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Le présent ouvrage constitue un précieux recueil – car jusque-là inédit – des lettres rédigées par Edmond De Nevers (1862-1906), figure intellectuelle majeure du Canada français, lors de son voyage prolongé en terres européennes et plus particulièrement en Allemagne. L’homme, tour à tour juriste, journaliste, traducteur, publiciste et homme politique québécois, est alors étudiant (il a 26 ans) quand il prend le chemin du vieux continent en 1888. Là, dans le souci premier d’élargir son regard sur le monde et d’échapper au statisme de son milieu d’origine, il va faire l’expérience enthousiasmante de l’altérité culturelle et linguistique.

La publication de ces 22 lettres dans le quotidien La Presse à Montréal entre les années 1888 et 1891 rend compte, dans un style varié qui oscille entre analyses historico-politiques, descriptions quasi ethnographiques et récits lyriques, des réflexions de l’auteur au gré de ses séjours successifs à Berlin et Vienne, puis, dans une moindre mesure, à Venise et Rome.

Premier intellectuel canadien-français à s’intéresser à l’Allemagne, il s’inscrit à l’université de Berlin pour suivre des cours d’histoire, de littérature mais aussi d’anatomie. Grand admirateur du système universitaire allemand, De Nevers juge à ce titre le peuple allemand comme étant « le plus instruit, le plus savant, le plus érudit de la terre » (p. 148). Cette sensibilité particulière au rôle de l’éducation dans la constitution d’une société sera au centre de son célèbre ouvrage qu’il publiera quelques années plus tard L’avenir du peuple canadien-français (1896).

Par ailleurs, s’efforçant d’adopter un regard neutre, De Nevers ne s’en tient pas qu’aux aspects positifs de la société allemande. Il ne peut que constater l’emprise du chancelier Bismarck sur « son » peuple. À partir de réflexions richement documentées, il parvient à brosser un portrait de la nation allemande où les maîtres-mots demeurent la militarisation – « on se retrouve tous, au même rang, pour se prosterner devant le militaire » (p.137) –, l’oppression du peuple et la montée de l’antisémitisme. Ce dernier thème, régulièrement évoqué dans les lettres, renvoie plus généralement chez l’auteur à un souci constant de déceler les mécanismes sociaux qui sous-tendent les sociétés germaniques de l’époque (sa lettre n°7 a ainsi pour titre : « L’échelle sociale en Allemagne »). Dénonçant le déterminisme social à l’oeuvre dans le pays, il s’intéresse par exemple à la condition ouvrière et décrit, à la manière d’un sociologue, les différentes catégories d’ouvriers.

Ce qui captive le lecteur réside avant tout dans le constant aller-retour entre une écriture parfois franchement lyrique et des passages, plus nombreux, où De Nevers adopte une vision la plus neutre possible de la réalité dont il fait l’expérience. Ce regard à la fois littéraire et scientifique sur les modes de fonctionnement des peuples européens s’exerce sur des sujets aussi variés que les villages ruraux en périphérie de Berlin et de Vienne, les fêtes de Noël et du jour de l’An à Berlin ou encore les caractères des populations selon leur pays d’apparte-nance. Alternant les remarques et anecdotes ironiques (voire humoristiques) avec les réflexions plus graves, De Nevers parvient de manière magistrale à dépeindre les moindres recoins de la société dans laquelle il évolue. En cela, il rétablit l’image de l’Allemagne que les journaux français s’efforçaient, depuis la défaite de 1871, de dévaluer. Cependant, cette réhabilitation n’est pas exempte de critiques. Lorsqu’il s’immisce par exemple dans le monde étudiant, l’auteur n’hésite pas à faire part de ses constats les plus sévères. Décrivant les rites violents et éthyliques des corporations estudiantines (les Burschenschaft) avec une minutie et un souci du détail tout droit emprunté à la méthode ethnographique, De Nevers émet des regrets envers cette « coutume barbare du duel sans cause ni raison » (p. 171).

Au fil des pages, comme inscrit en filigrane dans les 22 lettres, c’est bel et bien le désir de comparer les cultures entre elles (et spécialement les deux qu’il connaît le mieux : la « canadienne-française » et l’allemande) qui transparaît, telle une obsession que De Nevers ne peut se contenir d’exprimer. Cette dernière procure au recueil toute sa puissance et, d’une certaine manière, préfigure ce qui deviendra quelque 50 ans plus tard, le mot d’ordre de toute une génération d’anthropologues travaillant sur le « proche et le lointain ». Cet ouvrage, à la lecture fort plaisante grâce à son style avant-gardiste, intéressera les lecteurs de tous les horizons de par la pertinence historique et politique de son propos ainsi que par la finesse de ses descriptions des grandes villes européennes et des populations qui y évoluent.