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Enlever le point d’interrogation

Martin Hébert a présenté ici un important ensemble de textes qui, pris ensemble, contribuent à plusieurs débats sur la paix et la violence et sur le rôle de l’anthropologie dans l’étude de ces questions. Ces essais couvrent beaucoup de terrain, tant au niveau théorique que géographique ; ils reflètent ainsi la diversité des approches adoptées par les anthropologues contemporains pour aborder des thématiques dont les chercheurs, activistes et politiciens découvrent la grande complexité un peu plus chaque jour.

Hébert a intitulé cet ensemble « Une anthropologie de la paix? », titre qui indique un doute au coeur du présent effort. Au moins trois raisons peuvent expliquer ce doute. Premièrement, l’anthropologie se demande peut-être si un concept comme celui de « paix » est susceptible de recevoir une définition permettant d’en faire un objet d’étude, de réflexion et d’action. La question ne serait pas d’ordre sémantique – ce que le mot « paix » pourrait signifier en anglais, français, espagnol, etc. – mais plutôt de l’ordre de la description empirique. La « paix » est-elle une catégorie politique ou sociale trans-culturelle? Est-elle la simple absence de violence ou de conflit? Un idéal normatif observable à certaines époques et dans certains lieux? Une capacité innée ou une condition de la socialité humaine qui est exprimée (ou réprimée) de manière plus ou moins marquée selon les contingences économiques, militaires, historiques ou autres?

On peut aussi douter de la possibilité d’une anthropologie de la paix pour des raisons épistémologiques. Si les anthropologues parvenaient à s’entendre sur la signification de la « paix » en tant que condition sociale ou politique, en tant que forme de pratiques sociales ou en tant que manière de décrire des périodes de relative non-violence à l’aide d’un signifiant culturellement neutre, et ainsi de suite, nous pourrions quand même en conclure qu’il n’est pas de leur ressort de l’étudier. Par exemple, si nous décidons que la « paix » est autant un idéal normatif qu’un concept décrivant certaines conditions sociales et politiques, alors nous pouvons affirmer qu’une science sociale comme l’anthropologie – qui s’appuie sur l’ethnographie et d’autres formes d’engagements empiriques dans des processus sociaux – manque tout simplement des outils méthodologiques pour cerner les contours de la « paix ». En fait, un débat similaire secoue l’anthropologie récente des droits humains, où les aspects normatifs relatifs aux droits humains internationaux et trans-nationaux ont été mis de côté par certains anthropologues ; ils préconisent plutôt une approche strictement ethnographique des droits humains et de leurs violations, qu’ils conçoivent comme des pratiques sociales contemporaines graves, certes, mais tout à fait comparables aux autres pratiques sociales[1].

Finalement, Hébert pourrait bien soulever une troisième raison de douter d’une anthropologie de la paix. Il s’agirait d’un doute fondé sur l’examen des travaux anthropologiques qui abordent les questions de paix et de violence. En utilisant un titre suivi d’un point d’interrogation, il est sans doute en train de nous dire que, selon lui, les anthropologues n’ont pas adéquatement développé des approches théoriques et méthodologiques cohérentes pour aborder la paix. Le présent numéro, autrement dit, tente d’exprimer un certain scepticisme face à des efforts antérieurs et d’établir une base pour une future anthropologie de la paix qui est cohérente et bien articulée. Étant donné que les articles contenus dans le présent volume traitent peu des deux premiers doutes que j’ai décrits plus haut, il est clair qu’ils sont unis par une certaine insatisfaction face aux écrits anthropologiques antérieurs qui ont traité de la paix, de même que par une détermination à générer de nouveaux arguments et angles d’approche pour traiter de ce sujet. Ainsi, la question que nous devons nous poser est la suivante : ces textes, pris dans leur ensemble, justifient-ils que l’on enlève le point d’interrogation contenu dans le titre de ce numéro? Ma réponse est : « partiellement ». Dans la mesure où certains articles se penchent sur différentes dimensions de la violence, ils reflètent plusieurs des mêmes biais qui ont fait obstacle à l’émergence d’une anthropologie de la paix. Mais, par d’autres aspects, ces textes suggèrent en effet des manières dont les anthropologues pourraient reconceptualiser les rapports entre la paix et la violence, les significations de la paix comme catégorie culturelle, la manière dont les discours et les processus de paix et de « création de la paix » (peacemaking) renvoient à des structures de pouvoir plus larges, et ainsi de suite. Ces contributions, considérées dans leurs liens avec d’autres travaux récents (par exemple Scheper-Hughes et Bourgois 2003) prouvent que les questions de paix et de violence méritent une attention beaucoup plus soutenue de la part des anthropologues, et ce, pour plusieurs raisons théoriques, éthiques, et même politiques.

Afin de mettre les essais du présent volume en contexte, et afin d’apporter ma modeste contribution aux débats soulevés ici, je proposerai dans les pages qui suivent un certain nombre d’observations critiques relatives à l’étude anthropologique de la paix et de la violence. Ensuite, je terminerai mon commentaire en offrant un outil conceptuel potentiellement utile pour les anthropologues intéressés par ces thèmes ; cela permettra d’installer la contribution anthropologique dans un espace intermédiaire, entre la critique et l’engagement.

Les approches biosociales et constructivistes

Il est possible de classer les approches anthropologiques de la paix et de la violence en deux grandes catégories. La première regroupe les études qui visent à comprendre les différents problèmes relatifs à la paix et à la violence en utilisant des cadres biosociaux, qui expriment un ensemble de postulats quant à la nature du comportement humain et au rôle déterminant de la biologie humaine sur les rapports sociaux. Quoique les anthropologues travaillant sur ce mode en arrivent à des conclusions variées à propos de la paix et de la violence, ils partagent une même conception fondamentale du rapport entre la biologie et les institutions que les humains ont créées pour eux-mêmes afin d’exprimer – ou, inversement, de combattre – certains impératifs de la nature humaine. En guise d’exemple, je pourrais citer le cas de Napoleon Chagnon et de Douglas Fry. Chagnon a prétendu, au fil de nombreuses publications sur les Yanomami, que, dans certains cas, les pressions évolutives s’exercent contre les comportements pacifiques dans les populations humaines et récompensent les hommes qui ont des aptitudes dans un certain nombre d’activités violentes – la guerre, la lutte, etc. – ce qui les rend plus attirants pour le sexe opposé et, par conséquent, plus aptes à se reproduire. En d’autres mots, Chagnon soutenait que la violence peut être, dans certains contextes évolutifs, innée. Douglas Fry, dans un ensemble de publications plus récentes (voir, par exemple, Fry 2005) s’est appuyé sur les mêmes postulats relatifs aux liens étroits entre la biologie et le comportement des humains, mais il est arrivé à un ensemble de conclusions très différentes qui mettent en lumière le « potentiel humain pour la paix ». Après avoir analysé des données comparatives tirées d’un grand nombre de populations humaines, Fry soutient que les êtres humains ont été pacifiques, ou au moins potentiellement pacifiques, pour une grande partie de l’histoire humaine. Il considère que la tendance à voir la violence comme une condition naturelle de l’humain est due à un ensemble de stéréotypes véhiculés par certains ouvrages clés de la pensée politique, de la recherche scientifique et de la culture populaire occidentale. Il inclut les écrits de Chagnon parmi ces représentations stéréotypées et fausses de la violence humaine. Il les soumet à une critique dévastatrice dans un chapitre entier de son ouvrage consacré à cette fin[2].

L’autre catégorie dans laquelle les travaux anthropologiques sur la paix et la violence peuvent être classés se distingue par un ensemble de postulats radicalement différents de ceux sur lesquels la première est fondée. Ces études adoptent ce que l’on pourrait décrire comme une approche constructiviste des questions de paix et de violence. Cette approche émet des doutes quant au rôle de la nature humaine dans la paix et la violence – quand elle n’est pas franchement hostile à la moindre suggestion que des phénomènes aussi complexes que la « paix » et la « violence » puissent être expliqués par des impératifs biologiques ou évolutifs. Les anthropologues de cette approche se penchent plutôt sur les facteurs politiques, ethniques, économiques ou psychologiques qui interagissent dans des contextes historiques et culturels pour produire des guerres, des génocides, des violences ou, inversement, la paix, la réconciliation, la coopération entre les groupes[3].

En étudiant la « poétique de la violence », des chercheurs comme Neil Whitehead remettent en question plusieurs idées reçues à propos de la violence ; d’après eux, peut-être qu’aucune définition ou compréhension définitives de la violence ne sont accessibles aux anthropologues, ou du moins à ceux qui sont disposés à ancrer leurs analyses de la violence dans de multiples strates idéologiques et culturelles de signification. Cette orientation rend certaines études[4] hautement subversives et troublantes. En effet, on ne peut trouver d’illustration plus claire des différences épistémologiques, méthodologiques et politico-scientifiques entre les approches biosociales et constructivistes qu’en comparant les recherches des deux amazonistes que sont Chagnon et Whitehead. J’ai déjà décrit les travaux de Chagnon, mais considérons les recherches récentes de Whitehead. Sa première recherche d’envergure sur la violence en Amazonie fut historique et ethnohistorique (1988), mais depuis, il a pratiqué ce qui ne peut être décrit que comme une recherche ethnographique à haut risque. Dans son livre Dark Shamans (2002) Whitehead décrit avec force détails terrifiants, et parfois sordides, la pratique du kanaimá chez les Amérindiens des hautes terres de Guyane, du Venezuela et du Brésil. Le mot kanaimá renvoie à un discours social complexe dans lequel les effets de la modernité et du colonialisme dans l’Amazone sont vécus à travers un shamanisme d’attaque ou « shamanisme noir », dans lequel le praticien traque, mutile, tue et ultimement consomme rituellement la chair de ses victimes humaines.

L’approche qu’adopte Whitehead face aux mystères du kanaimá est profondément émique et fermement ancrée dans les traditions critique et herméneutique en anthropologie : l’anthropologue cherche à dégager des significations de multiples récits superposés et imbriqués, dont sa propre compréhension du phénomène. C’est le cas, par exemple, quand il relate comment il est presque devenu lui-même une victime du kanaimá et comment sa participation involontaire lui a donné à voir différentes facettes du shamanisme noir ; c’est aussi le cas de la violence en Amazonie plus généralement. La conséquence la plus radicale des travaux de Whitehead sur le kanaimá se trouve probablement dans l’idée que même les actes de violence les plus barbares – comme l’utilisation de queues de tatou ou d’iguane par les shamans du kanaimá pour pénétrer leurs victimes – font ultimement sens à l’intérieur de logiques culturelles et historiques particulières.

Reconnaître cela ne revient pas, bien sûr, à légitimer de tels actes de violence. Mais en tant qu’anthropologue, Whitehead s’est placé dans une position difficile, car afin de comprendre les significations complexes du kanaimá, il fut obligé d’affronter – et de déconstruire – un récit social très complexe. Dans ce récit, la violence, la sorcellerie et la nature même de l’« Indien » amazonien furent compris à la lumière d’une trajectoire plus large de violence discursive occidentale dans laquelle l’Amazone – et ses peuples autochtones – représentent tout ce qui est craint ou désiré par un certain public d’origine ouest-européenne. Il est difficile d’adopter une position normative par rapport à la violence du kanaimá sans contribuer indirectement aux discours coloniaux sur l’Indien sauvage et violent, que Whitehead comprend si bien.

Pourtant, est-il suffisant de développer de nouvelles manières de comprendre ce genre de violence, de dégager cette compréhension du poids de l’héritage du colonialisme occidental et d’autres projets orientalistes? L’adhésion à une approche constructiviste ne nous empêcherait-elle pas de porter un jugement sur des violences similaires ou même de tenter d’y mettre fin? En République Démocratique du Congo, par exemple, l’héritage du colonialisme et du néocolonialisme s’insinue dans d’atroces violences culturellement signifiantes. Devrait-on chercher à diviser cette poétique de la mort violente en des catégories encore plus fines, à les placer sur un continuum de légitimité, d’authenticité, etc., de telle sorte qu’il serait possible d’imaginer une anthropologie de la paix et de la violence qui se déploie quelque part entre la critique et l’engagement? Ni les approches constructivistes, ni les approches biosociales en anthropologie face à la paix et à la violence ne nous offrent de réponses claires à cet égard.

Violence, paix et problèmes de définition

Dans leur volume fondateur traitant des « sociétés en paix », Signe Howell et Roy Willis (1989) observent qu’une grande part des difficultés des anthropologues qui s’intéressent à la violence et à la paix sont dues à la définition inappropriée de leur objet de recherche. Ils soutiennent que des mots comme « violence » et « agression » ont souvent été confondus, réifiés culturellement, se sont vu attribuer des significations différentes selon les diverses traditions disciplinaires, ou ont été naturalisés sous l’influence de diverses contingences politiques, scientifiques et idéologiques. Les auteurs soutiennent néanmoins que le problème de définition de ces thèmes demeure un véritable problème qui mérite l’attention des anthropologues. Ils choisissent comme concepts clés des termes qui ne souffrent pas de la dialectique sémantique et analytique affligeant plusieurs études qu’ils critiquent. Ce sont des oppositions comme violence et non-violence, agression et non-agression, etc.[5]. L’enjeu de la définition préoccupe également Martin Hébert et les auteurs de ce numéro. Comme Howell et Willis, Hébert soutient que la paix et la violence ne doivent pas être définis en une opposition stricte qui verrait la violence comme « l’exercice de la force physique de manière à causer des blessures à des personnes ou endommager des biens ; une action ou une conduite caractérisées par cela ; un traitement ou un usage qui tend à causer des blessures corporelles ou à interférer avec la liberté personnelle »[6], et la paix comme une simple absence de « force physique ou dommage ». Cette approche positive dans la définition et la compréhension de la paix fut aussi, comme le note Hébert, soulignée par Leslie Sponsel et Thomas Gregor dans The Anthropology of Peace and Nonviolence (1994).

Il ne fait pas de doute que Sponsel et Gregor, et maintenant Hébert, ont tout à fait raison d’insister sur les erreurs introduites par les dichotomies toutes faites dans ce domaine de l’anthropologie, par exemple l’association constante de la violence et de la paix, laissant entendre qu’il s’agirait là d’opposés analytiques et empiriques. Peu importe la manière dont nous définissons « violence » et « paix », ces concepts ne peuvent être de simples opposés l’un de l’autre hors des cogitations abstraites de la théorie sociale et la « paix » ne peut être une simple absence de « violence ». Tout cela est clair et pourrait sembler incontestable. Cette observation met cependant en relief une certaine ironie dans le présent ouvrage : même si les textes présentés ici cherchent tous à explorer des aspects de l’anthropologie de la paix en se dégageant du poids d’une dichotomie simpliste entre la paix et la violence, plusieurs d’entre eux gravitent autour de questions liées à la violence, affirmant implicitement que l’étude de la violence nous aide à mieux comprendre la paix dans la mesure où la paix serait une absence de violence. Cela devrait mettre en lumière l’ancrage profond de cette vision dichotomique qui subsiste en anthropologie et la difficulté d’élaborer une anthropologie de la paix qui ne touche pas, d’une manière ou d’une autre, à la question de la violence.

J’aimerais suggérer que le problème de définition auquel nous faisons face peut être partiellement résolu en l’enchâssant dans la recherche elle-même. J’entends par là que dans d’autres domaines de l’anthropologie actuelle (anthropologie des droits humains, par exemple), les anthropologues peuvent laisser les aspects ontologiques de la « paix » et de la « violence » de côté pour le moment ; ils peuvent en effet se concentrer sur la manière dont ces concepts émergent dans des discours locaux et sur la manière dont ils sont interprétés comme partie d’un processus social. Par exemple, si un ou une anthropologue voulait comprendre la violencia – telle qu’on la décrit localement – en Colombie, il ou elle pourrait s’intéresser à une vaste gamme de discours, histoires, et points de litige : quand le conflit civil en vint à être appelé « La Violence », comment cette description a-t-elle changé la manière dont les gens comprenaient les événements qui lui étaient sous-jacents, comment le gouvernement et autres centres de pouvoir ont-ils tenté de modifier cette description, etc. Une telle recherche serait-elle en mesure de nous dire, une fois pour toute, ce qu’est la « violence »? Probablement pas. La même chose vaudrait pour une tentative de traduction de la « paix ». Il me semble cependant qu’une approche discursive de la « paix » – une approche clairement située dans la tradition constructiviste – pourrait éclairer plusieurs questions intéressantes, comme l’émergence d’un discours sur la paix après la Seconde Guerre mondiale, le rapport entre ce discours et ses cousins transnationaux (« droits humains », « justice », etc.), l’économie politique de la paix, l’instrumentalisation de la « paix » dans des luttes pour le changement social, entre autres.

Situer l’anthropologie de la « violence » et de la « paix » dans un contexte discursif plus vaste implique que l’on mette de côté la recherche des universaux comportementaux qui structurent les approches biosociales. Cela peut s’avérer insatisfaisant, ou pire, pour plusieurs anthropologues, et pas seulement pour ceux qui voient dans la recherche de tels universaux une question de légitimité scientifique. Comme plusieurs essais dans le livre de Howell et Willis l’expriment clairement, il y a des anthropologues dont les engagements politiques et éthiques rendent également attrayante la recherche d’universaux, même si dans ce cas le besoin réside dans une volonté de contrer le stéréotype de la « nature humaine violente » par le stéréotype opposé : l’humain pacifique (ou, comme Michael Carrithers l’affirme, « la sociabilité, et non l’agression, est le trait humain essentiel » [1989]).

Quoi qu’il en soit, comme je l’explique dans une recension du dernier livre de Douglas Fry (Goodale 2006d), la quête anthropologique visant à découvrir la « propension humaine » pour la paix ou la violence dans la biologie est vouée à l’échec. Pis encore, le paradigme biosocial dilue les efforts de la communauté scientifique à un moment où la situation géopolitique génère un besoin criant pour des approches empiriques novatrices face aux problèmes de paix et violence. C’est particulièrement vrai lorsque « violence » et « paix » en viennent à être des signifiants clés dans la classe qui dirige la politique étrangère néo-impériale actuelle des États-Unis. Lorsque les politiciens et dirigeants militaires étatsuniens justifient l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par un besoin de combattre la « violence » terroriste et d’établir une « paix » durable et démocratique, surgit clairement un besoin pour les anthropologues – et d’autres – de fournir un cadre ethnographique et critique dans lequel de telles « violences » et une telle « paix » peuvent être comprises et débattues publiquement.

L’anthropologie entre la critique et l’engagement

J’aimerais faire une dernière suggestion. Il serait utile pour les anthropologues de penser au-delà des différentes oppositions binaires que j’ai décrites plus haut : paix-violence, biosocial-constructiviste, biologie humaine-discours, paix négative (définie comme une absence) - paix positive (la paix comme des « vies souhaitables ») et ainsi de suite. J’ai eu l’occasion de réfléchir aux effets de l’analyse dichotomique dans le cadre d’un autre débat en anthropologie, le débat portant sur le rapport entre le « global » et le « local » dans l’étude du discours des droits humains (Goodale 2006e). Pour autant que je puisse trouver de tels cadres pertinents comme outils heuristiques, il demeure que l’usage d’outils analytiques binaires affecte très clairement notre application de la théorie sociale aux données ethnographiques. Cela est peut-être inévitable, dans la mesure où la théorie sociale est censée nous orienter et faciliter nos efforts pour comprendre la réalité complexe de la vie quotidienne. Mais ce qui est encore plus problématique, c’est que l’utilisation de certaines oppositions binaires en exclut nécessairement d’autres, de même que l’usage de cadres théoriques non binaires, structurés en réseaux par exemple.

En ce qui concerne l’anthropologie de la paix qui se fait jour actuellement, j’ai soutenu que les anthropologues ont eu jusqu’ici tendance à développer soit des orientations critiques (ou scientifiques, dans le mode biosocial) envers les questions de violence et de paix, soit des orientations que l’on pourrait qualifier d’« engagées », c’est-à-dire caractérisées par une tentative de lier le savoir sur la violence et la paix à l’action politique directe. Ces deux modes, à mon avis, sont nécessaires et peuvent être développés dans un cadre qui n’oppose pas la critique (ou la science) à l’engagement, mais qui les voit plutôt toutes deux comme essentielles à une compréhension renouvelée de la violence et de la paix.

D’une part, il est difficile de prôner une sorte d’engagement anthropologique naïf dans des processus de paix ou dans des mouvements pour le changement social. L’anthropologue qui s’engage est toujours plus efficace lorsqu’il ou elle comprend le contexte politique, économique et social plus large mis au jour par l’anthropologie critique. D’un autre côté, certaines questions éthiques se posent lorsque l’anthropologie critique se penche sur les questions de paix et de violence mais de manière apparemment abstraite et coupée des processus sociaux et politiques concrets qui façonnent la science. Ces questions se posent de manière particulièrement aiguë dans la mesure où plusieurs anthropologues critiques – les constructivistes – rejettent les buts d’une science sociale positiviste et l’ontologie sociale qui la sous-tend. Nous pouvons donc alors nous demander quels sont le sens et la fin d’une telle recherche, analyse et critique. Si la réponse est quelque chose du genre : « pour révéler et ensuite déstabiliser les régimes de pouvoir », nous pouvons pousser notre questionnement plus loin et demander « dans quel but? ». En d’autres mots, la critique sans engagement, aussi risquée que l’« engagement » puisse être en termes scientifiques, s’expose à perdre sa pertinence au-delà des cercles très restreints des débats théoriques. Afin de comprendre ce que j’entends par une anthropologie de la paix qui se déploie dans un espace intermédiaire entre la critique (sans engagement) et l’engagement (sans critique), je crois qu’il est nécessaire de dépasser le clivage biosocial constructiviste et de considérer l’anthropologie comme une discipline marquée par les thématiques et les terrains qu’elle choisit. L’anthropologie de la paix et de la violence que j’ai en tête est définie autant par des préoccupations éthiques – qui demeurent encore mal développées et mal comprises – que par des préoccupations épistémologiques. Les essais qui ont été présentés ici nous montrent le chemin, dans une certaine mesure, vers une anthropologie pensée de cette manière et nous indiquent que ce domaine jusqu’ici obscur de l’anthropologie est maintenant mûr pour être développé.

Texte inédit, traduit par Martin Hébert.