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Un rapprochement est souvent fait entre la nouvelle ère des frontières fortifiées et le déclin de la souveraineté des États nations dont la domination s’est exercée sur la planète depuis les Traités de Westphalie en 1648. La seule présence de murs, de grillages et de barrières de toutes sortes le long des frontières internationales ou au sein des frontières d’États déchirés par des conflits ethniques constitue une démonstration de pouvoir conçue pour représenter la force inexpugnable de ces États nations. Mais ces impressionnantes démonstrations de force, au lieu d’exprimer la résurgence de la souveraineté des nations, apparaissent au contraire comme « les icônes de leur érosion » (Brown 2010 : 24). Wendy Brown nous dit que ces nouvelles barrières s’inscrivent dans un contexte mondial évoluant actuellement en fonction des flux de circulation entre les États et les constellations économiques postnationales environnantes opérant en dehors de ceux-ci (ibid.). Ainsi, les murailles représentent l’impuissance des lois et des politiques nationales à gouverner les nouvelles forces de la globalisation en cette ère néolibérale.

L’analyse de Brown se concentre avant tout sur des développements terribles comme les kilomètres de barbelés le long de la frontière américano-mexicaine ou l’immense barrière de séparation entre Israéliens et Palestiniens au sein d’Israël. Cependant, d’autres exemples de fortifications, moins spectaculaires, présentent eux aussi ces caractéristiques de la logique de l’État néolibéral. Pour les Comaroff (2006a, 2006b), parmi celles-ci, ce sont avant tout l’illégalité et le désordre, de pair avec une insistance accrue sur la lettre de la loi, qui sont représentatifs du monde contemporain. Von Benda-Beckmann et Pirie (2007 : 2) vont encore plus loin en disant que l’État est à l’origine de l’ordre et aussi du désordre. Ainsi que le formule Just (2007), l’État nation est le paradigme du contrôle gouvernemental légitime, que symbolise la majesté des défilés, des cérémonies, des assemblées parlementaires et, ajouterais-je, des frontières fortifiées. Celles-ci, d’après Just, présentent l’État comme englobant tout et créant les conditions de la vie sociale tout en légitimant la violence et le désordre qu’il rend symboliquement équivalents à l’ordre et à la justice. Von Benda-Beckmann et Pirie font remarquer que les tribunaux américains ignorent le « présupposé d’un ordre social sous-jacent » qui engloberait toutes choses et exigerait d’être garanti par l’État. Elles écrivent :

Les symboles de l’ordre peuvent aussi, bien sûr, servir à légitimer l’autorité de l’État dans l’usage de la force et de la violence. Il est également maintenant généralement admis que susciter la peur du désordre dans une population – la menace imminente du terrorisme par exemple – peut parvenir à légitimer l’accroissement du contrôle gouvernemental au nom de la sécurité (Nader 1997). Ce qui pourrait en d’autres temps apparaître comme une oppression politique en vient à être accepté comme un contrôle social légitime.

Von Benda-Beckmann et Pirie 2007 : 11[1]

Mais pour les Salish du littoral et d’autres peuples autochtones vivant le long de la frontière, et peut-être contrairement à l’ensemble de la population, l’oppression n’est que trop évidente[2]. Cependant, la frontière oppressive opère dans les vies des autochtones au niveau individuel et communautaire de plusieurs façons distinctes et souvent invisibles.

Dans cet article, j’examine la situation le long de l’ouest de la frontière américano-canadienne (entre l’État de Washington et la Colombie-Britannique) telle qu’elle se présente pour les peuples Salish du littoral dont le territoire s’étend de part et d’autre. Je regarde par les espaces interstitiels ce qui se laisse rarement entrevoir, par le biais de deux histoires frontalières qui laissent transparaître une certaine confusion, un certain malaise. Ces histoires révèlent une contestation des régimes juridiques, y compris des tribunaux coutumiers des Salish du littoral, de la loi historique des Salish du littoral, de la législation fédérale américaine telle qu’elle est édictée par le Département de la Sécurité intérieure, et du système pénal de l’État de Washington, qui, tous, affirment leur primauté sur un autre tenu pour quantité négligeable.

L’une de ces histoires est celle d’un Canadien salish du littoral, membre de la Première Nation Tsawwassen, arrêté pour avoir pêché dans des eaux américaines adjacentes à son pays natal, et qui affirmait être dans son droit, en tant qu’Autochtone, de pêcher sur les plans d’eau et dans les coins de pêche qui avaient toujours été ceux de son groupe. L’autre est celle d’une communauté de Salish du littoral, la tribu Nooksack, dont certains des membres vivent depuis longtemps précisément le long de la frontière, la traversant librement en effectuant des allers et retours entre les villages qui la composent. Mais à présent, à l’ère des « frontières durcies » (Miller 2012), les chefs coutumiers utilisent ce système qu’est la frontière comme un moyen d’enlever toute reconnaissance à beaucoup de leurs propres membres. Cette communauté semble avoir intériorisé la logique du démembrement de la vie sociale autochtone caractéristique des colonisateurs qui ont établi deux souverainetés, la britannique et l’américaine, au XIXe siècle. Les dangers du pur et de l’impur, de l’appartenance et du rejet, inhérents aux frontières (Douglas 1988 [1966]) continuent de décentrer les petites communautés autochtones qui ont eu le malheur de bifurquer sous la contrainte de la frontière internationale.

Dans un travail précédent (Miller 1996-1997), je me suis élevé contre l’idée postmoderne voulant que les régions frontalières, du moins lorsqu’elles concernent les peuples autochtones du Canada et des États-Unis, se définissent par des flux libres et indiscriminés de gens et d’idées, faisant remarquer au contraire la réalité parfois brutale de la frontière que j’ai qualifiée de « réellement réelle ». Ce faisant, j’ai décrit les différentes manières par lesquelles les Salish du littoral ont été confrontés à des restrictions à la frontière, ainsi qu’à la fragmentation et à la division de leurs communautés. Mais j’ai également signalé les nombreuses formes de contestation devant l’imposition d’une frontière internationale. Certaines des réponses des Salish du littoral à la frontière sont personnelles et de petite échelle, telles que l’utilisation adroite des systèmes de santé tant canadien qu’américain, et des tribus et des bandes des deux côtés. D’autres réponses font intervenir la coopération internationale lorsque les Salish du littoral des communautés des deux pays participent à des événements qui drainent des flottilles de canoës vers une destination commune, tels que le « Paddle to Seattle » (pagayer jusqu’à Seattle), en une démonstration de solidarité et de détermination. En outre, certaines communautés oeuvrent ensemble à la protection de la remontée des saumons (qui eux-mêmes franchissent la frontière), en tant qu’espèce emblématique des peuples Salish du littoral et qui sont, dans la mythologie, de proches parents des humains.

Plus récemment, j’ai écrit au sujet de l’impact des évènements du 11 septembre et des attaques terroristes sur les gratte-ciel de New York, le Pentagone et d’autres lieux de la côte Est (Miller 2006, 2012). Le « durcissement de la frontière » induit par le gouvernement américain qui en a résulté est également associé à la transformation de l’image du Canada, considéré à présent comme abritant des terroristes et des phénomènes contagieux sur le point d’envahir les États-Unis. J’insistais alors sur le fait que les autorités américaines, en particulier la Sécurité intérieure, étaient incapables de tenir convenablement le registre de la présence d’un petit nombre d’Autochtones ayant le droit distinct et non réglementé de franchir la frontière, droit de passage institué à l’origine par le Traité de Londres (Jay Treaty) et le Traité de Gand.

Le résultat de ces actions et de cet état d’esprit a été de conférer une invisibilité aux Salish du littoral, ceux-ci ayant été confrontés à nombre de problèmes à la frontière pour leur « non-authenticité ». J’ai signalé le cas du Dr Roberts, un dentiste salish du littoral, détenu à la frontière après avoir dû présenter sa carte de membre d’une bande parce qu’il « n’avait pas l’air indien » aux yeux des agents de sécurité. Les agents de la Sécurité intérieure lui ont par la suite intimé l’ordre de se rendre au « Port Court » (un tribunal de la frontière). Là, un avocat de la Sécurité intérieure a tout fait pour trouver un motif de lui refuser le droit de passage à la frontière en effectuant des recoupements dans les dossiers du Dr Roberts et de sa famille, pratique communément appelée chez les avocats « aller à la pêche ». J’ai aussi parlé d’un autre Salish du littoral, un aîné, intimidé et refoulé à la frontière par un agent qui lui avait dit que les bandes indiennes du Canada distribuaient les cartes d’identité « comme du popcorn ».

L’un des traits communs à ces cas est l’application idiosyncratique de la force par des agents désignés qui agissent en fonction de leurs propres préjugés au sujet, par exemple, de ce à quoi devrait ressembler un Autochtone ou de l’incompétence ou du caractère délinquant d’une bande des Premières Nations incapable de décerner des documents convenables à ses membres ou se refusant à le faire. Je ne trouve pas de preuve que ces pratiques relèvent effectivement de la politique des États-Unis. Je pense plutôt qu’il s’agit de manifestations du malaise dont parle Brown, de l’acceptation implicite du fait que les barrières illustrent la faiblesse de l’État plutôt que sa capacité réelle de contrôler le territoire des États-Unis. D’innombrables articles de journaux aux États-Unis portant sur cette inaptitude et sur l’accroissement des tensions ont tendance à les présenter comme des invasions régulières d’étrangers. Ces actions des agents en première ligne, en outre, sont la concrétisation au niveau local de préjugés de longue date au sujet des peuples autochtones, d’une conception communément admise de leur infériorité. Cela pourrait être considéré, au sens large, comme faisant partie d’un processus de racialisation de la frontière.

On pourrait également penser que le durcissement de la frontière reflète le désir de l’État de subordonner les tribus et les peuples autochtones pour répondre aux intérêts nationaux, ou simplement de peur d’une souveraineté partagée (Brown 2010 : 23), à une époque où le contrôle territorial, caractéristique essentielle de la souveraineté, est chancelant et incertain. Cette incertitude va elle-même de pair avec une montée en puissance des Autochtones, tant aux États-Unis qu’au Canada – avec une nouvelle complétude institutionnelle, une nouvelle capacité et un désir renouvelé d’établir leur propre souveraineté par le biais d’une contestation de l’État. En Colombie-Britannique, ces contestations sont des plus évidentes avec les efforts considérables que font les bandes et les groupes autochtones les plus en vue pour faire interrompre la construction des pipelines permettant de transporter le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta à la côte, et qui doivent passer par les terres des Premières Nations.

Bien que Foucault (1975) ait signalé la montée en puissance des disciplines (psychiatrie et éducation, entre autres) qui fournissent le terrain sur lequel une population peut être corporellement régie et surveillée, et ses mouvements ainsi restreints et canalisés, je ne crois pas que ce soit le cas ici. Dans le cas présent, le pouvoir exercé par les garde-frontières est plus idiosyncratique que rationnel, plus désorganisé que systématique. Leurs actions reflètent davantage la face cachée des intentions et des préjugés personnels que des perspectives et des pratiques disciplinaires organisées. Il s’agit parfois davantage d’un jeu de pouvoir grossier, basé sur l’intimidation par les armes et soutenu par des avocats, qu’une force déguisée de pouvoir disciplinaire oeuvrant à normaliser sa propre perspective. Cela relève davantage de l’imposante démonstration de pouvoir que l’architecture des frontières fortifiées est censée projeter, ou des pratiques de « choc et stupeur » (shock and awe – expression militaire censée traduire la réaction des Irakiens aux frappes aériennes américaines pendant la seconde Guerre du Golfe) qui en sont venues à caractériser les conceptions américaines de la politique étrangère.

Un T-shirt plein d’ironie en vente sur Internet reflète cette approche et les réactions autochtones à celle-ci, sur le mode de l’inversion. Ce T-shirt porte l’inscription « Sécurité intérieure, en lutte contre le terrorisme depuis 1492 » et montre quatre guerriers amérindiens du XIXe siècle armés de fusils.

Figure 1

T-shirt à vendre sur Internet[3]

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Tous ces points nous ramènent à ce que Brown (2010 : 95) appelle l’incohérence de la frontière. Ce qui se produit et se pratique à la frontière n’a guère de sens pour les peuples salish du littoral non plus que, de fait, pour la population générale que désoriente cette apparence de militarisme et de bellicisme. Brown (2010 : 85) mentionne « l’état d’exception » permanent dans lequel les pratiques ordinaires de la loi et de la citoyenneté sont suspendues le temps de ce qu’elle appelle la « souveraineté de la modernité tardive ».

L’Arche de la Paix, redoute frontalière qui vient d’être reconstruite le long du corridor nord-sud entre la Colombie-Britannique et l’État de Washington, devient un fantasme sécuritaire dans une guerre impossible à gagner contre des gens de l’extérieur inconnus et non identifiés. Ce que l’on perçoit comme l’ennemi n’est plus un État ou un groupe d’États distincts et coopératifs sur le point d’entrer en guerre, officiellement et réciproquement. Des millions de gens qui voyagent par avion sont contraints d’enlever chaussures et ceinture et de passer sous des appareils de détection sophistiqués servant ostensiblement à dissuader les terroristes tandis que de jeunes mécontents descendent les rues de leur quartier un fusil à la main pour mitrailler leur propre école.

Au beau milieu de ces pratiques gouvernementales inquiètes et malavisées se trouvent quelques dizaines de milliers de Salish du littoral, résidents des terres frontalières bordant les plans d’eau connus sous le nom de Mer des Salish ou adjacents à celle-ci. Du côté américain, une branche du gouvernement leur impose de nommer comme agents fédéraux des adjoints de leur police tribale (en leur offrant des armes de pointe pour les y inciter), pour que la police et l’armée puissent librement violer leur fragile souveraineté en organisant la défense contre les terroristes en provenance du Canada (Miller 2006). Mais en même temps, les autres branches du gouvernement les négligent. Les Salish du littoral, contrairement à d’autres peuples autochtones vivant le long de la frontière internationale, n’ont pas envisagé ce type de souveraineté, qui implique de faire figurer sous leur propre drapeau leur équipe de crosse au championnat du monde ni de produire leurs propres passeports, comme le font les Mohawk. Ils n’ont pas affronté la police ou l’armée de l’un ou l’autre pays au cours de ce siècle-ci ou du précédent, à l’exception de quelques épisodes comme la saisie de petites parcelles de terre, surtout dans les années 1970, et la pêche à petite échelle contrevenant aux politiques publiques. Leurs activités, dans l’ensemble, ont été calmes et contenues. Mais ils n’en ont pas moins été affectés.

Steven Stark va à la pêche

M. Steven Stark, 34 ans, est membre de la Première Nation Tsawwassen, petite communauté de quelque 350 personnes localisée à une vingtaine de kilomètres au sud de Vancouver, sur la frontière internationale. Cette communauté est particulière en ce qu’elle est l’une des rares nations autochtones à être allée au bout du Processus des Traités de la Colombie-Britannique qui s’est achevé en 2006. Mais l’Accord final concernant la nation Tsawwassen contient notamment, à l’annexe J-1, page 277, la « Carte de la zone de pêche et de la zone de pêche intertidale des bivalves » pour cette nation. Cette carte montre que les zones de pêche et de pêche intertidale des bivalves de la nation Tsawwassen sont coupées par la frontière américaine, qui de ce fait la sépare de grands pans de ses zones de pêche ancestrales de la baie Boundary et du détroit de Georgia, qui font tous deux partie de la mer des Salish (bien que cette nation n’ait pas cédé aux États-Unis ses droits et ses titres sur ces territoires ancestraux). M. Stark en est venu à être hanté par cette situation.

M. Stark a été arrêté en octobre 2011 pour avoir pêché dans les eaux américaines, et à cette occasion on lui a saisi pour 4 000 $ dollars de crabe dormeur. Cette arrestation a eu lieu dans la baie Boundary, elle-même partagée entre le Canada et les États-Unis, mais faisant partie des plans d’eau historiques de sa bande. M. Stark soutient qu’il est dans son bon droit lorsqu’il pêche dans cette zone située à quelques kilomètres de chez lui. Il a engagé un avocat de Bellingham (État de Washington), qui, pour préparer sa défense, m’a également engagé en tant qu’expert et témoin au sujet des territoires de pêche ancestraux des Tsawwassen et des relations de parenté de ceux-ci avec les tribus américaines.

Au début, la nation Tsawwassen a refusé de soutenir M. Stark dans son procès et a révoqué son permis de pêche. Mais avec l’élection d’un nouveau chef et d’un nouveau Conseil, sa position s’est adoucie au vu des difficultés communes auxquelles étaient confrontés les pêcheurs de cette nation à la frontière. Voici ce que des journalistes ont rapporté :

La Première nation Tsawwassen a refusé de parler de la décision initiale du Conseil de révoquer le permis de pêche de Stark.

Mais Tony Jacobs, un membre de l’assemblée parlementaire de la Première nation Tsawwassen, déclare que le nouveau conseil – qui lui a rendu son permis – apporte pleinement son soutien à Stark.

La frontière, dit-il, n’est devenue un problème pour les pêcheurs de la Première nation Tsawwassen que depuis le 11 septembre. Comme Stark, le grand-père et le père de Jacobs pêchaient aux alentours de la pointe Roberts et dans toute la baie Boundary.

Jacobs est atterré de la gravité des accusations portées contre Stark. « Peu importe que [le délit] soit grand ou petit », dit Jacobs. « Lorsqu’on a affaire aux autorités américaines, tout ce qui concerne la frontière est tout simplement ridicule ». Il espère que Stark gagnera son procès et que les pêcheurs la Première nation Tsawwassen se verront accorder davantage de flexibilité pour ce qui est de traverser la frontière.

Barde et Tello 2013

Malone (2013) a mis en évidence les difficultés auxquelles sont confrontés les pêcheurs lorsqu’il s’agit de déterminer la localisation précise des zones de pêche sur l’eau, même avec les technologies électroniques actuelles, et l’éventualité de pêcher par inadvertance au mauvais endroit. Cependant, il se peut que cela n’ait pas été le cas pour Stark. Pourquoi se trouvait-il en eaux américaines ? Lors de mon entrevue avec lui en février 2013, il a exprimé le désir, tout d’abord, d’éviter une condamnation, et deuxièmement, de pouvoir pêcher dans sa zone traditionnelle. Il a évoqué l’artisanat de la pêche tel que le pratiquaient ses ancêtres, faisant remarquer que son père pêchait sur les lieux où on l’avait arrêté, comme le faisaient d’autres de ses ascendants, y compris ses arrière-grands-pères, Harry et Simon Joe. Il y avait pêché du crabe pendant dix-huit ans.

En outre, il a mentionné ses liens de parenté et ceux de ses ancêtres avec des tribus qui se trouvent à présent de l’autre côté de la frontière internationale et, d’après lui, ces liens restent indéfectibles car ils font partie du tissu social de la vie autochtone. Parmi ces tribus américaines figurent les Nooksack et les Lummi, deux tribus de pêcheurs situées à proximité. De plus, Stark a évoqué le savoir secret de chaque famille, chacune ayant ses coins de pêche spécifiques et ses techniques particulières et propres à chaque lieu. Il a fait remarquer la connexion entre les noms ancestraux (que l’on appelle parfois « noms indiens » et qui se donnent au sein des familles) associés au contrôle de lieux spécifiques et les noms géographiques également associés à ces localisations (Suttles 1987). Les noms géographiques dans le monde des Salish du littoral véhiculent communément des informations sur la nature physique du lieu et des détails historiques ou mythologiques qui montrent la relation des gens à la terre et à la mer (Bierwert 1999).

Stark se fonde sur son propre sentiment des droits et des obligations familiaux pour parvenir à la conclusion qu’il devrait pouvoir pêcher dans les sections américaines de la baie Boundary. Bref, pour lui, il s’agit à la fois de famille et de droit coutumier. Pour Stark, ces droits sont liés à un protocole particulier nécessaire pour accéder aux territoires de pêche autochtones, protocole exigé d’autres tribus et bandes aussi bien que des non-Autochtones. Le fait de ne pas suivre ces protocoles est considéré comme une façon de manquer de respect aux ancêtres et comme un moyen de « diviser pour mieux régner ». Les débats au sujet des protocoles de pêche et de leur rôle dans la pêche font l’objet essentiel des discussions des Salish du littoral, et il se produit parfois des conflits ouverts entre les Autochtones et les agents du gouvernement. Enfin, les sentiments de M. Stark traduisent un sentiment plus général, à savoir que les colonisateurs ont endommagé les territoires de pêche des Autochtones à tel point que ceux-ci sont contraints d’aller plus loin pour trouver du poisson et qu’ils devraient avoir légitimement le droit de le faire.

La position de Stark nous amène à la question plus large de la façon dont les traités et les lois nationales américaines et canadiennes ont transformé ce qui était autrefois des droits familiaux sur les lieux des ressources en droits tribaux strictement contrôlés (Barsh 2008), ce que rapportent des journalistes :

À présent, dit Stark, la concurrence féroce des pêcheurs commerciaux oblige les membres des Tsawwassen à pêcher plus près de la frontière pour alimenter leurs familles.

Lorsque Stark parle de la réaction des Tsawwassen à son arrestation – la façon dont le Conseil lui a retiré son permis de pêche « pour la nourriture, la vie sociale et les cérémonies » pendant plus d’un an – il se met à parler plus lentement, sur un ton plus grave.

« Je leur ai dit, je ne vous appartiens pas. Je ne vous appartiens pas en tant que Tsawwassen marchant librement sur le sol pour attraper mes ressources naturelles », dit-il de ses premières discussions avec le Conseil. « Vous pouvez m’enlever la carte, mais vous ne pouvez pas m’enlever l’Autochtone qui est en moi ».

Cette décision avait été prise par le précédent conseil des Tsawwassen, sous la direction de l’ancien chef Kim Baird qui, en 2003, avait négocié un accord par traité qui avait fait date en conférant à la Première Nation Tsawwassen l’autorité de promulguer des lois relatives à ses terres, ses ressources et sa culture.

Barde et Tello 2013

Mais Stark a également attiré l’attention sur les dimensions spirituelles de la relation des êtres humains à l’environnement maritime (Malone 2013). Ces caractéristiques de l’environnement restent en grande partie invisibles aux yeux des autorités juridiques, surtout lorsqu’elles n’ont pas de traces discernables, pas d’empreinte archéologique, et que, par conséquent, elles restent sans protection (voir Miller 1999).

En y réfléchissant, avec le temps, Stark a encore approfondi sa position, jusqu’à revendiquer pour les Autochtones du Canada le droit de pêcher en eaux américaines en raison de la façon dont il conçoit les droits définis par le Traité de Londres. Un journal a titré à la Une : « Un pêcheur de Colombie-Britannique se bat pour que les Autochtones aient le droit de traverser la frontière » (Barde et Tello 2013).

Mes conversations avec Stark ne m’ont pas amené à croire que ce droit autochtone abstrait était sa motivation première. Parmi ses motivations, il y a le désir de gagner de l’argent au moyen de la pêche, de gagner sa vie, à l’instar de nombreux autres membres de sa nation Tsawwassen, mais également le sentiment des droits héréditaires de sa famille. Sa famille, pense-t-il, n’a pas renoncé à ces droits en dépit du nouveau traité entre la Nation Tsawwassen et le Canada. « La Colombie-Britannique n’est pas propriétaire de la terre », dit-il, « il n’y a pas d’entente nous imposant de rester dans nos frontières ». Il a entrepris de lui-même d’en savoir davantage sur l’histoire des Tsawwassen et des autres groupes et sur l’histoire des relations entre la Grande-Bretagne, le Canada et les États-Unis. Il dit avoir passé un temps considérable sur Internet et il a recherché d’autres personnes susceptibles de l’aider dans sa quête de connaissance. En résumé, ses motivations à pêcher du côté américain de la baie Boundary sont complexes, et il lui est malaisé de les articuler.

M. Stark a été arrêté par la Sécurité intérieure et, dit-il, a été condamné à 5 000 $ d’amende pour avoir illégalement franchi la frontière en bateau. Stark remarque qu’on lui a donné soixante jours pour payer cette amende et qu’on l’a informé que le fait de ne pas la payer était un aveu de culpabilité. Il dit avoir envoyé des copies de sa carte de statut d’Indien, du Traité de Londres et de ce que l’on a appelé la « Décision Boldt » de 1974, jugement d’un tribunal qui accordait la moitié des prises de pêche aux tribus du Puget Sound conformément aux traités du milieu du XIXe siècle. Stark était convaincu que les termes de ce jugement s’appliquaient aux nations qui font partie du tissu social des tribus Salish de Puget Sound et que, selon les termes du Traité de Londres, il pouvait passer librement avec sa carte de statut d’Indien prouvant son appartenance à la Nation Tsawwashen. Il a reçu pour toute réponse, dit-il, que « les documents ne comptent pas ». Il a décliné la seconde notification, une proposition de réduire son amende à 2 500 $, et n’a pas ouvert la troisième notification, la renvoyant avec la mention « retour à l’envoyeur ». Il considérait que payer cette amende revenait à admettre que la façon dont il comprenait la situation, y compris son droit familial à pêcher, était fausse. Cela, en effet, aurait exigé de lui qu’il renonce à sa culture autochtone. Il était convaincu qu’il serait détenu à la frontière par les agents de la Sécurité intérieure s’il essayait d’entrer aux États-Unis. La suite lui donna raison.

Mais Stark était également confronté à des accusations devant le système pénal de l’État de Washington et, dit-il, du Department of Fisheries and Wildlife (Département des pêches et de la nature). Étrangement, ces deux branches de l’État semblent ne pas avoir de système d’interaction coordonné et M. Stark est confronté juridiquement aux deux. Il dit avoir payé une amende de 30 000 $ à l’État et risquer en outre l’emprisonnement.

Le litige concernant M. Stark ainsi que le fait de savoir à quelle entité légale devrait revenir la juridiction sur celui-ci comporte plusieurs éléments intéressants. J’ai mentionné que Stark est convaincu que c’est la loi des Salish du littoral qui devrait s’appliquer dans cette circonstance. Cette loi, qui s’enracine dans les relations entre les familles élargies jusqu’à englober la collectivité dans son ensemble (Miller 2004), a été, en effet, appliquée à la frontière de l’Arche de la Paix par le biais des agents américains à la frontière qui reconnaissaient les besoins spirituels des « bébés », les initiés à la Danse de l’Hiver. Ces initiés, dont le regard représente un danger spirituel pour les autres, se voyaient brièvement accorder le droit de franchir la frontière sans être regardés s’ils avaient des cartes d’identité (cela se passait avant l’exigence de la présentation d’un passeport ou d’un permis de conduire « durci ») et se trouvaient sous la supervision de l’aîné de la Maison longue qui les accompagnait (Miller 1996-1997). Il s’agissait là d’une reconnaissance significative des pratiques légales des Salish du littoral. Ce trait particulier de la frontière et de cette coopération locale a disparu avec le durcissement de la frontière.

Mais Stark était convaincu que ses droits familiaux sur des lieux particuliers, terrestres et aquatiques, tels que les reconnaissait la loi ancestrale de sa propre nation (mais pas, cependant, la loi contemporaine de la Nation Tsawwassen) auraient dû être respectés, et il croit que ceux-ci n’ont rien d’obsolète en ce que lui-même et sa famille n’y ont pas renoncé. En outre, il croit que le régime légal des Salish du littoral, tel qu’il existait auparavant pour régler les affaires entre les différents groupes de Salish du littoral, n’est pas éteint du côté canadien puisque la plupart des groupes reconnus au niveau fédéral n’ont pas entériné de traité modifiant leurs droits et leurs pratiques. Ainsi que l’affirment souvent les membres de la communauté, ils n’ont pas cédé leur terre, ni n’ont entériné la loi qui la régit.

De plus, comme l’a signalé le conseiller juridique lors de sa plaidoirie devant la Cour supérieure du comté de Whatcom, les tribunaux fédéraux, d’ordinaire, ne tiennent pas compte des lois internationales des traités qui pourraient s’appliquer dans ce cas puisque Stark avait franchi la frontière. De mon point de vue, les arguments soulevés dans ce cas reflétaient l’inexpérience, tant du procureur que de l’avocat de la défense, des problèmes que soulevait le cas de Stark. En fait, l’avocat au pénal qui représentait Stark admettait franchement que cela était nouveau pour lui et il a élaboré les arguments de sa défense en passant en revue la documentation juridique pertinente.

Dans son exposé, il a soulevé plusieurs arguments intéressants qui, à ma connaissance, sont hors du commun. Il soutenait que l’État de Washington n’avait pas compétence à poursuivre pénalement M. Stark parce qu’il se trouvait en « pays indien » et qu’il pêchait dans un territoire qui était traditionnel au moment du Traité de Point Elliott en 1855 ; et qu’en outre, bien que la tribu Tsawwassen n’eût pas été signataire de ce traité, ses membres sont liés par mariage aux tribus signataires et ce traité leur confère donc des droits.

Étrangement, ce dernier argument rejoint un point de vue autochtone et la loi des Salish du littoral qui procure un accès aux lieux des ressources par le biais des mariages intercommunautaires pour peu que l’on suive le protocole qui convient. De fait, cette pratique était historiquement au coeur des façons de gérer les ressources (Suttles 1987 ; Miller 1995).

L’avocat de M. Stark a également avancé que le problème de la juridiction relève de la loi et doit être tranché par un juge, et qu’il ne s’agit pas d’une question factuelle à soumettre à un jury. Cependant, il était prévu que ce cas serait entendu devant un jury, à qui l’on a donc improprement attribué le pouvoir de se prononcer sur des questions de législation internationale.

La défense soutenait en outre que l’État ne peut pas assumer de juridiction sur les Indiens dans une région soumise à l’interdiction d’aliéner imposée par les États-Unis. De plus, le Traité de Londres de 1794 accordait aux Indiens le droit de franchir la frontière internationale pour se livrer à leurs activités de traite et de commerce, et ce droit leur a été confirmé par le Traité de Gand après la Guerre de 1812. L’avocat soutenait que l’un des États ne pouvait abroger unilatéralement le traité entre la Grande-Bretagne et les États-Unis en isolant un Autochtone individuellement pour le poursuivre au pénal. Cependant, et assez bizarrement, le représentant de l’État répondit que Stark n’était pas personnellement signataire des traités et qu’il ne pouvait donc exercer ces droits accordés par les traités. Enfin, la défense mit en avant le fait que les lois fédérales interdisent à l’État de Washington de priver un Amérindien d’un droit de pêche coutumier.

Lors des audiences préliminaires à Bellingham, État de Washington, Stark était en retard à son propre procès relevant du système fédéral, ainsi qu’il l’avait prédit. Il avait été retenu à la frontière par la Sécurité intérieure, organe qui n’avait apparemment pas été mis au courant que son procès au criminel était en cours. Les agents de la Sécurité intérieure n’étaient pas parvenus à reconnaître sa carte attestant de son statut d’Indien, émise par le gouvernement du Canada, et l’avaient détenu, mais, étrangement, lui avaient aussi apporté leur aide en lui indiquant différentes façons de se présenter à la frontière la prochaine fois.

Confronté à un procureur qui préconisait une peine de prison et à un juge imperméable aux arguments de la défense, M. Stark a plaidé coupable, le 10 juin 2013, pour obtenir une réduction des accusations du système judiciaire de l’État de Washington. On ne sait pas encore ce qui arrivera en ce qui concerne la Sécurité intérieure.

La désinscription de membres de la tribu Nooksack

En 2013, des membres du Conseil de la tribu des Indiens Nooksack, qui compte plus de 2 000 membres, ont voté la désinscription de 306 des leurs. La résolution du Conseil no 13-02 du 12 février 2013, « Initiating Involuntary Disenrollment for Certain Descendants of Annie George » (Début de la désinscription imposée à certains descendants d’Annie George), statuait qu’il s’était produit par erreur une inscription au registre des Indiens du fait de deux articles de la Constitution tribale. Au moment de l’inscription, ces articles autorisaient de faire figurer au registre, selon l’Article II, section 1(a), « tous les attributaires du domaine public nooksack et leurs descendants vivant au 1er janvier 1942 » et, selon l’Article II, section 1(c), « toutes les personnes nées de Nooksack inscrits et de leurs descendants en ligne directe après le 1er janvier 1942 ayant au moins ¼ de sang indien ». Il est déclaré plus loin dans cette résolution que les membres dont il est question descendent d’Annie James George, dont le Conseil pense qu’elle n’était pas nooksack (Cour d’appel de la tribu Nooksack, « Ordre refusant l’autorisation d’un appel interlocutoire », no 2013-CI-CL-001).

Cette situation a vu le jour à la suite d’une demande effectuée par un membre de la tribu, Terry St Germain, qui voulait faire inscrire ses enfants. Les documents qu’il avait fournis avaient été jugés insuffisants pour justifier son appartenance et, par conséquent, lui-même s’était retrouvé inéligible. L’agent du registre des Indiens n’a découvert aucun document justificatif au Bureau des affaires indiennes relativement à ces 306 personnes, parmi lesquelles figuraient deux membres du Conseil. Un journaliste a résumé ainsi l’ensemble des problèmes soulevés :

Les représentants de la tribu ont présenté la preuve que les 306 ne descendent d’aucune personne mentionnée lors du recensement tribal de 1942 qui est l’élément essentiel de la validation d’une ascendance tribale selon les règles qui régissent l’appartenance chez les Nooksack.

Ces 306 personnes font remonter leur ascendance à feue Annie George. Ils soutiennent qu’elle était une Nooksack que le recensement avait omise par erreur.

Stark 2013[4]

Cette situation a une résonance particulière parce que la tribu Nooksack est historiquement localisée directement sur et de chaque côté de la frontière canado-américaine, et parce que les familles en question descendent de personnes qui résidaient à Matsqui, du côté canadien. Le conseil tribal, dans ses considérations, semble n’avoir pas correctement évalué l’histoire des Nooksack et des populations qui faisaient autrefois partie intégrante de leur territoire. Mais de multiples dimensions sont à l’oeuvre ici, y compris des accusations de racisme (puisque les personnes que le Conseil espère désinscrire n’ont qu’une ascendance indienne partielle). Un journaliste a qualifié cette situation de « purification ethnique » et soutient que cela se produit assez communément à travers tout le pays indien américain.

[…] au cours de la dernière décennie, un nombre grandissant de tribus indiennes américaines ont mis en place une nouvelle forme de purification ethnique – la désinscription tribale. La plupart du temps, certaines tribus essaient d’éjecter certains de leurs membres afin de maximiser les allocations individuelles issues des profits des casinos pour les membres restants. Mais les membres du conseil de la tribu des Indiens Nooksack ont été accusés de « génocide culturel » lors d’une action en justice intentée pour contrer leur tentative de désinscrire des centaines de citoyens nooksack.

Change.org 2013[5]

Un autre blogue évoque « la politique », et soutient que le conseil tribal qui compte six membres (sans compter les deux membres apparentés à ceux dont l’inscription a été radiée), « cherche à désinscrire trois grandes familles en raison de leur ascendance philippine et pour qu’elles ne puissent pas prendre part à la redistribution des revenus des jeux de hasard ». De plus, « il s’agit purement et simplement d’une question de politique tribale… »[6].

À mon avis, le conflit actuel comporte une part de racisme, car le sentiment anti-philippin a une longue histoire dans d’autres communautés salish du littoral, tant côté américain que canadien. Mais cependant, j’attire l’attention sur une question plus centrale dans le monde des Salish du littoral, à savoir les constantes luttes intestines entre les familles élargies que j’appelle les « collectifs » familiaux (Miller 1995 ; Malone 2013). En bref, les nations salish du littoral d’aujourd’hui se composent de groupes familiaux de taille variable, allant d’une cinquantaine de membres à plusieurs centaines. Ces groupes connaissent régulièrement des cycles de formation et de dispersion au moment de la mort des chefs âgés, moment qui voit les membres de la famille soit fusionner sous la direction de nouveaux chefs plus jeunes, soit se fragmenter, certains membres se dispersant pour aller se joindre à d’autres familles intactes. Tout cela se déroule dans l’idiome de la parenté, et les différents membres se partagent un espace au sein du système de parenté des Salish du littoral. Cependant, tous les membres apparentés n’appartiennent pas au même « collectif ». Ici, j’abonde dans le sens de Robbins (1986) qui a remarqué que les « collectifs » familiaux constituent effectivement des unités de pêche et de transformation du saumon dans une dimension à la fois historique et contemporaine. L’adaptation historique des Salish au lieu que constitue le littoral a fait de la prise du saumon un élément essentiel de leur vie et de leur mythologie, bien qu’ils se soient également lancés dans de nombreuses autres activités économiques – et continuent de le faire – y compris la pêche de nombreuses autres espèces, la chasse, la cueillette et la traite, pour subvenir à leurs besoins.

Mes propres données au sujet de la période contemporaine montrent que les « collectifs » sont en concurrence pour les fonctions électives tribales, les emplois tribaux, les lieux de pêche, le prestige et les différents types de pouvoir (Miller 2001). Cette concurrence se déroule lors d’occasions rituelles (telles que les potlatchs), lors d’évènements familiaux et communautaires, et dans la vie quotidienne. Le conflit au sujet de l’appartenance à la tribu Nooksack retentit dans tout le monde des Salish du littoral, y compris, et de manière terrible, dans la tribu Snoqualmie, dont les tentatives d’expulser un grand nombre de ses membres ont attiré l’attention de la presse (Mapes 2013).

La plupart du temps, mais de manière moins spectaculaire et moins visible, il s’agit de dénier leur appartenance à certains membres isolés, au niveau individuel, même s’ils paraissent répondre aux règles tribales. Certains membres de la tribu Nooksack, lors de réunions avec moi, m’ont fait savoir qu’à leur avis, les tentatives de désinscription sont directement liées à la marginalisation de membres d’une famille vis-à-vis du conseil tribal et de l’emploi tribal. Ce qui est clairement en jeu, c’est une lutte entre familles pour les ressources.

Le fait d’être membre d’une tribu indienne reconnue au niveau fédéral comporte de nombreux avantages matériels directs. Dans le cas des Nooksack, ceux qui risquent la désinscription ont fait remarquer que leurs jeunes ne seront plus éligibles non seulement aux programmes tribaux financés par le gouvernement fédéral, mais également aux programmes créés par des organismes indépendants tels que les bourses d’études offertes par la Fondation Gates.

La tribu elle-même procure toutes sortes de services sociaux et de santé, des emplois, des opportunités de loisirs et de nombreux autres avantages importants dont les désinscrits ne pourraient plus bénéficier. Cependant, les conflits politiques dans les communautés autochtones telles que celle des Nooksack sont bien davantage que des conflits au sujet de ressources matérielles (Miller 2004). Il s’agit également de luttes au sujet de l’identité, du statut de membre et de l’appartenance. Tel est certainement le cas ici. Les membres des familles des « désinscrits » m’ont clairement fait savoir qu’ils éprouvent le sentiment que c’est leur être même qui est menacé. Il se peut que ce sentiment soit encore exacerbé par les nombreuses années d’efforts intenses de la part des Autochtones pour contrôler leur propre vie, leur communauté et leur avenir, et par la fierté grandissante de l’identité indienne. La désinscription prive ces membres de la tribu d’identité cohérente en une période où l’affiliation ethnique a pris une signification accrue.

Les familles désinscrites ont engagé un avocat spécialisé en droit des Indiens américains, et celui-ci m’a demandé de rédiger un rapport anthropologique au sujet de l’affiliation de ses clients devant être inclus avec les questions soulevées par le litige devant le tribunal tribal à la suite d’une action en justice engagée à l’encontre de six membres du Conseil et de deux agents de l’inscription au rôle. Ils ont également intenté une action pour dissuader le Conseil de mener à terme la procédure de désinscription.

Dans mon rapport, j’ai noté :

Lettre du 13 juin 2013 au Tribunal de la tribu Nooksack

Les tribus du nord de Puget Sound entretiennent depuis longtemps des relations étroites avec les peuples Salish du littoral vivant dans ce qui est aujourd’hui le Canada. La frontière internationale, créée en 1846, divise à présent un peuple. Mais avant la Loi canadienne sur l’immigration de 1976, le peuple Salish du littoral circulait librement de part et d’autre de la frontière internationale. Ces mouvements avaient précédemment été entérinés par le Traité de Londres de 1794, qui garantissait le libre passage aux Indiens. Le Traité de Gand de 1814 a étendu tous les droits précédemment garantis aux Indiens. Les États-Unis ont par la suite promulgué des lois soulignant ces droits. […]

Richardson écrit, dans Nooksack Place Names, pp. 191-192, au sujet de « Stick Peter’s place : « […] Sa localisation générale figure clairement sur les cartes sous le nom de Réserve Matsqui no 4. Il s’agit de l’un des nombreux noms de lieux nooksack en Colombie-Britannique, mais du seul véritable village nooksack situé au Canada. L’identité nooksack est soulignée par les aînés et confortée par des affirmations que Stick Peter parlait “le vrai nooksack” ».

Les lignages des familles étendues Rabang, Rapada et Narte/Gladstone révèlent des connexions ininterrompues avec les Nooksack. George, chef de Matsqui (connu par ailleurs sous le nom de Matsqui George) avait épousé en 1863 Marie Siamat, une femme de sa tribu d’après les registres des oblats. Parmi leurs enfants, il y eut Annie George, née en 1875. Deux jours après sa naissance, sa mère mourut. Annie fut par la suite adoptée par Madeline Jobe, qui l’a élevée. Madeline Jobe épousa Matsqui George en 1880 (mais elle avait eu des enfants auparavant). Tout montre que Madeline Jobe (George) et Matsqui George étaient nooksack. Ses parents à elle étaient nooksack et ses enfants partageaient cette identité de préférence à toute autre. Un recensement canadien de 1881 montre qu’Annie George vivait dans la maisonnée de Mary Jobe George (autrement connue sous le nom de Madeline).

Le père de Madeline Jobe était Jobe (Chúm), propriétaire d’une homestead (propriété rurale) de 160 acres à l’est de Lynden. Il s’agissait de l’un des six homesteads nooksack antérieurs à la Loi sur les propriétés rurales indiennes (Indian Homestead Act) de 1884 et ses dispositions concernant les titres fiduciaires. L’un des cimetières de la tribu Nooksack est situé sur une partie de la propriété Jobe. Deux des fils de Madeline Jobe, Frank George et Louis George, ont vécu sur une partie de cette propriété au XXe siècle. […]

Fait notable, trois soeurs, toutes filles d’Annie George, ont eu des enfants qui sont les ancêtres des 306 personnes en question. Les noms de ces trois soeurs sont Elizabeth Eugeno Rabang (mariée à Frank Rabang), Mary Louise Rapada (mariée à Honorato Rapada) et Emie Rose Gladstone (mariée à Joseph Gladstone).

D’après des éléments probants, je déduis qu’Annie George se considérait elle-même comme une Nooksack pleine et entière, et était considérée ainsi par les autres. Ses descendants, dont j’ai rencontré un certain nombre, se considèrent eux-mêmes pleinement comme des Nooksack. C’est un fait, comme d’ailleurs pour plusieurs membres d’autres communautés de Salish du littoral avec lesquelles j’ai travaillé, même si beaucoup d’entre eux ont été contraints de déménager à Seattle, Bainbridge, la vallée de Kent et autres localités à proximité pour gagner leur vie. Cependant, ils ont conservé leur identité de membres de la tribu. En outre, comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres communautés de Salish du littoral également, le fait de résider au Canada n’empêche pas d’avoir une identité nooksack.

Miller 2013 (traduction libre)

Le cas ne portait cependant pas uniquement sur le témoignage anthropologique et l’identité, une bonne part de la dispute juridique portant sur la juridiction. Les familles avaient intenté plusieurs actions en justice, y compris une demande d’injonction pour réduire la procédure de moitié. Elles avaient également contesté le Conseil sur des points de procédure, mais cette question est de peu d’importance pour mon argumentation ici.

Dans une réponse, les défendeurs (membres du Conseil tribal) soutenaient que « d’après l’état actuel du droit, le Conseil a toute autorité pour entamer les procédures de désinscription… »[7]. Plus loin, ils argumentaient que la Constitution nooksack réserve au seul Conseil l’autorité d’adopter des procédures internes et que le fait de déterminer leur existence ou l’infraction à celles-ci n’est pas passible de poursuites (ibid. : 18), tout en récusant l’idée que le Conseil ait pu enfreindre la procédure (ibid. : 21).

Ceux qui prônaient la désinscription ont énoncé publiquement leur propre conception de la culture et de l’identité. Le bulletin de la tribu, le Snee-Nee-Chum, faisait paraître l’éditorial suivant :

En juin, vous allez voter pour déterminer s’il faut ou non combler une faille dans notre Constitution tribale qui contredit d’autres sections relatives à l’appartenance des membres. Cette faille – la section H – avait été ajoutée en 1989. L’élection qui vient s’appelle l’Élection au secrétariat en vue d’un amendement constitutionnel et elle a été autorisée par le Conseil tribal nooksack et le directeur de la région du Nord-Ouest du Bureau des Affaires indiennes. Cette élection sera supervisée par le Secrétaire de l’Intérieur, Bureau des Affaires indiennes, Agence de Puget Sound.

Lors des élections du mois de juin, nous vous demanderons de voter pour abroger la section H de la Constitution et les règlements administratifs de la Tribu des Indiens Nooksack qui ouvrent le statut de membre à :

« (h) Toute personne possédant au moins un quart (1/4) de sang indien et qui peut prouver son ascendance nooksack à n’importe quel degré ».

Si cet amendement de 1989 est abrogé, les sections A à G resteront en vigueur et cette faille, qui contredit ces sections, sera comblée. Cela renforcera notre Constitution tribale et protégera l’identité culturelle de notre Tribu Nooksack pour nos enfants et petits-enfants.

Snee-Nee-Chum, 3, 4, mai 2013[8]

Cette déclaration révèle qu’un second système juridique s’immisce dans le conflit, à savoir celui du gouvernement américain par l’intermédiaire de son agence, le Bureau des Affaires indiennes, branche du Département de l’intérieur. L’article mentionne également que le vote sera supervisé par le Secrétaire de l’intérieur, ce qui laisse entendre que le Bureau des Affaires indiennes pense que la création de la légitimité n’est pas du ressort de la loi tribale elle-même mais qu’elle est en partie du ressort du gouvernement fédéral et de la loi américaine. La question de la désinscription n’était pas encore résolue au moment d’écrire ces lignes en 2015.

Conclusion

Les circonstances qu’affrontent tant M. Stark que les 306 Nooksack révèlent que le rôle de la loi dans les affaires autochtones est tendu, contesté et fragile, et qu’il génère de la coercition, de la violence, des accommodements et des résistances. Dans le cas de Stark, de multiples autorités, n’ayant pas conscience de l’existence les unes des autres, pèsent sur un seul individu. Dans le cas des Nooksack, tant l’autorité tribale que l’autorité gouvernementale américaine sont invoquées et contestées.

La loi tribale, c’est-à-dire les pratiques historiques des Salish du littoral, qui a la possibilité d’entrer dans les tribunaux tribaux des Salish du littoral (Miller 1995), est apparemment impuissante à assister un groupe de membres convaincus d’agir dans le cadre culturel de leurs ancêtres. Mais pendant ce temps, dans le cas des Nooksack, les défendeurs, et le Conseil lui-même, invoquent leur propre conception de la culture tribale et des procédures tribales légales. Bien que la loi des Salish du littoral ait été promulguée dans le cadre des mouvements transfrontaliers des Salish du littoral à une époque antérieure de coopération des agents de la frontière, cela est à présent terminé.

La loi autochtone s’amenuise le long de cette frontière, tandis qu’il n’existe probablement pas de loi américaine ou canadienne cohérente. Les différents systèmes juridiques multiplient les complexités à tel point que les praticiens du droit, avocats de la défense et procureurs, ainsi que les agents de l’État, y compris les garde-frontières, se trouvent projetés dans des domaines du droit qu’ils comprennent mal, voire pas du tout. Ils appliquent pratiques et croyances idiosyncratiques, même lorsqu’il s’agit de traités et de jurisprudence. Mais cela oeuvre toujours à l’encontre des déplacements légaux des peuples autochtones. Même lorsque la loi n’a pas été intentionnellement conçue pour être coercitive, elle l’est fréquemment. Ces deux cas montrent que, malgré la possibilité de la coexistence de la législation tribale et de la législation gouvernementale, et en dépit de quelques efforts en vue d’une coordination, le pluralisme juridique effectif est quasiment inexistant dans cette région frontalière, et que les engagements réciproques sont insuffisants entre les systèmes juridiques tribaux, étatiques et nationaux.

Dans les deux cas, celui de Stark et celui des désinscrits Nooksack, les circonstances mettent davantage en évidence la face cachée d’un racisme personnel et d’intentions individuelles ou familiales qu’une pratique disciplinaire organisée. Et ces réactions se sont déchaînées sous l’impulsion de la violence politique qui a suivi les évènements du 11 septembre. En résumé, les régions frontalières des Salish du littoral sont devenues bien plus répressives que celles du passé récent, bouleversant leur vie en une époque de crainte du terrorisme et de déclin du contrôle de l’État. Même si certains Salish du littoral s’efforcent de recréer et de déployer leurs connexions avec leurs ancêtres Matsqui et leurs lieux de pêche ancestraux de part et d’autre de la frontière internationale, celle-ci est devenue une sombre réalité.