 ; Srinivasan 2012). Selon le Census of India de 2011, l’Inde présente un sexe-ratio (SR) de 940 femmes pour 1 000 hommes et un sexe-ratio chez les enfants de 0 à 6 ans (CSR) de 914 filles pour 1 000 garçons. La plupart des États du nord-ouest qui sont les plus touchés par la sélection sexuelle – Punjab (846), Rajasthan (883), Gujarat (886), Haryana (830), Delhi (867), Himachal Pradesh (906) et Chandigarh (867) – enregistrent des CSR en bas de 900 et perdent tous plus de 40 points entre 1981 et 2011. Bien que les CRS des États du sud et du nord-est sont généralement plus élevés que dans la région nord-ouest – Kerala (959), Bengale de l’ouest (950), Karnataka (943), Tamil Nadu (946), Nagaland (944), Jharkhand (943) – le constat est que depuis 2001, ils ont tous perdu entre 3 et 20 points.

L’écoute des expériences reproductives de femmes indiennes a permis l’élaboration d’une certaine compréhension de ce signifie « être femme » dans cette région du monde, la préférence pour les garçons contribuant à cette construction identitaire de genre. La performativité de genre développée par Judith Butler (1988) permet de comprendre la construction de la féminité associée aux notions de pativratā, de strīdharma, ainsi que la construction de l’identité de genre dans le système de parenté patrilinéaire et virilocal, et l’idée de l’individualité dans le contexte indien. Nous verrons comment l’interaction de ces concepts contribue à la continuité historique de la préférence pour les garçons.

Contexte de recherche et éléments méthodologiques

Les données présentées dans le cadre de cet article proviennent d’une recherche de terrain effectuée en 2012-2013 et 2013-2014 dans les villes de Jaipur (Rajasthan) et de Gurgaon (Haryana) auprès de femmes provenant de classes sociales moyennes et aisées. Au total, 42 femmes de 29 à 55 ans[3] ont été rencontrées pour une entrevue semi-dirigée sur le sujet de la préférence pour les garçons, la sélection sexuelle prénatale, la vie familiale et de couple et l’expérience de la reproduction. Les entretiens ont été effectués majoritairement en anglais, quoique certaines entrevues (10) aient eu lieu en partie en hindi avec l’aide d’une interprète.

La quasi totalité des femmes rencontrées provenaient des États du nord-ouest de l’Inde : le Rajasthan, Delhi, le Punjab, l’Uttar Pradesh, le Gujarat et l’Haryana. Elles s’exprimaient en hindi, punjabi, gujarati et marwari. Une seule répondante, rencontrée à Gurgaon, était originaire d’un État situé à l’est de l’Inde, l’Odisha, et avait pour langue maternelle l’oriya. Dans un contexte de patrilocalité, de nombreuses femmes quittent leur ville natale après le mariage et demeurent dans le lieu d’origine du mari. Pour aucune des femmes interrogées, Gurgaon et Jaipur n’étaient leur ville d’origine.

Toutes les femmes rencontrées étaient mariées et avaient des enfants au moment de la recherche, à l’exception d’une seule, qui était en processus de divorce. Une majorité de femmes hindoues ont été interrogées, bien que deux participantes aient des allégeances religieuses différentes, soit sikhe et jaïn. L’échantillon ne comporte aucune femme musulmane, la collaboration sur le terrain n’ayant pas résulté en des rencontres avec des femmes musulmanes[4]. La majorité des femmes avaient une éducation, que ce soit universitaire (26), collégiale (8) ou secondaire (3). Un total de cinq femmes n’avait aucune éducation. L’occupation principale de ces femmes était de s’occuper de la maisonnée. Cependant, dix d’entre elles travaillaient à l’extérieur du foyer, dont trois à temps partiel, ou avaient une occupation rémunérée à partir de la maison. Une de ces femmes était esthéticienne, deux étaient volontaires pour une organisation communautaire, une femme d’affaires oeuvrait dans le domaine des cosmétiques, une était homéopathe ; deux de ces femmes étaient domestiques et trois étaient enseignantes dans une école maternelle ou primaire. Leurs revenus mensuels se situaient entre 6 000 et 130 000 roupies[5] par mois, les domestiques gagnant le plus bas salaire et la femme d’affaires le plus élevé.

La majorité des femmes rencontrées avaient déjà atteint le nombre d’enfants désiré. Dix avaient uniquement des filles, la moitié d’entre elles ayant un seul enfant. Ces cinq femmes souhaitaient toutes un deuxième enfant, de préférence un garçon. La moitié des femmes ayant deux filles comme progéniture ne désiraient plus procréer, à l’exception d’une, qui envisageait la possibilité d’avoir un troisième enfant. Une seule participante était grand-mère et avait une fille mariée partie vivre avec sa belle-famille. Elle n’avait cependant pas de belle-fille, son fils n’étant toujours pas marié.

Pourquoi choisir Gurgaon et Jaipur ? Bien que ces deux villes présentent des difficultés méthodologiques du fait de la variété des provenances culturelles des femmes, le choix d’y travailler ne s’est pas fait au hasard. Selon le Census of India de 2011, les États du Rajasthan et de l’Haryana sont associés aux sexe-ratios des enfants de 0 à 6 ans (nombre de filles par 1 000 garçons) les plus bas du pays, respectivement 883 et 830. Jaipur est la capitale du Rajasthan avec une population de 6,6 millions d’habitants en 2014, dont 52,40 % vit en milieu urbain et 47,60 % en milieu rural. Le taux d’alphabétisation y est de 75,51 %, soit 86,05 % pour les hommes et 64,02 % pour les femmes. Le sexe-ratio des enfants (entre 0 et 6 ans) y est de 861 filles pour 1 000 garçons en comparaison avec celui de 2001, qui était de 899. Le sexe-ratio est de 901 femmes pour 1 000 hommes. Gurgaon est pour sa part une ville de l’Haryana en pleine expansion économique. En 2015, on y dénombre 1,5 millions d’habitants, 68,82 % vivant en milieu urbain et 31,18 % en milieu rural. Le taux d’alphabétisation est de 84,70 % (90,46 % pour les hommes, 77,98 % pour les femmes). Le sexe-ratio des enfants (entre 0 et 6 ans) y est de 830, une amélioration de 24 points par rapport à celui de 2001 (806). Pour les adultes, il est de 854 femmes pour 1 000 hommes. Le taux de fertilité est de 3,4 enfants par femme au Rajasthan, de 2,66 en Haryana (2,5 pour l’ensemble du pays). Le taux de mortalité est de 52 par 1 000 naissances au Rajasthan (50 pour les garçons, 53 pour les filles) et de 44 en Haryana (41 pour les garçons, 48 pour les filles).

Quelques éléments, comme la connaissance de l’anglais ou le fait de détenir un diplôme universitaire, sont significatifs de l’appartenance sociale des femmes rencontrées pour cette étude. On considère les participantes comme faisant partie de la « classe moyenne indienne ». Cette catégorie est cependant complexe à définir, car elle regroupe une grande diversité de situations socioéconomiques et culturelles en plus d’être largement traversée par des différences géographiques, de milieux (urbain, semi-urbain et rural), de langues, de religions et de positions sociales (Guram 1998 ; Béteille 2001 ; Mazzarella 2005). Selon le recensement de l’India Human Development Survey (IHDS) de 2011-2012, la classe moyenne élevée gagnerait entre 88 800 roupies et 1,5 lakhs[6] par année. Les participantes à cette étude ont rapporté des revenus familiaux mensuels entre 60 000 roupies et 12 lakhs, quoique douze d’entre elles ne fussent pas en mesure de fournir cette information. Malgré la pluralité et l’étendue conceptuelle de cette catégorie, la différenciation basée sur des critères socioéconomiques entre les classes défavorisées et les classes moyennes et élevées pourrait être indicative des différentes pratiques de sélection sexuelle, certaines familles pouvant débourser les frais liés à de telles procédures, d’autres non. Il faut aussi noter que les écarts importants de revenus et de niveaux socioéconomiques dans l’échantillon de participantes auraient pu avoir une influence sur les différentes perspectives sur le sujet, selon qu’une femme appartient à la partie inférieure ou supérieure de la classe moyenne. Quelques femmes interviewées pour cette étude (4) sont considérées comme vivant dans un milieu défavorisé plutôt que dans les classes moyennes ou aisées. La grande différence observée se situe au niveau de la prise de parole. Les femmes issues de milieux favorisés expriment avec moins de craintes et avec plus d’aisance leurs expériences, qu’elles soient heureuses ou difficiles. La préférence pour les garçons était présente, de près ou de loin, dans le vécu des 42 femmes rencontrées, mais c’est la manière avec laquelle elles discutent de ses enjeux qui diffère selon la classe sociale.

La construction identitaire de genre : performer le « féminin » dans le nord-ouest de l’Inde 

Le chemin théorique emprunté dans cet article cherche à comprendre la complexité de la construction identitaire de genre et son imbrication dans les relations familiales. Dans un contexte socioculturel où les rapports de pouvoir entre les genres et les générations sont significatifs dans l’expérience reproductive, des « incitatifs » socioculturels peuvent être déployés pour que les femmes (et les hommes) se concentrent sur les rôles, responsabilités et devoirs considérés comme socialement appropriés pour leur genre. Bien que de nombreuses femmes vivent des violences psychologiques et physiques ainsi que du harcèlement pour la naissance d’un fils, la préférence pour les garçons semble aussi se manifester au niveau de la construction identitaire, car elle est perçue comme inévitable, « normale », issue de la biologie féminine ou du « blood of the Indian society » (« le sang de la société indienne »)[7]. Si la naissance d’un fils se fait attendre, certaines femmes vont activement se tourner vers la sélection sexuelle, reproduisant ainsi les rapports de genre dans lesquels elles évoluent. L’approche utilisée tente de comprendre comment les femmes elles-mêmes en viennent à adopter cette préférence pour les garçons comme la leur et la concevoir comme intrinsèque à leur féminité.

Selon plusieurs auteurs, les structures de la parenté retrouvées dans la région du nord-ouest (patrilinéarité, hypergamie, exogamie de village et mariage virilocal) exacerbent la préférence pour les fils et les pratiques de sélection sexuelle qui l’accompagnent[8]. Suivant ces règles de parenté, une jeune fille se mariera de préférence dans une union arrangée par les parents[9] au sein de sa caste ou sous-caste et ce, à une distance éloignée du lieu de naissance pour respecter, dans la mesure du possible, la règle d’exogamie selon laquelle on ne se marie pas dans son gotra[10]. Elle résidera désormais avec sa belle-famille et sera intégrée au lignage du mari. De plus, les considérations en lien avec la préservation de la virginité sont centrales puisque l’honneur familial se fonde en partie sur un comportement sexuel irréprochable de la jeune femme[11] (Mody 2006, 2008 ; Patel 2010). Le mariage est un événement heureux qui est cependant associé à des tensions et à de l’anxiété pour les parents, car l’honneur et le « statut » social de la famille se réaffirment dans les festivités organisées (Mody 2006 ; Patel 2010). La dot constitue aussi une préoccupation majeure du fait qu’elle influe sur les bonnes relations entre les familles des époux. Les parents veulent s’assurer que la belle-famille accueillera leur fille le mieux possible (Patel 2010).

Les devoirs, comportements, responsabilités et rôles considérés comme honorables et vertueux pour les femmes, en général, se réfèrent à plusieurs éléments de l’univers cosmologique hindou, en particulier le strīdharma. Celui-ci est défini par Kate Knott comme un « code de conduite » qui considère que « la préservation de la famille est l’apogée du destin des femmes » (Knott 1996 : 20, traduction libre). Selon les prescriptions du strīdharma, le « destin » d’une femme n’est pas égocentré, mais lié à sa dévotion envers son mari et ses enfants (ibid.). De plus, dans ce contexte de patrilinéarité et de virilocalité, une certaine construction identitaire des comportements et des conduites de l’épouse se réfère à la pativratā (Chakravarti 1993, 1995) inspirée du comportement respectueux, dévoué et irréprochable de la déesse Parvati envers son époux, Shiva. La pativratā, que les auteurs Joanna Liddle et Rama Joshi (1986 : vii) définissent comme la « dévotion envers le mari », est un modèle de référence quant aux rôles et responsabilités de la femme mariée hindoue envers son mari. C’est un code de conduite accompagné de rituels qui visent la sérénité et la prospérité au sens large ainsi que la longévité de l’époux. Comme l’explique C.J. Fuller,

[…] le mariage est de « bon augure » pour la femme hindoue (shubha, mangala). Elle symbolise la bonté, la prospérité, le bien-être, la santé, le bonheur et la créativité. Des qualités qui seront, comme l’espère la femme et sa famille, confirmées lorsqu’elle devient mère, un statut idéalisé par la culture populaire et les écrits religieux.

Fuller 2004 : 22[12]

Pour les femmes, les conduites telles que la préservation de la virginité avant le mariage, la modestie, le dévouement au mari et la loyauté sexuelle sont socialement acceptées comme « la plus haute expression de leur personne » (Chakravarti 1993 : 583). La féminité, selon cette conception, se réalise par le mariage et l’enfantement.

Il est à propos d’explorer la pertinence de la pativratā dans la société indienne aujourd’hui et de mesurer son influence dans la vie quotidienne des femmes, en particulier, la construction identitaire de genre. Selon M.N. Srinivas (1997), la société indienne serait traversée par les processus de « sanskritisation » et d’« occidentalisation ». Les classes sociales moyennes et les castes intermédiaires chercheraient à s’identifier à des pratiques associées aux hautes castes se rapprochant de l’idéal sanskrit ainsi que de l’orthodoxie religieuse, alors que les classes sociales les plus favorisées et les castes les plus élevées adopteraient des standards de vie occidentalisés. Est-ce que l’application actuelle de la pativratā pourrait être conçue comme une forme de sanskritisation telle que l’entend Srinivas (2013) ? Le niveau d’intégration des concepts hindous comme celui de la pativratā diffèrent d’une famille à l’autre, certaines s’y référant de façon régulière, d’autres occasionnellement ou aucunement. Comme l’explique M. Boisvert :

Tout hindou, en fait, décline à sa façon les concepts fondamentaux de la tradition et les conjugue selon les modes appropriés à sa famille, à sa classe, à sa caste et, bien entendu, à sa relation à la modernité.

Boisvert 2013 : 317

Cela dit, bien qu’elle ne soit pas pratiquée de façon orthodoxe par toutes les femmes ni mentionnée directement dans les discours, la pativratā demeure un modèle socialement valorisé, les comportements lui étant associés restant considérés comme une marque de distinction pour les femmes, et comme contribuant à l’honneur d’une famille (Liddle et Joshi 1986 ; Chakravarti 1993, 1995 ; Fuller 2004).

Ces caractéristiques associées aux femmes sont des conventions culturelles, incorporées et actées de façon répétitive dans le temps au sens de Judith Butler (1988). Ces comportements sont reconnus comme acceptables en plus d’être valorisés, voire encouragés socialement. Cette vision de l’espace social conçoit le genre comme la performance attendue d’un corps sexué. La sédimentation des normes de genre se fait dès l’enfance pour se reproduire de manière constante lors des différents cycles de la vie. Selon l’étude de Sutapa Agrawal et Sayeed Unisa (2007) effectuée en Haryana (nord de l’Inde), les biais de genre discriminant les filles s’inscrivent dans le temps et sont reproduits dans l’éducation des enfants par les mères. Ces processus de reproduction générationnelle créent des sexes naturalisés, une fiction sociale du genre qui encense l’image d’une féminité « idéale », d’une femme culturellement jugée comme « accomplie » ou « complète ».

En Inde du Nord-Ouest, le mariage et la maternité représentent une partie essentielle de la vie des femmes[13]. La procréation, en particulier la naissance d’un fils, permet de « performer » le genre de manière encore plus accrue, et en ce sens, la relation mère-fils est fortement valorisée, comme un pilier familial qui maintient l’unité (Sharma 1980 ; Das Gupta et al. 2003 ; Snow-Wadley 2008). La performance de femme passe par l’accomplissement du rôle reproductif et d’éducation des enfants, la féminité atteignant son apogée à travers la maternité (Assayag 1997). Dans la cosmologie hindoue, les femmes passent, tout comme les hommes[14], par des étapes de vie. En tant que nouvelles épouses, elles ont peu de pouvoir au sein de la maisonnée, mais en donnant naissance à des enfants (en particulier un garçon) qui contribuent à la lignée familiale, leur position et leur autorité se développent et se renforcent (Das Gupta et al. 2003 ; Snow-Wadley 2008). Ces étapes de vie sont liées à la performativité de genre, car les femmes performent les normes du genre féminin s’inscrivant dans ces étapes afin de s’accomplir en tant que femmes. Ce processus a lieu par l’incorporation de cet « agir » qui place les individus à l’intérieur de conceptions naturalisées du genre. Pour Butler, cela a une incidence importante sur l’identité de genre qui devient comme une « conviction » ou une « irréfutable illusion » (Butler 1988 : 520). Dans le cas de la préférence pour les garçons, les femmes considèrent que le désir d’avoir un fils émane de leur volonté propre, une volonté « biologique » provenant du fait d’être femme.

En performant, ou non, la préférence pour les fils, les femmes (et leur famille) ont la possibilité de transformer les normes de genre, d’adhérer à certaines, d’en rejeter d’autres ou de s’y restreindre complètement. Selon N.K. Purewal (2010), les écrits sur les femmes en Inde se sont souvent intéressés aux relations sociales et matérielles des femmes par rapport aux relations de pouvoir, aux hommes et à la maisonnée, sans prendre en compte toutefois leur capacité d’action. Ici, l’utilisation du concept de performativité de genre permet de comprendre comment les femmes performent et actent leur genre à travers la multiplicité des interactions sociales, tout en évitant le réductionnisme de la position des femmes au sein de la maisonnée. Bien que la performance de genre demeure inscrite dans le contexte culturel et les possibilités sociales, économiques et historiques dans lesquelles évoluent les femmes, celles-ci négocient la manière avec laquelle elles performent leur genre (Butler 1988).

Cette réflexion sur la performance des femmes indiennes rejoint immanquablement les discussions sur la notion d’individu et d’égalité en Inde[15]. Pour comprendre la capacité d’action d’un individu, il faut considérer sa position dans l’espace social, les relations de pouvoir et les conceptions culturelles de l’individualité. La notion d’individu ou de personne morale s’est construite dans le prolongement de la société indienne et est donc indissociable du contexte culturel et historique dans lequel elle s’est développée : la colonisation britannique, la construction de l’État, l’établissement du droit moderne et la libéralisation économique (Birla 2013). Bien que le concept d’individu en Inde ait été largement influencé par un cadre épistémologique occidental, il n’en demeure pas moins défini par son contexte culturel, et compris comme inscrit au sein du groupe et pas uniquement propre à la volonté personnelle. La performativité de genre chez les femmes indiennes, dans le contexte de la préférence pour les garçons et de la sélection sexuelle, pose un regard à la fois sur l’action individuelle et sur les considérations de groupe. Ce qui rejoint ce qu’explique P. Mody :

Les actions ne sont pas seulement des gestes d’individualité dépourvus d’intermédiaires, mais sont aussi, simultanément, des actions de personnes redevables envers le groupe auquel elles sont considérées appartenir.

Mody 2008 : 191

Les travaux de McKim Marriott (1976) posent un regard intéressant sur l’individu en Inde, que l’auteur décrit comme étant plutôt « dividuel » du fait qu’il absorberait des éléments de la nature des personnes avec lesquelles il est en relation et aurait des influences matérielles hétérogènes susceptibles de se reproduire chez les autres. Bref, l’individualité telle qu’entendue par Marriott est alors fortement définie et construite à travers les liens sociaux et familiaux.

La performance du genre individuelle, dans une logique de reproduction sociale, a alors une vocation de régulation par l’entourage. Performer son genre, présenter son corps et agir en dehors des normes sociales peuvent entraîner des conséquences de réprobation, voire de rejet (Butler 1988). Il est possible que des « incitatifs culturels » soient mis en place pour tenter de prévenir, corriger, peut-être même punir ces actions qui ne cadrent pas nécessairement dans la performance associée à un genre en particulier.

Être une femme « complète » en Inde

La performativité du genre par l’accomplissement de ce que les femmes perçoivent comme leurs « devoirs » en tant que femmes, épouses et mères s’insère dans les normes associées au genre féminin dans le contexte du de l’Inde du Nord-Ouest[16]. Ces conventions, qui se rapprochent des idéaux de la pativratā et du strīdharma et se réfèrent au devoir des femmes envers leur famille, sont régulées, voire naturalisées, et se matérialisent dans les expressions que les femmes utilisent pour décrire leurs expériences de femmes mariées et de mères. Lorsqu’elles parlent de leur relation avec leur mari, elles emploient les termes « my duties » (« mes devoirs ») ou être « a good wife » (« une bonne épouse »). Dans le cas des expériences reproductives, elles emploient des expressions qui décrivent la nécessité de la naissance d’un fils par le fait d’être une « complete woman » (« une femme complète ») ou en affirmant que « a son must be born » (« je dois donner naissance à un fils »). La façon d’être mère et de s’occuper des enfants est aussi régulée par une construction de genre qui idéalise la mère dévouée et aimante. Les femmes rencontrées dans le cadre de cette étude mettent l’emphase sur la volonté personnelle dans le récit de leurs expériences maritales et reproductives. L’exploration de leur performativité de genre permet d’évaluer significativement l’implication de la préférence pour les garçons dans l’accomplissement de la féminité.

La performativité de genre : l’influence du strīdharma et de la pativratā

L’idée de la « femme complète » s’inscrit dans deux ensembles de performance, l’un associé au rôle d’épouse, et l’autre au rôle de mère[17]. La performance d’épouse se réalise dans le mariage, en particulier dans la relation avec le mari, mais aussi de façon importante dans les relations entretenues au sein de la belle-famille et avec la famille natale. Être une épouse ne signifie pas uniquement l’union avec un homme, mais aussi la création d’une relation durable avec une belle-famille. Certains comportements seront attendus de la part de la jeune épouse, qui doit s’adapter aux règles et aux fonctionnements de sa belle-famille (Snow-Wadley 2008). Sonal (Gurgaon) explique que les belles-filles « doivent suivre les règles et satisfaire les attentes, autrement les conflits vont commencer à s’installer ». Elle explique ce qui est attendu d’une épouse, dans une description qui rappelle les qualités de la pativratā :

Je pense que, dans notre immeuble, par exemple, 50 % des belles-filles suivent la norme, surtout si elles vivent en famille élargie. Elles le font pour garder les tensions au plus bas. Si elles n’obéissent pas, elles ne sont pas de bonnes belles-filles. Comme moi, je ne suis pas une bonne belle-fille si tu demandes à ma belle-mère. Elle ne le dira pas devant moi, mais c’est ce qu’elle pense. […] Je ne sais pas quelles sont les attentes de ma belle-mère, mais selon elle, nous devrions servir nos maris comme des dieux.

Sonal, Gurgaon

La référence de cette participante à ce qui serait considéré comme les qualités d’une « bonne » belle-fille met en perspective les normes comportementales associées à l’épouse. Par ailleurs, Sonal juge ne pas arriver à satisfaire ces attentes. Elle soulève aussi que l’épouse demeure sous la responsabilité, la surveillance et surtout le jugement de la belle-mère. C’est en effet la belle-mère qui juge si les comportements de la belle-fille cadrent ou pas dans la performance d’épouse attendue. Susan Snow-Wadley (2008) décrit la transition d’une nouvelle épouse entre la famille natale et la belle-famille comme une période difficile qui nécessite de nombreux ajustements. La belle-mère semble, dans ce contexte, fixer les attentes envers la belle-fille et juger de son adéquation comme épouse pour son fils, prenant ainsi une place importante dans la performativité de toute femme mariée. En discutant de cette expérience, Radhika (Jaipur) formule ses désirs quant à la belle-mère « désirable ». Selon elle, la belle-mère idéale n’interfère pas dans les relations du couple et ne se range pas toujours du côté du fils dans les cas de conflit. Selon Nivedita et ses trois meilleures amies (Jaipur), la belle-mère devrait être amicale, à l’écoute et pas trop dure ni sévère envers la belle-fille. Radhika décrit la belle-mère qu’elle aimerait être :

Je serai toujours là. Je veux être présente pour ma belle-fille, car elle quitte sa famille, vous savez, pour nous, pour notre fils. Alors je veux juste être là pour elle. Elle ne devrait pas se sentir seule ici.

Radhika, Jaipur

De la même façon, Nivedita et ses amies démontrent comment les relations entre la belle-fille et la belle-mère sont centrales à la performance d’épouse se construisant à travers les négociations relationnelles avec la belle-mère[18] :

Une belle-mère devrait être amicale, compréhensive, et quand son fils se marie, elle doit laisser du temps à la belle-fille pour s’ajuster et s’installer. Les deux devraient se comprendre mutuellement. La belle-mère ne devrait pas exiger plus que cela et quand la belle-fille emménage, elle ne devrait pas donner trop de tâches à la belle-fille et augmenter son fardeau.

Nivedita et al., Jaipur

Une fois la nouvelle épouse installée dans la maisonnée, la belle-mère encourage le couple à procréer et la jeune femme à performer son rôle de mère. Une forte majorité des femmes rencontrées étaient femmes au foyer. Pour elles, le travail à l’extérieur de la maison signifie qu’elles ne peuvent pas prendre adéquatement soin de leurs enfants[19].

[…] si le mari gagne suffisamment, alors pourquoi les enfants devraient souffrir ? Ils devraient avoir l’affection, les soins et toutes les autres choses qui proviennent de la mère. S’il y a des limitations [financières] alors l’épouse peut aller travailler à l’extérieur du foyer.

Tanuja, Gurgaon

Le soin des enfants repose sur la mère et son absence du foyer pour des raisons professionnelles entraînerait de la souffrance et des manques affectifs pour sa progéniture. La dépendance financière des femmes envers le mari est décrite ici comme un élément normatif et acceptable pour le bien-être des enfants. Cependant, l’augmentation du revenu familial, en cas d’insuffisance, est une justification acceptable pour qu’une épouse travaille à l’extérieur de la maisonnée, comme l’explique Shreha : « Tu ne peux pas seulement quitter tes enfants et aller travailler. Si ton mari gagne bien sa vie, alors quel est le besoin ? » (Shreha, Jaipur).

L’emphase est mise sur l’idée que de travailler à l’extérieur de la maisonnée s’apparente à un « désengagement » de la mère envers ses responsabilités qui pourrait avoir des conséquences néfastes pour les enfants. Le monde extérieur est aussi mentionné comme un lieu séparé de la maisonnée où une femme se rend seulement si les conditions financières de la famille sont difficiles. Tout comme le strīdharma le prescrit, les femmes doivent s’acquitter prioritairement de leurs responsabilités de mères et d’épouses. Cela s’inscrit également dans le modèle de la pativratā selon lequel l’épouse va mettre en place les dispositifs qui vont favoriser la prospérité familiale. La performativité du genre féminin s’accomplit, selon ces extraits, par la présence de la mère auprès de ses enfants, sa dépendance financière envers le mari étant une conséquence légitime pour l’accomplissement de la maternité.

Avoir recours à une tierce personne pour le soin des enfants est une situation jugée inacceptable, car selon Sonal (Gurgaon) : « Nous ne pouvons compter sur qui que ce soit pour prendre soin de nos enfants ». Les couples doivent mettre en place un processus décisionnel tenant compte de nombreux facteurs tels que la situation financière de la famille, les besoins des enfants, mais aussi les modèles normatifs des rôles et responsabilités des femmes. Comme l’expliquent Nivedita et ses amies :

Nous travaillions, mais nous avons quitté nos emplois après avoir donné naissance. […] Il n’y avait personne pour prendre soin de nos enfants, et nous avons nous-mêmes ressenti que nous ne pouvions les laisser en garderie ou entre les mains de nounous, alors, c’était notre décision.

Nivedita et al., Jaipur

Elles mettent l’accent sur le processus décisionnel individuel impliquant que la transition du travail à l’extérieur au foyer pour le soin aux enfants était un choix émanant d’un sentiment de devoir qui leur est propre, s’inscrivant ainsi dans la construction identitaire de genre. Gurpreet s’inscrit dans ce modèle à l’instar de Nivedita et de ses amies, en énonçant d’emblée qu’être mère à la maison est un choix personnel tout en impliquant son mari, en glissant du « je » au « nous » :

J’ai pris une décision personnelle, car heureusement, mon mari n’est pas de nature avide qui a besoin d’une plus grosse maison ou autres. Pour nous, l’éducation de nos enfants était plus importante. Nous ne voulions pas les laisser dans une garderie. Alors nous avons décidé que je resterais à la maison.

Nivedita et al., Jaipur

La centralité du choix personnel des femmes se rapporte au renforcement du code de conduite et à la construction identitaire de genre qui crée un modèle associé à l’accomplissement de la féminité : celui de la mère dévouée aux soins des enfants. Bien que la décision puisse ultimement être prise par l’épouse, le mari et/ou le reste de la famille demeurent impliqués dans ces décisions en renforçant les modèles normatifs tels que strīdharma et la pativratā qui opèrent au niveau de la construction identitaire de genre et influencent les choix reproductifs et l’implication sociale et familiale des femmes.

Performer le genre féminin par la naissance d’un garçon

La performance de genre (à la fois de mère et d’épouse) pour les femmes du nord-ouest de l’Inde atteint son apogée avec la naissance d’un fils, point culminant de l’accomplissement de la féminité. Afin d’illustrer l’importance du fils dans la vie d’une femme, Radhika (Jaipur) raconte l’histoire de sa belle-mère : « Sa belle-famille lui disait que si elle ne concevait pas un garçon, elle ne serait pas une “femme parfaite” ». La naissance d’un garçon est considérée comme une responsabilité biologique des femmes (Patel 2010), l’accomplissement qui leur permet atteindre la « perfection » en tant que femmes. Celles qui ne réussissent pas à donner naissance à un fils peuvent se sentir infériorisées, incapables de remplir ce devoir :

J’ai une amie, ici, dans cet immeuble. Elle a deux soeurs et elles ont des fils. Mon amie est la seule qui n’a que des filles. Quand elle a appris que sa soeur avait donné naissance à un fils, elle était malheureuse et pleurait comme jamais. Elle se sentait inférieure. C’est aussi parce qu’elle vit dans une famille élargie et qu’elle ressent probablement de la pression pour concevoir un garçon. C’est triste ! Ça ne devrait pas être comme ça, mais c’est une réalité de la culture indienne, les fils reçoivent plus de considération que les filles.

Sonal, Gurgaon

Dans certaines communautés, explique Pushpa, une femme sans fils ne peut clamer le statut de « femme » et peut être confrontée à certaines formes d’exclusion du groupe :

Ils disent que tu n’es pas une « femme » si tu n’as pas de fils. Elle [une femme sans fils] ne sera pas respectée. Et comme nous, les femmes, nous avons moins d’éducation, il y a une ferme conviction parmi nous que si tu n’as pas conçu un garçon, tu n’es pas importante. Ces femmes seront rejetées.

Pushpa, Jaipur

Nivedita a aussi ressenti de l’infériorité par rapport aux autres femmes de son entourage parce qu’elle n’avait eu pas de fils comme premier enfant :

Mon mari était vraiment heureux avec notre fille et il ne voulait même pas un deuxième enfant, mais je souffrais de ne pas être traitée également, alors je voulais un fils pour moi. J’aime les filles, mais je ressentais l’inégalité.

Nivedita, Jaipur

Les femmes veulent être accomplies, acceptées et célébrées dans leur famille, leur entourage et leur société. Cette volonté incorporée des femmes de mettre au monde un fils s’inscrit dans un ensemble de relations sociales créant, à certains égards, de la pression sur les femmes qui ne s’inscrivent pas dans les normes sociales liées à la performance de genre féminin. Preeti décrit le sentiment d’urgence ressenti lors de sa deuxième grossesse :

Preeti : Quand j’ai eu mon premier enfant, ma belle-mère voulait savoir si c’était un garçon ou une fille. Il n’y avait cependant pas d’obligation ni de pression. Pour le deuxième enfant, elle n’a rien dit et mon mari non plus, mais je ressentais la forte envie d’avoir un fils. J’avais 23-24 ans. Maintenant, j’en ai 37 et je regarde en arrière et je me demande : « Pourquoi étais-je si désespérée d’avoir un garçon ? ». J’avais même l’habitude de prier.

Chercheure : Si tu n’avais pas eu de fils, comment tu te serais sentie ?

Preeti : Je me serais sentie mal. Et sérieusement, maintenant, je regarde en arrière et me demande pourquoi. Pourquoi aurais-je été si déçue ? Mais je sais que je l’aurais été […]

Chercheure : Si la pression ne venait pas de ta famille, d’où venait-elle ? Les amis, la société, la communauté, le voisinage ?

Preeti : Non, ce n’était pas des voisins ou de la société. Nous, les femmes, sommes vraiment isolées. Il n’y avait pas de pression de l’extérieur. C’était ma propre pression, celle que j’ai bâtie pour moi-même […].

Preeti, Jaipur

La pression que les femmes affirment s’imposer à elles-mêmes fait partie de la construction identitaire féminine, qui connecte la performativité de genre à l’accomplissement de la féminité par la naissance d’un fils.

Dans ce contexte, les pratiques de sélection sexuelle prénatale deviennent un moyen d’accomplir cette performance. Comme le décrit Gurpreet,

Je vois que ça se passe [l’avortement sexo-sélectif]. Non seulement les belles-familles mettent de la pression, mais les femmes le font elles-mêmes. Des femmes, qui étaient mes camarades de classe, elles travaillent et sont indépendantes, et malgré cela, elles vont le faire aussi. Ce que je veux dire, c’est que tout le monde veut des fils et pour cela, ils le font tous. […] Et ça se produit à la convenance de tout le monde.

Gurpreet, Jaipur

La sélection sexuelle, en particulier l’échographie pour vérifier le sexe du bébé, est un sujet commun évoqué par les couples qui vont avoir un enfant. Certaines femmes admettent que si leur test avait montré que le bébé attendu était de sexe féminin, elles auraient songé à interrompre la grossesse (Disha, Shreha et Preeti, Jaipur). Preeti décrit ce moment :

Preeti : Quand j’étais enceinte, j’ai eu une échographie pour vérifier le sexe et le médecin m’a dit que c’était un garçon. Je me demande parfois : « Et si ça avait été une fille ? »

Chercheure : Te serais-tu questionnée sur la poursuite de la grossesse ?

Preeti : Je ne sais pas vraiment, mais je suis tout de même allée vérifier. Pourquoi ? J’aurais peut-être eu un avortement, peut-être pas. Je ne sais pas, mais j’étais vraiment désespérée.

Sonal, quant à elle, parle d’un sentiment de grande joie lorsqu’elle a su qu’elle attendait un garçon :

Il me semble, aujourd’hui, que lorsque le médecin m’a dit que j’avais été bénie avec un garçon, j’étais encore plus exaltée. C’est dans le sang [de vouloir un garçon]. Ou peut-être, j’étais contente parce que je pensais que ça rendrait ma belle-mère heureuse.

Sonal, Gurgaon

Selon elle, le désir d’avoir un garçon émane du « sang », provient de son corps biologique. L’identité de genre est à la fois incorporée et essentialisée à travers le fait de devenir mère et de donner naissance à un fils. Ces normes sont renforcées par la relation entretenue avec la belle-mère[20], relation qui crée de la pression quant à la performance de genre telle que discutée précédemment.

Certaines se voient imposer une pression familiale significativement importante. Mitali raconte l’accouchement de l’une de ses amies proches :

Elle a eu un accouchement très difficile. Elle tombait inconsciente à tout moment à cause du stress. Elle paniquait à l’idée de donner naissance à une autre fille. Si ça avait été le cas, que se serait-il passé pour elle ?

Mitali, Gurgaon

La question de Mitali sur les répercussions socialement possibles pour une femme qui a deux filles expose la vocation punitive de la performativité de genre. Le spectre des conséquences semble être un incitatif convaincant pour la régulation des pratiques selon les modèles normatifs. La mise en place de ces conséquences a suffisamment d’impact pour que certaines femmes se tournent vers la sélection sexuelle[21].

Plusieurs femmes décident volontairement de ne pas s’inscrire dans les codes de conduites et dans la construction identitaire de genre en ne cherchant pas à donner naissance à un fils ou en acceptant d’avoir uniquement des filles. Malgré cela, la préférence pour les garçons demeure inscrite dans les modèles normatifs en plus d’être une valeur célébrée par l’entourage immédiat. Les femmes demeurent préoccupées par les conséquences éventuelles :

La question me vient à l’esprit parfois : « Que se serait-il passé si j’avais eu deux filles ? ». J’aurais eu à me battre contre notre façon de vivre, mais je ne suis pas ce genre de femme. Une chose que toutes les femmes doivent comprendre, c’est que si tu veux te battre contre ce qui est établi, il y a toujours un prix à payer. Tu dois avoir la conviction suivante : « Je ne vais pas flancher quoi qu’il arrive ».

Gurpreet, Jaipur

Gurpreet résume bien les conséquences pour les femmes qui n’ont pas de fils, en particulier les relations complexes entre les membres féminins de la famille. Nivedita (Jaipur) s’est sentie très infériorisée par ses beaux-parents quand sa belle-soeur, l’épouse du frère cadet de son mari, a donné naissance à son deuxième fils. À ce moment-là, Nivedita n’avait qu’une fille, son fils n’étant né que plusieurs années plus tard. Certains grands-parents vont montrer du favoritisme envers le fils et l’épouse qui leur ont donné un petit-fils ; le couple sans fils risque de voir sa ou ses filles négligée(s) et traitée(s) inégalement par la famille (Roopali et Garima, Gurgaon). Ce contexte instaure une hiérarchisation entre les belles-filles, infériorisant celles qui n’ont pas de fils. Garima décrit les réactions de sa belle-mère et de sa belle-soeur à la naissance de sa fille :

J’étais vraiment triste. Pas parce que j’ai eu une fille, mais j’étais vraiment vexée de la réaction de ma belle-famille. Ma belle-soeur et ma belle-mère agissaient comme si elles étaient en deuil. Je pleurais et ma belle-mère croyait que c’était parce que j’avais eu une fille. J’ai dit à mon mari que c’était à cause de leur réaction. Mon mari était fâché qu’il n’y ait pas de desserts ni de célébrations.

Garima, Gurgaon

Ces réactions ne sont pas uniquement observées chez les membres de la famille de la femme qui donne naissance à une fille, mais aussi chez le personnel soignant. Garima dit avoir été négligée par le personnel médical lors de son accouchement, car elle a eu une fille. Selon elle, ils supposaient qu’ils ne recevraient « aucun cadeau ni récompense car il n’y aurait pas de célébration » (Garima, Gurgaon). La préférence pour les garçons semble donc ancrée dans de nombreux contextes qui ont des ramifications dans plusieurs situations vécues par les femmes.

Des changements dans la performativité de genre et la préférence pour les garçons

L’analyse proposée dans ce texte permet d’envisager la préférence pour les garçons en Inde du Nord-Ouest dans un processus de reproduction des pratiques. Comme il a été démontré à partir de données récentes de terrain, la féminité est une construction sociale qui est performée, actée selon les normes culturelles et les conventions historiques. En se référant à la notion de performativité de genre de Judith Butler (1988) et aux modèles spécifiquement indiens de l’épouse et de la mère, nous avons mis en perspective l’implication des femmes dans la préférence pour les garçons et la sélection sexuelle prénatale. La naissance d’un fils permet aux femmes de performer les modèles de femme et d’accomplir leur féminité en plus d’acquérir une position « confortable » au sein de la belle-famille.

Partie intrinsèque de la construction de leur identité féminine, la préférence pour les garçons peut se voir conçue comme émanant d’un désir biologique des femmes. Leurs pratiques reproductives sont influencées par les relations familiales et les intérêts communs. Nous avons aussi constaté, par les propos des femmes rencontrées, que la performance de genre est aussi régulée de manière à ce que les femmes sans fils en subissent des conséquences. Les comportements réprobateurs de la famille influencent l’identité de genre des femmes en association avec la préférence pour les fils.

Plusieurs des participantes ont souligné les changements sociaux en ce qui concerne la préférence pour les garçons. Le contexte particulier des villes où cette étude a pris place se doit d’être mentionné, car Jaipur et Gurgaon attirent de nombreux migrants pour des occasions professionnelles, ce qui joue sur les structures familiales traditionnelles. Comme l’explique Roopali (Gurgaon), les femmes ne peuvent pas avoir plusieurs enfants, car elles n’ont plus le soutien immédiat de leur famille. Ayant migré avec leur mari, elles vivent désormais dans une famille nucléaire. Ce contexte rend la reproduction plus difficile, car le soutien de la famille élargie n’est pas accessible. On tente alors d’éviter les pressions familiales en ayant un seul enfant de sexe masculin, car bien que la belle-famille soit loin, les femmes ressentent, malgré tout, les attentes familiales. Navtej (Gurgaon) soutient ce point : « le premier enfant doit être un garçon et ensuite tu peux relaxer car ton devoir est fait ».

Par ailleurs, selon les femmes rencontrées, les filles sont de plus en plus valorisées dans les familles parce qu’elles sont, plus que jamais, éduquées et salariées, du fait qu’elles travaillent de plus en plus à l’extérieur du foyer. Certaines m’ont dit connaître des femmes sans fils qui sont très heureuses avec leurs filles et ne cherchent pas à avoir d’autres enfants. Bien que la volonté de changement, qui selon les femmes interviewées passe par l’éducation que les mères donnent à leurs enfants, soit parfois entravée par les valeurs de la belle-famille, ces femmes apprécient que les filles de la génération suivante puissent être plus indépendantes et se prévaloir d’une meilleure position sociale (Pushpa, Jaipur). En ce sens, la construction identitaire de genre demeure dynamique et se voit modifiée par les femmes qui cherchent à transformer elles-mêmes la performance.