Article body

La notion de différence culturelle a été corrompue en entrant dans la circulation générale, se réduisant à un simple jeu de représentations, s’avérant subordonnée aux besoins des politiques identitaires. Elle a par conséquent subi une sévère déflation en tant que terme servant à signaler une différence réelle.

Candea, in Carrither et al. 2010 : 175[1]

Durant l’été 2012, j’ai assisté à une scène de bon augure : un Cri des Plaines spécialiste des rituels offrait une pipe faite à la main à un conservateur de musée. Dans cet article, je considère ce geste dans le cadre d’une recherche anthropologique qui se penche sur la propriété étatique d’objets autochtones sacrés et cérémoniels dans les collections muséales. J’avance que les relations des Autochtones avec les objets sacrés et cérémoniels se situent nécessairement hors des catégories de la propriété sur lesquelles se fonde l’État, et je démontre qu’en écartant le présupposé voulant qu’il n’y ait qu’un unique cosmos préexistant, on remet en question ce qui se joue dans les revendications de propriété. En situant ces revendications hors des préoccupations juridiques sur les droits de propriété, et en plaçant au coeur de mon investigation la relation entre un Cri des Plaines spécialiste des rituels et un conservateur de musée, je pose la question suivante : si l’on reconnaît que le matériel sacré et cérémoniel joue un rôle actif dans l’instauration de relations, à quoi pourraient ressembler des relations éthiques entre les musées et les Peuples autochtones ?

Les revendications des Autochtones au sujet des collections muséales dépassent souvent ce que recouvre le discours de la propriété centré sur l’humain. Dans les pages qui suivent, j’examine le travail collaboratif au Glenbow Museum de Calgary qui a connu son point culminant avec ce geste d’offrande d’une pipe comme instauration de relation éthique. Après avoir décrit la façon dont s’est développée la relation entre le spécialiste des rituels et le conservateur du Musée, je me tourne vers les études anthropologiques portant sur la propriété des collections muséales et montre de quelle façon les revendications au sujet d’objets sacrés et cérémoniels peuvent se comprendre par le biais d’innovations récentes dans l’approche anthropologique des politiques de la différence. Après avoir examiné la manière dont le matériel sacré a été inclus dans le processus d’élaboration de relations au Glenbow Museum, je me tourne ensuite vers un enseignement des Cris des Plaines afin de suggérer que le travail entrepris dans les réserves muséales du Glenbow constitue un moyen de reconnaître la possibilité de l’existence de différents mondes. Après avoir présenté deux exemples, je démontre que le geste d’offrir cette pipe relève également de cette même reconnaissance de l’existence de mondes différents.

Le cadeau

Le spécialiste des rituels et le conservateur du Musée s’étaient rencontrés pour la première fois environ huit ans avant le jour où le premier a offert une pipe au second : lorsque Gerry Conaty, du Glenbow Museum, avait invité Mekwan Awâsis (Enfant Plume), de la réserve Louis Bull, à élaborer un protocole rituel à partir de la grande collection d’objets sacrés des Cris des Plaines qu’abritait le Musée. J’avais rencontré pour la première fois les deux hommes en 2005, lorsque je me suis installée à Calgary pour entreprendre un stage au Département d’ethnologie du Glenbow Museum afin de prendre part au travail collaboratif sur cette collection. Ces objets sacrés avaient été acquis par des conservateurs du Glenbow Museum dans différentes communautés amérindiennes de l’Alberta et de la Saskatchewan dans les années 1960 et étaient rangés depuis au moins deux décennies dans une vingtaine de grandes vitrines, dans un coin tranquille des réserves du Musée. Le processus de resocialisation de ces objets rangés dans les réserves muséales par Mekwan Awâsis, selon les protocoles rituels des Cris des Plaines, est devenu l’un des axes principaux de ma recherche.

Cependant, l’offrande de la pipe, ce jour d’été, s’était déroulée bien loin du confinement des réserves du Musée. Conaty s’était rendu dans la réserve Louis Bull, à environ 200 km au nord de Calgary, en compagnie de deux de ses assistants, afin de participer à une cérémonie de la tente de sudation[2] organisée par Mekwan Awâsis dans sa propriété. Mekwan Awâsis s’était engagé à consacrer sa vie aux rituels, après des décennies de formation et d’apprentissage auprès d’une longue lignée de leaders cris des Plaines dont il avait suivi les enseignements, ce qui lui avait conféré l’autorité nécessaire pour entreprendre son travail au Musée. Au cours de mon stage, Conaty m’avait expliqué qu’il était très difficile de savoir à qui s’adresser pour faire le tri entre les centaines d’objets sacrés et cérémoniels conservés dans ces vitrines. Très conscient du caractère sensible des questions relatives aux « titres de propriété » du Musée sur cette collection, Conaty avait demandé à un conservateur du Musée canadien des civilisations à Ottawa s’il pouvait lui recommander quelqu’un pour ce travail. Mekwan Awâsis avait beaucoup travaillé au Musée canadien des civilisations avec l’un de ses guides au début des années 1990, et c’est pour cette raison qu’il fut recommandé à Conaty.

À l’été 2012, lorsque Mekwan Awâsis offrit cette pipe à Conaty, j’effectuais un travail de terrain pour ma thèse sur la réserve Louis Bull. Mekwan Awâsis me transmettait ses connaissances sur les pratiques cérémonielles depuis le premier été que j’y avais passé en 2007, bien qu’à ce moment mon intérêt de recherche fût passé de la collection du Glenbow Museum à d’autres aspects de la gestion du patrimoine autochtone en Alberta. Nous poursuivions notre travail au Musée et la collection revenait régulièrement dans nos discussions. En fait, nous nous étions rendus au Glenbow Museum quelques mois avant la visite de Conaty sur la réserve, et avions passé deux jours à réexaminer bon nombre des objets sacrés. C’était notre visite la plus récente au Musée, et le jour où Mekwan Awâsis offrit la pipe à Conaty a aussi été la dernière : Gerry Conaty est en effet décédé le 25 août 2013.

Même s’il avait une grande expérience de la question des rapatriements et de l’élaboration d’expositions en collaboration avec les communautés de la Confédération Blackfoot du sud de l’Alberta (1995, 2003), Conaty se gardait d’émettre des hypothèses au sujet de ce qui conviendrait le mieux pour les objets provenant des communautés des Cris des Plaines de l’Ouest canadien. La reconnaissance du fait que chaque bande ou tribu vit aujourd’hui dans des circonstances qui lui sont propres se reflète également dans les lignes directrices de la province concernant le rapatriement (FNSCORA 2004). Je rédige cet article afin de donner au travail de Conaty avec Mekwan Awâsis l’attention qu’il mérite, en tant qu’exemple d’un véritable travail collaboratif qui a permis l’instauration d’une relation menant à une manière d’être avec l’autre totalement différente. En invitant Mekwan Awâsis au Musée et en apprenant les protocoles cérémoniels des Cris des Plaines, Conaty s’était dessaisi de son autorité, n’avait fait aucune prédiction quant aux résultats et avait cultivé – c’est ce que j’avance – les conditions de l’instauration de relations éthiques.

Collections muséales et politiques de la différence

À la suite de décisions politiques, des lois ont été promulguées au début des années 1990, tant aux États-Unis qu’au Canada[3], pour corriger les impacts des pratiques coloniales de collecte d’objets. Depuis lors, on a beaucoup écrit sur les questions de rapatriement et sur la contestation par les Autochtones du fait que les objets sacrés et cérémoniels étaient censés être la propriété de l’État ou des musées[4] (Conaty et Janes 1997 ; Daes 2000 ; Asch 2008). Aujourd’hui, il existe un consensus sur le fait que la restitution des objets aux communautés sources – les communautés d’où proviennent les collections des musées (Peers et Brown 2003) – fait partie intégrante de la guérison, de la réconciliation et de l’autodétermination des peuples autochtones (Bell 2009 : 23 ; Graham et Murphy 2010 : 116). Cependant, nombreux sont ceux qui pensent que le discours sur la propriété ne traduit pas adéquatement les problématiques qui découlent de l’existence de telles collections ou de la nécessité de leur restitution.

Ici, je situe le débat anthropologique au sujet de la propriété des collections muséales dans le cadre des recherches sur les politiques de la différence. Les termes « culture » et « ontologie » sont tous deux fortement liés à la manière dont les chercheurs en sciences sociales pensent la différence. Cependant, ainsi que le démontre la citation en en-tête de cet article, nombre d’auteurs en sont venus à soutenir que le concept de culture ne suffit plus à expliquer la différence qui s’exprime dans certains types de revendications. Tandis que la différence culturelle se comprend comme une façon de mettre en évidence les très nombreuses perspectives qui peuvent exister sur une réalité singulière et identique, la différence ontologique prend pour sa part comme point de départ l’existence de mondes multiples. Le tournant ontologique en sciences sociales marque un changement radical de la façon dont on conçoit la différence, ce qui remet grandement en question « les autres » de l’anthropologie et leur différence (Cruikshank 2005 ; Henare et al. 2007 ; Carrithers et al. 2010 ; Green et Green 2013). Je montre ici que le fait de déplacer la notion de la réalité préexistante et unique nous permet de nous interroger sur ce qui est en jeu dans les revendications de propriété.

Les anthropologues qui examinent les collections provenant de communautés autochtones du Canada et des États-Unis se concentrent souvent sur les dynamiques de pouvoir dans les régimes politiques et juridiques qui s’efforcent de résoudre les questions de propriété, d’accès et de rapatriement (Mauzé 2003 ; Colwell-Chanthaphonh 2013). Durant les vingt dernières années, on a recensé de nombreux cas de restitution d’objets sacrés aux communautés sources ou d’accords sur des alternatives acceptables résultant de dialogues attentifs entre les musées et les peuples autochtones. Cependant, plusieurs chercheurs signalent que les cadres juridiques et politiques qui continuent d’imposer des catégories coloniales aux modes de vie autochtones les empêchent de mettre en oeuvre leur capacité d’autodétermination. Ces cadres contraignent à de longs processus administratifs, imposent une sélection de ceux qui peuvent émettre des revendications et sur quels objets, et obligent les peuples autochtones à prouver leurs liens avec les objets réclamés. La propriété étant définie selon des catégories et des valeurs non autochtones, nombreux sont ceux qui disent que la restitution physique des objets ne fait que renforcer des relations de pouvoir inégales, celles qui pour commencer ont permis l’existence de telles collections (Doxtator 1994 ; Glass 2004 ; Kramer 2004 ; Laforet 2004 ; Noble 2008).

Les revendications au sujet du rapatriement et du contrôle des objets devant être articulées dans des catégories reconnaissables par l’État (Bell 2009 : 16, 53), la relation entre les êtres humains et les objets sacrés a tôt fait de se retrouver associée aux termes de l’ontologie que nous pouvons qualifier de « modernes ». Pour Latour (1991), l’ontologie moderne a été rendue possible par la création de deux catégories distinctes : la culture, que l’on classe comme le domaine des êtres humains ; et la nature, le domaine des choses. La modernité dépendant de la pureté de ces catégories, la distinction entre êtres humains et choses se fait par l’intermédiaire des lois, de la politique et des processus qui soutiennent les États et les institutions de la modernité actuelle, y compris les musées et les mécanismes de définition de la propriété légale. Ainsi que l’explique Latour, la prémisse de l’ontologie moderne, qui tend à passer inaperçue, est celle du mononaturalisme – le présupposé que toute différence culturelle susceptible d’exister entre les êtres humains renvoie toujours à une nature unique, à un monde ou cosmos préexistant compris comme un terrain d’entente universel. C’est en raison de cette prémisse inaperçue que la propriété légale est placée strictement entre les mains des êtres humains et qu’elle s’applique à une catégorie unifiée d’objets.

Le tournant ontologique ouvre un espace pour des modes de différences qui dépassent le concept de « culture », ce qui permet de prendre en considération des relations inattendues entre diverses entités. Ces manières d’être, qui ne renvoient pas au mononaturalisme, sont qualifiées de « non modernes » dans les écrits portant sur la différence ontologique. Les revendications autochtones au sujet des objets sacrés et cérémoniels qui figurent dans les collections muséales ne tiennent pas compte de cette prémisse de la modernité qu’est la séparation entre nature et culture, entre choses et êtres humains. Les objets sacrés sont souvent considérés comme des personnes apparentées ou des ancêtres vivants (Chambers et Blood 2009 : 266-267 ; Bernstein 2013 : 110) et, selon certains, ils jouent un rôle actif dans la création et le maintien des réseaux de parenté nécessaires à la vie (Zedeño 2009 ; Santos-Grenero 2010). Le fait de reconnaître que des choses non humaines puissent dicter les termes de leur propre analyse bouleverse les présupposés issus du mononaturalisme (Henare et al. 2007 : 4) et situe les revendications au sujet des collections muséales hors des catégories qui façonnent la définition de la propriété d’État. La question devient alors : à quoi devraient ressembler des relations convenables avec les objets sacrés et cérémoniels des musées ?

Instaurer des relations au Glenbow Museum

Mekwan Awâsis avait été très explicite en déclarant que son travail au Glenbow Museum n’avait rien à voir avec la question de la propriété. Le temps qu’il passait au Musée dans la collection des objets sacrés des Cris des Plaines n’avait rien à voir avec le fait d’exercer ses droits en tant que personne autochtone, et tout l’intérêt qu’il portait à la collection échappait au discours sur le rapatriement et l’autodétermination. Il avait très clairement déclaré que, de son point de vue, les objets sacrés se trouvaient exactement là où ils devaient être – conservés à l’abri au Musée – et que la propriété légale ne constituait pas un motif de controverse. Au lieu de cela, ses principales préoccupations depuis qu’il avait commencé à travailler au Glenbow Museum étaient : découvrir ce que conserve le Musée dans ses réserves ; reconnaître les êtres qui résident dans ses vitrines ; et renouer, grâce aux protocoles cérémoniels, les liens défaits et en créer d’autres dans un réseau d’êtres humains et non humains.

Le chercheur Walter C. Lightning, lui-même Cri des Plaines, appelle « éthos » la lignée vivante des enseignements ancestraux qui nourrissent le mode de vie cérémoniel. Il suggère que, puisque l’éthos se nourrit et se protège lui-même, les êtres humains doivent se conformer à certaines actions et à certains comportements – ce qui est signifié par le terme « protocole » – afin de recevoir les enseignements de « l’éthos » (Lightning 1992 : 239-241). Le terme protocole

[D]ésigne une quelconque action ou affirmation régie culturellement, parmi un certain nombre, établie par une tradition ancienne, qu’un individu réalise pour instaurer une relation avec une autre personne à qui cet individu présente une requête. Les protocoles varient en fonction de la nature des individus impliqués. Les actions et les affirmations peuvent être en apparence simples et directes, ou plus complexes, impliquant une préparation d’une durée d’un an ou plus. Les protocoles peuvent souvent impliquer la présentation de quelque chose.

Lightning 1992 : 216

Un individu doit avoir gagné une forme spécifique d’autorité avant de recevoir le protocole, souvent sous la forme de tabac et de couleurs de vêtements particulières, présentés par une autre personne. Sans lignes d’autorité convenables, l’éthos ne peut se maintenir ; aussi est-il essentiel que les protocoles soient réalisés de la manière appropriée. L’humilité est nécessaire à toute personne dans cette position, car l’autorité ne réside pas en eux en tant qu’individus, mais dans les protocoles et finalement dans l’éthos lui-même (Lightning 1992 : 241).

Ayant étudié avec un guide spirituel durant près de vingt ans et ayant appris de nombreuses autres personnes en cours de route, Mekwan Awâsis suit les enseignements issus d’un lignage cri des Plaines, et se trouve en position de réaliser des protocoles complexes. Il mène un mode de vie cérémoniel qui suit la Danse du Soleil, une cérémonie de quatre jours qui se déroule chaque année au début de l’été. Il organise des cérémonies de la tente de sudation sur sa propriété de la réserve Louis Bull en Alberta depuis au moins trente ans, et de nombreuses personnes se rendent chez lui pour lui présenter du tissu et du tabac en même temps qu’une requête. Ils peuvent demander aide et guérison, une assistance dans la cérémonie crie de l’attribution du nom, ou un renforcement des connexions intergénérationnelles. Son travail au Musée, de même que son travail auprès des jeunes dans sa communauté et dans divers conseils scolaires locaux, se concentre sur la création et la recréation des réseaux de parenté à travers lesquels voyagent les enseignements de l’éthos.

Les objets sacrés des Cris des Plaines au Glenbow Museum ont été collectés dans des communautés de l’Alberta et de la Saskatchewan. Lorsque j’ai discuté avec l’ancien conservateur des collections ethnologiques, Hugh Dempsey, qui avait lui-même effectué quelques-unes de ces collectes au début des années 1960, il m’a raconté qu’au cours de ses expéditions de collecte, les gens se montraient tout à fait désireux de vendre les objets cérémoniels en leur possession : ils ne trouvaient plus aucune utilité à ces objets ou ne savaient plus les utiliser correctement (communication personnelle). C’était une conséquence des politiques assimilationnistes du gouvernement canadien. Parmi elles, le fait de déclarer hors-la-loi des pratiques associées à des cérémonies telles que la Danse du Soleil à la fin du XIXe et au début du XXe siècles (Pettipas 1994) ; ou encore l’envoi forcé d’enfants autochtones dans des pensionnats, ce qui impliquait qu’à chaque nouvelle génération, de moins en moins de gens étaient familiers avec la connaissance et les pratiques nécessaires à l’usage de ces objets cérémoniels[5]. Les archives du Musée conservent le lieu d’acquisition et le nom de la personne à qui les objets cérémoniels ont été achetés, bien qu’il soit peu probable que l’on puisse identifier quelles étaient les motivations individuelles qui ont présidé à la vente de ces objets.

C’est ce moment de l’échange – le moment où un conservateur de musée a acheté un objet cérémoniel à quelqu’un sur une réserve – qui est le plus problématique pour Mekwan Awâsis. Le problème n’est pas, comme on pourrait le penser, qu’à ce moment précis l’objet est devenu propriété légale de la Province d’Alberta ; le problème est plutôt que les bons protocoles n’ont pas été suivis lorsque l’objet a été échangé contre de l’argent. Les fils des relations qui relient cet objet à l’éthos ont alors été coupés. Dans la cosmologie des Cris des Plaines, la parenté ne se limite pas aux lignées humaines, mais s’étend aussi aux objets non humains, aux phénomènes atmosphériques et aux esprits (Mendelbaum 1979 : 157-162). Les relations qui constituent ces réseaux de parenté doivent donc être créées et recréées par le biais de la cérémonie. Tel est l’objet du travail de Mekwan Awâsis au Musée : renouer les relations coupées et en nouer d’autres.

Comme le sait toute personne qui a participé au processus de resocialisation des objets sacrés du Glenbow Museum, Mekwan Awâsis n’a pas pour habitude d’expliciter ce qu’impliquent ces protocoles. Plutôt, comme je l’ai écrit ailleurs,

C’est dans le processus de relation, par l’observation et la participation, que l’on peut en venir à jouer un rôle dans le processus de socialisation. Donner du tissu et du tabac, disperser la fumée du foin d’odeur, partager les baies et le thé, placer du tabac près des objets sacrés, sont tous des gestes de protocole destinés à renforcer les connexions relationnelles réciproques entre les agents humains, et entre les agents humains et non humains. Dans les gestes du protocole, toutes les facettes du collectif étendu des agents – tant humains que non humains – sont engagées dans un échange réciproque.

Poirier 2011 : 294

Réaliser ces protocoles au sein du Musée ne signifie pas que le réseau des relations qui constituent l’éthos sera restauré dans son état précolonial, mais qu’il sera recréé. Un tel processus n’est possible que par la reconnaissance de mondes ou ontologies différents. Les individus employés par les musées – tels que feu Gerry Conaty et ses assistants – font partie intégrante de l’établissement et du maintien des réseaux de parenté nouvellement instaurés par les protocoles cérémoniels. Même pour les employés du Musée, ne pas respecter ces protocoles revient à mal se comporter et, comme le suggère Lightning, mal se comporter est « anti-vie » (Lightning 1992 : 234).

Conaty s’efforçait de cultiver au Musée les conditions qui avaient permis à l’éthos, en tant que lignée vivante d’enseignements, de prospérer. Durant les huit années qu’a duré le processus de socialisation, Conaty avait pris soin de laisser celui-ci se dérouler sans tenter de définir des objectifs ou des résultats ; il avait volontiers cédé à Mekwan Awâsis l’autorité de décider de la façon de procéder avec la collection ; il pratiquait régulièrement des protocoles tels que l’offrande du tissu et du tabac, et assistait aux cérémonies sur la réserve de Mekwan Awâsis. Le dialogue a été rendu possible par la reconnaissance de la différence ontologique, à travers le processus d’engagement dans l’éthos des enseignements des Cris des Plaines.

Un tipi inversé dans le ciel

Pour montrer comment les enseignements de l’éthos peuvent être configurés en relation avec l’espace des réserves du Musée, je m’intéresse à un enseignement issu d’une lignée de Cris des Plaines. J’examine ensuite trois exemples significatifs pour montrer les implications de cet enseignement.

Un jour de l’été où Conaty s’était rendu sur la réserve, Mekwan Awâsis a partagé avec moi un enseignement du tipi. La semaine précédente, je l’avais aidé à ériger un groupe de poteaux de tipi, faits de douze peupliers très droits et très longs qui avaient été coupés et préparés depuis au moins une décennie. Pour les élever, nous avons commencé par un tripode, puis avons travaillé autour en spirale, chacun des trois poteaux de fondation en supportant trois de plus. Nous les avons ensuite maintenus au moyen d’une corde. Lorsqu’il a partagé l’enseignement du tipi avec moi, je pouvais encore sentir le poids de ces poteaux, j’avais encore la sensation de l’effort physique requis pour les faire tenir droit et je pouvais constater le résultat, douze poteaux dont l’intersection se trouvait au-dessus de moi, avec pour toile de fond le ciel bleu lumineux.

Nous nous sommes assis dehors en ce jour d’été, et il m’a dit qu’il avait quelque chose à me dire ; quelque chose qu’il avait appris de ses guides spirituels : « Lorsqu’on se tient à l’intérieur d’un tipi », commença-t-il, « chacun de ses poteaux pointe en direction d’une étoile ».

Je m’assis en silence et l’écoutai : « Une fois que chacun de ces poteaux atteint une étoile, les lignes commencent à aller de l’autre côté ». Ses paroles s’accompagnaient de gestes des mains. Il poursuivit :

Chacune des lignes des poteaux se diffracte à angle droit en atteignant les étoiles, et elles se recoupent une fois de plus avant de s’étendre plus loin dans le cosmos, en dessinant dans le ciel un tipi géant, inversé.

Mekwan Awâsis, 16 juillet 2012, Maskwacis, Alberta

Un enseignement tel que celui-ci, issu d’une famille de Cris des Plaines, n’est pas destiné à révéler ses implications de manière immédiate et évidente ; il est plutôt destiné à se déployer continûment et progressivement durant une longue période chez celui qui le reçoit (Lightning 1992 : 217). Je prends cet exemple du tipi inversé dans le ciel pour montrer comment le processus d’instauration de relations au Glenbow Museum peut se configurer au sein de l’éthos des enseignements, et peut s’ouvrir finalement aux articulations de mondes multiples et divergents (Stengers 2005 : 995).

Afin de permettre au tipi et à son reflet dans le ciel d’ouvrir un éventail de possibles, je me réfère à la discussion de Strathern au sujet de l’inversion du motif et du sol. Le motif et le sol, explique-t-elle, ne sont pas

[D]es fragments, et il ne s’agit pas de la relation de la partie au tout. Le motif et le sol travaillent plutôt en deux dimensions. Ils créent leur propre échelle – non pas deux perspectives en quelque sorte, mais une perspective vue deux fois, le sol en tant qu’autre motif, le motif en tant qu’autre sol. Chacun d’eux travaillant comme un invariant en relation avec l’autre, les dimensions ne se constituent aucunement de manière totalisante.

Strathern 1999 : 113

À l’instar du motif et du sol chez Strathern, le tipi dans le ciel et le tipi sur la terre sont à leur propre échelle, l’un étant de manière invariante superposé à l’autre, le tipi renfermant le cosmos et le cosmos renfermant le tipi. Puisque le fait de construire le tipi sur la terre est guidé par un processus, en commençant toujours par un tripode et en construisant en spirale, alors la même chose doit être vraie pour le tipi dans le ciel. Et puisqu’ils ne sont pas des fragments l’un de l’autre mais qu’ils sont des reflets contenus mutuellement, alors en construisant un tipi, on doit aussi construire l’éthos. Avec le temps, l’enseignement du tipi inversé dans le ciel a envahi mes modes de perception, et ce double reflet m’est apparu évident dans nombre de formes des histoires, enseignements et pratiques des Cris des Plaines que j’ai entendus et dont j’ai été témoin. On peut constater sa capacité de créer sa propre échelle, par exemple, dans la tente de sudation, le fourneau de la pipe, la médecine à partir de combinaisons particulières de plantes. Encore et toujours apparaît la superposition d’un assemblage matériel dans le cosmos et vice versa.

Dans la vingtaine de vitrines au fond de la salle des réserves du Musée gisent des centaines d’objets cérémoniels, chacun étant à sa propre échelle le microcosme de l’inversion du motif et du sol comme le conçoit l’enseignement du tipi. Pierres et pipes, tambours et « médecines », peaux d’animaux et diverses formes d’atours et d’ornements, tous exigent les soins et l’affection attentive des protocoles cérémoniels afin de réparer les fils des relations qui ont été coupés. On pourrait dire que la salle des réserves du Glenbow, à l’instar du tipi sur la terre, contient l’éthos, tout comme en retour, l’éthos la contient. Vu ainsi, le processus d’instauration des relations entre les réseaux des entités humaines et non humaines au musée doit être pris au sérieux. Lorsqu’on est ouvert aux articulations éventuelles et aux relations à travers l’éthos dans l’espace du musée, les définitions de la propriété d’État ne s’appliquent plus.

Parler « à l’envers » aux Wîhtiko

Comme nous l’avons vu plus haut, pour Mekwan Awâsis, la question essentielle au sujet des objets sacrés des Cris des Plaines n’est pas qu’ils soient devenus la propriété légale de la Province de l’Alberta au moment de leur acquisition ; la question est que, puisque les protocoles cérémoniels n’ont pas été suivis, les êtres cérémoniels n’ont pas été convenablement reconnus et ils ont donc été coupés du réseau de relations dans lequel ils sont nés. Comme je l’ai montré dans l’enseignement du tipi, puisque la recréation de ces relations au sein du musée se reflète dans l’éthos, l’éthos est littéralement construit au moyen du processus de création de relations. J’examine ici un cas de reconnaissance collective, par le biais d’une performance réalisée sous la direction de Mekwan Awâsis, où les êtres cérémoniels connus sous le nom de « Wîhtiko » sont reconnus et réintégrés au sein des enseignements vivants de l’éthos des Cris des Plaines.

Durant une visite au Glenbow Museum en 2007, Mekwan Awâsis, Gerry Conaty et des employés du Musée, quelques visiteurs de l’extérieur et moi-même sommes tombés sur plusieurs étagères où s’empilaient des atours de toile blanche cousus à la main, un peu brunis par la saleté. Il y avait plusieurs ensembles de masques, chemises et pantalons grossièrement effrangés, effilochés sur les bords. Les masques avaient de longs nez et des oreilles pointues ; quelques-unes des chemises arboraient des plaques de poitrine avec de longues perles de bois brut tenant au moyen d’étroites lanières de cuir, et la toile portait quelques marques noires et vertes décolorées. Les Wîhtiko sont des êtres de l’inversion, des Contraires, nous expliqua Mekwan Awâsis, qui sortent une fois par an, lors de la Danse du Soleil. Le protocole cérémoniel prévoit que tous les êtres, humains et non humains, doivent se déplacer dans le sens des aiguilles d’une montre dans la tente de la Danse du Soleil, et que seuls les Contraires peuvent tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre autour du poteau de la Danse du Soleil. Il est de la responsabilité de ces êtres de créer ordre et équilibre dans un monde par ailleurs déséquilibré. Les atours des Contraires ne sont portés qu’une seule fois, puis ils sont destinés à être abandonnés dans la nature où les éléments les feront disparaître.

Ce protocole n’avait pas été respecté lorsque ces regalia ont été achetés par les conservateurs du Musée. Afin de rétablir des relations adéquates avec ces êtres, Mekwan Awâsis s’est lancé dans une performance qui a exigé notre participation à tous. Il a commencé par nous inviter, un par un, à avoir un comportement contraire. « Parlez-leur à l’envers », nous dit-il. Aussi avons-nous employé des termes inversés, parlant des couleurs vives et des motifs élaborés de leurs vêtements, et nous leur avons dit qu’ils étaient ennuyeux et inintéressants. Après que chaque personne avait parlé, elle se mettait à marcher dans le sens inverse des aiguilles d’une montre pour apaiser ces entités contraires. Puis Mekwan Awâsis se mit à lire à l’envers les nombres du catalogue de ces regalia, semant la confusion dans l’esprit de la technicienne qui ne trouvait aucune trace de ces artéfacts dans l’ordinateur du Musée.

Bien que cela fût le cas le plus spectaculaire de performance d’instauration de relations dont j’ai été témoin au Musée, il démontrait le processus de socialisation résultant de la reconnaissance de la différence ontologique. Si les Wîhtiko peuvent rétablir l’équilibre du fait de leur caractère inversé, quelles articulations émergeraient si l’on reproduisait leur comportement et leurs actions dans l’espace muséal ?

Le colvert chantant

Lors de ses visites au Musée, Mekwan Awâsis avait toujours encouragé toutes les personnes présentes à s’exprimer au sujet des possibles significations de l’usage des objets et de leur imagerie, soulignant que sa propre perspective n’était pas plus importante que celle de n’importe qui d’autre. Ce faisant, les objets et l’imagerie sont autorisés à s’exprimer eux-mêmes.

« Ces artéfacts ont un langage bien à eux », me disait-il récemment, ajoutant : « ils ne parlent même pas cri ». Les objets sacrés du Musée parlent au travers de la lignée des enseignements qui constituent l’éthos et se déplacent dans des réseaux complexes de relations. Ces réseaux doivent être cultivés de manière soigneuse et attentive afin que leur langage puisse être entendu. Cet exemple nous fournit un aperçu de ce mode de communication et un léger indice de la direction où pourraient nous mener d’éventuelles articulations.

En 2005, lors de l’une des premières visites de Mekwan Awâsis au Musée, nous sommes tombés sur un objet qui continue encore de revenir régulièrement dans nos conversations : une parure d’homme, faite d’une longue bande de feutrine bleue, qui devait se porter drapée sur la tête ou autour des épaules. Cette bande de tissu était ornée des plumes bleu-vert irisées du canard colvert (dit aussi canard mallard), et des rangées de becs de colverts bordaient chaque extrémité de la bande de tissu. Mekwan Awâsis s’extasia aussitôt sur le caractère exceptionnel de cet objet, disant que celui qui l’avait fabriqué avait dû être inspiré par un rêve. À la façon dont une proie peut s’offrir elle-même en rêve à un chasseur (Feit 2004 : 102), un individu peut recevoir des instructions d’un esprit animal pour créer quelque chose, comme cet ornement-colvert qui, lorsqu’il est fabriqué et utilisé de la manière qui convient, apporte à son détenteur de plus grandes aptitudes ou un plus grand pouvoir (Irwin 1994 : 118).

Un an auparavant, Mekwan Awâsis m’avait raconté un rêve qu’avait fait l’un de ses amis. Dans ce rêve, l’homme était à la pêche dans un petit bateau flottant sur un lac. Tout était paisible jusqu’à ce qu’il entende des canards chanter et battre le tambour à proximité, cachés derrière de hauts roseaux. Dans son rêve, l’homme savait qu’il ne fallait pas déranger les canards parce qu’ils chantaient leur chanson au Créateur. Chaque fois qu’il me racontait cette histoire, Mekwan Awâsis parlait aussitôt de la parure « colvert » du Musée, me faisant remarquer que chaque fois que les gens reçoivent un rêve tel que celui-ci, cela signifie que les protocoles sont à l’oeuvre – le langage des artéfacts peut une fois encore passer par l’éthos. Si le processus de l’instauration de relations au Glenbow Museum se reflète dans le cosmos, comme le tipi dans le ciel, alors peut-être que d’éventuelles articulations se reflètent sur la terre, permettant à l’éthos de se faire entendre à travers des êtres tels que le colvert chantant.

Le don de la pipe en reconnaissance de la différence ontologique

Je reviens ici sur le geste par lequel j’ai introduit cet article, lorsque Mekwan Awâsis a offert à Gerry Conaty une pipe faite à la main.

Mekwan Awâsis fabrique des pipes depuis quelques années, travaillant avec une perceuse électrique et de la toile émeri dans un petit atelier de fortune en bois à quelques pas de sa maison. Il travaille durant des heures à chaque fois et, aussi longtemps que la pierre et le bois s’y prêtent, il peut fabriquer un fourneau et un tuyau en un seul jour. En général, il commence sa fabrication avec un destinataire particulier en tête, mais pas toujours. La pipe qu’il a offerte à Conaty était restée dans un petit placard, emmaillotée dans un tissu coloré, durant des mois. Il l’en avait sortie quelquefois, pour me faire admirer la surface noire et luisante du fourneau et le long tuyau rectangulaire fait de pernambouc (ou bois-brésil). Il pensait garder cette pipe pour son propre usage, mais lorsque Conaty était en chemin pour la réserve, en compagnie de ses deux assistants, durant cet été 2012, Mekwan Awâsis me dit qu’il allait la donner à son ami Gerry, le conservateur du Musée.

L’inspiration pour fabriquer cette pipe lui était venue de celles qu’il avait vues au Glenbow Museum. Il se lançait dans des motifs de plus en plus élaborés, tels que des gravures sur la surface extérieure des fourneaux ou des motifs de spirales expérimentaux sur les tuyaux. Je l’ai vu de nombreuses fois en montrer aux visiteurs, disant souvent qu’il avait appris à les faire en regardant les pipes du Musée. Elles continuent de l’inspirer – il prévoit réaliser un tuyau de pipe en deux parties, comme l’un de ceux qui se trouvent dans les collections du Musée : deux pièces se raccordant par le milieu, l’une tournée en spirale dans une direction, l’autre moitié tournant dans l’autre sens.

Le travail que fait Mekwan Awâsis au Musée, tout comme dans sa communauté, consiste d’abord à renouer les liens qui ont été coupés et à en créer d’autres. Depuis qu’il a commencé à fabriquer des pipes, il en a donné beaucoup, certaines à des amis et à des membres de sa famille proche, d’autres à des gens voyageant depuis certaines parties de l’Alberta ou de la Saskatchewan voisine. J’ai assisté moi-même à plusieurs de ces échanges directs, et il m’a raconté des histoires d’offrandes de pipes durant des cérémonies, de gens réagissant par des larmes dans les yeux ou lui embrassant la main en remerciement. À l’instar du tipi dans le ciel, chaque pipe contient, et est contenue par le cosmos, et à chaque destinataire est assignée une place particulière dans un réseau de parenté humaine et non humaine.

Le fait d’offrir une pipe à quelqu’un suppose qu’il y ait reconnaissance mutuelle de mondes différents. En offrant une pipe à Conaty, Mekwan Awâsis ne faisait pas qu’honorer la relation entre eux en tant qu’individus, mais reconnaissait le processus lent et délibéré de l’instauration d’une relation qui avait permis la reconnaissance de leur différence ontologique. Dans l’espace des réserves muséales du Glenbow, Conaty avait instauré les conditions d’un véritable travail collaboratif en concédant que les lignes d’autorité soient mises en oeuvre par Mekwan Awâsis par le biais des protocoles cérémoniels. Comme dans la cosmopolitique de Stenger, les éventuelles articulations de l’éthos des enseignements des Cris des Plaines se sont vues accorder un espace pour s’épanouir.

Que peut-on retenir de ce processus d’instauration de relations entrepris dans les réserves muséales du Glenbow ? Mon intention n’est pas de prétendre que ceci est analogue à d’autres cas de collaboration entre des peuples autochtones et des institutions modernes, ni que ce processus pourrait aisément être transposé et s’appliquer comme un modèle à suivre pour les musées. Je suggère plutôt que la spécificité de l’engagement, le rythme lent et prudent, et la façon ouverte dont il s’est déroulé sont essentiels à la réalisation d’un processus de collaboration qui prenne en compte la multitude d’éléments non humains qui jouent nécessairement un rôle dans les prises de décision. L’amitié entre Gerry Conaty et Mekwan Awâsis était de celles qui permettent une véritable relation de collaboration reposant sur l’éthique de la parenté cérémonielle. Les conséquences de cette amitié ont été mises en évidence par l’offrande de la pipe – un geste rendu possible par la reconnaissance mutuelle de mondes divergents.