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Dans ce livre très personnel, Albert Piette évoque le deuil qui fut le sien après la mort de son père, il y a plus d’une quinzaine d’années. Il recourt ainsi explicitement à sa propre expérience pour tenir un propos dont la portée ne va pas de soi. Piette s’en explique d’ailleurs : cette « anthropologie existentielle » est finalement présentée comme la démarche consistant à « partir de sa propre expérience sous la forme d’une autoethnographie détaillée pour dire quelque chose sur l’être humain » (p. 113).

Piette évoque ainsi d’emblée sa socialisation catholique (dans une famille « croyante et pratiquante », p. 21), et la façon dont ses « croyances » sont intervenues au coeur de son deuil pour atténuer l’absence soudaine de son père, auquel le récit chrétien l’a aidé à donner une place. Le deuil en effet, pour Piette « constitue une expérience émotionnelle et cognitive qui, à travers un processus temporel variable, vise à amortir l’absence du mort » (p. 11).

Cette expérience du deuil psychique n’apparaît pas cependant dans cet ouvrage comme un processus seulement interne, échappant à la socialisation. Piette montre bien comment les catégories de pensée qu’il a héritées de sa socialisation catholique interviennent au coeur de son deuil, et ce, même si les moments de croyance ne constituent pas un état permanent : l’auteur insiste depuis longtemps, on le sait, sur le caractère ponctuel et l’hétérogénéité potentielle des états de croyances. Son attention aux habitudes de pensée et aux dispositions intériorisées qui sous-tendent la régularité constatable de tels moments apparaît mieux ici toutefois que dans d’autres travaux, lorsqu’il reconnaît par exemple que ses croyances catholiques « résultent d’une habitude passive », ou encore qu’elles sont « une affaire de biographie et de contexte » (p. 22). L’activation de telles dispositions d’esprit n’exclut pas toutefois les moments de doute, ni ceux où s’impose d’abord l’absence du défunt, et Piette rend bien compte des hésitations qui l’ont habité.

Mais intervient aussi au coeur de l’expérience du deuil de l’auteur une pratique étroitement liée à sa trajectoire d’intellectuel familier de l’écriture et à son « savoir-faire d’ethnographe » (p. 43). En effet, Piette, pendant les mois et les années qui ont suivi immédiatement le décès de son père, a couché sur papier une grande quantité de souvenirs qu’il avait de celui-ci, pour lutter contre l’oubli, et constituer une trace (et ce, même si le défunt a évidemment laissé d’autres traces : photos, outils, etc.). Mais écrire, c’est aussi continuer à donner du temps et de l’attention au défunt, en mobilisant à son intention (« ce faisant, il me semble aussi que j’honore la mémoire de mon père » – p. 45) une compétence professionnelle intériorisée. Cette écriture, qui évolue avec le temps, durera un peu plus de deux ans, jusqu’à ce que l’auteur perde l’énergie nécessaire et rentre dans un « nouveau mode d’existence », où la présence de son père s’est faite plus discrète, même si l’oubli, « ce n’est pas réduire à rien » (p. 109-112).

Piette prie quotidiennement Dieu ou son père pendant des mois, et est alors « assidu aux messes dominicales » (p. 57). Un peu moins de deux ans après le décès, il intensifie ses recherches d’informations « sur l’existence d’une autre réalité après la vie » (p. 57), sans jamais se départir toutefois d’un sens critique professionnel intériorisé : « la preuve de l’au-delà n’est convaincante qu’à partir de la croyance en celui-ci » (p. 68), et ce sont toujours les croyances validées par l’Église, dont il est familier depuis son enfance, qui suscitent sa plus forte adhésion. La croyance, toutefois, est une affaire complexe, et Piette fait certainement partie des anthropologues français qui ont régulièrement interrogé la notion dans la dernière quinzaine d’années. Ainsi, quand, dans les années qui suivent le décès de son père, il s’investit dans une recherche sur la vie quotidienne des paroisses catholiques en France, il remarque les « restrictions mentales » et les « modalisations » qui accompagnent les affirmations des fidèles et des prêtres qui lui parlent de leur foi (p. 85-90). Celles-ci font écho à ses préoccupations, à ses croyances et à ses doutes personnels, et il en déduit que les contenus religieux (Dieu, l’au-delà…) « créent un jeu de déplacements, d’arrêts et de rebondissements, comme si tout simplement ils ne pouvaient être “clôturés” par l’une ou l’autre des modalités de les re-présenter » (p. 94-95). Piette fait de cette incapacité à cerner la nature des entités et des réalités évoquées la spécificité profonde du mode de pensée religieux (p. 99). Il est difficile cependant de le suivre d’emblée sur ce terrain, dans la mesure où d’une part il y a certainement bien d’autres choses que de l’incertitude dans les systèmes de pensée religieux, et d’autre part pas mal d’incertitude et de tolérance de la contradiction dans la façon dont la « logique pratique » de la pensée ordinaire envisage au quotidien bien d’autres objets de pensée. L’ouvrage est toutefois, dans l’ensemble, incontestablement stimulant et intelligent, et offre une problématisation anthropologique originale du deuil psychique comme fait social.