Article body

Qu’un juriste s’aventure sur le terrain difficile de l’anthropologie philosophique n’est pas chose rare. Mais que sa spécialité soit le droit du travail et qu’il s’intéresse à la filiation a de quoi étonner. Qu’il nourrisse sa réflexion en puisant à toutes les sciences sociales ne peut qu’en accroître l’intérêt. Une telle entreprise mérite qu’on s’y attarde, afin d’en discuter les principales thèses, quitte à suspendre ses autres travaux.

C’est de la nature du droit que traite Alain Supiot dans son ouvrage intitulé Homo Juridicus, reprenant ainsi une question générale et ancienne dans les sciences sociales, autour de problèmes cependant très actuels : la mondialisation, l’internationalisation des droits de l’Homme, la filiation et les fondements de la Loi. La recherche théorique et fondamentale sur le droit est ici liée à une interprétation très polémique des transformations du droit dans le monde contemporain. On pourrait résumer l’entreprise en une triple question : quelle est la fonction générale du droit, sur quoi fonde-t-il ses prescriptions ou interdits, et quelle généralisation (ou internationalisation) peut-on en tirer? C’est poser la question de la justice, de ses fondements et de son interprétation, et chemin faisant, poser le problème des usages politiques de l’anthropologie.

La justice

Le droit est la manière occidentale de lier, une forme culturelle particulière de ce qu’Alain Supiot appelle la justice, la façon dont les individus s’insèrent dans un univers de significations, qui leur permet de s’accorder sur « une représentation du monde où chacun a sa place » (p. 9). « Donnée anthropologique fondamentale », la justice donne un sens à une condition qui n’en a pas par elle-même, et auquel les individus s’assujettissent. « Pour entrer dans l’univers du sens, tout homme doit abdiquer sa prétention à dicter le sens de l’univers, et reconnaître que ce sens dépasse son seul entendement » (p. 39). La forme occidentale de la justice a ceci de particulier qu’elle prend la forme de lois ou de règles, sous l’autorité d’un Législateur (un tiers) garant des paroles et des contrats : Dieu, la Loi ou l’État. Le droit est une « technique de l’Interdit » (ibid.), qui confère des droits aux individus, mais leur impose du même coup des limites, à la différence de la tradition chinoise, par exemple, où l’ordre cosmique et social procède plutôt d’une incorporation par chacun d’un savoir-vivre et de la place qui est la sienne[1]. Trois attributs sont reconnus à l’humanité dans le droit occidental, l’individualité, la subjectivité et la personnalité, qui permettent à tout homme de « disposer pour son propre compte de la puissance législatrice du Verbe » (p. 138), mais sous l’autorité de ce Législateur, d’où l’ambivalence de ces trois attributs : « Individu, chaque homme est unique, mais aussi semblable à tous les autres ; sujet, il est souverain, mais aussi assujetti à la Loi commune ; personne, il est esprit, mais aussi matière » (p. 48)[2].

Ce montage juridique a survécu à la sécularisation des institutions occidentales, à la disparition de la référence à Dieu, au profit de l’État, mais il est aujourd’hui menacé de se dissoudre par la disparition ou l’effritement du tiers garant. L’individualisation et l’emprise croissante du marché, estime Supiot, conduisent à la généralisation de l’idée de contrat, auquel on ramène toutes les formes de liens sociaux, et dont on peut voir les effets néfastes dans le travail, avec l’instrumentalisation du droit au service de la création de valeurs marchandes.

Supiot donne plusieurs illustrations de cette contractualisation. La nouvelle normalisation du travail ne porte plus sur la tâche, comme dans le modèle taylorien (le travail décomposé afin d’accroître l’efficacité), mais sur le travailleur lui-même, dont on attend qu’il donne le meilleur de lui-même, afin de réaliser des produits de qualité. Cela implique non pas une organisation des tâches, mais une intériorisation par le travailleur des normes et des objectifs de l’entreprise, et une rémunération en fonction de son rendement et de sa contribution à la hausse des profits. On cherche ainsi à maximiser la performance de l’individu en tablant sur sa créativité, sa personnalité et son autonomie, par des contrats d’« objectifs » et de « performance », dans le cas du travailleur, et par des contrats d’insertion dans le cas des chômeurs. Les technologies de l’information et de la communication de leur côté délocalisent le travail et individualisent les statuts d’emploi. On peut travailler n’importe où et à toute heure, les employés « autonomes » ne forment plus un groupe ; il n’y a plus de communauté de travail. L’entreprise cesse d’être une institution au sens fort, elle noue des contrats singuliers et pour une durée limitée, avec un employé qui doit s’investir et produire de la qualité. Sans organisation collective, la protection du travailleur et de son travail est plus difficile. Bauman (2003) résume à sa façon le changement : la flagellation (le contrôle par les cadres pour accroître la productivité) a été remplacée par l’autoflagellation (investissement de soi pour accroître la qualité) : l’employé doit s’investir pour se réaliser (exit la séparation du temps personnel et du temps de travail), donner le meilleur de soi-même et risquer l’échec personnel s’il ne se révèle pas à la hauteur. Ces nouvelles formes de contrat ne visent plus uniquement l’échange d’un bien, mais l’allégeance d’un individu à un pouvoir, tout en maintenant sa liberté formelle. C’est ce qu’Alain Supiot appelle la reféodalisation de la société. Le déclin du droit n’accroît pas la liberté des individus, mais contribue à en inféoder certains à de plus puissants, à les subordonner par contrat, sans protection d’un tiers extérieur. « D’où le besoin de nouvelles limites, pour reconstituer des unités de temps et de lieu compatibles avec la vie réelle du travailleur. Au “n’importe où” et “n’importe quand” des nouvelles machines, le droit objecte “il importe où” et “il importe quand” » (p. 206).

L’autonomisation du marché a fait croire qu’il se fondait lui-même, jusqu’à traiter le travail, puis les travailleurs eux-mêmes, comme des marchandises. L’ancienne séparation entre les hommes et les marchandises et l’interdiction de traiter les premiers comme des choses tend à disparaître. Cette limite, qui a pourtant permis le développement du contractualisme, est de plus en plus facilement franchie, avec le démantellement des institutions qui assurent la solidarité et la protection des personnes. Comme le note une autre juriste (Delmas-Marty 2003), le droit de la mondialisation est d’abord celui de la liberté des échanges, en plaçant l’échange économique au sommet. Les droits sociaux ou environnementaux, pensés en second et subordonnés à la croissance, apparaissent alors comme trop protectionnistes ou incompatibles avec le développement économique.

Triomphe également l’utopie du modèle cybernétique et son idéal de transparence et de mobilité. L’institution est remplacée par le réseau : des structures polycentriques dont chaque élément est autonome et relié à tous les autres. Les liens ne sont plus que communications, échanges, relations contractuelles, qui se tissent sans hiérarchie. On passe du gouvernement à la « gouvernance » ou à la « régulation », selon le modèle du marché, ce qui produit une dispersion de l’autorité. La société est pensée comme auto-régulation : on ne réglemente pas, en faisant intervenir une norme extérieure ou une valeur supérieure, mais on régule, en visant l’atteinte de résultats. Tout est rapporté à une règle d’utilité, et une entreprise révoquera un contrat quitte à payer des dommages, si le profit demeure malgré tout plus grand, sans obligation à l’endroit des plus faibles ni même celle de tenir ses engagements.On assiste, estime Supiot, à une procéduralisation du droit qui devient affaire de communications et de négociations sans responsabilité. En effet :

[Celle-ci] suppose l’existence d’un point d’imputation qui soit la cause d’effets sans être lui-même l’effet d’une cause, c’est-à-dire un sujet de droit, défini comme origine de paroles ou des actions dont il peut et doit répondre. Le risque, dans une société où les liens sont réduits à de la communication et les actions à des réactions aux signaux reçus, est que le sujet se dilue dans un réseau de communication et plus personne ne réponde plus de rien. Comment identifier, en effet, un responsable dans un tissu de liens dépourvu de centre?

p. 215

La notion de « traçabilité », visant à identifier l’origine d’un dommage (causé par un produit défectueux ou une décision économique), ou encore les nouvelles dispositions visant à rattacher le contenu d’un texte électronique à son auteur, témoignent de ces préoccupations dans le droit français notamment.

D’Hannah Arendt, Supiot retient cette leçon : détruire la personne juridique c’est laisser le champ libre à toutes les formes de domination, c’est abolir les limites qui garantissent son développement et sa liberté, c’est faire des êtres humains, des objets à l’usage d’autres êtres humains. « Sur quoi fonder, en effet, l’idée de justice et de solidarité, quand on a dissous celle de droit? » (p. 126), se demande-t-il. Le droit met les pouvoirs « à la raison » ; sa disparition en revanche libère la violence. Rendre compte de ses actes implique des bornes, des principes de justice. Or, si le rapport marchand a un effet libérateur indéniable, laissé à lui-même, il détruit l’idée de justice. Celle-ci définit des rapports entre des individus et des groupes, le marché n’articule que des besoins à leurs satisfactions. Dit autrement, la justice est garante de la parole donnée (la fidélité d’un engagement) ; le contrat ne garantit que la jouissance (Geffray 2001).

Ces préoccupations, qu’Alain Supiot partage avec nombre d’auteurs contemporains, ne sont pas étrangères avec la centralisation et l’unification du droit par l’État dans les sociétés modernes, qui nous a habitué à un certain monisme juridique. Mais le danger ne réside ni dans le pluralisme juridique (j’y reviendrai), ni dans la simple dispersion du droit à travers une multitude de lois, de règlements, de pratiques de normalisation et de modes de gestion (d’où le sentiment d’un accroissement à la fois des contraintes et des libertés). Il réside dans la décomposition de l’idée même de droit.

Le fondement

Ce que le juriste appelle ici « justice » recoupe ce que les anthropologues et les sociologues nomment parfois « institutions », ces systèmes de significations instituées qui organisent les relations entre les individus et confèrent à chacun une identité (une mémoire et une place) : la Nation et l’État qui définissent la citoyenneté, la famille et la parenté qui déterminent la filiation. En ce sens, le travail de Supiot s’inscrit dans une certaine tradition sociologique française. L’emploi du mot « justice » pour désigner les principes au fondement de l’ordre social n’est pas non plus étranger aux débats philosophiques contemporains sur les principes à la base d’une société juste, même si Alain Supiot n’y fait pas directement référence. Le point de vue demeure cependant très français, par la place accordée à l’État et son rôle protecteur, ainsi que par le recours à la notion d’humanité et le rôle dévolu au droit d’en garantir le respect ; ce point de vue est étranger à l’utilitarisme et au libéralisme anglo-saxon (Kymlicka 1999).

Mais c’est la pensée de Marx qui se fait ici le plus nettement sentir, une pensée à nouveau très présente en anthropologie et en sociologie[3]. Dans le prolongement de la critique de l’économie politique, et contre la science économique, l’idée défendue est celle, très classique, voulant que le marché n’instaure aucune justice ; s’il libère l’individu de ses appartenances, statuts et obligations, laissé à lui-même il peut l’asservir autrement. Ce qu’il s’agit de mettre en évidence n’est pas simplement l’extension du capitalisme, que l’on désigne désormais sous le vocable « mondialisation », et la menace qui pèse sur les formes de protections sociales, mais le travail plus profond qu’exerce le libéralisme (financier, mais aussi culturel), en réduisant l’échange au contrat, et les institutions à des réseaux d’individus cherchant à maximiser leurs intérêts. « Il n’y a pas, et il ne peut y avoir, de contrat sans une loi qui, à tout le moins, fonde la personnalité de ceux qui contractent et donne force à leur parole » (p. 158). Ce que dit Alain Supiot du droit correspond exactement à ce que J.-J. Goux (2000) dit de la science économique, et du passage d’une conception objective de la valeur à une conception subjective, sur le modèle de la bourse : la valeur des biens est devenue variable, éphémère ; elle fluctue au gré des désirs du consommateur sans qu’on puisse la rapporter à un étalon de mesure fixe (l’or, par exemple). L’utilité est déliée de toute définition naturaliste ou de fondation rationnelle, elle est désir provisoire qui n’a pas à distinguer le nécessaire du superflu, le légitime ou l’illégitime, l’arbitraire et le fondé, le moral et l’immoral. Cette transformation est également perceptible en art, où il n’y a plus de point de vue supérieur sur la réalité, mais des impressions locales, variables et incommensurables. Si le système juridique est déstabilisé par les stratégies du grand capital et les innovations techniques, il est ébranlé plus profondément encore par les transformations culturelles.

Perte alors de toute référence ou fondement? Pas entièrement. La déréglementation se justifie par les lois économiques et les règles « universelles » du marché, une vision de l’individu comme être entièrement autonome, rationnel et cherchant à maximiser son gain, une anthropologie censée expliquer les ressorts de toutes les conduites et les origines des institutions. Cette naturalisation des lois est en partie un effet du droit lui-même, tel qu’on le conçoit en Occident, les « lois » de la nature sont à l’image des lois juridiques : l’ordre caché du monde qui le régit. On cherche dans la « nature », le fondement universel et intangible des règles, et cette recherche est d’autant plus séduisante que l’ordre juridique perd tout fondement moral[4].

Fonder cependant le droit sur un réalisme biologique ou économique, loin de l’asseoir sur des bases solides, revient à abolir toute limite, frontière et règlement, à perdre toute idée de justice, et conduit à se soumettre à un « principe de réalité » et d’efficacité, qui ranime la volonté de puissance. Le droit, écrit Supiot, est une technique (immatérielle), c’est-à-dire qu’il tire son sens du résultat escompté (et non de lui-même), qui est de rendre humainement viable l’usage des autres techniques. C’est une « technique d’humanisation de la technique » (p. 184), écrit-il, en prenant comme exemple le droit du travail qui, dans l’histoire de l’industrialisation a servi à borner l’asservissement des humains aux nouveaux outils. « Nos catégories de pensées ne nous sont pas données par la nature » rappelle Alain Supiot à ceux qui ne lisent pas beaucoup d’anthropologie (p. 13). Elles ne peuvent être déduites de la science (génétique, économique ou anthropologique). La personnalité n’est pas une donnée biologique, et elle s’effondre en l’absence de garants, de significations instituées.

Cette question du fondement de la Loi nous conduit, après les mutations du travail, à un autre débat, celui sur la parenté, où les sciences sont également convoquées pour justifier des positions. Ce débat, Supiot l’aborde cependant plus superficiellement, se bornant à rejeter tout argument qui prétend s’appuyer sur les « conclusions » des sciences sociales pour légitimer les changements au droit de la famille, touchant notamment l’homoparentalité. Le caractère foncièrement culturel, variable et maniable des normes et de la « nature » humaine n’autorise pas à lui seul les changements apportés à la filiation et à la définition de la famille, soutient Supiot. Que les formes de relations familiales, imaginées et imaginables soient multiples ne les rend pas toutes acceptables ou souhaitables. Ce n’est pas une question scientifique : une possibilité n’est pas une légitimité.

Soit, mais la critique vaut également pour ceux qui s’opposent aux transformations du droit de la famille, et qui cherchent, en France notamment, à fonder la filiation sur un ordre symbolique ou des principes universels que l’anthropologie et la psychanalyse auraient mis en lumière. Comme le souligne Zaoui (2005), dans un solide article faisant le point sur la question, tout ce que les sciences de l’Homme peuvent enseigner touchant l’ordre symbolique, c’est une nécessité, celle d’échanger et de régler ces échanges (toute société est obligée de s’obliger), sans préciser sa forme. Ce qui est universel, c’est l’existence d’un ordre de symboles qui organise les échanges de signes (parenté, économie, paroles), un ordre du discours, mais non un discours ou une règle particulière. Cet ordre peut être dégagé des pratiques et discours d’une culture particulière, mais non déduit a priori d’obligations universelles. L’ordre symbolique est une notion descriptive, insiste Zaoui, observable notamment dans les transgressions rituelles de la loi, expression de sa vivacité plutôt que de son déclin ; il « n’est ni stricte prescription, ni, et en fait encore moins, stricte prohibition : il est bien plutôt simple structure d’ordre des symboles, décrivant le seul fait qu’aucune communication ou échange interhumain ne peut se produire sans suivre un ordre préalablement fixé » (p. 232). Si les sciences sociales parviennent à le dégager (partiellement : « les ordres de la famille et de la mythologie sont loin d’être le tout de la société » p. 236), elles ne peuvent cependant le convertir en lois auxquelles se soumettre, comme le fait le libéralisme avec la science économique. L’ordre symbolique d’une culture (ou les ordres symboliques – langage, religion, parenté, économie) devient d’ailleurs contestable lorsqu’il se réclame explicitement d’une autorité transcendante pour se justifier : vouloir légitimer de l’extérieur un ordre symbolique par une vérité transcendante ou positive conduit à le soumettre à la critique et à le remettre en cause, comme cela se produit actuellement en Occident.

On ne peut donc s’opposer aux transformations de la filiation en invoquant, les « conclusions » de l’anthropologie, non plus qu’autoriser ces changements par l’anthropologie, en faisant valoir que les règles sont très variables. L’absence d’invariant n’est pas davantage un argument qu’un ordre symbolique est universel. Pas plus que le droit du travail ne peut se fonder sur les « lois » de l’économie, la filiation ne peut se déduire des « conclusions » de l’anthropologie. Ce n’est à vrai dire pas une question de faits. Elle concerne plutôt les limites et obligations auxquelles les sociétés veulent se soumettre en fonction de la forme de vie et de rapports humains qu’elles veulent préserver ou favoriser, et du type de significations qu’elle confère à ses échanges. On peut vouloir par exemple interdire le clonage reproductif ou certaines formes de filiation, en raison des dangers qu’ils font peser sur les rapports entre les hommes et les femmes (Héritier 2002 : 150-153), mais non en raison d’une nécessité biologique ou sociale, qui rendrait de toute façon le droit inutile. On peut vouloir que la double origine masculine et féminine soit inscrite dans la filiation, au nom de la reconnaissance du caractère double de l’humanité, de la différence et de l’égalité entre les hommes et les femmes, ou d’une certaine idée de l’altérité au centre des rapports humains (Agacinski 1998), et sans doute peut-on imaginer bien des manières de le faire. Cela au moins se discute et doit se discuter[5]. Mais il n’est pas besoin pour cela d’évoquer des lois immuables.

Il y a peut-être, autour de ces débats sur la parenté et la famille, une difficulté qui tient au fait d’assimiler les institutions à des interdits, et qui se traduit d’un côté par la volonté d’abattre les entraves, et de l’autre de mettre un frein à cette volonté. Cette assimilation n’est pas étrangère à la vision occidentale du droit, et fait perdre de vue que les institutions sont d’abord des significations qui donnent une raison au sens fort du terme, une compréhension et une intention, et non simplement des ordres.

L’interprétation

Les sociétés contemporaines se trouvent ainsi placées devant une exigence et une impossibilité : toute politique se légitime d’un principe extérieur, écrit Zaoui (2005, p. 241), mais il ne nous est plus permis de le juger connu, et donné pour toujours. Ce principe ou cette autorité est désormais en question et en partage, ce qui nous conduit à la question de l’interprétation, sur laquelle Supiot conclut trop rapidement son ouvrage, non sans nous donner quelques précieuses indications.

L’évolution qu’ont connue les droits de l’homme est un exemple d’interprétation. Les droits individuels, soutient notre juriste, ont pris leur pleine signification avec l’ajout des droits sociaux, qui les ont rendus effectifs. Ces droits sociaux ont achevé l’interprétation des droits de l’Homme par la recherche de l’égalité (entre travailleur et employeur, homme et femme), en donnant à l’ensemble des individus les capacités d’exercer leurs libertés, de choisir entre plusieurs options. Ces droits « de seconde génération » (loi du travail et sécurité sociale, par exemple) ont contribué à donner aux droits individuels leur pleine portée. L’État providence peut ainsi être compris en lui-même comme une interprétation du droit, en permettant la maîtrise de l’individualisation, de l’industrialisation et du développement de la technique. Il n’a pas seulement apporté une sécurité, mais plus de liberté, la possibilité de critiquer, de changer les rapports de force et de participer aux décisions, notamment par le droit à la syndicalisation et les droits d’action collective, car telle est, pour Supiot, la fonction dogmatique du droit : donner la parole en fermant la porte au délire, ou si l’on préfère, humaniser la technique et les échanges.

L’interprétation des droits de l’Homme est un enjeu qui se pose également à propos de leur universalisation et du développement du droit international. C’est une idée occidentale que la loi est une énigme sujette à une interprétation infinie, afin d’en dégager la signification ; une idée qu’il faudrait cependant généraliser, estime Supiot, de manière à éviter les trois grandes formes d’interprétation fondamentalistes des droits de l’Homme (p. 286) : le messianisme, qui consiste à vouloir imposer au monde entier une interprétation littérale, c’est-à-dire limitée aux droits individuels, le communautarisme, qui, au contraire, fait de ces droits un trait distinctif de l’Occident et la marque de sa supériorité, et le scientisme, qui les réduit aux dogmes de l’économie et de la biologie, auxquelles toutes les nations doivent se soumettre. Dans tous les cas, il n’y a que des individus égaux et interchangeables, des particules contractantes, qui ne se distinguent plus, livrant des masses d’individus à la misère et la peur, sans défense ni sécurité.

Le pluralisme nous oblige à déplacer notre attention des normes en tant que telles, vers les instances chargées de leur interprétation. Que les droits de l’Homme soient issus de la dogmatique occidentale ne les discrédite donc pas. Ils ne sont pas en soi universels ou naturels, mais une ressource (« l’une des plus belles expressions de la pensée occidentale », p. 285) pour l’ensemble des sociétés, qui doivent se l’approprier et l’enrichir ; une ressource que l’on peut faire évoluer en fonction, non pas de la productivité, de l’efficacité des systèmes ou du calcul des intérêts[6], mais d’un principe de justice et d’humanisation. Si les corpus juridiques et moraux des différentes cultures et civilisations sont irréductibles, ils demeurent traduisibles l’un l’autre, comme les langues. Les droits de l’Homme peuvent et doivent être soumis à une herméneutique ouverte à toutes les civilisations, tout en étant, ajouterais-je, un des moyens dont nous disposons pour mener cette herméneutique : plus qu’une base juridique commune, les droits de l’Homme sont un des langages permettant cet élargissement de l’interprétation à l’ensemble des cultures.

Cela exige cependant de nouveaux « dispositifs d’interprétation », comme le fut et le demeure (encore) l’État providence, et que pourraient devenir les instances supranationales comme l’Organisation internationale du travail. Avec le droit, l’Occident a exporté à travers le monde l’État-nation, principal instrument de son interprétation, et c’est cet espace d’interprétation qui est perdu avec la perte de souveraineté des nations. S’opposer à la dislocation de l’État providence, ce n’est pas exiger qu’il demeure intact, précise Supiot, puisqu’il est en perpétuelle évolution, mais rappeler sa dimension institutionnelle, au sens fort du terme. Interpréter le droit, ce n’est pas seulement dégager le sens caché, mais trouver sa traduction institutionnelle possible. « Ouvrir les portes de l’interprétation », exige également de prendre en compte les inégalités entre les cultures, qui ne disposent pas toutes pour y participer, des mêmes ressources intellectuelles et spirituelles (fortes pour des pays comme l’Inde ou le Japon, mais beaucoup plus fragiles pour les pays d’Afrique, privés souvent d’un corpus écrit et dont les institutions et traditions ont été saccagées), ni de la même liberté (en raison du fondamentalisme notamment). Le droit international n’enlève rien au droit national, qui demeure nécessaire pour interpréter ce droit international en fonction de la situation locale particulière, et l’inscrire dans la culture. Par exemple, suggère Supiot, plutôt que d’interdire le travail des enfants, ce qui conduirait dans de nombreuses communautés non seulement à une catastrophe économique, mais à priver les enfants d’un accès à leur culture, il faut travailler sur la notion de « travail décent », afin de traiter l’enfant en fonction de ses besoins et de ses capacités. C’est le sens, il me semble, des droits culturels, dits de troisième génération (Bibeau 2000). Mais la participation à l’interprétation a pour contrepartie le consentement à se laisser interpréter par les autres. Si chaque communauté peut et doit se donner sa propre interprétation des droits de l’Homme, en puisant dans les autres cultures, cette interprétation doit demeurer ouverte de l’intérieur et de l’extérieur, afin d’éviter, comme cela se voit trop souvent, que le maintien d’une tradition soit invoqué pour défendre le privilège d’un groupe particulier au sein de cette communauté.

La notion d’interprétation reste à approfondir. Si elle signifie l’ouverture et peut favoriser la communication (au sens d’Habermas), elle a aussi ses exigences. Deux conditions nécessaires à l’interprétation, me semble-t-il, se dégagent des précédentes remarque : 1) une traduction réciproque entre les systèmes juridiques et tout système de significations ; 2) un espace qui ceinture et rend possible l’interprétation (en la limitant) ; c’est ce qu’on appelle une communauté (Gagnon 2005). Tout système juridique est fait d’emprunts à d’autres systèmes, les anthropologues et les historiens le savent bien. Ils ne forment non plus jamais un système unifié et fermé, et toujours puisent dans les traditions, les principes et la jurisprudence de leurs voisins. Mais ces emprunts ne font sens, qu’intégrés, non à un système de lois parfaitement cohérent, qui n’a nulle part existé, mais à un espace commun de significations. Cet espace est une condition du pluralisme juridique (ou multijuridisme), défendu par plusieurs (Le Roy 1998), l’unité ne signifiant pas l’uniformité et supposant même les divisions. L’État moderne crée cet espace avec son modèle d’intégration, qui fournit les conditions d’un débat et les moyens matériels et symboliques d’y participer (Bauman 2003), tout en maintenant des séparations entre les institutions (État, religion, éducation) et entre les différentes sphères d’activités (vie privée et vie publique), séparations nécessaires à la liberté, l’égalité et la participation politique (Walzer 1992). Sans doute peut-on en imaginer d’autres formes. L’interprétation exige aussi toujours de l’imagination.

Un espace juridique implique cependant toujours une certaine violence symbolique. Il impose des limites à ce qui peut être avancé et de nombreuses normes et significations demeurent indiscutées. Interpréter les normes (et l’espace d’interprétation lui-même) ne peut se faire qu’en prenant appui sur lui, sans quoi il n’y aurait pas de compréhension et d’interprétation possible, un langage et des critères de jugement. La capacité de s’en distancier et de juger les normes, l’autonomie en somme, nécessaire à l’interprétation, présuppose tout un monde de significations communes, le travail en profondeur des institutions, qui produisent du sens et donnent les moyens de se l’approprier (Théry 2005), et dont les meilleurs exemples demeurent la famille et l’école[7]. L’Homme des droits de l’Homme, écrit Supiot, est « un sujet dans les deux sens du terme : celui d’un être assujetti au respect de la loi et protégé par elle ; et celui d’un je agissant, capable de se fixer à lui-même ses propres lois et devant comme tel répondre de ses actes » (p. 280).

À l’interprétation du droit et des droits de l’Homme, la contribution de l’anthropologie n’est donc pas que négative. S’il faut se méfier des « nécessités anthropologiques » sur lesquelles les discours prétendent souvent se fonder, l’anthropologie peut néanmoins nourrir la réflexion sur les conditions de l’interprétation. D’abord les conditions sociales et symboliques qui prévalent dans les diverses régions et communautés du monde : la distribution de la parole, des ressources intellectuelles et matérielles, les formes de la mémoire et de la reconnaissance (des violences passées, par exemple) ; ensuite les conditions théoriques ou plus fondamentales de l’interprétation, que l’anthropologie a également beaucoup étudiées : les possibilités et les limites de la traduction (au sens large), les exigences et les problèmes que posent la différenciation (des sexes) et la hiérarchisation (des valeurs, des conduites, des statuts), les formes d’échange, la structure des représentations sociales.