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Une bonne partie de la littérature courante traite le hip-hop comme une forme de rejet de la modernité capitaliste – une culture de contestation particulière et spécifique, ayant pour cible le « système », souvent mal défini, vaguement décrit comme l’État oppresseur, raciste, et intolérant à la différence. Bien que ce soit un angle d’analyse légitime, il est limité puisque en plaçant ces deux entités en confrontation constante, cela ne permet pas de comprendre le lien d’interdépendance qui existe entre l’État et la culture hip-hop – comme dirait Alexander Wendt, « le lien constitutif ».

Le but avoué de ce livre est donc de déconstruire l’idée classique du hip-hop comme activité de guérilla urbaine, et conséquemment, de permettre des « cartographies subtiles des structures entremêlées d’urbanité, de production culturelle, de classes et d’ethnicité » (p. viii). En ce sens, la trame narrative de cet ensemble de textes insère le hip-hop francophone dans un espace d’appropriation urbaine et de résistance, deux visages d’un même processus. Les articles parcourent un vaste éventail de la culture hip-hop, du plus général, comme le texte d’André Prévost qui fait le tour de l’histoire du rap en France, à des textes plus étroitement centrés sur une problématique – comme le texte de Jacono qui tente de voir un lien entre identité marseillaise et rap marseillais ; le texte d’Anne-Marie Green sur la culture hip-hop comme culture des jeunes, et donc l’étude des jeunes par l’étude du hip-hop ; les textes de Milon ou Bazin sur les graffitis et le breakdance respectivement ; ou encore les textes d’Auzanneau sur le rap à Libreville ou celui de Chamberland sur le rap au Québec. Bref, ce livre de Durand se présente comme une bonne introduction au mouvement hip-hop francophone, à la fois pour des analyses centrées sur des formes spécifiques d’expression hip-hop, mais aussi au niveau pour l’utilisation de plusieurs outils conceptuels tirés de divers horizons de recherche, ce qui démontre, une fois de plus, l’utilité des démarches interdisciplinaires dans l’étude des nouveaux mouvements sociaux.

Quelques articles en particulier méritent une mention spéciale dans cette recension, car ils montrent bien la force de cet ouvrage : l’utilité du livre de Durand n’est pas dans la contribution individuelle de chaque auteur, mais plutôt dans les emprunts que le lecteur peut faire, de manière éparpillée, dans les divers textes pour se construire une image de la culture rap – on peut voir le livre comme une boîte à outils dans laquelle le chercheur puisera selon sa volonté. L’article de Paul A. Silverstein prend « l’affaire NTM » comme trame de fond pour faire un lien entre le « gansta rap » français et la critique du capitalisme à la française. Il montre bien l’attitude ambivalente de ces groupes qui, tout en contestant le système, en profitent grandement et tentent par tous les moyens d’infiltrer les canaux capitalistes. L’article se penche sur une autre ambivalence du néo-libéralisme français : d’une part, la dérégulation des marchés, mais d’autre part, réglementation du discours et des pratiques culturelles, qui découlent en grande partie de cette dérégulation. De fait, le rap devient donc, aux yeux de Silverstein, un espace caractérisé par des pratiques significatives, ouvert à la jeunesse contestataire ; cela devient beaucoup plus clair si l’on y insère la caractéristique principale de la jeunesse présentée dans l’article d’Anne-Marie Green – état d’incertitude prolongée qui écarte un rôle social effectif et questionne l’identité (p. 79). Cet espace est encadré par des structures socio-économiques et des attitudes culturelles contradictoires de l’après-modernité française. Ici, un pont peut-être construit avec le concept de « culture intersitielle » développé dans l’article de Jean-Marie Jacono (p. 24) – l’intersite, le point de rencontre entre la culture des parents et la culture du pays d’origine chez les jeunes. La contestation peut donc, sous cet angle, être vue comme née de la friction au point d’interstice entre ces deux cultures ; cela montre bien aussi le paradoxe de la globalisation et les liens entre immigrants et « natifs ». De manière très juste, Silverstein emprunte à Marshall Sahlins cette idée que le « capitalisme global n’existe que dans la mesure où il est intériorisé au niveau local, mais les avatars du pour et du contre sont souvent les mêmes » (p. 58).

Il y a donc cette idée de la position stratégique du rappeur (ou, de manière plus général, du « hip-hoppeur ») : à la fois, bouche du peuple, contestataire, anti-système, à la marge… et, inversement, multimillionnaire, agent du pouvoir, amateur du luxe. Une telle analyse stratégique est utilisée par Manuel Boucher pour comprendre le phénomène du gang. Il montre, de manière intéressante, comment le gang est la tangente hip-hop de la corporation chez Durkheim – la structure qui permet en premier lieu l’intégration de l’individu au groupe, et en deuxième lieu, l’intégration du groupe au milieu. On retrouve cette idée de clan de protection dans le texte d’Anthony Pecqueux qui porte sur les performances hip-hop. Utilisant le concept de jugement tel que le présente l’oeuvre d’Hannah Arendt, il montre en quoi les rappeurs s’insèrent dans une mouvance de coacceptation-corejet, captif d’un perpétuel besoin d’authenticité et de reconnaissance. Cela crée une culture des « concerned ones » – l’audience cible – et donc l’ancrage de l’artiste se fait au niveau de la médiation entre le rappeur et la foule. Le hip-hop peut donc être vu en tant que mouvement de groupe, autonome mais structuré, et dans lequel les dynamiques de reconnaissance et d’authenticité jouent beaucoup – un rapport constant de mouvance entre l’authentique et le nouveau, entre un « vrai » et un « faux » en constante redéfinition. Il faut également noter l’étude des graffitis que propose Alain Milon. Milon déconstruit un mythe persistant qui pose le taggeur comme un agent d’appropriation de l’espace urbain – reprendre le terrain occupé par le « système » ; pour lui le taggeur participe plutôt à la définition de l’espace public ; il est lui-même partie intégrante de l’espace urbain – la relation relève donc d’une synergie et moins d’une appropriation-réappropriation. Milon reprend ici l’idée d’Henri Lefebvre selon qui la rue est un « théâtre spontané », auquel Milon attache le concept de passage, de brièveté – le tag comme expression de mouvement, de constante recomposition, de constante reconquête et redéfinition de l’espace public.

Un dernier mot sur l’article de Chamberland qui concerne le paradoxe du rap au Québec. Pour l’auteur, la scène rap au Québec présente un paradoxe culturel : les artistes sont « ethniques », tandis que le public est blanc, francophone. Utilisant le concept de « littérature immigrante », il tente de postuler comment le discours de ces artistes s’oppose au discours de québécitude (projeté par les élites) – et comment, de manière paradoxale, les jeunes blancs qui veulent percer le milieu doivent s’ethniciser pour réussir ; se montrer différent pour percer dans son « propre » milieu. En bref, le rap, pour Chamberland, est un espace musical divisé en deux territoires séparés – le blanc, consommateur ; l’ethnique, producteur de hip-hop. Malheureusement, les conclusions de Chamberland sont quelque peu erronées. En grande partie, cela tient au fait que l’auteur territorialise le rap, et si son analyse peut tenir (faiblement) son chemin à Montréal, elle s’égare quand on sort de la métropole – le rap en région, qui devient une force croissante (comme on le remarque avec les groupes Accrophone ou le 83), et ils n’ont pas besoin de s’ethniciser.

Au final, le livre enchante et se présente comme un ouvrage très utile pour la recherche future sur l’ethnologie du hip-hop. Les contributions de ce livre collectif s’attardent à disséquer le phénomène hip-hop sous plusieurs angles, ce qui donne une image plus détaillée, et ultimement plus colorée et diverse, que les études contemporaines sur le sujet, qui se cantonnent autour du thème de la violence ou de l’intégration.