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L’objectif majeur de l’ouvrage d’Andrea Caprara est de mettre à jour les règles qui gouvernent les conceptions populaires de la transmissibilité de la maladie chez les Alladian de la Côte-d’Ivoire, population mieux connue depuis les travaux de Marc Augé. Médecin et anthropologue, Caprara s’investit dans cette entreprise par une analyse ethnographique minutieuse des conceptions étiologiques populaires, mais aussi des conceptions relatives au corps, à la personne et au rapport entre le pur et l’impur, véhiculées tant par les malades que par les « figures de la guérison ». Se fondant sur des études de cas de transmission de la maladie, succinctes mais bien structurées, l’auteur soutient que la pensée alladianne s’organise autour de quatre « formes interactives » d’interprétations qui donnent sens à la maladie contagieuse : l’empirisme et la pensée analogique, les classifications symboliques et l’organisation sociale, les représentations de la personne et du corps et, enfin, les rapports interpersonnels et les pouvoirs surnaturels. En trame de fond, s’imposent les interprétations de la maladie en tant que résultantes des attaques de sorcellerie et de conflit entre le pur et l’impur.

Tout au long de l’ouvrage, l’auteur s’efforce de souligner les articulations entre conceptions alladienne et biomédicale de la notion de contagion. Il y trouve plusieurs similarités. La plus fondamentale est celle voulant que, dès qu’une maladie est considérée comme transmissible, les Alladian mettront en oeuvre diverses pratiques efficaces visant à prévenir sa transmission en se fondant sur un savoir empirique rationnel. Il montre ainsi que des conceptions divergentes des modes de contagion (biomédicale et populaire) peuvent conduire à des conduites préventives similaires. Le lieu des défis pour la santé publique se situerait alors plutôt, selon Caprara, du côté de la non-reconnaissance, par les Alladian, de certaines maladies comme étant transmissibles et du côté de leur désarroi, quand la biomédecine ne reconnaît pas la transmissibilité de certaines maladies.

Comme le souligne Gilles Bibeau en avant-propos de l’ouvrage, Caprara réussit à éviter l’un des pièges qui guettent l’interprétation anthropologique. Il s’agit de la surculturalisation et de la désocialisation des savoirs populaires relatifs à la maladie, savoirs trop souvent cadrés dans la dichotomie qui oppose conceptions étiologiques naturalistic (renvoyant aux théories considérées comme scientifiques) et personnalistic (se référant aux interprétations mystiques et magique). Caprara s’efforcera de montrer que, même si les théories pasteuriennes de la contagion sont absentes du savoir alladian, il n’en résulte aucunement qu’elles ignorent totalement le rôle des agents pathogènes ou des vecteurs (comme les moustiques) dans la transmission de la tuberculose ou de la malaria, par exemple. En fait, l’auteur s’efforce de démontrer la coexistence d’un savoir empirique sur la maladie et la prévention et d’une recherche quasi compulsive du sens de la maladie, bref, d’une pensée empirique et d’une pensée mystique et analogique. Les conceptions de la contagion reposent donc sur un savoir empirique (rôle important attribué à la salive, au sang, à l’urine, à l’eau souillée, comme vecteurs de transmission de la maladie), et sur des croyances aux forces surnaturelles. Par exemple, les Alladian reconnaissent l’existence de micro-organismes appelés nne, concept proche de celui du microbe, et perçus comme vecteurs de maladies pouvant être causées par la sorcellerie. Bref, « ils [les Alladian] interprètent la contagion à travers les règles qui ordonnent la vie sociale et culturelle de la communauté » (p. 140). Ce constat est fondamental pour la santé publique, selon Caprara, « mettre en cause l’interprétation traditionnelle de la contagion, sur la base de la théorie des germes, signifierait la remise en question de plusieurs règles sociales et culturelles alladiannes » (p. 140-141).

L’intérêt majeur de l’ouvrage est de rappeler aux médecins de santé publique, mais aussi aux anthropologues, la complexité des croyances liées à la contagion, alors que plusieurs ordres de logiques cohabitent. Par exemple, si le pisa s’installe à la suite d’un adultère (qui transgresse une règle sociale de base), cette transgression a pu être induite par la sorcellerie, mais la maladie peut aussi se transmettre à d’autres membres de la famille par la toux du malade. Diverses interprétations, empirique, surnaturelle et sociale, contribuent ensemble à expliquer la cause de la maladie, le fondement de la cause et les mécanismes de transmission. Le défi n’en est que plus difficile à relever dans les interventions de santé publique visant les maladies transmissibles, puisque seule une partie du savoir populaire ne répond pas aux critères de la rationalité biomédicale.

Le travail de Caprara offre donc aux lecteurs francophones une analyse claire, synthétique et accessible des théories alladiannes de la transmissibilité de la maladie en s’inspirant d’un riche matériel ethnographique. Le tableau synthèse (p. 92-95) qui associe les maladies aux modes de transmission et aux causes, naturelles et surnaturelles, de la transmission, constitue à raison, selon l’auteur, la base d’une contribution de l’anthropologie à la santé publique. L’ouvrage répond ainsi à un besoin criant de tels matériaux descriptifs trop peu mis en évidence dans les ouvrages sur l’anthropologie des maladies infectieuses. Toutefois, le lecteur restera sur sa faim sur au moins deux thèmes majeurs qui auraient pu servir de tremplins pour un débat théorique enrichissant. Le premier est celui de la cohabitation de divers niveaux de logiques, entre autres d’une pensée analogique ou métaphorique et d’une pensée empirique reposant sur une observation et une analyse minutieuse de la réalité. Une relecture des multiples travaux portant sur la rationalité des savoirs et des pratiques africains aurait ici permis un meilleur recadrage du matériel ethnographique. Le second est celui des contributions de l’anthropologie à la santé publique. En dépit de l’intention affirmée par l’auteur, tout le potentiel de retombées d’un tel savoir anthropologique pour l’intervention préventive n’est pas exploité.