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Jean Benoist : médecin et faiseur d’anthropologues. Faiseur d’anthropologues comme on dit faiseur de pluie.

Juillet 1968. Cela fait bien trois mois que j’habite au milieu des rizières, chez des Javanais musulmans, hindous, bouddhistes rendus bien loin de leur terre d’origine, en plein coeur de l’Amazonie française. Je suis biologiste et anthropologue de formation. Je prépare une maîtrise sous la direction de Jean Benoist qui s’était donné pour projet scientifique de démontrer que la diversité des caractères biologiques humains avaient une histoire sociale. La collecte des données anthropométriques laissait mes soirées libres de discuter philosophie avec un paysan érudit de sa tradition et avec lequel je découvrais des valeurs humaines nouvelles.

Jean Benoist prend l’encadrement de ses étudiants au sérieux, car un bon jour il arrive pour voir comment je me tirais d’affaire. Malheureusement, mon ami javanais était terrassé par un mal. Dès que Jean Benoist s’est avancé vers son lit en tendant la main, mon ami se lève comme si cette imposition involontaire des mains l’avait guéri d’un seul coup.

Le prestige de son statut de médecin et son respect a eu l’heureux effet de légitimer ma présence. Petit à petit, mes entretiens à propos de ces univers symboliques m’ont amené à changer mon orientation professionnelle et à m’orienter vers l’anthropologie culturelle.

Cette anecdote témoigne de deux choses fondamentales dans l’attitude de Jean Benoist, le professeur. La première est la confiance dans ses étudiants qu’il a encouragés à sortir des cadres établis. La seconde est la finesse avec laquelle il abordait les différences culturelles à une époque généralement bien peu politiquement correcte. Attitude qui contrastait avec les points de vue mécaniques d’autres anthropologues nouvellement convertis au marxisme et pour qui les valeurs symboliques n’étaient qu’opium du peuple. Tel était le contexte de ces années où Benoist fut considéré par eux (et d’autres au nationalisme mal placé) comme un conservateur et un étranger.

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Jean Benoist et des Javanais de Guyane

Jean Benoist et des Javanais de Guyane
(photo : J.-J. Chalifoux)

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Or rien n’était plus faux, le temps ayant prouvé que Jean Benoist est resté jusqu’à aujourd’hui un loyal compagnon des Québécois et que ses travaux ont marqué de façon primordiale la reconnaissance ethnologique et sociale des sociétés créoles et la lutte anti-raciste de l’anthropobiologie.

Quand Benoist est arrivé au Québec, l’Université de Montréal, le vent du changement culturel dans les voiles, prenait l’initiative d’ouvrir la formation en sciences sociales sur les relations interculturelles. Avec la fondation du Département d’anthropologie, de nombreux jeunes Montréalais passionnés d’autrui avaient non seulement envie de découvrir le monde en direct mais de s’investir dans une reconstruction critique de leur « caractère national » par le regard éloigné. C’est dans ce contexte que Benoist a reçu des gens comme Michel Brault, Claude Jutras, Yves Préfontaine, Pierre Perrault et Gilles Vigneault.

Ce livre de Jean Benoist par Joseph J. Lévy, un de ses fidèles étudiants et maintenant collègue de l’Université du Québec à Montréal, est non seulement un témoignage de la carrière d’un professeur mais également une tranche de l’histoire du Québec. Lévy approfondit, sur le mode autobiographique, des hommages qui ont déjà été rendus au professeur Benoist et où il est qualifié de « visiteur lumineux » (Bernabé et al. 2000). On ne peut mieux dire, car il est vrai que sa parole séduit par sa façon de mettre le monde en perspective poétique sans jamais cesser de faire surgir des visions qui parlent le langage des sciences.

Benoist raconte comment de médecin il est devenu anthropologue et comment il a tissé une toile de l’Afrique aux Antilles, du Québec à l’Europe et à l’Océan Indien reproduisant ainsi dans sa vie les grands courants de la mondialisation originelle. Mais attention, Benoist n’est pas un globe-trotter, il prend racine dans ces lieux et reproduit sa pensée comme un véritable rhizome, il est un modèle de ces démarches ethnographiques multi-sites et multi-centrées que l’on croit originales aujourd’hui.

Le livre est composé de dialogues divisés en quatre parties : Départ, Premiers itinéraires, Métissages, Entre corps et dieux. Il ne faut cependant pas s’attendre à un récit linéaire, car Joseph Lévy, par son écoute active, fait surgir des tensions et amène Jean Benoist à dévoiler ses réflexions politiques et épistémologiques.

Bien que se disant timide et préférant des rapports humains intimistes, Benoist n’a jamais retenu son franc parler comme lorsqu’il revendique une approche rééquilibrée quant à la place des deux sexes dans la recherche « sans aller jusqu’aux excès absurdes d’une anthropologie “féministe” » (p. 32). Ou encore lorsqu’il affirme sa fascination pour la construction nationale au Québec et comment il avait réagi lorsque invité à McGill en 1961, on lui avait servi du « Ah, you are a real french » qu’il avait pris comme une « gifle identitaire » aux « Canadiens–français », car il « se sentait bien parmi eux ».

La principale contribution scientifique de Benoist est certainement son effort persistant à désenclaver des cloisonnements disciplinaires, les relations dynamiques entre la biologie et la culture. Lorsqu’il parle de métissage, il ne s’agit pas d’une métaphore à la mode, mais bien d’une relation du « social au biologique ». Benoist est un précurseur d’une problématique anti-déterministe en biologie qui ne se réfugie pas dans une idéologie antibiologique. Au contraire, il travaille un matériel empirique qu’il interprète à partir des structures historiques et sociales et des subtilités culturelles qui influencent la génétique des populations.

Il en est de même lorsqu’il étudie l’anthropologie médicale. Les faits biologiques de la maladie sont des données à interpréter dans le contexte des pratiques culturelles. L’étude des processus de guérison exigeant par ailleurs une rupture épistémologique de la vision médicale qui doit reconnaître que bien souvent, «la médecine est une religion appliquée» selon l’idée de Murdock que cite Benoist.

Benoist a grandement contribué à faire connaître le point de vue anthropologique sur la construction sociale de la réalité et sur l’importance de considérer les effets des croyances sur les prises de décision et sur les comportements humains et leurs conséquences visibles, sociales et matérielles. Ces contributions ne sont pas seulement le fait de nombreuses publications influentes, mais également d’institutions qu’il a soit fondées ou contribué à faire naître : le Département d’anthropologie de l’Université de Montréal et même, indirectement, de l’Université Laval par le nombre de ses étudiants qui y travaillent, les défunts centres de recherche caraïbe de Montréal et de Martinique qui ont eu des impacts importants à leur époque, et le Centre d’Écologie Humaine de Aix-en-Provence aujourd’hui dirigé par Jean-Luc Bonniol. Ce centre forme justement plusieurs médecins aux problématiques anthropologiques et ouvre sur un renouveau de la pratique médicale pouvant s’insérer en contexte interculturel.

J’ai toujours déploré que ses réflexions et ses travaux empiriques n’aient pas reçu plus d’échos aux États-Unis où son influence aurait pu être importante dans le contexte des débats sur le déterminisme biologique et la sociobiologie. Ce livre permet une meilleure connaissance de l’apport de ces intellectuels venus de l’étranger et qui ont richement contribué à faire éclore et greffer des idées qui se sont enracinées ici. J’espère qu’il ouvre la voie à d’autres contributions à l’histoire de l’anthropologie.